Corps de l’article

-> Voir la liste des figures

Ces dernières années, la pandémie de Covid-19 a servi de noyau de réflexion dans plusieurs domaines d’études et pour divers cadres institutionnels. Tel est le cas de l’essai critique Réinventer la musique dans ses institutions, ses politiques, ses récits de Sylvie Pébrier, publié aux Éditions Aedam Musicae en 2021. En effet, l’avant-propos, tout comme la préface d’Emmanuelle Haïm, directrice artistique du Concert d’Astrée, pointe vers cet « effet de loupe » (p. 11) qu’aurait eu le confinement sur la fragilité de l’ensemble des liens qui affectent les structures musicales et sociales contemporaines. Pertinemment, cet essai, dont l’écriture a été entamée avant la pandémie, vise à ancrer ces enjeux au-delà de cet immédiat en nous conviant plus largement à une réflexion sur la valeur des récits de la musique dans la construction des vivre-ensemble.

Comme son titre le suggère, cet ouvrage, qui se divise en six chapitres en plus d’une introduction et d’une brève conclusion, développe trois larges pans de la médiation de la musique. Pour ce faire, Pébrier, qui est enseignante au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris et également collaboratrice de l’Étude partenariale sur la médiation de la musique menée par l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), propose de porter une attention toute particulière aux rôles que jouent les établissements de la culture et de la musique ainsi que leurs politiques dans l’actualisation des potentiels transformateurs des récits de la musique. En d’autres mots, l’autrice propose de penser l’égalité et la diversité — ou la « mêlée », terme emprunté au philosophe Jean-Luc Nancy (p. 7) — comme horizon commun dans les structures musicales, et plus largement avec elles.

Le choix de se concentrer sur la pratique musicale classique ou savante occidentale pour nourrir cette réflexion apparaît d’abord judicieux. S’appuyant sur un récit de la musique avec lequel les musicologues sont sans doute trop familiers, soit celui de l’autonomie ou de la transcendance du musical, Pébrier souligne le caractère hautement hiérarchisé de son répertoire et de sa pratique, et ce, tant dans ses institutions (comme le second chapitre, intitulé « Les errements institutionnels », le démontre) que dans ses récits (dont on saisit l’intérêt dès le premier chapitre, « Le courage du réel »). Sur le plan professionnel et institutionnel, l’autrice tâche de souligner la persistance de diverses iniquités notamment fondées sur le mythe de l’autonomie musicale. On peut penser avec elle à la reproduction d’une assignation de rôles évalués à la verticale au sein de l’orchestre symphonique, où des enjeux de pouvoir et d’autorité, des disparités économiques et des inégalités de genres restent souvent maintenus entre chef·fes d’orchestres, solistes, chef·fes de pupitre et tuttistes (p. 33). Ailleurs, des iniquités sont également observées à travers l’imposition d’une hiérarchie symbolique entre les institutions pédagogiques et artistiques qui forment à la musique classique (p. 46) ou encore à travers celle qui participe à une distribution inégale des ressources entre la ville de Paris et les autres régions françaises au profit du centre parisien (p. 54). Dans un tel contexte, se ressaisir des récits demande du courage et penser leur refonte au sein des institutions qui diffusent la musique tout comme à travers les politiques qui l’administrent représente un exercice nécessaire pour en revaloriser les potentiels démocratiques.

D’un autre côté, le mythe de l’autonomie musicale aurait également limité le pouvoir même des récits de la musique. Dans un passage relativement court, Pébrier invite les lecteur·rices à reconsidérer l’intérêt des grandes figures du canon musical occidental de façon à réinvestir les dimensions sociales et critiques de leur oeuvre. Pour s’inspirer du courage des artistes dans l’histoire musicale, l’autrice s’appuie sur des figures telles que Jean Sébastien Bach ou encore Claudio Monteverdi, ce dernier ayant eu le courage de résister à « l’ordre ancien [e]n mettant au premier plan la sensibilité et l’expérimentation » (p. 29). Prenant en exemple l’opéra L’Orféo, Pébrier écrit : « Monteverdi non seulement inaugurait un récit tragique d’un genre inédit, mais incarnait la fragilité voire l’effroi d’une voix qui s’aventurait à dire “je”. Avec lui, le monde changeait » (p. 29, je souligne). Il faut le noter, cet argument apparaît quelque peu surprenant dans le cadre des propositions présentées par l’essai dans son ensemble. En particulier, l’argumentation semble ici courir le risque d’à nouveau figer les récits sur les pratiques musicales s’il ne prend pas soin de décentrer l’exceptionnalisme de la figure de l’artiste — alors que même son librettiste n’y est pas mentionné — et de sa portée transformatrice. Une telle réflexion se doit, il me semble, d’éviter d’écraser la multiplicité des réels en s’attachant à l’idéal de la nouveauté ou de la « réinvention ». Sortir des logiques autonomistes et homogénéisantes des institutions de l’art, comme le fait par ailleurs l’autrice en mobilisant des exemples tirés des pratiques musicales populaires et jazz, c’est en effet s’ouvrir à la possibilité que d’autres sensibilités et représentations musicales, d’hier comme d’aujourd’hui, incarnent déjà l’expression de ces mondes nouveaux. Heureusement, c’est précisément dans cet esprit que Pébrier en appelle à travers l’essai à une politique de la relation, du partage de sens, du lien, donc à une politique axée sur les pratiques et sur les échanges musicaux dans un « horizon commun d’égalité et de solidarité » (p. 77).

La force de cet essai repose sans aucun doute sur l’exploitation faite par Pébrier des sources documentaires entourant la politique culturelle française. Les troisième et quatrième chapitres, respectivement intitulés « Les faux-semblants du changement » et « Les conditions de la transformation », mettent en relief les difficultés qu’aurait rencontrées l’État français en tentant d’allier les ambitions de la politique de démocratisation culturelle promue par André Malraux au cours des années 1960 à celle de la démocratie culturelle mise en oeuvre par Jack Lang dans les années 1980. L’autrice situe ces ancrages idéologiques dans les développements plus récents de la politique publique de la culture en France, notamment avec l’introduction des droits culturels dans la législation française en 2015. Faisant état des bons et des moins bons coups des politiques culturelles françaises adoptées depuis les soixante dernières années, Pébrier s’attache de nouveau au pouvoir des récits de la musique comme la promesse d’une transformation des rapports au monde social commun. À cet effet, les « trois piliers » du droit culturel — l’accès, la participation et la contribution à la vie culturelle (p. 61) — représentent pour l’autrice une voie fertile dans le but de réconcilier les approches clés de la politique culturelle française en ce qu’ils permettraient d’assurer effectivement l’articulation des objectifs de démocratisation culturelle (l’accès aux oeuvres) et de démocratie culturelle (plutôt axée sur la reconnaissance de la diversité culturelle et de la participation citoyenne). En particulier, ces avancées permettraient de contrer la standardisation de la production culturelle et l’uniformisation des goûts (p. 61).

Les récits dont la musique serait porteuse détiendraient enfin le potentiel de rééquilibrer la prééminence des processus de distinction, lesquels trouvent leur intérêt dans une hiérarchisation symbolique des valeurs, ainsi que des processus de marchandisation de l’art qui perpétuent maintes inégalités. Pébrier offre par exemple une fine analyse de l’effritement du rôle de tiers que jouent les établissements de la culture. Entre autoconsécration, rejet du dissensus, valorisation du déjà-là et iniquités fondées sur le genre quant à l’accès aux postes de direction, l’autrice souligne la « logique beaucoup plus gestionnaire de la politique culturelle, sans ambition » (p. 45). Ces observations, développées à travers l’ensemble de l’essai, apportent un éclairage tout à fait pertinent sur les conséquences du phénomène de néolibéralisation et de sa logique marchande. Cette néolibéralisation entraînerait d’une part la limitation croissante des cadres de la délibération et de la réflexivité. De l’autre, le même phénomène s’exprimerait à travers la déresponsabilisation progressive des établissements nationaux à l’égard des populations qu’ils desservent au profit d’une quête de légitimité et de pouvoir marchand. Pébrier invite ainsi les institutions à dépasser leur seule fonction de diffuseurs en « mettant la vie » au centre de leurs activités, soit en revalorisant « le désir et la capacité des personnes [du public] à participer et à contribuer aux actions comme aux récits » (p. 41).

Le chapitre final, « Avancer ensemble dans l’incertain », prend plus que tout autre la forme de propositions en rafale où sont réabordés plus directement les enjeux clés soulevés dans l’essai. C’est à ce moment que l’autrice articule le plus clairement l’intérêt d’une action partagée et concertée, d’une politique de la relation dans laquelle tout le « dispositif » de la pratique musicale doit compter : « artiste, médiateur de l’établissement culturel, intervenant, enseignant […] [et] liens entre ces différentes institutions » (p. 129). Pour l’autrice, il s’agit de se ressaisir des récits de la musique et d’embrasser l’incertitude qu’ils génèrent. Si l’éducation musicale ne peut relever de la seule responsabilité des institutions à vocation pédagogique, elle doit à toutes les étapes de la vie encourager la « formation des émotions démocratiques du citoyen » (p. 92). En s’appuyant sur la perspective critique de Martha Nussbaum, Pébrier suggère que « dans cette perspective élargie, les bénéfices attendus de l’expérience sensible de l’art se mesurent alors non plus tant en fonction de la réussite dans d’autres domaines du savoir, mais directement dans la construction de la subjectivité » (p. 92).

Pour conclure la synthèse de cet essai, je pose brièvement mon regard sur sa structure. Les six chapitres qui forment le corps de l’essai présentent dans leur ensemble plusieurs fils conducteurs communs qui occasionnent certaines redondances sur le plan des thématiques abordées et des exemples mobilisés. Bien que ces répétitions participent à confirmer la transversalité des enjeux soulevés à travers l’ouvrage, leur récurrence vient parfois en brouiller la lecture et crée une certaine confusion dans la structure générale de l’argumentaire qui y est développé. Par exemple, Pébrier s’inspire dans le premier chapitre du philosophe Timothy Morton pour réfléchir aux liens fertiles entre la resignification de la pratique musicale dans et par ses institutions et ses politiques avec une « pensée écologique » (p. 30) : « seul un art dégagé de la construction artificielle de la Nature romantique peut contribuer à penser à la question écologique » (p. 31). Alors que cette brève réflexion est intéressante, voire importante à un moment où elle reste bien peu étudiée dans les mondes musicaux, elle ne trouve que quelques échos dans le cinquième chapitre de l’essai (« Dessiner un horizon commun d’égalité et de solidarité », voir p. 86). Il aurait été pertinent d’en concrétiser l’objet à même l’argumentaire et d’éviter les énoncés passagers. L’essai aurait ainsi pu bénéficier d’une légère restructuration permettant de retracer plus efficacement les nombreux enjeux spécifiques abordés par l’autrice (et que cette recension n’a par ailleurs pas pu exhaustivement relever). Cela dit, les repères très utiles que représentent les synthèses « En bref » placées en début de chapitre constituent un atout astucieux qui permet de bien cerner d’entrée de jeu les thèmes soulevés dans chacun des chapitres, lesquels se révèlent parfois difficiles à pénétrer dans leur désordre ordonné. D’ailleurs, la présentation de ces synthèses, parfois longues, est très à propos dans le contexte de l’ouvrage, puisqu’elle rappelle la structure du mémoire (de type brief) qui vise plus précisément à énoncer des propositions clés destinées aux dirigeants politiques.

Enchevêtrée dans les institutions qui la diffusent et les politiques qui l’administrent, la musique est avant tout porteuse de récits. Voilà enfin ce à quoi s’accroche cet essai, enrichi par des références philosophiques et musicales diverses qui amènent l’autrice à plaider en faveur d’une politique de la relation et d’un horizon commun d’égalité et de solidarité. Sa démarche critique, informée par tout ce travail d’analyse documentaire, mais sans doute aussi par son expérience d’enseignement et de travail auprès de la fonction publique — Pébrier ayant été en France inspectrice de la création artistique au Ministère de la Culture —, permet d’ancrer ses observations dans les réalités contemporaines des structures musicales françaises. D’ailleurs, cette démarche, axée sur l’appréhension de réalités bien matérielles, caractérise tout l’intérêt de cet essai pour le lectorat qui s’intéresse plus largement aux intersections structurelles des politiques publiques, des institutions artistiques et des discours (ou des récits) sur la musique bien au-delà du vieux pays.