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Médée nous mène là où l’on voudrait s’arrêter de penser, là où l’effroi glace tout mouvement de réflexion.[2]

Les figures mythiques ne cessent de hanter nos quotidiens de cliniciens confrontés à l’énigmatique de la violence. Et telle Pénélope, nous reprenons chaque jour notre ouvrage, afin d’en retisser les fils et de laisser apparaître une forme, tentative de figuration des vécus conjoints entre le sujet souffrant et ses interlocuteurs. Il s’agit de créer ensemble un accompagnement vers une quête de sens.

Praticiennes dans le champ de la criminalité, nous proposons une réflexion autour de la figure de Médée, à partir d’une histoire clinique, celle de Madame M. incarcérée à la suite de l’homicide de sa fille de 11 ans. Cette rencontre a su générer chez nous tantôt l’effroi, tantôt la compassion. Plus son histoire est apparue, et plus la figure de Médée s’est imposée à nous comme une évidence, et en même temps, comme une nécessité pour nous aider à analyser cette prise en charge et les mouvements contre-transférentiels au sein de l’équipe.

Nous présenterons Mme M. et son lent cheminement vers le passage à l’acte criminel, puis nous reprendrons les fonctions du mythe et l’histoire de Médée. Notre propos s’articulera autour de réflexions psychopathologiques propres aux femmes auteurs d’infanticide, mettant en exergue les paradoxes de la féminité soulevés par le mythe et la place du couple homme/femme. Dans ce mythe, que peut figurer le couple Médée-Jason de la part perverse dans une relation amoureuse, régie par des enjeux de domination entre les partenaires, et comment l’issue d’une telle relation est-elle vouée à une destruction du lien, voire du fruit de ce lien?

Madame M : un lent cheminement de la mélancolie au passage à l’acte criminel

Madame M. entre en détention après trois semaines d’hospitalisation (sous contrainte) à la suite du meurtre de sa fille. Elle présente à son arrivée, des éléments délirant autour de thématiques de catastrophe familiale, d'enlèvement, à mécanismes intuitifs et interprétatifs, qui évoluait depuis plusieurs mois sur un état dépressif.

Les premières observations décrivent un tableau d'homicide altruiste délirant, sur fond de délire mélancolique. Cette douleur mélancolique persistante conduira à une hospitalisation dans l’Unité d’hospitalisation spécialement aménagée[3] (UHSA), où nous allons la rencontrer et lui proposer de poursuivre le suivi débuté en service médico-psychologique en détention, dans un cadre d’hospitalisation temps plein.

Quand nous la rencontrons, elle a le visage et le corps exprimant la dépression mélancolique : elle se présente comme une poupée de chiffon gris, le visage achromique, les cheveux pendants, comme une femme très âgée, voûtée, transparente, se fondant dans les murs sans couleur du service hospitalier. Elle raconte comment elle a tué sa fille pour « la délivrer et la sauver », persuadée qu'elles allaient être kidnappées. Elle était envahie par des idées obsédantes où l’on torturait et violentait sa fille Ophélie et qu'elle appelait au secours. Elle dit l’avoir strangulée pour qu'elle « ne souffre plus » et ainsi la sauver de cet enlèvement funeste.

Quand la prise en charge débute en service psychiatrique, elle répète : « Je vais tout perdre » et les idées de ruine qu’elle a déjà mise en acte, sont toujours présentes. Un tableau de mélancolie délirante sans critique s’impose. Un projet de soin se construit autour de suivis pluridisciplinaires : entretiens médico-infirmiers plurihebdomadaires, entretiens avec une psychologue, prise en charge en psychomotricité, art-thérapie et groupe à médiation thérapeutique utilisant des photos comme appui à l’expression.

Plusieurs phases se succéderont pendant son suivi hospitalier qui dure plus d’une année. Après une première phase marquée par le désespoir et les pleurs, elle parvient à raconter son histoire familiale. Puis le besoin de raconter le passage à l’acte en détail marquera les rencontres. Elle fera ensuite des retours sur des vécus de persécution au travail et du harcèlement, remobilisant des défenses paranoïaques dans le quotidien hospitalier.

La thématique d’indignité demeure en fil rouge et au bout de sept mois, elle démarre un long questionnement sur l’aspect « chronique » de sa maladie, assorti de la reconnaissance d’une pathologie mentale.

Puis le temps sera marqué par l’attente et l’audience d’irresponsabilité pénale sera un moment d’effraction de la réalité, permettant de remobiliser les enjeux de couple. L’attente du verdict permettra de préparer son orientation vers un centre hospitalier qu’elle connaît, proche de sa famille.

Les rencontres cliniques sont d’abord marquées par des vécus perceptifs autour notamment de sa voix : elle alterne entre larmes et voix aiguë et un visage impassible avec une voix grave et monocorde. Lorsqu'elle aborde les faits et sa fille, elle chuchote, sinon elle parle normalement. Ses modifications vocales et ses changements de thèmes semblent mettre en scène un clivage du Moi. Dans les espaces de soin, elle parle de sa fille Ophélie, s’empêchant d’y penser quand elle est seule dans sa chambre. Elle se décrit envahie par des images de sa fille autour de la rentrée des classes, le cartable qui était prêt... Ces images sont comme des instantanés, précises et immuables. Elle redit le sentiment d'avoir bien protégé sa fille juste après l'avoir tué.

Elle raconte le vécu délirant qui l'a conduit à tuer sa fille, sous forme de récits variant légèrement d’un interlocuteur à l’autre. Elle dresse une description précise d'un processus mélancolique délirant évoluant depuis plusieurs années et s'étant accentué violemment pendant l'été précédent le passage à l’acte criminel.

Concernant son anamnèse, nous retiendrons quelques éléments, dont une première union. Ce couple a eu un garçon et une fille, adultes quand nous la rencontrons. Il se sépare à la naissance de leur fille qui souffre d'une pathologie congénitale. Puis elle rencontre un autre homme avec lequel ils auront une fille que nous nommerons Ophélie. Le couple passe une dizaine d’années ensemble sans jamais partager le même toit. Ils se séparent et deux ans après leur séparation, ce deuxième conjoint viole la première fille de Madame. Il est condamné à 10 ans d'emprisonnement après deux années de procédure judiciaire durant laquelle, il était en liberté. Il a été présent avec des visites en lieu médiatisé pendant cette période d’instruction, période très douloureuse pour Madame et sa fille Ophélie, qui devront le revoir et souffrir de conflits les opposant.

Au niveau de sa filiation, nous retiendrons du côté maternel, deux fillettes mortes (soeurs de sa mère) et une figure maternelle altérée (grand-mère maternelle), avec des questionnements sur des dépressions chez sa grand-mère et chez sa propre mère. L’image du bébé qui s’est laissé mourir de chagrin (pour une de ses tantes) nous renvoie des images d’hospitalisme, où l’abandon conduit à la mort psychique et physique.

Elle réalise, en essayant d'associer les événements de vie, que sa grand-mère a pu être souffrante aussi, et elle imagine aussi sa mère ayant pu souffrir d'épisodes de solitude et de dépression. Elle décrit son père comme un homme très autoritaire avec son épouse, l'empêchant de se maquiller, de travailler. Du côté paternel, elle a peu de connaissances de sa filiation.

Des relations professionnelles conflictuelles

Madame M. a débuté des études de médecine auxquelles elle échoue et rentre dans l'armée, pour que « mon père soit fier de moi » explique-t-elle, car ce dernier n'avait pas pu faire son service militaire à cause d’une maladie cardiaque. Puis elle arrête l'armée, devient assistante dentaire et après une période de chômage, décide de rentrer en école d’infirmière pour « être utile aux autres », dit-elle. Ces dernières années, elle travaillait dans une maison de retraite publique, mais à cause son organisation familiale et d’une lombalgie la faisant souffrir, elle demande à changer de poste espérant être infirmière en santé publique. Appartenant à la fonction publique, elle ne peut choisir son nouveau poste et elle est mutée en service administratif. Elle est rétrogradée dans son statut de fonctionnaire et perd sa fonction de soin. Elle se retrouve confrontée à une ancienne collègue devenue sa supérieure hiérarchique avec laquelle elles entretiennent un ancien conflit les opposant, et celui-ci flambe à nouveau dans cette nouvelle configuration. Cette incompatibilité avait déjà entraîné une mise en arrêt de travail de trois mois pour un syndrome dépressif caractérisé, notamment par des formes d'hallucinations (elle voit du sang couler du bras d'une patiente suite à une prise de sang alors qu'un pansement est en place) et des pertes de connaissance (elle ne voit plus des feux de signalisation). L’imagerie cérébrale écarte toute étiologie neurologique. Elle avait pu reprendre le travail, la responsable étant mutée et ne présentant plus de difficultés relationnelles. Quand elle retrouve cette collègue au sein du service administratif, elle est à nouveau arrêtée. Elle ne reprendra jamais le travail, arrêtée d'abord par un psychiatre, puis renouvelée mensuellement par son généraliste. Elle se retrouve dans une incapacité à travailler, se sentant harcelée par cette supérieure.

Cet aspect répétitif des vécus de persécution dans les relations lui est impensable et à partir du terme « de pathologie chronique », renvoyée durant sa prise en charge, elle parvient à revenir sur ses épisodes dépressifs antérieurs. Elle explique alors que ces épisodes de dépression sont liés à sa souffrance au travail et sont uniquement en lien avec la relation complexe avec sa supérieure hiérarchique. Pour elle, le travail est la cause de sa souffrance, et « le travail a tué ma fille » conclut-elle à un moment de son suivi.

Elle acceptera progressivement d’associer sur d'autres relations marquées par des similitudes dans son vécu d'humiliation, notamment la relation avec son père et les relations amoureuses.

Le long cheminement vers le passage à l’acte criminel

L’année précédant le passage à l’acte criminel, elle est de nouveau en couple avec un homme, marié, dont elle se sépare au mois de juin. « Personne ne m'a jamais demandé en mariage », répète-t-elle. Le même mois, elle apprend la demande de parloir du père d'Ophélie, toujours incarcéré, pour leur fille et une audience devant le juge aux affaires familiales est prévue après l’été. Elle passe alors cet été-là à faire disparaître tout lien avec le monde des vivants : elle nous explique avoir jeté ses papiers administratifs et ses actes de propriété, brûlé ses vêtements, jeté ses bijoux, persuadée d'une ruine prochaine et d'être espionnée par des proches de son ex-conjoint qui prévoyaient de les kidnapper. Ces éléments font partie de convictions inébranlables chez Madame M. et ne seront pas confirmés par l’enquête judiciaire. 

Les événements judiciaires rythment la prise en charge hospitalière

L'espace de nos rencontres (psychiatre, infirmiers, psychomotricien, psychologue) est investi comme un des lieux où l'on peut parler de son crime, sa violence. Elle semble avoir un besoin impérieux de nous reraconter les faits, ajoutant des détails à chaque fois. L'approche de la date des faits est sans doute l'un des facteurs, mais aussi sa douleur croissante face à la perte de son enfant.

Suite au passage en Chambre de l'instruction (tribunal statuant sur l’irresponsabilité pénale en France), elle revoit son ex-conjoint lors de l'audience. Cette confrontation la replonge dans leur relation et il ressort nettement un processus de disqualification et d'humiliation présent dès les prémices de leur histoire commune. Une lente dégradation narcissique s'est installée avec la conviction que rien ne pouvait les protéger (elle et ses filles) de cet homme, resté en liberté en attendant son procès pendant trois ans, habitant proche de chez elles. Lui reviennent des détails de leur vie commune où il maintenait une emprise dans leur quotidien, comme si se confirmaient des pistes de réflexion qu'elle a entamées depuis ces derniers mois.

Ces menaces d’intrusion de cet homme rappellent aussi des peurs infantiles, particulièrement la peur d’être enlevée. Se mêlent alors des allers-retours entre ses relations sentimentales marquées par la peur et l’emprise et l’apparition de rêves sur le thème de l’enlèvement, thématique que Madame M. a déjà évoquée au cours des entretiens : elle se rappelle enfant, avoir été persuadée que la maison allait prendre feu et il lui arrivait de dormir habillée pour pouvoir fuir. « On enlève un enfant » devient l’expression de ses angoisses anciennes et actuelles, reliant des éléments présents pendant les mois précédant le crime associé à des peurs infantiles, en écho à des angoisses psychotiques récentes, comme si le danger était toujours proche à l'intérieur ou à l'extérieur, avec le risque que les enfants soient « enlevés ».

Dans l’évolution de son suivi, un mouvement de régression survient au sens où son fonctionnement semble être passé sous l’emprise de processus primaires dans le cheminement vers le passage à l’acte criminel. Dans les éléments transférentiels recueillis, il est souvent question de vécus sensoriels bruts. Lors des entretiens, l’évocation précise de l’évolution de sa mélancolie est parfois difficilement soutenable et la clinicienne est traversée par des vagues de rage, en écho avec celle de la patiente. Des images comme des instantanés de la vie de sa fille s’imposent pendant les entretiens. L’écoute de sa haine et de sa violence interne se traduit par de longs temps de silence, pour qu'elle puisse penser à sa fille en présence, rassurée de ne pas être seule. Dans sa chambre elle ne peut pas penser à sa fille dit-elle. Elle répète les détails de son crime, revivant l’étouffement de sa fille à chaque fois. Ravit (2009) souligne l’effet de fascination de l’acte qui se répète : « Un enfant se meurt... une mère agonise... C’est dans ce contexte et ce vécu de détresse infinie que ces mères meurtrières arrivent en prison, avec presque toujours la volonté d’en finir avec une souffrance innommable et à laquelle elles semblent s’être condamnées. L’enfant ne cesse de tomber, de se noyer, de mourir sous les yeux d’une mère médusée d’effroi, d’une mère qui ne pense alors qu’à refusionner avec l’enfant (dans) la mort dans l’âme. » (2009, p. 147). Dans l’équipe soignante, la patiente semble retrouver des mécanismes secondarisés avec un rapport au monde de la perception qui semble possible. Dans les rencontres thérapeutiques, dès qu’il s’agit de reprendre l’épreuve de réalité, soit dans l’après-coup de parloirs familiaux ou d’audiences, la succession des processus psychiques semble se perdre et elle se réfugie alors dans une représentation narcissique primaire (« je jouais avec mes poupées, j’étais heureuse ») comme si le Moi tentait de retrouver le soi grandiose de l’enfance et faire en sorte, de façon paradoxale, que sa fille vive et cela une fois morte.

Dans les moments de régression, une formulation prend forme : il s’agit de supprimer la fille pour ne pas qu’elle puisse devenir fille de son père. Ainsi le père est encore « plus » tué, car il est amputé d’une partie de lui-même et il est condamné à vivre cet arrachement. Sa fille grandissante et la demande de parloir du père formulée, elle perçoit le risque que son père ait des rapports incestuels voire incestueux avec Ophélie, la mettant en danger, mais aussi la détrônant comme femme. L’enjeu du couple s’impose comme une forme de causalité à la rage ressentie, et l’enfant est un objet partiel impliqué dans la relation. Là encore, l’analyse du mythe de Médée donne forme à ces hypothèses, telle que proposé Pesenti-Irman (1971, p. 131) : « Pour Médée, l’enfant n’est pas seulement un substitutif phallique, mais qu’il se trouve lui aussi sous la contrainte du Féminin, c’est-à-dire que l’enfant ne peut être son enfant qu’à la condition que le père la reconnaisse, non seulement comme mère, mais aussi comme femme. »

Le père de sa fille est présenté comme un abuseur, pervers, lui ayant fait subir une expérience de « décervelage » (Racamier, 1993), qui a conduit à une atteinte narcissique au plus profond de son être. Au cours du suivi, vont apparaître et s’articuler progressivement trois types de blessures : une blessure d’amour (les hommes de sa vie), une blessure d’abandon (parents et hommes) et une blessure narcissique (statut professionnel, chute de statut, statut de mère, statut de femme). Renforçant un état de désespoir mélancolique face à l’invivable et la mise en place de défenses maniaques, avec un sentiment de toute-puissance pouvant se formuler ainsi « je tue celle à qui j’ai donné la vie ». Dans son organisation mélancolique délirante, elle est celle qui a donné la vie et celle qui donne la mort, avec une haine délirante envers le père de sa fille, dont le déploiement n'a eu aucune butée ni finalité.

Médée : une femme tragique

Après cette présentation de Madame M., nous allons évoquer Médée, du moins certaines facettes de ce personnage mythique notamment dans son lien avec les hommes. Cette mise en perspective de ce personnage avec les enjeux de l’infanticide a été proposée notamment par Mossman[4], qui ouvre son édition de Médée, par un infanticide commis récemment, donnant ainsi à lire quelque chose d’éternel dans Médée.

D’innombrables versions et adaptations du mythe existent. Chez Euripide[5], Médée est une femme tragique, possédée et irresponsable. Il est le premier à avoir inventé que Médée tue ses deux garçons. Elle est décrite comme une magicienne rendue folle et furieuse à cause de la trahison et l’abandon de Jason, celui pour lequel elle a tout abandonné. Dans cette version, Euripide s’intéresse au malheur et à la faute : Médée tue les enfants qu’elle a eus avec Jason et tue sa nouvelle femme Créüse.

Dans le mythe classique[6], quand les Argonautes débarquèrent en Colchide, pour conquérir la Toison d'or, ils se heurtèrent à l'hostilité du roi Aeétès, gardien du trésor. Ils reçoivent l'appui de Médée, la fille du roi, éprise de Jason. Experte en magie, elle donne à son amant un onguent dont il doit s'enduire le corps pour se protéger des flammes du dragon qui veille sur la Toison d'or. Elle lui fait aussi présent d'une pierre, qu'il jette au milieu des hommes armés, nés des dents du dragon : aussitôt, les guerriers s'entre-tuent et le héros peut s'emparer de la Toison. Pour remercier Médée, Jason lui propose de l'épouser. La magicienne s'enfuit alors avec lui, et, afin d'empêcher Aeétès de les poursuivre, elle tue et découpe son propre frère Absyrtos, dont elle sème les membres sanglants sur sa route. Parvenue à Iolcos en Thessalie et reçue en grande pompe, par amour pour Jason, elle se livre à toutes sortes de crimes. Ainsi, elle incite les filles de Pélias, sous prétexte de le rajeunir, à tuer leur père, à le découper en morceaux et à le jeter dans un chaudron d'eau bouillante. Chassés par Acaste, le fils de Pélias, les deux époux se réfugient à Corinthe, où Médée donne le jour à deux fils, Phérès et Merméros. Au bout de quelques années de bonheur, Jason abandonne Médée pour Créüse, la fille de Créon, roi de Corinthe. Répudiée et bafouée, Médée imagine une vengeance. Elle donne à Créüse une tunique qui brûle le corps de la jeune épousée et met le feu au palais, puis elle égorge ses propres enfants. Après ces crimes, elle s'enfuit à Athènes sur un char attelé par deux dragons ailés et épouse le roi Egée, dont elle a un fils. Bannie par Thésée, qu'elle avait vainement tenté de faire périr, elle retourne enfin auprès de son père en Colchide et, selon une tradition, descendit aux Champs-Elysées, où elle s'unit à Achille.

Femme amoureuse, elle devient une mère infanticide. Entre-temps, elle mit sa vie entière au service d'un homme qui était tout pour elle, mais qui n'hésita pas à la quitter pour une femme plus jeune.

Ce nom de Médée, issu du verbe grec mêdomai, qui signifie méditer, indique l'idée d'une aptitude à raisonner chez ce personnage, mais également mèden, le rien (Clément, 2019 b, p. 55). Intuitive et instruite par les astres, Médée comprend son destin. Elle s'en empare de tout son être, accomplissant en conscience les actes pour lesquels elle est incarnée. « Médée est la femme étrange, étrangère, savante, qui fait peur; jeune, c’était une fée, mais au fil du temps, elle est devenue une sorcière, criminelle sans limites. » (Ibid., 2019, p. 55)

De nombreuses interprétations du mythe montrent sa portée et mettent l’accent sur les émotions dans ce mythe : au théâtre (Eschyle, Sophocle, Euripide, Sénèque, Ovide, Corneille, Muller), au cinéma, à l’Opéra (Cherubini, Charpentier), dans la peinture, sculpture, philosophie[7].

Les fonctions du mythe

Comme le souligne C. Lévi-Strauss (1958) : « le mythe se rapporte toujours à des éléments passés : avant la création du monde ou pendant les premiers âges, en tout cas il y a longtemps; mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe, provient que ces évènements censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Les mythes « expriment des sentiments (…) qui sont communs à l’humanité toute entière ». Les mythes sont également les moyens pour dire des vérités autrement indicibles et deviennent une sorte de loupe de l’ordre social. Ils permettent une projection de la figure du monstre.

La Grèce traversée par la violence des mythes fondateurs, élabora la tragédie, véritable catharsis. La catharsis est garante de l’ordre social. C’est la fonction du théâtre selon Aristote. Elle favorise un rapport à l'égard des passions, un moyen de les convertir, selon la philosophie aristotélicienne en rhétorique, esthétique et politique.

L'idée de catharsis, telle qu'Aristote la formule dans sa Poétique[8], fait partie des concepts traversant l'histoire du théâtre. Les actions des personnages et leurs issues souvent funestes dans la tragédie, susciteraient la crainte et la pitié et le spectateur se verrait alors allégé, purgé des passions dont il vient de voir la représentation scénique. C’est un instrument de politique au sens grec du terme : loi dans la cité. L’être humain est au carrefour de pulsions toutes plus monstrueuses, car les dieux n’ont pas de mansuétude pour les hommes.

À l'ère contemporaine, en psychanalyse, à la suite de Freud, la catharsis est tout autant une remémoration affective qu'une libération de la parole. Elle peut mener à la sublimation des pulsions. « L’affect ressenti à l’occasion de la catharsis est forme de l’effrayant et du pitoyable, mais à la manière d’une épure. Ainsi, par exemple, le spectateur serait horrifié en voyant une mère massacrer ses enfants, mais il peut assister, sans bouger de son siège, au récit de ce meurtre dans une tragédie comme Médée. Ce qui intéresse ici Aristote est la mystérieuse transformation des affects négatifs, par l’art mimétique, en plaisir. » (Vivès, 2010, p. 25-26)

En ce sens, elle est l'une des explications données au rapport d’un public à un spectacle, en particulier au théâtre. Et l’être humain est traversé par l’hubris qui est la tentation de toute-puissance, aboutissant inéluctablement à la perte de soi et de sa descendance.

L’énigmatique de l’infanticide

À partir de l’histoire de Mme M. et de celle de Médée, nous proposons plusieurs pistes de compréhension pour répondre aux questions concernant l’énigmatique de cet infanticide, particulièrement dans les enjeux de couple homme-femme dans la continuité de la proposition de Clavreul qui caractérisait le couple pervers par l’absence de tiers (symbolique), définissant le contrat entre les deux membres du couple.

Meurtre par envie?

Tout d’abord pouvons-nous considérer le meurtre de Médée comme meurtre par envie? L’envie, telle que la définit Klein (1978), est un sentiment de colère à l’égard d’une autre personne qui possède quelque chose de désirable qu’on ne détient pas soi-même et qui en profite. L’envie est souvent associée à un désir de s’emparer de ce qui est désirable ou de le dégrader. L’attaque contre le bon objet conduit à une confusion entre le bon et le mauvais. L’envie augmente le sentiment de persécution et la culpabilité. L’envie concerne les relations d’objet, et dans le cas de de madame M, de la relation de couple : Elle tuerait par haine du père et des différents compagnons, et surtout du père de sa fille. Dans cette perspective, l’infanticide permet de supprimer les fils pour qu'ils ne deviennent pas prolongement du père ou supprimer la fille pour qu’elle ne puisse pas devenir fille de son père.

Médée serait ainsi animée par l’envie, écartelée entre sa haine pour Jason qu’elle voit enfin comme il est, c’est-à-dire comme un jouisseur autant qu’un arriviste, et non l’être idéalisé au moment de sa jeunesse, et le déshonneur qui s’ensuit, ne trouvant pas d’autre solution que le crime. Médée l’exprime dans la tragédie d’Euripide[9] : « Tuer les enfants pour ruiner la maison de Jason… car rien ne saurait mieux mordre au coeur de mon époux ». Ce n’est pas seulement dans son amour paternel que Médée veut blesser Jason, mais encore et surtout dans sa postérité. Elle lui ôte sa descendance et son fantasme d’immortalité.

Blessée à mort par son père, puis par son mari, Médée se venge en tuant leurs fils. Elle tue par substitution (enfants/ frère), l’objet de la haine étant hors d’atteinte (Jason/ son père). De façon tout à fait fondamentale, Médée tue pour rentrer en possession de ses enfants. Comme elle leur a donné la vie, elle leur donne la mort. Pour Médée, tuer ses enfants, c’est aussi les vider du sang de Jason, donc de son âme, pour leur redonner vie, perfection morale et même immortalité.

Parthénogénèse

Avec l’hypothèse d’une immortalité désirée, la question alors se pose de savoir par ce meurtre, si Médée à la limite, ne pense pas pouvoir concevoir ses enfants à nouveau, mais cette fois-ci seule, par parthénogenèse. Jason est irrémédiablement botté hors de la généalogie. En éliminant Jason géniteur, Médée clive son amant en deux : d’un côté le père à qui elle dénie toute autre issue que la douleur (notion d’emprise) et de l’autre côté » l’époux criminel qui a trahi pour partager une autre couche ». Et l’objet de son désir sexuel, seul reconnu, peut rester seul en lice et être pleuré par l’amante outragée et frustrée

Les figures de la rivalité

Médée apparait comme démoniaque et incompréhensible sinon dans la violence qu’elle manifeste. Dans tous les crimes de Médée (son frère, le roi Pélias, Creüse, Créon, ses enfants), la figure paternelle est présente et en contrepoint d’autres figures où Médée se trouve en rivalité. Blessée par son père, Médée tue son frère, dépossédant son propre père de son fils et lui enlevant ainsi son statut de père et celui de grand-père par le meurtre de ses enfants.

Cette hostilité de la fille au père est un cas d’amour-haine de la fille, portée à un degré extrême où le fantasme oedipien ne sert peut-être qu’à conjurer le fantasme archaïque fondamental de la violence. Dans la toute-puissance, Médée annule son père et son amant dans leur descendance et elle réinscrit ses enfants dans sa filiation paternelle idéalisée : elle part avec ses enfants sur un chariot tiré par deux dragons pour rejoindre le Soleil, sa propre filiation divine et mythique (son grand-père prenant une position paternelle). « Pour Médée, l’enfant n’est pas seulement un substitutif phallique, mais il se trouve lui aussi sous la contrainte du Féminin, c’est-à-dire que l’enfant ne peut être son enfant qu’à la condition que le père la reconnaisse non seulement comme mère, mais aussi comme femme. » (Pesenti-Irrman, 2001, p.131)

Chez Madame M., ces rivalités se retrouvent dans ses modes de relation à l’autre. Ses relations sont marquées par des similitudes dans son vécu d'humiliation, avec son père et avec ses amants. Un conflit oedipien non métabolisé la pousse à des relations masochistes et une compulsion de répétition qui l’aliène. Cette passivité l'a conduite à des états d'effondrement narcissique emplis de haine, dont elle se défendra sur un mode paranoïaque.

La rivalité se décline chez Médée entre elle et son frère, entre Médée et sa mère (patrie qu’elle trahit), entre Médée et Jason, et sans doute rivalité entre Médée et ses enfants. Ces enfants que Jason compte garder avec sa nouvelle femme, afin qu’ils soient élevés comme des princes de haut rang.

Tuer ses enfants c’est aussi se punir elle-même, une expression de la rivalité retournée contre son propre narcissisme. Chez Madame M., le mode interprétatif et son vécu de persécution dans le milieu professionnel sont des expressions d’une rivalité insoluble. Elle développe une sensitivité, puis une forme de paranoïa qui ne peut souffrir la rivalité et la soumission vis-à-vis de sa supérieure hiérarchique.

Nous percevons que chez Madame M., le crime lui permet une forme de libération, mais de quoi Madame M. se libère-t-elle? De quel secret? De quels processus de persécution interne? Il semble que des voeux mortifères sur sa fille ainée, porteuse de handicaps, n’aient jamais pu être exprimés. Elle relate l’abandon de cette première fille, puis sa décision d’aller la chercher dans la famille d’accueil. Elle a véritablement choisi d’être mère de cet enfant, dont le père souhaitait le placement. Elle évoque vaguement l’idée d’une forme de « malédiction » chez les femmes de sa lignée. Il s’agit bien du voeu de souhaiter du mal à quelqu’un (définition du Littré). La malédiction s’oppose à la bénédiction, le bien n’a pas été souhaité aux femmes de sa famille, comme elle n’a pas pu recevoir la bénédiction d’un mariage qu’elle désirait. Comme Médée, Madame M. est blessée dans son narcissisme de différentes façons. Elle a subi des blessures d’amour comme la Phèdre de Racine (1677) : «De quel amour blessé, vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée » (acte I, scène 3). Elle est blessée des abandons successifs par ses parents et ses compagnons. La blessure narcissique est accentuée chez Médée, la fille du Soleil plus forte qu’un homme grâce à son statut de magicienne, est reléguée et bafouée comme une étrangère par une jeune mortelle. Chez Madame M. elle perd son statut professionnel, perd son statut de mère, d’épouse potentielle, de femme. Sa seconde fille Ophélie peut apparaître alors comme un double idéalisé et haï, mais aussi potentiellement comme une rivale aux yeux de son ex-conjoint.

Les processus du passage à l’acte criminel : détresse, amour, haine, culpabilité?

Chez Médée, les premiers crimes ont été commis avec et pour Jason. Médée «tue par amour», avec un mobile de façon ni instinctive ni passionnelle. Pour le meurtre de ses enfants, elle est en proie à la haine : « De toute façon, ils vont mourir, et puisqu’il le faut, c’est nous qui les tuerons après leur avoir donné la vie ».[10] L’interdit inexprimable advient : Médée prépare la mort comme un sacrifice, Madame M. chemine vers le passage à l’acte pendant plusieurs mois. Toutes deux clament leur désespoir, mais pour autant qu’en est-il de la question de culpabilité ou du remords? Comme si une part d’elles considéraient la justesse de leur acte… il nous faut encore revenir aux auteurs grecs antiques, chez lesquels les mères infanticides le sont dans des accès de folie : Agave tue Penthée son fils, prise dans un accès de folie provoqué par les bacchantes et Ino tue son fils, rendue folle par Héra et se jette ensuite dans la mer.

Chez Médée et Madame M. la haine ressort comme une forme de maitrise de leur impulsion. Pour Madame M. ressort une forme « d'amour de la haine » selon l'expression de Pontalis (2001), avec une fascination tantôt pour sa haine envers d'autres (collègue, ex- conjoints) et tantôt pour la haine qu'elle imagine alimentée contre elle (sentiments de persécution). Cette haine est reprise pour Médée par Clément (2019b) : « Ainsi l’émoi de Médée pour Jason pourrait-il trouver à notre époque une traduction heureuse dans ce néologisme lacanien : l’hainamoration. Médée enamourée couve en germe la haine qui l’amènera à tuer les enfants pour se venger d’avoir été trahie malgré les serments. » (Clément, 2019b, p. 56).

L’organisation psychique de Madame M. évoque les descriptions de mélancolie passionnelle. Médée et Madame M., dans leur désespoir et dans leur deuil (de la relation), vont réagir comme réagirait une personne mélancolique en face de ce qui est invivable : elles utilisent des défenses maniaques avec le sentiment de toute-puissance porté à son paroxysme. Madame M. verbalise régulièrement le sentiment d'avoir « bien protégé sa fille » dans l’après coup immédiat du passage à l’acte, maintenant une fausseté du jugement nécessaire à la sauvegarde de son Moi.

L’irresponsabilité et son impact

Ces questionnements diagnostiques ne sont pas sans lien avec la situation judiciaire, et nous sommes traversés par ces oscillations. Dans le mythe, l’issue à la question de la folie ou de la vengeance, de l’abolition du discernement ou de la conscience de ses actes, est le départ de Médée sur un char ailé.

« Oui, une vengeance est inventée de façon instinctive. Cette vengeance c’est l’oubli ou plutôt le refoulement des traces mnésiques, de telle sorte qu’il devienne aussi total que possible et ne reste dans l’inconscient qu’à titre de fantasme archaïque extérieur à l’individu » (Bécache, 1982)

L’irresponsabilité pénale de Madame M renvoie à la folie de la magicienne possédée que peut être le personnage de Médée. Le prix à payer sera pour Médée le départ dans le char ailé et pour Madame M. la litote « je n’aurais peut-être pas dû la tuer ».

On enlève un enfant

La place du couple et de l’enfant est aussi en écho à la tradition grecque. « La réflexion grecque tragique installe les mères dans une ambivalence redoutable, où la colère contre l’époux prévaut sur l’intimité des corps avec l’enfant. Mais s’agit-il des sentiments des mères ou de ceux que les hommes, dans leur peur et leur fascination du féminin, leur attribuent? » (Vogiatzoglou, 2010, p. 78)

Chez Madame M., nous pouvons ainsi revenir sur la thématique des dangers encourus par Ophélie et de leur amplification délirante avec des risques d’enlèvement. S’inscrivent également les craintes de destins funestes et de bannissement que Médée a pour ses enfants s’ils restent avec leur père et la marâtre. Nous retrouvons ainsi dans de nombreuses situations d’infanticides cette formulation d’angoisse : « on enlève un enfant ».

Durant le suivi de Madame M., la peur qu’un enfant soit enlevé est souvent revenue, elle l’évoque comme une peur infantile ayant fait un retour brutal lors de son épisode délirant. Chez Madame M. ceci renvoie à son histoire transgénérationnelle (morts de petites filles enlevées à leur mère) et cette crainte réapparait dans des rêves et souvenirs rapportés dans la prise en charge. Des éléments pendant les mois précédents le passage à l’acte criminel, s'associent à des peurs infantiles, en écho à des angoisses psychotiques récentes, comme si le danger était toujours proche à l'intérieur ou à l'extérieur avec le risque que les enfants soient "enlevés". « On enlève un enfant » s’impose comme une formulation d’angoisse de ce qui aurait pu être un fantasme faisant référence au texte « On bat un enfant » (Freud, 1919). Cependant, cette formule évoque surtout l’absence de fantasme comme protecteur, entraine la décharge directe dans l’action de mouvements pulsionnels, versant destructif de la pulsion et régression aux vois de satisfaction les plus archaïques, corrélatives, d’une insuffisance d’élaboration. Les fantasmes expriment les enjeux d’une conflictualité. Le fantasme est « comme un médiateur privilégié des processus de liaison intrapsychique qui sont à la base de toute organisation psychique et toute relation d’objet » (Perron-Borreli, 1994, p. 535)

Toujours selon Perron-Borreli, le fantasme tend à s’organiser en structures de représentations : ces structures témoignent d’une liaison dynamique entre des représentations de statuts différents, tout particulièrement entre celles qui concernent la représentation de la pulsion et celles qui concernent la représentation de l’objet. Par cette potentialité de liaisons dynamiques, le fantasme devient par lui-même générateur d’organisation et notamment organise la relation intrapsychique à l’objet. » (Ibid., p 536)

Elle reprend dans le texte freudien « On bat un enfant » (1919), que cette action de battre, représentée dans le fantasme, n'est elle-même qu'un « contenu manifeste » qui n'a d'autre fonction que de renvoyer à la dynamique inconsciente des motions pulsionnelles qu'elle représente. .En poursuivant les propositions de Perron-Borreli (1994), cette formulation serait une préforme d’un fantasme, et la représentation de l’action semble ne pouvoir investir que des objets partiels. À défaut d’une élaboration intrapsychique de l’ambivalence pulsionnelle attachée à l’objet, la représentation d’action perd sa fonction de liaison et régresse vers un besoin de satisfaction immédiate. La formulation « on enlève un enfant » contient le risque de la fustigation et la crainte du rapt de l’enfant, mais au lieu d’être un fantasme organisateur de la position parentale, il devient une véritable conviction persécutive qui conduit au passage à l’acte.

Dans les relations perverses de couple où l’enfant est objectivé, investi comme objet partiel, il peut être enlevé, jeté, martyrisé, tué, car il est dénié dans son statut d’humanité. Il est alors relégué à des enjeux narcissiques du couple. La formulation « on enlève un enfant » contient la crainte du rapt de l’enfant, mais au lieu d’être un fantasme organisateur de la position parentale, il devient une véritable conviction persécutive qui conduit au passage à l’acte criminel.

Une des façons d’analyser le passage à l’acte est d’envisager le cheminement psychique sous l’emprise de processus primaires: tout est sensation, sans possibilité de mécanismes secondarisés « mécanismes intellectuels internes » (Bécache, 1982) sans que le psychisme parvienne grâce à ses rapports avec le monde de la perception, à régler la succession des processus psychiques dans le temps et à les soumettre à l’épreuve de la réalité. Chez Madame M, elle devient maitre du temps, et fige sa fille dans un état immuable, par une position de toute-puissance.

Ainsi le passage à l’acte criminel conjugue la singularité d'une histoire personnelle, les circonstances particulières qui ont déclenché l'événement et quelque chose qui vient du profond des âges : la transfusion de l'archaïque dans l'instant présent. « Un jour le crime : un jour précis qu'on peut dater et qui est aussi un jour intemporel hors du temps. » (Pontalis, 2011).

Médée ou les paradoxes de la féminité?

Médée, est un mythe terrifiant, mythe des profondeurs qui oblige à réfléchir à des réponses politiques (sociales et citoyennes) bienveillantes et respectueuses de l’être. Peut-il être un mythe de préservation du narcissisme de la femme? Souvent décrit comme un mythe féministe où les enfants sont présentés comme seule zone de pouvoir des femmes, il enjoint à la nécessité d’encadrer les hommes et leur relation aux femmes. Le mythe de Médée objective-t-il l’être féminin dans toute sa complexité et ses paradoxes: être mère, être femme, être étrangère, être protectrice de ses enfants, être amante? Peut-on tuer par protection? Il est une illustration de l’hubris chez la femme : avoir le pouvoir de vie et de mort sur ses enfants, l’hubris cette tentation de toute-puissance aboutit inéluctablement à la perte de soi et de sa descendance.

Mais le mythe apparaît aussi comme une illustration de la perversion en couple. L’hubris est commise par Jason : il utilise la sorcellerie par l’instrumentalisation des pouvoirs magiques de Médée à des fins de pouvoirs politiques. Et l’hubris chez Médée prend la forme de meurtres en série pour servir son amant. Cette conjugaison de ces deux démesures signe un pacte narcissique pervers. Un contrat narcissique pris aux dépens des enfants, véritable coalition organisée en vue d’une attaque, afin d’exercer sur l’autre une emprise ou le détruire. La notion de « couple pervers » est développée par Jean Clavreul (1967) qui définit le contrat unissant les deux membres du couple, lié à un secret non à un tiers, ce qui permet de conserver longtemps le lien. « Lien pervers, passion, allégation amoureuse, contrat secret, ces notions nous permettent donc une approche de ce qui soude les deux partenaires du couple. » (Ibid., p.98-99) Madame M. et son ex-conjoint ne vivent pas ensemble sous le même toit, ce choix fait par Monsieur n’est pas partagé par Madame M. qui ne sait pas en expliquer la raison; si ce n’est que son ex-conjoint venait quand il le souhaitait chez elle, y compris en son absence, et abusait de la fille aînée de Madame M. lors de ces visites. Ce climat de secret est marqué par une forme paradoxale de contrat : être en couple sans être à deux et sans être vus ensemble.

Comme nous l’avons cité, devant la Chambre de l‘Instruction, elle revoit son ex-conjoint lors de l'audience, cette confrontation la replonge dans leur relation. Tous les éléments de réalité qui ressurgissent, nous ont permis de penser le contexte éminemment conjugal de ce passage à l’acte.

Le mythe est un appel à la mise en garde pour la société du risque de mort des enfants quand le lien du couple parental devient pervers. Dans le mythe, la responsabilité de Jason dans le lien pathologique du couple est oblitérée : l’intersubjectivité est annulée allant jusqu'au fantasme de parthénogenèse, puisque dans l’inconscient collectif Médée est la responsable unique de l’infanticide. Pourtant, à notre sens, la mort d’enfants doit être considérée comme la résultante d’une folie à deux.