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La multiplication de violations des droits de la personne commises dans les pays en voie de développement est imputable, notamment, à l’augmentation du nombre d’entreprises multinationales. Celles-ci, n’étant point dotées d’une personnalité juridique reconnue, disposent d’une flexibilité leur permettant d’échapper à toute mise en cause de leur responsabilité. Ayant émergé en Écosse entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, le forum non conveniens est une doctrine provenant de pays de la common law par laquelle la cour peut renvoyer des affaires devant une cour plus appropriée pour les statuer, lorsqu’elle est en désaccord avec le choix de juridiction du demandeur[1]. De ce fondement découle le forum shopping, enjeu selon lequel sont mobilisées les juridictions les plus favorables à l’accomplissement de ses projets respectifs. Les auteurs Ivan Tchotourian, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval, et Alexis Langenfeld, chercheur en responsabilité sociale des entreprises, proposent dans leur livre intitulé « Forum non conveniens : Une impasse pour la responsabilité des entreprises ? », une mise de l’avant des concepts fondamentaux en lien avec l’impunité des entreprises au sein de la dynamique actuelle de la mondialisation. Sur le plan méthodologique, les juristes proposent une analyse jurisprudentielle du forum non conveniens au sein des pays issus de la common law, pour démontrer les failles interprétatives et législatives associées à cette doctrine. Pour ce faire, les auteurs ont séparé l’ouvrage en trois titres subdivisés en deux chapitres.

Le premier titre, intitulé « État des lieux de la responsabilité des entreprises », aborde d’une part la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et, d’autre part, la judiciarisation. On y comprend que la marge de manoeuvre que détiennent les entreprises multinationales se trouve dans l’angle mort du droit[2] et de ses interprétations utopiques. L’impunité des grandes entreprises, due au manque d’empressement de l’État à adopter les moyens de responsabiliser les multinationales, engendre un nombre considérable d’abus. D’autre part, les auteurs comparent les évolutions récentes des droits états-uniens, anglais, français et canadien. La situation états-unienne remet en cause la responsabilisation des entreprises, mais on comprend que les possibilités d’introduire des poursuites extraterritoriales en matière des droits de la personne sont restreintes, par des limitations liées à la compétence matérielle et à la compétence personnelle[3]. La France adopte, dès 2019, la Loi sur le devoir de vigilance[4] pour faire peser un devoir de vigilance sur ses entreprises. L’application de celui-ci, dans l’affaire Chandler c Cape[5], en Angleterre, demeure actuellement la seule décision à avoir engendré la condamnation définitive d’une entreprise multinationale par défaut du respect du devoir de vigilance, ayant mené à une faute de négligence. Le Canada fait l’effort de revoir les poursuites effectuées contre ses entreprises en matière de violation des droits à l’étranger, mais de manière à ne pas trop préjudicier son image en matière de RSE.

Le second titre, intitulé « Brève histoire et régime juridique de la doctrine du forum non conveniens », illustre d’abord la doctrine du forum non conveniens dans les pays de common law. Tchotourian et Langenfeld expriment les démarches menées pour améliorer le concept, dont le test en deux étapes du more appropriate forum et le développement d’un contentieux international cherchant à responsabiliser les entreprises anglaises. L’application de la doctrine sous ses formes diverses à l’époque découlait de motifs variés, qui ne sont désormais plus d’actualité. D’autre part, le régime québécois du forum non conveniens est étudié sous l’optique du contenu de la réforme du Code civil du Québec de 1994. Effectivement, le législateur québécois introduit cette doctrine dans son droit international privé. Bien que le terme ne soit pas explicité dans le CcQ, ses valeurs sont incontestablement véhiculées à l’article 3135[6]. Au Québec, l’invocation de cette doctrine doit rassembler la compétence des cours québécoises, le pouvoir discrétionnaire des juges, l’exigence d’un tribunal étranger plus approprié et le caractère exceptionnel de l’affaire[7].

Dans le troisième titre, intitulé « Critiques et évolution contemporaines de la doctrine du forum non conveniens », les auteurs remettent en question les principes fondateurs de la doctrine et sa pertinence au sein des litiges internationaux abordant la question d’atteintes aux droits de la personne à l’étranger, commises par des entreprises multinationales. Les juristes procèdent donc à élaborer une question importante : l’application de la doctrine du forum non conveniens est-elle justifiée[8]? La réponse à ce questionnement se répartit en deux étapes. Premièrement, on comprend que les justifications traditionnellement avancées pour défendre cette doctrine deviennent de moins en moins pertinentes dans un contexte de violation de droits de la personne de la part d’une multinationale[9]. Deuxièmement, il est avancé que la doctrine remet en question le concept essentiel même d’une responsabilité de l’auteur d’une violation des droits de la personne, facteur qui contrevient à la substance de la RSE[10]. De l’autre côté, Tchotourian et Langenfeld soulignent la nécessité d’un changement d’approche face à la doctrine du forum non conveniens. En effet, en matière jurisprudentielle dans un contexte de common law, les démarches vers une plus grande responsabilisation devraient être jumelées à d’autres actions pour assurer un niveau d’effectivité. Ainsi, pour réparer la doctrine du forum non conveniens, il faudrait non seulement s’appuyer sur la jurisprudence, mais aussi faire de la justice le centre de ce concept et créer un nouveau critère. On comprend que la doctrine met en relation deux objectifs présentés comme contradictoires : l’accès à la justice et l’efficience de la justice[11]. Des dispositions correctives spéciales doivent être implémentées pour mitiger le risque d’injustice.

Les analyses jurisprudentielles ont grandement contribué au raisonnement des auteurs. Effectivement, ils ont démontré les progressions qu’ont engendrées les décisions en matière de forum non conveniens. Au Canada, l’affaire Garcia c Tahoe Resources Inc.[12] a permis aux tribunaux de procéder à un examen plus rigoureux d’un système judiciaire étranger avant de se dessaisir à son profit, et donc, de redéfinir certains paramètres du forum non conveniens. La jurisprudence québécoise explicite les dangers d’injustice qui émergent de cette doctrine[13]. L’objet de l’étude, étant d’illustrer en quoi l’émergence d’entreprises multinationales transforme les relations juridiques qu’entretiennent les entreprises avec les États[14], nous permet de remettre en question la RSE et sa judiciarisation devant le juge national[15] dans un contexte de forum non conveniens.

Tout compte fait, cet ouvrage est pertinent pour la littérature en droit international privé et en procédure civile. Tchotourian et Langenfeld abordent un sujet pertinent dans le contexte de mondialisation. Cependant, d’actualité, la nouvelle marge de manoeuvre allouée aux entreprises multinationales fait ressortir de nouveaux enjeux imputables au développement du commerce électronique et du cyberespace, sur la scène internationale. Il aurait ainsi été intéressant de jumeler à l’étude du forum non conveniens, une analyse de la fiscalité internationale, dans la mesure où des flux commerciaux illicites peuvent directement être associés à une atteinte aux droits de la personne. Il arrive que les multinationales utilisent des stratégies d’évitement fiscal, minimisant leurs impôts en transférant des profits vers des pays à faible taux d’imposition, violant l’esprit de la loi fiscale, sans pour autant contrevenir à sa lettre[16]. Bien que ces stratégies soient légales, elles suscitent des préoccupations quant à la responsabilité sociale des entreprises. Dans les cas du forum non conveniens et de l’évitement fiscal, les entreprises multinationales utilisent les failles du système juridique pour faire avancer leurs ambitions, qu’il s’agisse d’éviter des litiges coûteux ou de minimiser leurs obligations fiscales. Cela soulève des questions sur l’éthique des pratiques commerciales des entreprises et sur la manière dont le système juridique peut être utilisé pour atteindre des objectifs non liés à la justice ou à l’équité, notamment au détriment de certains droits fondamentaux. Les points forts de l’ouvrage se retrouvent dans la pluralité des perspectives portées sur le droit international par la jurisprudence provenant de pays de common law. Le fait de pouvoir suivre les différents processus juridiques de forum non conveniens, dans un contexte de respect des droits de la personne, a bonifié la richesse de l’analyse, puisqu’on a pu témoigner concrètement des failles et de leur application. Somme toute, les auteurs admettront que « l’irresponsabilité organisée des grandes entreprises aura rythmé les phases du développement capitaliste »[17]. C’est bien à revoir.