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L’expression politique et citoyenne des femmes attire l’attention des chercheur·es depuis plusieurs décennies. Or, dans de nombreux discours médiatiques, politiques et aussi féministes, les femmes des milieux populaires catégorisées comme « immigrées » sont encore souvent perçues comme des figures de l’apolitisme. Les études classiques de sociologie ou de science politique, centrées sur la politique institutionnelle, convergent aussi vers cette conclusion d’une apathie des citoyen·nes et notamment des femmes (Gaxie 1978 ; Norris 1985 ; Eliasoph 1998 ; Mayer 2003). Est-il pertinent de parler d’engagement citoyen à propos de femmes qui forment un réseau de sociabilité et se retrouvent quotidiennement au centre social du quartier ? Le plus souvent, dans les travaux de chercheur·es qui observent les coulisses de la participation, par exemple dans des associations de quartier (Hamidi 2010 ; Thin 2018), la grille d’analyse est tournée vers le degré de participation aux affaires publiques définies par la sphère politique institutionnelle, l’apprentissage d’une parole politique et l’acquisition de compétences et de dispositions à agir. Dans la plupart de ces travaux, la politique traditionnelle et ses objets ne sont jamais loin et, en toile de fond, l’agir militant demeure le modèle de référence.

Une définition élargie de l’engagement citoyen, qui ne se limite pas au champ de la politique partisane ou institutionnelle, nous permet de penser les pratiques de ces femmes de milieux populaires. Les recherches féministes ont tout particulièrement l’intérêt d’avoir pris en compte des relations de la vie quotidienne, jusque-là considérées comme privées et non politiques (Bereni et Revillard 2012 ; Achin et Bereni 2013). Depuis la fin des années 1980, ces travaux ont montré l’intérêt d’appréhender la citoyenneté sous l’angle des rapports sociaux de sexe, en invalidant l’idée d’une citoyenneté abstraite, universaliste et stratocentrée[2]. La citoyenneté revêt en effet différentes facettes et il semble alors difficile de maintenir la focale sur les seuls rapports sociaux de sexe (Groupe État et rapports sociaux de sexe 2013), notamment lorsqu’on explore les multiples revendications et demandes de reconnaissance de la part d’autres groupes silenciés (gays, lesbiennes, bisexuel·les, transgenres, mais aussi féministes noires, etc.). Dans cet article, nous nous intéresserons aux « pratiques ordinaires de citoyenneté » (Neveu 2013 ; Carrel et Neveu 2014), c’est-à-dire à ce qui compte pour ces femmes, ce qui les amène à se réunir, échanger et débattre, plutôt que de chercher uniquement ou prioritairement la prise de parole politique.

Notre démarche prend au sérieux la proposition de l’anthropologue Catherine Neveu de délaisser les approches théoriques et normatives de la citoyenneté pour mieux rendre compte des lieux où elle se fabrique et saisir empiriquement la notion de « citoyenneté ordinaire ». Celle-ci désigne la capacité des individus à percevoir, à pratiquer et à formuler des jugements sur le vivre-ensemble et le bien commun, hors des lieux traditionnels du politique (Carrel et Neveu 2014). Le terme « ordinaire » renvoie à la fois à la routine de la vie quotidienne et à la manière dont les membres d’une société produisent du sens à partir de leurs propres expériences (ibid., 6). Notre hypothèse est la suivante : l’apprentissage de l’arabe et les pratiques religieuses auxquels les femmes de milieux populaires participent constituent des lieux d’expression d’une citoyenneté.

À partir de réflexions sur les pratiques ordinaires de l’engagement, cette enquête participe à une redéfinition d’objets clés de la science politique, telle la citoyenneté. L’article est structuré en quatre parties. Dans la première, nous exposerons la démarche d’enquête et l’intérêt d’observer ces pratiques d’apprentissages linguistique et religieux de femmes au sein d’un centre social. Nous verrons comment ces pratiques quotidiennes sont éclairées par la notion de « citoyenneté ordinaire ». Dans une deuxième partie, nous aborderons les formes religieuses et éducatives que prend l’engagement de ces femmes, ainsi que les réseaux qu’elles investissent. On verra qu’elles cherchent, de façon différenciée selon leur position, à répondre aux attentes de dignité en tentant d’acquérir, par l’organisation des cours d’arabe, des compétences, une requalification et une plus grande maîtrise du monde social qui les entoure. Dans la troisième partie, nous analyserons la manière dont les femmes tentent de faire face à la stigmatisation qui pèse sur l’islam et les jeunes hommes de quartiers populaires. Ces femmes sont prises dans une quête de respectabilité et décident de s’engager au centre social afin de restaurer leur honorabilité et celle des autres. Enfin, la quatrième partie interrogera la façon dont ces femmes associent leurs pratiques d’aide à des valeurs religieuses. Elles expliquent puiser dans le religieux pour nourrir leur engagement.

Observer la citoyenneté dans les pratiques religieuses

Notre analyse s’appuie sur une enquête ethnographique[3] réalisée dans un centre social implanté dans un quartier populaire en périphérie d’Orléans, une agglomération française de taille moyenne de la région Centre-Val de Loire, en France. Le centre social propose une aide sociale et des activités de loisirs aux enfants et aux adultes[4]. Il est fréquenté majoritairement par des femmes françaises ou étrangères ayant vécu (elles-mêmes ou dont la famille a connu) une expérience de migration dont le pays d’origine était rattaché à la France par son passé colonial et aujourd’hui postcolonial.

Nous avons réalisé une soixantaine d’observations et une vingtaine d’entretiens entre septembre 2018 et février 2020, avec des participant·es et des salarié·es du centre social. Aux côtés des femmes, nous avons participé à une diversité d’activités ou de moments : des cours d’arabe, des ateliers de couture, mais aussi des espaces de convivialité tels que la « pause-café » ou des ateliers de cuisine/pâtisserie, des repas dits « interculturels » et des réunions d’équipe. L’enquête a cependant porté sur l’ensemble du centre social, y compris les lieux où ces femmes ne vont pas ou peu, comme les réunions du conseil d’administration (CA), du conseil citoyen[5], ou encore lors de débats organisés. Nous avons aussi suivi les femmes à l’extérieur du centre, au sein du quartier, dans leur vie quotidienne : durant les sorties d’école ou au parc, leurs achats au marché, les repas organisés par l’association de la mosquée, pour ne citer que quelques exemples. Nous avons alors vu les relations qu’elles tissent, la place qu’elles occupent dans différents réseaux de relations. Au centre social, la taille des groupes varie en fonction des activités : cinq personnes lors des ateliers de couture, dix à la « pause-café » et quinze aux cours d’arabe.

Notre attention s’est portée sur le groupe de femmes des cours d’arabe pour plusieurs raisons : ses sociabilités préexistantes, les relations d’entraide, l’entre-soi féminin et religieux, et la faible visibilité de ce groupe dans d’autres espaces du centre social. L’une des préoccupations de ces femmes est, nous le verrons, d’apprendre l’arabe littéraire pour pouvoir lire le Coran elles-mêmes et le transmettre aux enfants. Elles apprécient de se retrouver pour un moment de sociabilité entre femmes et/ou mères musulmanes.

Les cours d’arabe ont été mis en place une première fois en 2016 : à la suite de la fermeture d’une salle de prière qu’elles fréquentaient, des femmes ont demandé aux salarié·es du centre social d’y créer ces cours. L’équipe a accepté sans imposer de conditions, comme c’est pourtant souvent le cas, c’est-à-dire en acceptant de façon implicite que les cours se tiennent en non-mixité femmes–hommes. En septembre 2018, au début de nos observations, les cours d’arabe reprennent après un an d’arrêt[6]. Les salarié·es acceptent à nouveau, considérant cette initiative comme une opportunité de créer du lien avec un « public cible[7] ». Or, cette fois, cela fait débat au sein de l’équipe salariée qui se sent prise dans une double injonction contradictoire : d’une part, créer du lien social et encourager les initiatives des femmes du quartier, d’autre part, s’assurer du bon respect des valeurs de mixité et de laïcité portées par l’association. Les salarié·es organisent alors plusieurs réunions avec les femmes et leur professeure afin de réaffirmer auprès d’elles ces valeurs.

L’argumentation s’appuie sur des observations participantes répétées des séances des cours d’arabe, mais aussi sur des entretiens qui permettent de situer socialement les femmes qui y participent. Durant les cours, nous observons qu’elles prennent la parole pour discuter de sujets variés tels que l’école, les enfants, le travail, la religion. Nous faisons le constat qu’elles occupent des places différentes pendant les cours, et certaines d’entre elles participent à la préparation de la salle de classe, assurant ainsi les interactions avec les salarié·es du centre social ; d’autres vont plutôt rester assises, à écouter attentivement l’enseignante, à donner les réponses attendues, ou encore à aider leur voisine de table lors des exercices ; mais pour toutes, l’apprentissage de la langue arabe constitue une affaire sérieuse. Les femmes du niveau débutant[8] avaient toutes pour objectif de maîtriser la lecture de l’arabe avant la période du ramadan. Cet apprentissage prend une place importante dans leur vie quotidienne : elles s’y rendent deux demi-journées par semaine et ont des devoirs à faire à la maison. Elles ont un cahier de brouillon où les exercices sont soigneusement notés et certaines ont aussi un cahier d’apprentissage acheté au marché. Nos observations en dehors du centre social nous ont permis de découvrir que certaines femmes se rencontrent aussi pour les cours coraniques de la mosquée. Plusieurs femmes se retrouvent devant l’école du quartier et vont ensemble au parc avec les enfants ou au centre social. Elles s’invitent lors d’événements à l’occasion d’une naissance, d’un mariage ou d’un décès. Les entretiens semi-directifs réalisés au centre social ou à leur domicile permettent de saisir le sens qu’elles confèrent à leurs pratiques tout en éclairant leur trajectoire biographique[9]. Au cours des entretiens, nous les interrogeons également sur leurs expériences des normes de laïcité et de mixité.

Ces données permettent de comprendre leurs pratiques, que nous avons choisi de décrire et d’analyser en termes d’engagement et de citoyenneté ordinaire, faisant référence à l’approche anthropologique de la citoyenneté qui s’intéresse aux « espaces de “fabrication” de la citoyenneté et des citoyens », y compris les plus informels comme les moments de discussions et d’interactions (Neveu 2013, 207). Plusieurs travaux, inspirés du pragmatisme, éclairent bien les moments les plus routiniers de la vie collective et les interactions ordinaires dans l’espace public. Certains étudient par exemple les signalements au Samu social[10] ou au service de pompiers, et abordent la citoyenneté comme une expérience et un mode de vie où l’individu est considéré avant tout comme un acteur de l’espace urbain (Cefaï 2007 ; 2011 ; Bidet et al. 2015). D’autres, comme Julie-Anne Boudreau, Nathalie Boucher et Marinela Liguori (2009), rendent visible la dimension politique de rencontres quotidiennes telles que celles observées chez les femmes de ménage migrantes qui prennent le bus pour aller au travail, à Los Angeles.

Sur le terrain, ces pratiques ordinaires de citoyenneté se manifestent de plusieurs manières : dans la formation de ce groupe, réseau féminin, musulman et de voisinage ; par le développement d’un engagement autour d’enjeux communs liés à leurs conditions de vie, par exemple le travail du care et de subsistance et la transmission religieuse aux enfants ; par les tentatives de transformation des représentations sociales erronées sur l’islam et les jeunes hommes du quartier et la redéfinition d’un « meilleur » soi pour faire face à la stigmatisation ; et par les actions bénévoles au centre social et l’aide prodiguée à autrui au nom des valeurs religieuses.

Dynamique collective dans les cours d’arabe et au-delà : relations d’entraide et apprentissages linguistique et religieux

L’engagement des femmes au sein des cours d’arabe revêt un caractère à la fois religieux, éducatif et amical en lien avec les sociabilités du quartier. Nous analysons la manière dont des femmes qui se rencontrent quotidiennement – via l’école des enfants et pour la réalisation d’un travail de subsistance[11] et de tâches administratives – en viennent à constituer des cours d’arabe pouvant relever d’une pratique citoyenne.

Pratiques de subsistance et construction du groupe

Les femmes inscrites aux cours d’arabe sont nées au Maroc ou en Algérie (certaines ont acquis la nationalité française), et sont liées par des relations familiales, de voisinage ou d’entraide qui préexistaient à ces cours. La professeure d’arabe, Wadia, raconte la manière dont le groupe d’apprentissage s’est constitué. Elle a rencontré ce groupe de femmes lorsque son fils a commencé à fréquenter l’école du quartier. Le groupe a vu en elle une ressource. Elle explique ainsi :

Avant, elles [les femmes rencontrées à l’école] venaient me voir juste pour lire le courrier ou le cahier de suivi de leurs enfants, elles ne savaient pas sur quoi il fallait signer. Une femme m’a ramené une fois un courrier de l’hôpital, elle me dit : « Je sais pas ce que c’est ! » Jusqu’au jour où des femmes m’ont dit : « On aimerait bien apprendre l’arabe. » Parce qu’elles en ont déjà parlé ici [au centre social], elles m’ont dit : « Est-ce qu’il y a une possibilité ? » J’ai dit : « Oui, pourquoi pas ! » Moi j’aime bien aider les gens, ça fait partie de notre éducation.

Comme le suggère l’extrait d’entretien avec Wadia, les femmes qui constituent ce groupe se côtoient en dehors du centre social. Wadia aide régulièrement quelques femmes pour des traductions et des démarches administratives pour gérer « les papiers[12] ». Elle possède une plus grande maîtrise de la langue française et se sent plus « légitime » vis-à-vis des institutions publiques en raison de sa formation supérieure et de sa position sociale et économique plus élevée[13] que celles des autres femmes du groupe. Le travail de « papiers » pour obtenir une aide sociale et faire valoir des droits nécessite une bonne connaissance institutionnelle du territoire qu’elle partage avec ses pairs. Plusieurs femmes, dont Wadia, organisent des achats groupés et s’échangent des informations pratiques, des « bons plans » comme elles disent, par exemple des offres promotionnelles de produits alimentaires. Certaines d’entre elles se distinguent pour leur compétence à observer, comparer, calculer, et elles détiennent une connaissance fine du territoire. Ces pratiques, qui font l’objet de discussions quotidiennes entre elles, sont précisément des compétences et des connaissances que requiert le travail de subsistance (Cohen et Dunezat 2018 ; Collectif Rosa Bonheur 2019). Atika, une jeune femme participante aux cours d’arabe, a aussi l’habitude de conseiller et d’accompagner des amies de sa mère ou des femmes arrivées depuis peu en France dans leurs démarches administratives pour obtenir une aide, un logement ou un titre de séjour. Elle gère souvent les interactions au centre social où elle est vue comme une porte-parole ou un relais entre les femmes et les salarié·es, mais aussi avec d’autres institutions comme la Caisse d’allocations familiales, la Préfecture ou l’école.

Ce réseau préalable d’interconnaissance sur lequel les femmes peuvent s’appuyer facilite la mise en place des cours : le groupe d’apprenantes est déjà constitué, les femmes sont liées par un réseau d’entraide et s’invitent lors d’événements festifs, certaines vont ensemble aux cours à la mosquée et/ou ont suivi des cours d’arabe au centre social avec l’ancienne professeure ; plusieurs d’entre elles ont une bonne connaissance des institutions (publiques et du centre social) ; et l’une, auparavant enseignante de langue dans une université algérienne, dispose des compétences et de la légitimité pour transmettre le savoir. Les attaches du voisinage et les rencontres régulières constituent ainsi un appui aux pratiques d’apprentissages linguistique et religieux pouvant être appréhendées, nous le verrons, comme des pratiques ordinaires de citoyenneté.

Les cours d’arabe, un moyen d’élargir ses connaissances et sa maîtrise du monde social

Dans le centre social, environ quinze femmes de plusieurs générations (dont des mères et leurs filles) se retrouvent pour les cours dans le but de maîtriser l’arabe littéraire et pouvoir ainsi lire le Coran. Elles s’engagent dans cet apprentissage en espérant que la pratique améliorera leur quotidien, leur vie familiale ou celle du quartier et, pour ainsi dire, leur maîtrise du monde social.

Parmi les femmes du groupe, plusieurs n’ont jamais été scolarisées. Celles-ci voient dans les cours d’arabe un moyen d’élargir leurs connaissances. Pour les plus âgées, qui plus est n’ayant jamais été scolarisées, l’enseignement de la langue arabe représente une seconde école. Elles nomment d’ailleurs ces cours « l’école arabe », à l’instar d’Asma dont on va découvrir les propos. Arrivée en France en 1996, celle-ci vient d’un milieu rural du Maroc. Elle n’a pas fait d’études et n’a jamais eu d’emploi salarié. Elle a élevé ses huit enfants, puis a commencé à suivre des cours d’arabe à la mosquée et parallèlement au centre social. Asma explique qu’auparavant elle ne maîtrisait ni l’arabe ni le français et, étant berbérophone, elle ne pouvait pas échanger avec les autres mères du quartier qui se retrouvaient devant l’école ou au parc : « Maintenant je parle l’arabe, c’est pas comme avant. » Elle décrit son quotidien ainsi :

Depuis 2010, je vais tous les après-midi à la mosquée. Lundi, mardi, mercredi, jeudi, pendant 2 h, 2 h 30. Le lundi, je viens à la mosquée et ensuite je viens ici [au centre social]. J’ai le courage. Mardi matin, jeudi matin, c’est les cours de français. Vendredi matin, c’est le cours avec [la professeure d’arabe]. La maman d’Atika, Hafida, va à la mosquée aussi. Son mari ou mon mari prend la voiture, et on va à la mosquée. Elle est toujours venue avec moi, Hafida et des fois Rabia. On est toujours ensemble à la mosquée. Avant, je restais toujours à la maison. Et maintenant mon mari, il a dit : « Moi je suis content de toi, tu te débrouilles toute seule. » Ça y est maintenant Hamdoulah !

Depuis de longues années, Asma rencontre ces femmes à l’école, au marché, au supermarché, au parc, au centre social et, avec trois d’entre elles, elle se rend quotidiennement aux cours d’arabe proposés par la mosquée. L’inscription aux cours dans le centre social se lit pour Asma dans la continuité de son apprentissage à la mosquée. En plus de transmettre des connaissances linguistiques, la professeure, Wadia, partage son savoir religieux et des anecdotes puisées dans ses différents séjours à la Mecque. Ces narrations sont très appréciées des apprenantes et semblent rendre l’adhésion au groupe plus pérenne. Pour Asma, on le voit, l’enjeu est aussi de maîtriser l’arabe pour élargir ses réseaux de connaissances locaux et devenir plus autonome à l’égard de son mari. Wadia est d’ailleurs très attentive à ce que les apprenantes pensent des cours et à leur évolution dans la pratique linguistique : par exemple, à la fin de l’année, elle récompense certaines d’un cadeau pour leurs efforts.

Dans la classe d’arabe, certaines sont des femmes plus jeunes, parfois scolarisées en France. Elles aussi souhaitent accéder à la lecture directe du Coran. Pour une partie d’entre elles, il s’agit de s’engager davantage dans l’éducation religieuse de leurs enfants, assurée de fait principalement par leur mari. La plupart des enfants de ces femmes suivent des cours d’arabe organisés par l’association de la mosquée ou par l’école publique. Toutefois, ces mères expliquent qu’il est nécessaire d’assurer à la maison le suivi de cet enseignement. C’est le cas par exemple d’Atika. Elle est française, arrivée en France à l’âge d’un an avec sa famille qui vient d’un village du Rif au Maroc. Elle a obtenu un brevet de technicien supérieur (BTS) en assistance de direction et a étudié ensuite une année en finance et comptabilité à l’Institut universitaire technologique (IUT). Au moment de l’entretien, elle est âgée de 39 ans, elle est mariée et a cinq enfants. Lorsque nous lui demandons si elle travaille, elle répond :

Je travaille à la maison, et c’est beaucoup de travail. J’ai cinq enfants. Donc, j’étais prise [se reprend] voilà, j’étais prise à 100 % de mon temps quoi, on va dire. Donc, je n’avais pas trop le temps de travailler en plus à l’extérieur. Donc, c’est pour ça que le temps qui me reste, ben je le passe quasiment tout le temps au centre. On vient pour tout ce qui est activités avec les enfants, mais aussi pour nous [les adultes], comme les repas partagés [temps de pause qui suggère qu’il y a d’autres activités aussi].

Le centre social prend une place importante dans son quotidien, aux côtés des tâches relatives à la tenue du foyer et au soin des enfants. Elle explique comment elle s’organise quotidiennement : « On prépare les enfants, on leur donne à manger, on les dépose à l’école, je reviens, je m’attaque un petit peu aux tâches ménagères, tout en préparant bien sûr le repas du midi. Parce que sachant qu’en fait, nous, moi, je ne les mets pas trop à la cantine. Parce qu’à la cantine, en fait, on n’a pas de repas adaptés à notre religion. » Ses journées se déroulent selon l’emploi du temps scolaire, et sont rythmées par les tâches ménagères, comme la préparation du repas du midi. Atika se rend le plus souvent au centre social pendant que ses enfants sont en classe, les horaires des cours d’arabe correspondent à ceux de l’école. Elle ne pouvait pas aller aux cours d’arabe avant :

Ayant toujours eu un enfant en bas âge avec moi, j’ai jamais pu venir aux cours. Parce qu’en fait, ça me [hésite] enfin, ça me gênait de venir avec la poussette et le bébé, parce que des fois, ben, il pleure. Et puis ben maintenant, comme cette année, mon fils, le dernier, il a eu trois ans, il est rentré à l’école. Alors, je me suis dit : « Maintenant, c’est le moment, t’as plus d’excuses. »

Venir aux cours avec un enfant en bas âge n’est pas envisageable pour Atika, qui préfère attendre que celui-ci soit en âge d’aller à l’école pour commencer l’apprentissage. Cela semble également le cas d’une autre jeune femme, avec qui elle partageait l’envie d’assister à ces cours : « On s’était toujours dit “Le jour où on va y aller, on ira ensemble.” Puisqu’elle était à peu près dans le même cas que moi. Elle aussi, elle a quatre enfants en bas âge. » Aujourd’hui, les deux jeunes femmes se retrouvent lors des cours, ainsi que leurs mères respectives qui vont aussi aux cours d’arabe de la mosquée ensemble.

Atika se définit elle-même comme la « secrétaire des cours d’arabe ». Il est remarquable qu’elle mobilise le vocabulaire du travail pour qualifier sa pratique. Elle assiste la professeure, corrige les exercices, mais elle fait aussi des photocopies des supports pédagogiques, ce qui nécessite des compétences scolaires et une certaine familiarité avec le centre social. Elle se rend dans ce lieu depuis son plus jeune âge et participe aussi aux activités de fitness, à la « pause-café », qui est un temps institutionnalisé de rencontre et de débat, et à divers dispositifs de participation, notamment dans le cadre de la rénovation d’un espace de jeu dans le quartier. Elle a aussi participé à la consultation pour le renouvellement du projet du centre social et à une séance du « grand débat » organisé à l’initiative gouvernementale du « grand débat national », dans un contexte de revendications des « gilets jaunes » en mars 2019. Le rôle qu’elle endosse lors des cours d’arabe et la place qu’elle occupe au sein du centre social et du quartier, particulièrement auprès d’autres femmes françaises ou étrangères, comme nous l’avons vu précédemment, s’expliquent en partie par sa position de femme française d’origine marocaine, ayant suivi un cursus scolaire français et des études supérieures. La qualité des relations qu’Atika entretient avec les femmes et les salarié·es du centre social lui procure une place et une légitimité, que ses conditions matérielles d’existence ne lui permettraient pas d’acquérir autrement.

Son engagement pour les cours d’arabe est en partie lié à l’éducation religieuse des enfants, que l’on peut voir comme une tentative de redéfinir sa place dans la division sexuée du travail éducatif entre elle et son époux. Voici comment Atika en rend compte :

C’est plus mon mari qui s’en charge, moi je leur apprends les choses de base, car même moi aussi je suis encore en apprentissage [silence et se reprend], mais j’aimerais bien aussi, c’est ça aussi, l’une des choses qui m’a poussée à vouloir lire l’arabe, c’est pour pouvoir lire le Coran toute seule. Quand il lit [son mari] des petits extraits avec les enfants, par exemple on se met tous assis en tailleur, on fait une espèce de petit cercle, et bien là c’est lui qui s’en occupe parce que, comme je t’ai dit, je suis incapable de pouvoir le faire.

Atika explique avec regret que le travail de transmission religieuse est réalisé exclusivement par son conjoint qui a grandi dans une ville marocaine où l’arabe est la langue principale (bien qu’il soit lui aussi berbérophone). S’emparer de la dimension religieuse de l’éducation des enfants est d’autant plus important pour Atika qu’elle n’a pu apprendre l’arabe à l’école comme le font aujourd’hui ses enfants, ni recevoir un enseignement religieux dans des écoles coraniques à son arrivée en France. Elle explique à propos des cours du soir de langue arabe de ses enfants : « Le lundi, je m’amuse à faire des allers et retours, mais [se reprend] ça franchement, ça m’ennuie pas. Parce que je me dis : “Moi, j’ai pas eu cette chance, quand j’étais plus jeune, de faire ces cours-là. J’ai attendu 36 ans pour pouvoir commencer”. » Atika ne remet pas en cause la charge liée aux enfants, le fait de les emmener et d’aller les chercher aux cours d’arabe. Elle n’en parle pas en ces termes et met plutôt en avant son enthousiasme.

Cet enseignement est susceptible d’être ensuite valorisé au sein de la famille, comme en atteste le cas de Malika, ancienne membre du CA du centre, également française née au Maroc. Malika explique le travail éducatif et religieux qu’elle a mené auprès de ses propres fils et de leurs amis, notamment au moment du ramadan, et considère qu’il est important que les mères musulmanes maîtrisent la langue arabe pour lire le Coran et le transmettre aux enfants. Pour Atika, Malika et les femmes de leur génération, il s’agit de se former et de pouvoir ainsi apporter une bonne éducation à leurs enfants.

Cette activité relève ainsi du care, car elle renvoie à un ensemble d’actions visant à prendre soin de soi et des autres, à acquérir une situation jugée plus favorable pour ses enfants, sa famille ou toutes autres personnes considérées comme « dépendantes » (Tronto 2009 ; Ledoux 2013 ; Nakano Glenn 2016). Cette pratique éducative semble relever du privé. Or, elle gagne à être comprise comme un enjeu commun pour ces femmes en ce qu’elle contribue à leur « meilleure » maîtrise du monde social et leur assure une plus grande capacité d’agir sur leur quotidien, et notamment leur famille. En ce sens, la fréquentation des cours d’arabe constitue une pratique ordinaire de citoyenneté.

Nos observations aident à comprendre les liens entre le care et la citoyenneté, faisant ainsi écho aux débats qui ont lieu depuis les années 1980-1990 entre la citoyenneté des femmes et le care. Autrefois, en France comme aux États-Unis, le care n’était perçu ni comme un travail ni comme un devoir associé à la citoyenneté. Ainsi, les femmes majoritairement concernées par cette activité ne bénéficiaient d’aucun droit social tel que des allocations. C’est à partir de ce constat que les féministes ont choisi d’inscrire le care au coeur des débats sur la citoyenneté des femmes. Celle-ci a été appréhendée de deux façons : sous l’angle de l’égalité avec les hommes, en revendiquant l’acquisition des mêmes droits que ces derniers pour l’accès au marché de l’emploi et à la sphère politique ; sous l’angle de la différence avec les hommes, en reconnaissant socialement le care comme un travail susceptible d’être rémunéré ou, a minima, d’assurer l’accès à des droits sociaux (Pateman 1988 ; Fraser 1994). Toutefois, ces droits ne feraient pas disparaître la double journée (double travail), ni le fait que ce travail soit souvent délégué à d’autres personnes, comme des femmes de milieux populaires et catégorisées comme « immigrées » (Dorlin 2006 ; Nakano Glenn 2016). Ces travaux montrent bien comment celles qui se donnent dans ces tâches liées au care se voient exclues d’une citoyenneté pleine et entière. Dès lors, il s’agit de considérer la transmission de l’arabe et du Coran aux enfants comme un enjeu d’ordre public[14] relevant de la sphère de la citoyenneté dont la particularité est qu’elle se construit dans le même temps dans la sphère familiale et privée.

Défendre les jeunes et lutter contre l’image négative associée à l’islam

Plusieurs femmes rencontrées au centre social considèrent avoir un rôle à jouer auprès des jeunes du quartier[15], et notamment dans leur reconnaissance auprès du centre social. Elles cherchent également à lutter contre l’image négative associée à la religion musulmane et à ses pratiquant·es.

Travailler pour la respectabilité des jeunes hommes du quartier

Malika est arrivée du Maroc à l’âge de 20 ans, à l’occasion de son mariage. Elle détient un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) en cuisine et a travaillé pendant plusieurs années dans les cantines scolaires. Elle est âgée de 53 ans et est mère de trois garçons aujourd’hui adultes. Elle participe à plusieurs activités au centre social et se définit, de ce fait, comme une « bénévole ». Récemment, elle a proposé d’assurer un travail de médiation entre les jeunes du quartier et les salarié·es du centre social en cas de conflit, comme elle dit, « pour se mettre entre les deux [les jeunes et les salarié·es du centre social] », car elle estime que « les gens qui travaillent [au centre] ne pouvaient pas parler avec les jeunes. Ils ne les écoutent même pas. » Elle explique avoir assisté aux réunions du CA de l’association pendant plus de six ans afin de pouvoir notamment « défendre les jeunes ». Au cours de notre échange, elle explique que pendant ces réunions, elle n’avait pas « la langue dans la poche », qu’elle était souvent en opposition avec les autres membres du CA sur la question des jeunes. Elle précise ainsi :

Oui, je suis d’accord. Les jeunes des fois, ils font des conneries. Mais si on leur offrait l’occasion de travailler, si on leur offrait l’occasion de faire des études ! Mais non, on les jette toutes les petites cinq minutes pour un rien. Et si on leur offrait des petits trucs pour faire des formations, franchement. Ils ne vont pas être là à galérer et à ne rien faire, et à faire des conneries, quoi ! Et là, moi j’étais toujours toute seule contre tout le monde. Moi, je leur disais : « Moi, je vis avec eux, les enfants. » Moi, quand je les vois en train de faire des conneries, moi j’y vais, je leur tire les oreilles, je leur dis « Pourquoi tu fais ça ? » Moi, je suis comme ça. Je ne veux pas que quelqu’un fasse des conneries, comme, dans le quartier ou n’importe d’ailleurs, et pas que dans mon quartier. Moi, je suis comme ça ! Mais en même temps, je les défends. Parce que celui-là, à douze ans, il est dans notre quartier, pourquoi ? Eh ben, parce qu’on l’a viré du collège.

Les propos de Malika montrent la place qu’elle souhaite occuper dans le centre social et la manière dont elle met à distance la stigmatisation des « jeunes du quartier » lors de ces réunions. Elle propose au contraire d’expliquer leurs conditions d’existence, la déscolarisation, le manque de formation, le chômage, etc. contre les stéréotypes négatifs que mobiliseraient les salarié·es et les membres du CA. Déconstruire l’image dévalorisante attachée à ces jeunes permet aussi de se détacher du soupçon qui pèse sur ces femmes d’être de « mauvaises » mères, lequel se trouve indéniablement lié au milieu social et culturel que Malika représente aux yeux des autres membres du CA qui appartiennent aux classes moyennes blanches. L’engagement de ces femmes vient éclairer cette expérience qui les place en situation de devoir prouver, en permanence, qu’elles sont de bonnes mères et de bonnes citoyennes (Skeggs 2015). Lorsque nous demandons à Malika pourquoi elle agit ainsi, celle-ci répond : « Je m’engage, c’est mon quartier. On est là, c’est notre pays, c’est nos enfants qui sont là. Il faut que ça soit bien, il faut que ça soit correct. » Par son engagement dans le centre social, Malika cherche à avoir sa place tout à la fois en tant que femme de nationalité française, souvent renvoyée à une extranéité nationale, que mère d’enfants français et habitante d’un quartier populaire. Cette responsabilité que Malika souhaite endosser peut lui procurer des ressources relationnelles, mais aussi symboliques, tout en lui conférant une fierté et une respectabilité.

Nous observons ici ce que Beverley Skeggs (2015) nomme l’« affichage de la respectabilité » : en venant au centre social, en participant aux instances décisionnelles et de représentation ou bien encore en suivant des cours d’arabe, ces femmes affichent ainsi leur propre respectabilité aux autres mères, mais également au majoritaire tenté par une vision stéréotypée des « musulman·es[16] ». La gestion de la respectabilité implique ici des jugements de classe, de race, de genre. Elle correspond à un rôle genré, attribué aux femmes, qui consiste en une façon d’être mère, de se marier, de s’occuper de la famille, du foyer, de la maison et des enfants. Ces normes, lorsqu’elles sont affichées, confèrent aux femmes une respectabilité individuelle et familiale qui doit être comprise en lien avec leur assignation de responsables de la nation (Juteau 1999). À la période impériale au XIXe siècle, les femmes et les mères étaient considérées comme des forces civilisatrices. La responsabilité qui leur est donnée de civiliser la nation impliquait qu’en cas d’échec, la faute pouvait être rejetée sur elles. Elles étaient alors considérées comme la source des maux nationaux. Cette responsabilité n’est peut-être plus aussi forte aujourd’hui, mais elle continue de concerner ces femmes et leur quartier dont la qualité de vie dépend de ses habitant·es ; elles s’en sentent pour partie garantes et peuvent d’ailleurs en être jugées responsables[17]. C’est là l’un des ressorts de l’affichage de la respectabilité.

Un travail de mise à distance du stigmate lié à l’islam

Dans le contexte français, les regroupements de femmes de confession musulmane, comme c’est le cas des cours d’arabe au centre social, sont susceptibles d’être identifiés comme le signe d’une montée du « communautarisme ». Comme l’expliquent Marwan Mohammed et Julien Talpin, « ce terme flou et à connotation péjorative renvoie à des formes d’entre-soi, de séparatisme et de repli de groupes qui partageraient des pratiques et des conceptions du monde social singulières et manifesteraient une défiance à l’égard de la mixité sociale, ethnique ou religieuse » (2018, 5). Lorsque les femmes rencontrées parlent des cours d’arabe, elles cherchent à mettre à distance le stigmate qui pèse sur elles et sur l’islam. C’est le cas de Malika qui, ici, rejette la vision stéréotypée qui associe l’inscription des femmes aux cours d’arabe à la formation d’une « secte » : « Les cours d’arabe c’est juste pour apprendre. Nous on n’est pas des sectes. Parce que moi, je connais les sectes qui veulent rentrer les gens dans l’islam. Nous c’est pas ça, jamais de la vie. » Pour cette femme, il s’agit d’insister sur la dimension pédagogique des cours et de mettre à distance une suspicion d’être sectaire.

Au centre social, les femmes rencontrées travaillent à apporter une connaissance sur la religion musulmane de manière à amoindrir les représentations stéréotypées. En effet, c’est pour lutter contre les préjugés et faire découvrir l’islam à un public plus large que Malika dit vouloir investir le centre social :

Il y a des gens qui ne connaissent pas l’islam : qu’est-ce que c’est que l’islam ? Maintenant, ils n’entendent que ceux qui s’explosent. J’ai dit : « Déjà dans le Coran, il est interdit de tuer les gens comme ça, ils n’ont rien fait, ils n’ont rien. Mais pourquoi ils tuent ? Si tu tues une seule personne, c’est comme si tu avais tué le monde entier ! C’est écrit dans le Coran. » Déjà, ces gens-là ils ne connaissent rien dans l’islam. C’est des gens qui ont été dans des [hésitation], qui fument, qui boivent, qui sortent, ils ne connaissent même pas une sourate du Coran. Ils ne font même pas la prière. Il ne faut pas mélanger. Et donc j’ai proposé au centre social, j’ai dit : « Il faut qu’un jour, on vienne ici, on leur [aux jeunes, aux femmes, et aux non-musulman·es] explique ce que c’est que l’islam. Parce que si vous côtoyez les gens qui font la prière, qui connaissent ce que c’est que Dieu, ce que c’est que le Coran. » J’ai dit : « Ces gens-là, vous allez les côtoyer toute votre vie, parce qu’ils ne volent pas, ils ne mentent pas, ils ne font pas des trucs pas bien. Au contraire, c’est des gens qui tendent la main à tout le monde. C’est des gens qui aident, c’est des gens qui [se reprend], ils ne font pas ce qui est en train de se faire là. Ça n’a rien avoir avec l’islam. »

Malika explique qu’à plusieurs reprises, lors de la « pause-café » ou des « repas partagés », des femmes blanches, non musulmanes ont tenu des propos racistes : c’est à elles qu’elle s’adresse indirectement dans cet extrait. Face aux stigmates liés aux discours ambiants sur l’« islam radical » et les représentations qui sont véhiculées au centre social, Malika, en dénonçant ces images erronées, propose de partager des connaissances sur l’islam. L’engagement au centre social peut ainsi exprimer une dimension civique et parfois militante dans le fait de chercher à construire la reconnaissance des groupes minoritaires au centre social, et notamment de travailler à une « meilleure » image des musulman·es. On retrouve un positionnement équivalent chez les jeunes rencontré·es par Anne-Sophie Lamine (2004) soucieux de faire reconnaître l’islam en France et de réduire l’image négative qui lui est associée. Dans notre enquête, Malika et ses amies doivent sans cesse se démarquer des catégories telles qu’islamisé·es ou communautaires, qui les enferment dans une image dévalorisante.

Aider et s’entraider au nom des valeurs religieuses

Nous avons pu voir précédemment les ressorts religieux du travail du care avec, d’une part, l’apprentissage de l’arabe pour l’éducation des enfants et, d’autre part, la revalorisation des jeunes hommes du quartier et de l’islam auprès des membres du CA. Cette façon de prendre soin des siens et des autres, ainsi que les pratiques religieuses et éducatives que cela implique, nous amène à repenser le concept de citoyenneté. Il convient en effet d’interroger la manière dont ces femmes associent dans leurs pratiques des motifs indissociablement religieux et politiques.

La citoyenneté est classiquement pensée à travers une dichotomie individuel/collectif où l’individu serait citoyen s’il est autonome, c’est-à-dire coupé de toutes ses attaches communautaires, familiales, religieuses, etc. Pourtant, nous venons de le voir, ces formes d’attachement peuvent faciliter l’engagement. Discutant l’idée selon laquelle la citoyenneté est incompatible avec des expériences plus communautaires, Marion Carrel (2017) invite à prendre au sérieux les communautés territoriales, ethniques, religieuses ou intergénérationnelles dans le développement des capacités d’agir des citoyen·nes. L’approche anthropologique de la citoyenneté montre que l’existence de liens avec la communauté d’appartenance/d’origine favorise la participation et l’acquisition d’une citoyenneté réelle et pratique (Lorcerie 2007 ; Neveu 2010 ; Carrel et Neveu 2014 ; Gonin 2014). En effet, dans notre enquête, les femmes sont liées entre elles par la pratique religieuse, par leurs attaches à une aire culturelle commune, le Maghreb, par les expériences minoritaires, mais aussi par les sociabilités amicales qui facilitent la transmission de la langue arabe et du Coran et leur quête de respectabilité. Elles créent ensemble des cours d’arabe notamment pour devenir plus compétentes en matière d’éducation ; elles y voient aussi un moyen de faire face aux représentations stéréotypées des « jeunes du quartier » et de l’islam. Alors que leurs croyances, leur foulard ou encore les liens dits communautaires sont souvent perçus comme contradictoires avec la figure de citoyenne, leur mobilisation dans un travail du care et de respectabilité montre au contraire que ce sont ces pratiques religieuses et éducatives qui font d’elles des citoyennes engagées localement dans ce que l’on peut appeler une « citoyenneté ordinaire ». En effet, elles se sentent concernées par leur milieu de vie dans le quartier et veulent « s’assurer du maintien possible des conditions d’un vivre-ensemble » (Carrel et Neveu 2014, 11).

En outre, plusieurs de ces femmes s’engagent dans le centre social en mettant en avant l’entraide comme une valeur caractérisant l’islam. Par exemple, Wadia, la professeure d’arabe, a refusé de donner des cours rémunérés en dehors du centre au nom de l’entraide, car, comme elle dit au sujet de l’islam, « dans notre religion, c’est bien d’aider ». Malika, dont on a lu plusieurs propos déjà, associe aussi l’aide à la pratique religieuse lorsqu’elle dit à propos des cours de français qu’elle a assurés au centre social : « Moi, c’est dans mon sang, moi j’aime bien. C’est dans notre religion, d’ailleurs. Aider l’autre. C’est dans le Coran. Si on peut aider, de toute façon, on dira jamais non. » Plus tard dans l’entretien, nous lui demandons ce qu’elle pense des propos de la professeure d’arabe qui expliquait que le bénévolat permet de s’élever au niveau religieux et elle répond : « Bien sûr. C’est pour ça. De toute façon tout ce qu’on donne, ça nous donne des hassanettes, comme on dit. C’est comme [cherche ses mots], c’est des bons points. C’est pour ça qu’il faut toujours être là pour l’autre. » La pratique religieuse les pousserait à prendre en charge des actions bénévoles. Le sens religieux que Wadia et Malika donnent à leurs pratiques ne doit pas faire oublier que pour la professeure d’arabe il y a également un enjeu de reconnaissance de sa qualification d’enseignante et, au-delà, d’un déclassement avec la migration.

Plusieurs s’engagent en mettant en avant les valeurs musulmanes qu’elles savent être en convergence avec celles du centre social : le partage et la solidarité, notamment. Le sens de la responsabilité qu’expriment ces femmes au nom de l’islam et de ses valeurs vaut pour un ensemble de situations telles que rendre un service à une voisine du quartier ou encore aider à la confection d’un repas en vue d’une célébration au centre social. Il prend la forme d’un « devoir citoyen » d’agir et d’aider autrui. Ce sens de la responsabilité au nom de l’islam n’entre pas en contradiction avec l’expérience citoyenne. Il peut même dans certains cas constituer un levier à l’engagement bénévole et à l’inscription dans des réseaux d’entraide. Plusieurs enquêtes en témoignent : dans le travail de terrain mené en Grande-Bretagne et en France par Danièle Joly et Khursheed Wadia (2017), les enquêtées expliquent que les valeurs musulmanes sont pour elles un guide moral, à la fois pour différencier le bien du mal, mais aussi une ligne directrice dans leur engagement. Elles mettent en avant le message d’humanisme, de paix, de solidarité de l’islam et justifient leur mobilisation par leur croyance. Elles conçoivent l’islam comme un guide de conduite pour leurs pratiques et leurs actions et partagent la responsabilité collective de donner une bonne image de l’islam (ibid.). Notons aussi l’exemple d’associations socioculturelles mettant en oeuvre un islam social et civique, comme c’est le cas de l’association Éveil (Fuchs 2017) dont les activités sont tournées vers l’éducation, la formation culturelle et citoyenne ; ou encore celui d’associations qui offrent du soutien scolaire à de jeunes femmes ayant été exclues du système scolaire à cause du port du foulard (Joly et Wadia 2017). En tant qu’institution locale, le centre social de notre enquête apporte une reconnaissance de l’entraide et du bénévolat. Cela peut sembler paradoxal puisque le centre social évolue dans un registre idéologique laïc au sein duquel la question religieuse fait souvent obstacle : elle fait l’objet de débats dans l’équipe salariée et avec le CA, suscités notamment par les demandes répétées de femmes d’organiser une fête du calendrier musulman. De même, comme nous l’avons signalé précédemment, la mise en place des cours d’arabe s’est faite avec une négociation préalable : les salarié·es ont rappelé au groupe de femmes que les cours devaient respecter le principe de la laïcité et la norme de mixité femmes–hommes. Ce type de débats reflète les tensions qui se sont historiquement développées en France autour de la question religieuse et particulièrement autour de l’idée que l’engagement pour et par la religion s’oppose à la citoyenneté (Baubérot 2014). Selon Nicolas De Lavergne (2003), l’idée qu’il existerait une contradiction de fait entre islam et valeurs républicaines est un héritage de la politique coloniale française qui insistait sur l’incompatibilité entre la laïcité et l’islam. Cette représentation s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, entretenue par les vifs débats sur la politique d’accès à la nationalité, la question des droits des femmes et celle du radicalisme islamique. Au contraire, pour les femmes que nous avons rencontrées, l’engagement au centre social, la quête de respectabilité et le travail du care passent bel et bien par des pratiques dont la dimension religieuse est revendiquée individuellement et collectivement. Les observations montrent que des actions communément considérées comme relevant de l’ordre du privé, telles que l’élévation de soi par la pratique religieuse et l’éducation des enfants, gagnent à être interprétées en termes de citoyenneté. Si la religion peut parfois être le frein d’une participation civique et politique, elle est ici plutôt un facteur et un ressort d’engagement.

Conclusion

Historiquement, les femmes musulmanes ont été exclues de la vie politique. Comme le souligne Magali Della Sudda (2013, 417), « les femmes indigènes sont renvoyées durablement à leur confession musulmane, jugée incompatible avec le droit civil et les droits politiques de la République ». Elles ont été perçues comme inaptes à participer à la vie politique en raison d’un supposé déficit de compétences citoyennes qui leur a été attribué et qui continue de les marquer. Leur assignation à des figures communautaristes par les médias et une partie de la classe politique en fait des personnes inassimilables auxdites valeurs de la République.

C’est en prêtant attention au sens que ces femmes donnent à leurs pratiques, en considérant alors leurs propos à l’aune de leur position au sein des rapports sociaux de sexe, de classe et de race, que nous pouvons considérer l’apprentissage et la transmission linguistique et religieuse comme des pratiques citoyennes. Notre étude révèle finalement l’intérêt d’une analyse qui articulerait ces différents rapports sociaux à même de rendre compte de pratiques peu visibles, mais structurantes de l’engagement de femmes en situation minoritaire. Nous avons vu combien les expériences sont multiples et imbriquées du fait d’être une mère de famille en quartier populaire, d’être toujours considérée comme « immigrée », « musulmane », et fortement sollicitée au quotidien par le travail du care et la quête d’une respectabilité. Toutes ces dimensions articulées entre elles façonnent à la fois l’objet et la forme de leur mobilisation. Au sein des réseaux de sociabilité qu’elles entretiennent, ces femmes déploient collectivement des pratiques d’entraide et de subsistance. En outre, les nouvelles compétences qu’elles acquièrent à travers leur participation aux cours contribuent à une plus grande maîtrise du monde social, ce qui leur permet en retour d’être en cohérence avec leur objectif d’amélioration des conditions d’un vivre-ensemble dans le quartier. Elles parviennent ainsi à afficher leur respectabilité et à penser celles des autres, y compris celle, fragile, de jeunes hommes déscolarisés qui vivent dans le quartier. Nous avons vu que les femmes acquièrent ensemble des compétences indissociablement culturelles, religieuses et politiques. Les pratiques collectives, religieuses et éducatives qu’elles développent, et dans lesquelles se jouent des formes de reconquête de soi, de respectabilité et de résistance à la stigmatisation, doivent être dès lors considérées comme étant des pratiques politiques.