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Au cours des dernières années, j’ai travaillé sur divers projets relatifs à la pédagogie universelle[1] dans le cadre de ma tâche professorale en didactique des sciences et de la technologie. Deux d’entre eux m’ont amenée à revisiter, avec des collègues, la planification de cours de sciences ou de didactique des sciences et de la technologie pour qu’ils respectent mieux les grands principes de la pédagogie universelle. J’ai aussi tenté d’appliquer ces principes à mes propres cours. J’ai, par ailleurs, agi à titre de codirectrice de recherche dans le dernier droit d’une thèse dans le domaine (Chiasson-Desjardins, 2019) et j’ai participé, comme enseignante universitaire, à une recherche doctorale sur les manières dont s’opérationnalise la pédagogie universelle dans l’enseignement universitaire (Desmarais et al., 2020). Pendant cette période, j’ai réfléchi à mon enseignement et aux manières dont il s’approche et s’éloigne de la pédagogie universelle, mais aussi aux liens entre la pédagogie universelle et les travaux menés dans mon domaine, la didactique des sciences et de la technologie. Je suis désormais davantage en mesure d’expliciter ce que me permet la pédagogie universelle et ce qui fait en sorte qu’elle est si utile pour moi. Je vois aussi mieux ses limites et les manières dont mon propre domaine pourrait l’enrichir.

Dans ce texte, j’explicite comment la pédagogie universelle et la didactique des sciences et de la technologie peuvent s’enrichir et couvrir leurs angles morts respectifs. Je discuterai de ce que je considère être l’apport principal de la pédagogie universelle à la didactique des sciences et de la technologie, c’est-à-dire soutenir l’opérationnalisation des postures non déficitaire et antidéficitaire envers les jeunes et les adultes qui apprennent les sciences et la technologie. Autrement dit, ce que fait la pédagogie universelle, c’est offrir des moyens de concrétiser un véritable enseignement des sciences et de la technologie pour toutes et tous. Cela dit, l’un des angles morts de la pédagogie universelle – du moins lorsque je l’observe du point de vue de la didactique des sciences et de la technologie –, c’est que, bien qu’elle cherche à adopter des mesures collectives pour améliorer le bienêtre et l’apprentissage de chaque personne apprenante, elle met peu l’accent sur les visées collectives et politisantes de l’école, c’est-à-dire sur l’enseignement et l’apprentissage dans la communauté et pour le bien commun. Dans mon vocabulaire de didacticienne des sciences et de la technologie, je dirais que la pédagogie universelle facilite l’atteinte des visées technocratique, humaniste et utilitariste de l’enseignement et de l’apprentissage des sciences et de la technologie, mais qu’elle gagnerait à être enrichie pour mieux prendre en charge leurs visées démocratique et activiste. Je formulerai des propositions à cet égard.

Un détour par l’idée de posture déficitaire, non déficitaire et antidéficitaire

Les chercheuses et chercheurs de science studies et de didactique des sciences et de la technologie parlent du modèle de l’instruction publique (Callon, 1998), du modèle du déficit (Wynne, 2006) ou d’une posture déficitaire (Groleau et Pouliot, 2020) lorsque les citoyennes et citoyens sont dépeints comme des personnes qui n’ont pas de connaissances scientifiques pertinentes ou en ont peu, qui ne s’intéressent pas aux sciences et qui ne comprennent pas les enjeux technoscientifiques d’actualité, par exemple dans les médias, dans les conversations quotidiennes ou dans les discours des décideurs. La posture déficitaire a été décrite (Callon, 1998), les conséquences (négatives) de son adoption ont été documentées (Batellier et Maillé, 2017; Groleau et al., 2022) et ses prémisses ont été démontées (voir par exemple Epstein, 1995; Pouliot, 2015; Wynne, 1996), jusqu’à ce qu’il soit clair qu’elle est contreproductive (Pouliot, 2015).

L’adoption d’une posture déficitaire par les décideurs, par le personnel enseignant ou par les apprenants eux-mêmes vient limiter le champ des possibles. Si l’on considère que seule une poignée de personnes est en mesure de réaliser des apprentissages pertinents et significatifs par rapport aux sciences et à la technologie – les personnes qui se destinent à une carrière scientifique –, on offrira un enseignement des sciences et de la technologie qui cherche à identifier ces personnes et à les amener à développer leur plein potentiel. En d’autres mots, l’enseignement des sciences et de la technologie sera élitiste et tourné vers les connaissances et compétences menant aux carrières technoscientifiques. En complément, on proposera aux autres personnes – celles qui ne sont pas destinées aux carrières à teneur scientifique – un enseignement des sciences et de la technologie qui vise surtout à combler leurs prétendus manques (de connaissances, d’intérêt, de capacité à distinguer le vrai du faux, etc.), voire à combattre leurs croyances qui seraient irrationnelles. Il s’agit en quelque sorte d’offrir un enseignement minimal des sciences et de la technologie à ces jeunes pour qu’ils délèguent les prises de décision aux scientifiques, aux ingénieurs et aux représentants politiques au moment de faire des choix de société. En effet, dans cette posture, on considère que si ces jeunes devenus adultes ont une base suffisante de connaissances scientifiques, ils ne s’opposeront ni aux projets ni aux décisions. C’est notamment pour contrer ces deux dérives de l’enseignement des sciences et de la technologie – un enseignement élitiste pour certaines et certains; un enseignement visant à combler les manques pour les autres – que de nombreuses représentantes et de nombreux représentants de mon domaine ont opéré un virage pour offrir un enseignement pour toutes et tous. Dans mon vocabulaire[2], c’est un enseignement des sciences et de la technologie qui se veut non déficitaire, voire antidéficitaire, c’est-à-dire qui mise sur les capacités des jeunes et des adultes, qui les outille pour les développer davantage et qui veille à combattre la posture déficitaire (Groleau, Arseneau et Pouliot, 2022; Groleau , Arseneau, Urgelli et al., 2022).

C’est ici que la didactique des sciences et de la technologie rejoint le plus la pédagogie universelle, en ce sens que les deux champs partagent la double conviction selon laquelle chaque personne est capable de réaliser des apprentissages pertinents et significatifs, et mérite de recevoir un enseignement de qualité, peu importe son occupation ou celle à laquelle elle aspire.

La pédagogie universelle : un coffre à outils pour concrétiser un enseignement des sciences et de la technologie pour toutes et tous

Le problème, c’est que concrétiser un enseignement des sciences et de la technologie pour toutes et tous n’est pas simple, pour au moins deux raisons. La première est un dilemme bien résumé par Aikenhead (2002, p. 68, traduction libre) :

Tout au long des 50 dernières années, les personnes qui oeuvrent dans le champ de l’éducation aux sciences ont été aux prises avec le même dilemme, sans parvenir à le résoudre : comment préparer les élèves pour qu’ils deviennent des citoyens informés et actifs tout en préparant de futurs scientifiques, ingénieurs et professionnels de la santé?

Ainsi, l’enseignement des sciences et de la technologie pour toutes et tous pose la question des savoirs à privilégier, des approches pédagogiques à mettre de l’avant et ainsi de suite, alors que l’on cherche, dès le secondaire, à concilier un enseignement disciplinaire (professionnalisant) et un enseignement culturel (citoyen). Comme le laisse entendre Aikenhead, la didactique des sciences et de la technologie a pris ces questions à bras le corps il y a plusieurs décennies et y travaille toujours.

Une piste pertinente (parmi d’autres) qu’offre la pédagogie universelle à cet égard est l’idée d’offrir plusieurs moyens d’engagement (CAST, 2018). Cela consiste à encourager les jeunes à explorer divers aspects des sciences et de la technologie pour susciter leur intérêt (ligne directrice 7 de la pédagogie universelle, telle qu’elle a été proposée par le CAST[3]) et à approfondir ceux qui leur plaisent particulièrement (7.1). C’est aussi de leur proposer des contextes pertinents et authentiques, en ce sens qu’ils sont proches à la fois de la vie quotidienne et des rôles que les scientifiques, ingénieurs et professionnels de la santé pourraient exercer dans la société (7.2). De la même manière, on gagne à soutenir l’effort et la persévérance des apprenantes et apprenants (ligne directrice 8) en proposant des problèmes stimulants sans être décourageants (8.2) et en favorisant la collaboration plutôt que la compétition (8.3). En effet, les sciences et la technologie sont souvent présentées comme des disciplines dans lesquelles seules des personnes qui ont des capacités exceptionnelles et qui travaillent individuellement parviennent à faire des contributions pertinentes. La ligne directrice 8.3 contribue ainsi à remettre en question cette image élitiste des sciences et de la technologie, surtout si l’on prend également la peine d’aborder avec les personnes apprenantes des aspects collectifs et sociaux de la production des savoirs scientifiques et technologiques. Autrement dit, non seulement l’apprentissage des sciences et de la technologie devient alors collaboratif, mais la vision que les apprenantes et les apprenants se font du travail des scientifiques et des ingénieurs devient elle aussi collaborative.

La deuxième raison pour laquelle la concrétisation d’un enseignement des sciences et de la technologie pour toutes et tous n’est pas aisée est que cet enseignement est associé à de nombreuses difficultés bien documentées, certaines étant communes aux autres matières, d’autres lui étant plus particulières[4]. La pédagogie universelle nous offre un coffre d’outils variés et pertinents pour surmonter ces difficultés. En voici quelques exemples.

Les sciences et la technologie sont une matière scolaire qui amène les apprenantes et les apprenants à jouer avec un vocabulaire spécialisé, à s’appuyer sur les langages mathématiques et à s’approprier des langages scientifiques (ex. : les équations chimiques) et technologiques (ex. : les normes du dessin technique) (Cheikh et Thouin, 2017; Legendre, 1994). Ces aspects sont explicitement couverts par la ligne directrice 2, intitulée « Offrir diverses possibilités sur les plans de la langue et des symboles ». Si des initiatives fort pertinentes ont été mises en place pour soutenir certains aspects langagiers de l’apprentissage des sciences et de la technologie[5], cette ligne directrice de la pédagogie universelle permet d’employer un éventail de stratégies diverses au quotidien.

Les concepts à apprendre sont, de plus, souvent abstraits, lointains ou invisibles (Chastenay, 2017; Roy et Hasni, 2014). La ligne directrice 5.1 propose d’utiliser divers supports qui peuvent être utiles pour pallier cette difficulté : on peut penser aux maquettes du système Terre-Lune-Soleil en trois dimensions permettant de représenter adéquatement les phases de la Lune et les éclipses (Chastenay, 2017), ou aux applications de réalité virtuelle conçues pour « observer » l’intérieur du corps humain ou pour « réaliser » plus facilement des expériences longues, dangereuses ou couteuses.

L’explication des phénomènes étudiés est par ailleurs souvent contrintuitive (Chastenay, 2017; Legendre, 1994). Dans ce contexte, les conceptions que les apprenantes et apprenants entretiennent envers ces phénomènes peuvent entraver l’apprentissage, mais peuvent aussi être considérées comme un point de départ, voire comme un appui vers des conceptions plus complexes. C’est pourquoi il est important d’activer les connaissances antérieures (3.1), mais aussi de faire émerger les conceptions des personnes apprenantes. Faire ressortir les idées principales, les liens entre elles, les caractéristiques les plus importantes des phénomènes (3.2) est également une stratégie pertinente pour favoriser la compréhension de phénomènes complexes.

C’est donc dire que la pédagogie universelle, sans se substituer aux approches plus spécifiquement associées à la didactique des sciences et de la technologie – l’enseignement visant le changement conceptuel (Duit et Treagust, 2003), à l’aide des démarches technologiques et scientifiques (Hasni et al., 2018), autour de questions socialement vives (Legardez et Simonneaux, 2006), et ainsi de suite –, vient les compléter en proposant une série d’interventions concrètes et variées pour soutenir les apprentissages au quotidien de manière pertinente.

Un second détour par les visées de l’enseignement, et de l’apprentissage des sciences et de la technologie

Les visées de l’enseignement et de l’apprentissage des sciences et de la technologie sont largement discutées depuis au moins trois décennies dans le champ de la didactique des sciences et de la technologie, et dans ses champs voisins. Ces visées sont exprimées de diverses manières. Dans cet article, je m’appuierai par souci de clarté sur le vocabulaire souvent employé en contexte québécois et privilégié dans le Programme de formation de l’école québécoise en sciences et technologie au deuxième cycle du secondaire (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007). Il sera question des visées technocratique, utilitariste, humaniste et démocratique (Barma et Guilbert, 2006) de l’enseignement et de l’apprentissage des sciences et de la technologie, mais aussi de la visée activiste (Bencze et Alsop, 2014) qui, bien qu’elle n’apparaisse pas explicitement dans les programmes québécois (contrairement aux quatre autres), prend une place de plus en plus importante dans les réflexions des chercheuses et chercheurs de mon domaine.

Dans la visée technocratique, on cherche à préparer les jeunes à des carrières technologiques et scientifiques en vue de former une relève compétente qui assurera une compétitivité économique à sa nation. En classe, ces jeunes apprendront des concepts, des démarches, des habiletés et des techniques qui leur seront utiles dans leur emploi futur. Leur faire découvrir des carrières dans lesquelles ils pourront réinvestir leurs connaissances scientifiques et technologiques au quotidien et en développer des nouvelles, susciter leur intérêt pour ces carrières et préparer celles et ceux qui le souhaitent à exercer ces professions sont des actions pertinentes. Cela dit, privilégier cette visée au détriment des autres mène à un enseignement des sciences et de la technologie élitiste, puisque ce ne sont, bien entendu, pas tous les jeunes qui se destinent à une carrière dans le domaine. C’est donc dire qu’un enseignement purement technocratique n’est, par définition, pas un enseignement pour toutes et tous. Toutefois, pour veiller à ce que chacune et chacun y trouvent leur compte en classe de sciences et de la technologie, il faut aussi veiller à répondre aux besoins des personnes qui cherchent à se spécialiser dans le domaine. Pour ces raisons, la visée technocratique est nécessaire, mais pas suffisante pour offrir un enseignement des sciences et de la technologie pour toutes et tous.

Un enseignement des sciences et de la technologie humaniste vise à ce que chaque personne puisse développer son plein potentiel, construire son identité et découvrir ses intérêts. Quant à la visée utilitariste, elle a pour but de former des personnes qui sauront mettre à profit leurs connaissances technoscientifiques dans leur vie quotidienne, par exemple au moment de décider si elles consentent à un traitement médical ou lorsqu’elles cherchent à réparer des objets. Ces deux visées ont en commun de mener à un enseignement des sciences et de la technologie pour toutes et tous, de manière individuelle. En effet, dans le premier cas, on encourage la personne apprenante à se développer comme personne, alors que, dans le deuxième cas, on l’amène à mobiliser ses apprentissages dans sa vie personnelle.

Les visées démocratique et activiste concernent la préparation à un engagement social et politique. La première vise à favoriser le développement d’une expertise citoyenne en outillant les apprenantes et apprenants pour qu’ils puissent prendre part aux débats et aux prises de décisions dans le contexte de questions technoscientifiques qui les intéressent. La seconde les amène à poser des actions sociales pour contribuer au bien commun. Dans ce dernier cas, on ne fait donc pas que préparer les jeunes à l’exercice de rôles futurs. On veille également explicitement à ce qu’ils aient un impact positif dans la société, dès maintenant, sans attendre de devenir des adultes.

Enrichir la pédagogie universelle pour qu’elle contribue plus explicitement à l’atteinte des visées collectives et politisantes de l’enseignement et de l’apprentissage

Quand on examine divers écrits sur la pédagogie universelle et les lignes directrices rédigées par le CAST (2018), on constate qu’on y met beaucoup l’accent sur une gestion flexible et collective des différences individuelles dans la classe. Le but est que chaque personne apprenante y trouve son compte, puisse réaliser des apprentissages significatifs et se développer. Si ma vision de la pédagogie universelle est sans doute moins nuancée que le serait celle d’une experte du domaine, je constate que, même si la pédagogie universelle prend adéquatement en charge l’idée de collaboration et de communauté dans la classe, elle joue beaucoup sur le terrain du développement personnel et individuel des élèves, dans le contexte scolaire[6]. Elle s’intéresse moins explicitement à un développement collectif, d’une part, et à un enseignement pour la communauté, dans la communauté, donc nécessairement plus politisant, d’autre part. Or, en didactique des sciences et de la technologie, et sans doute dans d’autres domaines, ces visées collectives et politisantes – les visées démocratique et activiste – sont importantes.

Dans ce qui suit, je reprends les lignes directrices de CAST (2018) et propose des ajouts qui pourraient soutenir plus explicitement un enseignement et un apprentissage collectifs et politisants. Il est à noter que ces propositions ne visent pas uniquement les sciences et la technologie. Par ailleurs, je me permets dans certains cas de légèrement détourner le sens des lignes directrices, tout en tentant d’en conserver l’esprit. Mes propos s’appuient sur des travaux menés dans divers courants des sciences de l’éducation et des science studies qui alimentent les réflexions de la didactique des sciences et de la technologie, notamment les controverses sociotechniques (Callon et al., 2001), les questions socialement vives (Albe, 2009; Legardez et Simonneaux, 2006), les questions socioscientifiques (Sadler, 2011) et l’éducation aux sciences et à la technologie activiste (Bencze et Alsop, 2014), mais aussi sur des écrits que j’ai rédigés avec des collègues autour d’un enseignement des sciences et de la technologie plus collectif et politisant (Groleau et al., 2022; Groleau et al., 2021a, 2021b; Pouliot et al., 2020). Le tableau 1 résume les ajouts proposés aux lignes directrices du CAST.

Tableau 1

Ajouts proposés aux lignes directrices du CAST (2018) pour offrir un enseignement plus collectif et politisant[7]

Ajouts proposés aux lignes directrices du CAST (2018) pour offrir un enseignement plus collectif et politisant7

Tableau 1 (suite)

Ajouts proposés aux lignes directrices du CAST (2018) pour offrir un enseignement plus collectif et politisant7

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Ligne directrice 1 : Offrir diverses possibilités sur le plan de la perception[8]

Dans cette ligne directrice, on encourage les enseignantes et les enseignants à rendre les informations accessibles de différentes manières (par du texte, des fichiers audios, des schémas, etc.) et à faire en sorte que les documents puissent être modifiés et annotés. Pour varier les manières dont les informations sont présentées aux personnes apprenantes tout en leur permettant de tisser des liens avec des lieux et des acteurs de la communauté, on pourrait :

  • Organiser des visites sur le terrain. Les lieux choisis peuvent bien sûr varier selon le thème étudié : milieu humide, hôtel de ville, bibliothèque, etc. Les apprenantes et apprenants pourraient ainsi appréhender autrement la configuration physique, l’ambiance des lieux et la teneur des activités qui s’y déroulent. Par ailleurs, ils pourraient être en contact avec les objets dont il est question dans le cours, plutôt qu’avec des représentations (ex. : photographies) de ces objets, et avec des gens qui oeuvrent dans ces milieux.

  • Varier les sources d’informations. On tend à fournir aux apprenantes et aux apprenants des informations issues de ressources conçues spécialement pour l’école. Or, ils gagnent à se familiariser avec des tons et des points de vue divers, y compris avec des informations produites par des citoyennes et des citoyens (lettres ouvertes, banderoles déployées pendant des manifestations, questions posées au conseil municipal, etc.).

Ligne directrice 2 : Offrir diverses possibilités sur le plan de la langue et des symboles

La ligne directrice 2 vise à soutenir les apprenantes et les apprenants dans leur compréhension des discours oraux et écrits : clarification du vocabulaire, des symboles, de la syntaxe et de la structure, aide au décodage du discours et à la compréhension de nouvelles langues ou de nouveaux langages, et promotion de l’usage de supports divers. Voici deux pistes d’enrichissement :

  • Enseigner les particularités de divers genres textuels. Cibler et interpréter les informations importantes dans un article de la presse généraliste, lire un jugement de la cour, formuler une question dans une consultation citoyenne et rédiger une lettre ouverte, par exemple, sont des actions qui s’enseignent et qui s’apprennent. Il s’agit plus précisément de familiariser les personnes apprenantes avec des discours souvent rencontrés au moment de se construire une opinion, de prendre des décisions, de produire des savoirs citoyens et de poser des actions sociales.

  • Dans le même ordre d’idées, enseigner des codes et des modèles qui permettent de comprendre et d’agir dans des situations spécifiques. On pourrait, par exemple, enseigner le déroulement habituel d’un conseil municipal, les particularités de chacune de ses parties (ex. : des parties plus explicatives et des parties plus argumentatives), le vocabulaire spécifique qui l’entoure et les moments où l’on peut y prendre la parole. On pourrait aussi présenter divers modèles de relations entre les citoyens et les scientifiques (Callon, 1998) pour soutenir leur analyse des discours médiatiques relatifs à la pandémie de COVID-19.

Ligne directrice 3 : Offrir diverses possibilités sur le plan de la compréhension

Ici, il est question de favoriser la compréhension et le réinvestissement des informations, des concepts, des modèles, etc. On mentionne clairement, dans les documents du CAST, que ces informations sont ensuite souvent mobilisées dans un contexte de prises de décisions. Or, il importe aussi de soutenir les apprenantes et les apprenants alors qu’ils ont à prendre des décisions. À cet égard, il serait pertinent :

  • D’enseigner des démarches de construction d’opinion et de prises de décision. À titre d’exemple, l’ilot de rationalité interdisciplinaire (Fourez, 1997, 2001) permet de se construire une représentation d’une situation et, si c’est pertinent dans le contexte, de prendre une décision et de poser une action sociale. Le jeu de discussion Decide (www.playdecide.eu; Groleau et Pouliot, 2014) propose quant à lui de discuter, de s’informer et de prendre position au sujet d’une question technoscientifique d’actualité.

  • D’enseigner des modèles de prises de décisions. On peut penser au modèle du choix tranchant, qui implique une prise de décision unique par un seul groupe d’actrices et d’acteurs sociaux, ou encore au modèle de l’enchainement de rendez-vous, selon lequel des décisions intermédiaires et réversibles sont prises conjointement par les membres de quelques groupes (Callon et al., 2001).

Ligne directrice 4 : Offrir diverses possibilités sur le plan de l’action physique

Par cette ligne directrice, on cherche à rendre les documents, objets et logiciels plus faciles à utiliser, quels que soient les besoins de l’apprenante ou de l’apprenant. Les démarches de conception et d’analyse technologiques (Doucet et al., 2007a, 2007b) liées à la didactique des sciences et de la technologie peuvent être utiles à cet égard.

  • Enseigner aux personnes apprenantes à examiner le fonctionnement des objets et logiciels, à les modifier ou à en faire des usages pertinents et créatifs, toujours dans l’esprit de mettre leur travail au service du bien commun et en s’assurant de respecter les droits d’auteur.

Ligne directrice 5 : Offrir diverses possibilités sur les plans de l’expression et de la communication

Cette ligne directrice consiste d’une part à inviter les apprenantes et les apprenants à utiliser diverses stratégies de résolution de problème et à utiliser une variété d’outils lorsqu’ils produisent des discours et présentent le fruit de leurs apprentissages. Elle amène d’autre part le personnel enseignant à offrir du soutien personnalisé aux personnes apprenantes alors qu’elles mettent ce qu’elles ont appris en pratique. Pour rapprocher l’école de la communauté et encourager les apprenants à poser des actions sociales dans leur milieu, on pourrait :

  • Leur offrir des occasions de diffuser le fruit de leur travail dans la communauté et de le rendre largement accessible. Ils pourraient, par exemple, déposer leur travail sur un site web ou soumettre leur texte argumentatif à un journal local.

  • Inviter diverses personnes, choisies en fonction du thème abordé ou du projet réalisé, à contribuer à l’accompagnement des apprenants : citoyennes engagées, expertes, représentantes politiques, etc.

Ligne directrice 6 : Offrir diverses possibilités sur le plan des fonctions exécutives

Ici, on cherche à amener les personnes apprenantes à bien gérer leur travail et leurs apprentissages : à se fixer des buts pertinents et réalistes, à planifier adéquatement, à s’organiser et à organiser les ressources sur lesquelles elles s’appuient, ainsi qu’à faire le suivi de leurs tâches et de leurs apprentissages. Pour atteindre des visées collectives et politisantes de l’enseignement et de l’apprentissage, on peut :

  • Encourager les apprenantes et les apprenants à s’appuyer sur des recensions d’écrits, des archives et des cartes conceptuelles déjà constituées. Autrement dit, d’autres groupes – citoyens, communautaires, mais aussi des bibliothécaires, pour ne donner que quelques exemples – organisent les informations et les ressources pour faciliter le travail des personnes intéressées par les problématiques.

  • Inviter des personnes ayant réalisé des projets semblables à ceux menés par les apprenantes et les apprenants à expliciter les manières dont elles ont planifié et organisé leur travail. Ces personnes pourraient, par exemple, se déplacer en classe pour répondre à leurs questions ou leur présenter les outils qu’elles ont employés pour soutenir leur travail.

Ligne directrice 7 : Offrir diverses possibilités pour éveiller l’intérêt

Trois éléments principaux constituent cette ligne directrice : laisser une large marge de manoeuvre aux apprenantes et aux apprenants, leur proposer des contextes authentiques et pertinents et leur offrir un milieu d’apprentissage inclusif, positif, sécurisant, calme et stimulant. Dans tous les cas, on cherche à susciter leur intérêt. Dans cet ordre d’idées, on peut :

  • Encourager les personnes apprenantes à choisir des projets qui leur permettront d’avoir une influence réelle et positive dans leur milieu.

  • Les soutenir émotivement dans toutes les étapes de leur travail et les protéger lorsque c’est pertinent. L’action sociale permet souvent de vivre des émotions positives et de s’éloigner du cynisme et du désespoir (Bader et al., 2014). Il n’en demeure pas moins que certains contextes sont liés à des savoirs difficiles (Garrett, 2017), en ce sens qu’ils sont heurtants ou bouleversants. Dans d’autres cas, les apprenantes et les apprenants peuvent être confrontés à des réactions négatives de leurs proches ou sur les réseaux sociaux en lien avec leur travail en classe et dans la communauté. Si les situations graves sont rares, le personnel enseignant doit tout de même s’assurer d’offrir du soutien, d’intervenir, voire de faire appel à des ressources externes et spécialisées chaque fois que le besoin s’en fait ressentir.

Ligne directrice 8 : Offrir diverses possibilités pour soutenir l’effort et la persévérance

Cette ligne directrice vise à stimuler et à motiver les apprenantes et les apprenants par la valorisation des buts et des objectifs, par le travail collaboratif et par la formulation d’une rétroaction pertinente et encourageante. Dans ce cas, il serait pertinent d’explicitement mettre l’accent sur la possibilité que la communauté soit plus large que l’école :

  • Entretenir des liens ponctuels, mais aussi des partenariats solides et durables avec d’autres écoles, des organismes communautaires, des groupes citoyens, des musées, des représentantes et représentants politiques, etc.

Ligne directrice 9 : Offrir diverses possibilités sur le plan de l’autorégulation

La dernière ligne directrice encourage les apprenantes et les apprenants à évaluer leur propre travail (autant le processus que le produit), à réguler leurs émotions et à s’adapter à diverses situations. Les visées démocratique et utilitariste de la didactique des sciences et de la technologie nous amènent à :

  • Familiariser les personnes apprenantes avec la gestion de situations complexes et interdisciplinaires (Maingain et Dufour, 2002), qui comportent à la fois des risques et des incertitudes et pour lesquelles aucune solution simple ou évidente n’est envisageable (Callon et al., 2001). De telles situations nécessitent en effet de chercher à obtenir une vision d’ensemble, d’adapter son action au contexte et de ne pas se laisser paralyser par ses émotions. Des stratégies d’exploration de telles situations comme la cartographie des controverses (Albe, 2009) ou l’inventaire des acteurs, des problèmes et des solutions possibles (Callon et al., 2001) peuvent être enseignées.

Conclusion

Je me suis intéressée aux manières dont la pédagogie universelle et la didactique des sciences et de la technologie peuvent alimenter leurs réflexions respectives. L’exercice que j’ai présenté dans cet article me semble pertinent, parce qu’il permet d’explorer et d’expliciter les particularités des deux champs, mais surtout d’envisager des relations bidirectionnelles entre eux, alors qu’on présente souvent la pédagogie universelle comme en soutien aux autres disciplines des sciences de l’éducation. Peut-être qu’il n’en est rien et qu’il s’agit d’un préjugé de ma part, mais une chose est sure : il est essentiel à mes yeux de chercher à établir des relations symétriques entre les disciplines, de réfléchir aux manières dont elles peuvent s’alimenter et s’entraider.

Par ailleurs, cet exercice se limite à la discipline dont je suis issue, la didactique des sciences et de la technologie, et met l’accent sur mon propre champ d’expertise, qui est lié de près aux visées démocratique et activiste de l’enseignement des sciences et de la technologie. L’exercice gagnerait à être élargi et repris par des représentantes et représentants d’autres disciplines des sciences de l’éducation (l’évaluation des apprentissages, la technologie éducative, les autres didactiques, etc.). Je suis convaincue que d’autres aspects seraient mis en lumière, que d’autres enrichissements mutuels seraient dégagés et que certains d’entre eux pourraient être réintroduits en didactique des sciences et de la technologie et dans d’autres disciplines.

Enfin, ma réflexion m’a amenée à examiner ces questions : « En quoi un enseignement pour toutes et tous est-il semblable d’une discipline à l’autre? En quoi un tel enseignement peut-il varier d’une discipline à l’autre? » Ces questions me semblent à la fois importantes et complexes. Elles ont été explorées par la recherche en éducation, mais gagneraient à être davantage examinées. Une piste pour organiser de telles recherches me semble être les trois grands aspects souvent associés à la didactique : ses aspects axiologiques (choix, valeurs, visées associées à l’enseignement et à l’apprentissage d’une discipline), épistémologiques (particularités de la discipline et des savoirs qui lui sont associés) et praxéologiques (approches pédagogiques privilégiées, particularités de l’enseignement dans divers milieux comme le laboratoire, l’atelier ou le gymnase, etc.). Chacun de ces aspects a déjà été examiné (souvent en profondeur) par les didactiques et continue de l’être. Il s’agirait donc de documenter les conséquences de ces choix, valeurs, visées, particularités, approches, milieux, etc. sur l’enseignement et l’apprentissage auprès d’une diversité d’apprenantes et d’apprenants.