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Dans son introduction, l’ouvrage de David Blanchon évoque de prime abord une recherche portant sur la validité technique, sociale et politique des transferts massifs d’eau en tant que levier de développement, évaluée à l’aune des impacts mesurables de ces transferts sur les écosystèmes et l’espace, avec, pour cadre d’expérimentation, la République sud-africaine, le Lesotho et le Swaziland. Un tel projet pourrait se ramener à l’étude d’un problème de tuyauterie. Mis en oeuvre par un géographe averti, il s’avère au fil des pages, d’une redoutable complexité.

Comment le gouvernement sud-africain, dans un contexte climatique difficile, a-t-il construit les bases de son développement, qui plus est, dans le cadre de l’apartheid ? Des comparaisons avec l’approche fordiste ders États-Unis ou de l’Australie viennent immédiatement à l’esprit : les rivières et les fleuves ont été endigués, barrés, canalisés, détournés pour conduire l’eau là où on le voulait, sans trop se soucier de la dimension sociale du partage de la ressource ainsi mobilisée (à qui bénéficie-t-elle ?) et des impacts environnementaux.

La question de la gestion des eaux en Afrique du Sud pose crûment celle du modèle de développement à adopter, compte tenu de l’aridité relative de la région et de la variabilité naturelle des précipitations, tout comme dans le bassin du Colorado aux États-Unis, ou dans la plaine de Chine du Nord, deux autres bassins que l’auteur mentionne en introduction. Selon un expert sud-africain, les fleuves de ce pays souffrent d’une predictable unpredictability, bien que le pays bénéficie de régimes hydrologiques assez divers. Étiages et crues d’ampleurs parfois catastrophiques se suivent sans qu’il soit possible d’établir quelque modèle que ce soit, sauf à s’efforcer de paramétrer statistiquement cette variabilité naturelle, de sorte que les espoirs fondés en leur temps sur un Orange-Vaal qui aurait dû être le Nil de l’Afrique australe ont été rapidement déçus – encore que le Nil, précisément, a été lui aussi largement harnaché et barré, non sans impacts politiques et environnementaux majeurs. Bien nourri par les eaux du Drakensberg dans sa partie amont, l’Orange ne cesse de s’appauvrir en progressant vers l’Ouest entre les steppes et les déserts du Karroo et du Kalahari de sorte que, pour un débit théorique de 355 m3/sec, ses eaux n’atteignaient pas toujours son embouchure avant les travaux de grande hydraulique. Une première partie décrit ainsi et analyse le système hydraulique sud-africain, les fleuves, leur hydrologie et la forte contrainte climatique, comment ils ont été transformés et dans quel contexte social et politique.

Au terme d’un demi-siècle d’aménagements fondés sur la grande hydraulique (barrages majeurs, canaux, dérivations), le pays compte 24 transferts massifs (dont 17 sur le seul système Orange-Vaal) totalisant 4,2 km3/an obtenus grâce au stockage de 25 km3 dans divers réservoirs, dont la très importante retenue de Khatse, et à un système complexe d’aqueducs et de tunnels distribuant 22 % de l’eau utilisée dans le pays. Observons d’ailleurs qu’une bonne part de ces transferts procède du Lesotho Highlands Water Project fonctionnant sur le territoire du Lesotho, État théoriquement indépendant mais enclavé dans l’Union sud-africaine. Une assistance militaire sud-africaine musclée au coup d’État de 1986 a parfois été attribuée à la volonté de Pretoria de ne pas voir un nouveau gouvernement du Lesotho remettre en cause cette intégration de ses ressources hydrauliques dans l’ensemble sud-africain. Deux remarques d’ordre à la fois hydraulique et technique s’imposent au vu de ce bilan. Au plan de l’hydraulique, nombre de cours d’eau plus ou moins importants sont devenus de simples aqueducs intégrés au système des transferts, de sorte qu’il serait vain d’établir les données d’une hydrologie « naturelle » : comme dans l’Ouest américain, la nature a été effacée au profit d’un remodelage complet de l’hydrologie régionale. Au plan technique, toute augmentation de l’offre se traduit rapidement par un accroissement de la consommation et l’apparition de nouveaux besoins qui, à leur tour, entraînent de nouveaux aménagements, cette course offre-demande-offre ayant pour terme l’emploi maximal de la ressource.

Il est bien entendu possible de reculer les limites dudit système en tablant sur l’ingénierie et l’innovation technique, en consentant toujours à de nouveaux projets, de nouveaux chantiers ; mais des contradictions n’ont pas tardé à se faire sentir sur de multiples registres, à commencer par l’importance des impacts écosystémiques, notamment la prolifération des roselières dans les réservoirs, lesquelles pompent une part non négligeable d’une eau obtenue à grands frais. Il y a pire, car en dépit de l’artificialisation de son cours, l’instabilité du régime de l’Orange demeure telle que sévissent encore, lors des sécheresses pluriannuelles comme celle de 1982-1988, de graves manques d’eau qui ont vidé les réservoirs et entraîné l’abandon de nombreux périmètres irrigués dans la vallée de l’Orange. Sur le plan interrégional, les traditionnels conflits entre usagers d’amont et d’aval sont amplifiés par la concurrence intersectorielle classique entre irrigation et industrie-villes, opposant ici les agriculteurs afrikaners d’aval aux industriels et aux donneurs d’ordres du Gauteng qui, entre Johannesburg et Pretoria, concentrent l’essentiel de la richesse du pays. Sur la base de critères économiques comme la valorisation du mètre cube d’eau, la comparaison n’est pas soutenable entre le Gauteng et la vallée de l’Orange, que ce soit au plan de la valeur ajoutée, avec 198 contre 0,81 rands, ou à celui des emplois créés, soit 1940 emplois contre 24. Seules des considérations d’ordres historique et culturel ont pu justifier le maintien d’un partage favorisant le secteur aval.

Ces aberrations, tant celle du partage de l’eau que celle de la conception du système des transferts, sont amplifiées par la prise en compte de l’inégal accès à la ressource. Dans le cadre du régime d’apartheid renforcé par la loi sur l’eau de 1956, les intérêts des groupes ethniques, bantous et métis, ont été délibérément sacrifiés, qu’il s’agisse de la dérivation des eaux du Lesotho, État dont les eaux ont été littéralement confisquées, de l’accès à l’eau dans les townships de Soweto ou d’Alexandra, des agriculteurs bantous de la vallée de l’Orange déportés dans la poussière et la sécheresse de lointains bantoustans, ou finalement des droits ripariens de la Namibie. De façon constante et jusqu’à la date clé de 1994 qui voit l’arrivée au pouvoir de l’ANC, l’essentiel des investissements s’est fait au profit quasiment exclusif de la population blanche.

L’abolition de l’apartheid s’est accompagnée d’une remise en cause radicale des politiques de l’eau en vigueur durant les années précédentes. Cette mutation passe par la gestion de l’eau en fonction de la demande et non plus de l’offre, la réhabilitation de la notion de bassin versant, la prise en compte de l’environnement et un accès équitable à l’eau. Conscients des difficultés inhérentes à une telle révolution, les nouveaux dirigeants ont limité dans un premier temps leurs ambitions à un programme d’accès à l’eau selon le principe « un peu, pour tous, pour toujours », tant la satisfaction des besoins de base de la majorité de la population noire avait été négligée. « Un peu » implique la prise en compte de la variabilité et de l’imprévisibilité de la ressource. « Pour toujours » laisse entendre que la nouvelle politique s’inspire des principes du développement durable, garanti par l’établissement de « débits de réserve » préservant les grands équilibres écologiques. Reste la question du « pour tous » qui passe par l’accès gratuit à l’eau pour une consommation minimale fixée à 25 litres par habitant par jour, compensé par un tarif pénalisant les gros consommateurs. Or ces objectifs, si modestes qu’ils soient, ne seront pas facilement atteints. En témoignent non seulement le difficile approvisionnement des townships mais également la mise en oeuvre d’une « réserve » qui exigera sans doute l’édification de nouveaux grands ouvrages. Et, même si le modèle de développement fondé sur la grande hydraulique, soit la construction de grands barrages et de canaux de transferts massifs, a officiellement été abandonné par le nouveau régime postapartheid, les contraintes de gestion de l’héritage, et de redistribution de la ressource l’ont forcé à envisager de nouveaux transferts, tandis que les projets de mobilisation des fleuves des voisins (Zambèze, Limpopo), sans être officiellement retenus, circulent toujours.

Si je ne suis pas convaincu de l’utilité de certains concepts théoriques, comme celui d’hybridation, en revanche l’ouvrage constitue une excellente analyse d’un sujet peu étudié, surtout en français, à savoir la géopolitique de l’aménagement hydraulique en Afrique du Sud. À côté de cas abondamment traités dans la littérature scientifique, comme le sud-ouest des États-Unis, le nord de la Chine du nord ou la vallée du Rhône, cet ouvrage détaille et analyse de façon précise les ressorts politiques qui ont présidé à l’aménagement des principaux fleuves sud-africains.