Corps de l’article

We need business organizations to inspire us. We need business to become an institution of hope. We need business executive to try and remake their organizations to be places we want our children to live in.

Robert Edward Freeman[1]

[I]t is clear that mission statements represent more than words on a page.

Yvette P. Lopez et William F. Martin[2]

Aujourd’hui, un important débat touche à la contribution des entreprises au bien commun[3]. Dans ce contexte, la mission et l’objectif des entreprises à but lucratif sont l’objet d’une profonde remise en question[4]. De même, les parties prenantes, principalement composées des salariés, des créanciers et des clients de l’entreprise, occupent une place de plus en plus prépondérante dans la gestion courante des affaires par le conseil d’administration (CA) et les dirigeants. Dès l’année 2004, la Cour suprême du Canada a consacré l’obligation de maximiser la valeur de la société au détriment des seuls profits pour les actionnaires[5]. Bien que cette dernière conception de la fonction de l’entreprise trouve de multiples justifications[6], la distribution de dividendes n’est plus le seul signe d’une bonne gouvernance d’entreprise[7]. Dans leurs principes généraux de droit des sociétés par actions, le Canada et le Québec consacrent d’ailleurs la liberté des administrateurs de déclarer ou non des dividendes lorsque la société fait des profits[8]. La contrainte du dividende[9] n’existe pas, du moins sur le plan juridique. Pourtant, elle demeure présente même dans le contexte de la pandémie[10]. L’incertitude est donc grande quant à la nature de la responsabilité des entreprises (économique ? juridique ? éthique ?), et ce, bien que les enjeux non financiers (changement climatique, esclavage, etc.) deviennent une préoccupation toujours plus importante, que les attentes à leur égard soient grandissantes et que la pression pour qu’elles améliorent leur comportement se fasse davantage ressentir.

Cette observation vaut également pour la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Cette dernière s’est imposée pour les entreprises[11], leur CA et leur direction[12], tout comme prédomine depuis peu l’intégration de facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG[13]). Le droit est en relais de cette orientation[14]. Ainsi, la RSE fait partie du monde juridique depuis un moment déjà[15]. À ce titre, elle « est à l’origine d’une multiplicité d’outils (dont plusieurs sont encore embryonnaires) annonciateurs d’un système régulatoire » en construction[16] tendant à accroître la responsabilité des entreprises[17]. Il en va ainsi du droit souple (soft law)[18], qu’il s’agisse des textes internationaux, par exemple ceux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou de l’Organisation internationale du travail (OIT) ou des normes ISO, des codes de gouvernance nationaux quand ils existent, des codes de conduite ou des chartes éthiques[19] qui compilent des engagements spontanés et volontaires[20] en matière écologique, de gouvernance ou sociétale. À l’égard du droit dur (hard law), le mouvement de saisine de la RSE est plus récent[21]. La professeure Isabelle Corbisier résume bien le passage du droit souple au droit dur qui a lieu : « L’évolution de la “soft” à la “hard law” résulte généralement d’un constat d’ineffectivité ou de la trop grande… mollesse de la contrainte introduite par la soft law[22]. » Depuis quelques années, le Canada tente de responsabiliser le comportement de ses entreprises, notamment celles du secteur extractif, par différents moyens[23] :

  • la mise en place d’un nombre non négligeable de lois ayant intégré les préoccupations qui touchent la RSE, comme la Loi no 1 d’exécution du budget de 2019, qui confirme l’entrée en vigueur de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 19 mars et la mise en oeuvre d’autres mesures[24], la Loi sur les mesures de transparence dans les industries minière, pétrolière et gazière[25] ou la Loi sur les mines[26] ;

  • l’adoption du projet de loi no C-97 le 21 juin 2019[27] modifiant la Loi canadienne sur les sociétés par actions afin de redéfinir le contenu du devoir d’agir au mieux des intérêts de la société, des administrateurs et des dirigeants ainsi que d’imposer une nouvelle déclaration annuelle au profit des actionnaires relativement au bien-être des employés, des retraités et des pensionnés ;

  • l’existence de décisions judiciaires ambitieuses concernant les entreprises multinationales du secteur extractif qui témoignent d’un mouvement de responsabilisation du droit portant sur ses aspects tant substantiels (Nevsun Resources Ltd. c. Araya[28]) que procéduraux (Araya v. Nevsun Resources Ltd.[29] ; Garcia v. Tahoe Resources Inc.[30]) ;

  • l’émergence d’une vigilance imposée aux grandes entreprises canadiennes. Si, à la différence de la France[31], de l’Angleterre[32] ou des Pays-Bas (uniquement sur le travail des enfants[33]), le Canada est peu disert sur ce sujet, une décision rendue en Ontario lui offre un avenir prometteur[34]. L’affaire Choc v. Hudbay Minerals Inc.[35] constitue un tournant majeur, puisqu’elle ouvre la voie à la reconnaissance d’une responsabilité d’une société mère dès lors qu’elle avait participé à des activités dommageables commises par une filiale ou qu’elle contrôlait directement cette dernière[36] ;

  • l’édiction de recommandations émanant des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) ou de l’Autorité des marchés financiers (AMF) au Québec à destination des grandes entreprises cotées pour appuyer la publication d’informations relatives à l’environnement[37], au changement climatique[38] ou à l’esclavage moderne[39] ;

  • la création d’un poste d’ombudsman annoncée en janvier 2018[40] et dont le titulaire a été nommé en avril 2019[41]. Ce poste est venu remplacer le Bureau du conseiller en RSE et s’ajouter au Point de contact national canadien établi en vertu des principes directeurs de l’OCDE[42] : le mandat du titulaire porte sur la prévention et la réparation des atteintes aux droits de la personne uniquement extraterritoriales qui sont internationalement reconnus[43]. Si l’Ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises (OCRE) se voit confier quatre missions, celle qui le fait participer au règlement des différends opposant des entreprises canadiennes des domaines extractifs et textiles à leurs parties prenantes étrangères en constitue le coeur. La mission de l’OCRE est de prendre part non seulement à la prévention des risques relatifs aux droits de la personne en conseillant les entreprises canadiennes, mais encore au règlement des différends pouvant opposer une entreprise canadienne à ses parties prenantes, et ce, en adoptant un rôle de médiateur[44] ;

  • le renouvellement sur le plan politique de la Stratégie de promotion de la responsabilité sociale des entreprises pour les sociétés extractives canadiennes présentes à l’étranger le 14 novembre 2014 afin notamment d’assurer une meilleure gestion des risques environnementaux et sociaux associés à la conduite d’activités à l’étranger[45].

En dépit de ces évolutions législatives et jurisprudentielles du droit canadien, certains experts doutent sérieusement que les entreprises lucratives traditionnelles puissent donner aux parties prenantes, à la RSE et aux préoccupations non financières toute leur portée : « path dependence almost assures the continued dominance of shareholder primacy for the foreseeable future », affirme la professeure Carol Liao[46]. Une interrogation actuelle consiste à tenter de déterminer si la RSE n’aurait pas atteint ses limites dans le domaine du droit canadien des sociétés : « malgré les progrès observés depuis plusieurs années, la responsabilité sociale (ou sociétale) de l’entreprise ne semble pas, ou plus, en mesure de provoquer le changement profond qu’on attend dans le pilotage des entreprises […] et démontre des résultats qui sont clairement insatisfaisants[47] ». Si certaines entreprises sont devenues socialement responsables[48] et inscrivent leur action dans une économie qui se veut durable et responsable (en affirmant leur volonté de participer activement au progrès sociétal[49]), les mauvaises pratiques d’autres entreprises se sont multipliées (comme l’illustre le phénomène connu de l’écoblanchiment (greenwashing)[50]). De même, les grandes entreprises sont pointées du doigt pour leur concentration excessive sur la performance financière à court terme[51]. Dans ces conditions, c’est l’avenir de la finance sociale, durable, responsable ou à incidence sociale qui est incertain, alors que le secteur financier offre de nos jours au monde économique traditionnel une voie inédite pour générer un effet social et environnemental positif.

Dans une perspective comparative[52], cet article revient dans une première partie sur les deux grands modèles qui sont actuellement en place : un modèle de structure dédiée et un modèle de certification (privée ou publique) (1). Par la suite, cet article analyse les modèles d’entreprises à mission spécifiques qui existent en France, dans une deuxième partie (2), et au Canada, dans une troisième partie (3). Nous comptons montrer les points forts et les points faibles de chacun des modèles, tout en livrant une réflexion critique sur le contenu et l’intervention du droit en ce domaine. Derrière l’unicité apparente de l’expression « entreprise à mission » se dissimule un jeu de règles distinctes. La distinction la plus frappante porte sur le choix opéré par les États : si la France a clairement fait un pas en faveur des entreprises à mission en s’appuyant sur une « certification[53] » publique, le Canada avance de manière différente avec une structure spécifique dotée de la personnalité morale. Toutefois, seules deux provinces canadiennes (la Nouvelle-Écosse et surtout la Colombie-Britannique) ont modifié leurs droits des sociétés par actions pour proposer une telle structure. Alors que le modèle étatsunien de la benefit corporation est souvent pris en exemple, les évolutions canadiennes et françaises méritent d’être mises en lumière tant l’encadrement juridique proposé paraît offrir une réponse pertinente aux critiques faites au capitalisme financier court-termiste. Les évolutions du droit de part et d’autre de l’Atlantique consacrent une organisation qui pousse a priori les entreprises vers un idéal pour répondre d’une manière équilibrée aux besoins financiers et sociaux. Du moins tel est l’argument avancé au soutien de l’implantation des entreprises à mission. Cependant, qu’en est-il réellement ? La question est de moins en moins de savoir s’il existe des raisons valables de s’engager dans la RSE ou de cartographier ses diverses conceptions : il importe de plus en plus de déterminer la manière d’y parvenir. Par notre article, nous chercherons à répondre à l’interrogation suivante : l’entreprise à mission (qu’elle repose sur une certification publique ou une structure spécifique) constitue-t-elle une modalité d’action de la RSE ? En d’autres mots, l’avènement de l’entreprise à mission est-il une réelle avancée pour la RSE[54] ou n’est-ce qu’une fausse promesse[55] ? Tel sera l’objet de la quatrième partie de notre article (4). Nous ne discuterons donc pas en détail de la pertinence du choix de politique législative fait au Canada ou en France, à savoir si la certification est préférable à l’adoption d’une structure spécifique, et vice versa[56]. En conclusion, nous soulignerons ce que l’entreprise à mission révèle pour le droit des sociétés par actions et confirmerons que cette dernière constitue une avancée pour la RSE, même si le cadre législatif se révèle critiquable à divers égards.

1 Certification versus structure dédiée

C’est dans un contexte intellectuel en pleine effervescence que s’inscrit l’émergence d’une nouvelle forme d’entreprise à la mission repensée, au coeur même de la machine capitaliste et du droit des sociétés par actions : « social enterprises are a sub-type of a broader movement advocating corporate social responsibility[57] ». Depuis le début des années 2000, un nouveau modèle d’entreprise lucrative est apparue à la dénomination variable : « entreprise à mission sociétale[58] », « entreprise sociale[59] », « société à mission[60] », « entreprise hybride[61] », « Benefit Corporation », « B Corp », ou encore « société à objet social étendu[62] ». Comme il l’a déjà été par le passé[63], le droit des sociétés par actions est mis à l’épreuve de la modernité et innove[64]. Récemment, la France et, dans une moindre mesure, le Canada ont fait une place à cette nouvelle forme d’entreprise dans leur droit des sociétés. Cette innovation introduit incontestablement un élément positif d’enrichissement aux groupements qui existent en droit des sociétés[65]. Ainsi, « [t]he benefit corporation is the most widely adopted innovation in state corporate law in nearly two decades[66] », clament certains. Si l’Angleterre (avec la société d’intérêt communautaire (community interest company), modèle le plus robuste d’Europe[67]) et la Belgique (avec la société à finalité sociale maintenant disparue) ont été les premiers pays à accueillir l’entreprise à mission, les États-Unis (notamment l’État du Delaware[68]) lui ont accordé une grande publicité (avec la public benefit corporation et la flexible purpose corporation devenue la social purpose corporation) et ont influencé le choix de certains États de légiférer comme l’Italie en 2016 (società benefit[69]).

La position des États peut se résumer dans la formule « Certification v. structure », pour paraphraser les professeurs Liao, Tawfik et Teichreb[70]. En effet,

  • Certains pays consacrent une forme sociale à part entière, ancrée dans le droit des sociétés par actions, dotée de la personnalité morale, à la dénomination variable et aux règles dérogatoires des sociétés lucratives. Il en va ainsi par exemple de l’Angleterre, de l’Italie ou de la Colombie-Britannique.

  • D’autres pays adhèrent à l’idée de l’entreprise à mission sans recourir à une structure juridique particulière. Ils s’appuient alors sur une certification, un agrément ou une autorisation de nature publique. Ce choix est par exemple celui de la France, de l’Allemagne, du Luxembourg ou des instances de l’Union européenne.

Les entreprises peuvent préférer une formule différente et s’appuyer sur une certification privée délivrée par l’organisme à but non lucratif américain : B Lab. Cette certification ne relevant d’aucun État gagne en popularité auprès des entreprises canadiennes[71]. « Le Canada est [ainsi] la seconde plus grande communauté au monde[72] ».

2 La situation en France : une certification publique[73]

Dans l’objectif affiché de faire changer de paradigme le système capitaliste traditionnel, le législateur français s’est questionné sur la façon dont la gouvernance des entreprises et leur forme pourraient intégrer les enjeux de RSE de façon plus pérenne. En dépit de plusieurs évolutions législatives datant du début des années 2000[74], la France a franchi une étape importante en adoptant le Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (ci-après « loi PACTE ») et en donnant naissance à la « société à mission ». Les entreprises françaises ont actuellement la possibilité de se transformer en société à mission[75], « en jouant la logique de la “raison d’être” jusqu’au bout[76] ». L’article 176 de la loi PACTE introduit trois nouveaux articles dans les dispositions préliminaires du Code de commerce visant les sociétés commerciales et les groupements d’intérêt économique. Par son dispositif, le législateur français s’appuie sur un mécanisme de certification publique. La société à mission est en effet une qualité qui peut être adoptée par toute entreprise de quelque forme commerciale qu’elle soit[77] sous la condition de respecter un certain nombre d’exigences. Dans son choix de privilégier un mécanisme de certification, la France est loin d’être isolée, comme l’illustre le tableau 1[78].

Tableau 1

Pays ayant choisi une certification

Pays ayant choisi une certification

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2.1 Les leviers opérationnels

Le statut particulier de la société à mission française se caractérise par quatre leviers opérationnels permettant de la structurer et de lui donner une réalité :

  • une mission qui explicite la façon dont la raison d’être de l’entreprise contribue au bien commun ;

  • des engagements qui opèrent une déclinaison stratégique de la mission à chaque niveau de l’entreprise ;

  • une gouvernance qui fait participer actionnariat, direction et salariés, afin d’animer et de garantir la mission à l’interne et en rapport avec les principales parties prenantes ;

  • une évaluation qui permet de rendre compte de la bonne exécution de la mission[79].

2.2 Les exigences législatives

Sur le plan strictement juridique, les nouveaux articles L. 210-10 à L. 210-12 du Code de commerce encadrent le contrôle de la qualité de société à mission[80]. Ces articles exigent la réunion de cinq conditions pour qu’une entreprise puisse faire publiquement état de sa qualité de société à mission : une raison d’être, des objectifs, un comité de mission, la vérification par un tiers et une déclaration au greffe. Plus précisément, les statuts doivent prévoir une raison d’être[81] ; contenir un ou des objectifs environnementaux ou sociaux, ou les deux à la fois, à atteindre[82] ; indiquer les modalités du suivi de l’exécution des missions[83] ; et mentionner si la qualité de société à mission fait l’objet d’une déclaration au greffe du tribunal de commerce qui la publie au registre du commerce et des sociétés (RCS)[84]. Complémentairement, la loi PACTE instaure deux mécanismes pour garantir la poursuite des objectifs environnementaux ou sociaux et l’effectivité du dispositif[85]. D’une part, il existe un contrôle de nature interne. Celui-ci se matérialise par un suivi des objectifs environnementaux ou sociaux effectué par un comité de mission composé d’au moins un salarié (ou, pour les entreprises de moins de 50 salariés, d’un référent de mission qui peut être un salarié) qui établit un document de suivi de l’exécution des missions : ce texte sera joint au rapport de gestion annuel et présenté en assemblée. Le comité de mission procède à toute vérification qu’il juge opportune et se fait communiquer tout document nécessaire au suivi de l’exécution de la mission de l’entreprise[86]. D’autre part, un contrôle de nature externe a été mis en place par le législateur français. Ce contrôle, qui repose dans les mains d’un organisme tiers indépendant[87], a été précisé dans le décret no 2020-1 du 2 janvier 2020[88]. Tout d’abord, l’organisme tiers indépendant doit être accrédité par le Comité français d’accréditation (COFRAC)[89]. Il est désigné au sein de la société à mission par son organe responsable de la gestion, pour une durée initiale qui ne peut excéder six exercices[90]. La nomination est renouvelable dans la limite d’une durée totale de douze exercices. L’organisme tiers indépendant réalise les diligences suivantes. Il procède, tous les 24 mois, à la vérification de l’exécution des objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le contexte de son activité. La première vérification doit avoir lieu dans un délai de 18 mois suivant la publication de la déclaration de la qualité de société à mission au RCS[91]. Pour les entreprises de moins de 50 salariés permanents ne comportant pas de comité de mission, la première vérification a lieu dans un délai de 24 mois suivant cette publication[92]. Après avoir procédé à toutes les vérifications utiles[93], sur place ou sur pièces, l’organisme tiers indépendant rendra un avis motivé qui retrace les diligences qu’il a mises en oeuvre et indiquera si la société respecte ou non les objectifs fixés[94]. Le cas échéant, il mentionnera les raisons pour lesquelles, selon lui, les objectifs n’ont pas été atteints ou pour lesquelles il lui a été impossible de parvenir à une conclusion. L’avis de l’organisme tiers indépendant est joint au rapport établi par le comité de mission et publié sur le site Web de la société[95]. Il demeure ensuite accessible publiquement au moins pendant 5 ans[96].

La réforme française prévoit deux mécanismes de sanction. Premièrement, il peut y avoir une perte du label de société à mission. En effet, le Code de commerce énonce que, si l’une des conditions mentionnées à son article L. 210-10 n’est pas respectée, ou lorsque l’avis de l’organisme tiers indépendant conclut qu’un ou plusieurs des objectifs sociaux et environnementaux que la société s’est assignés ne sont pas respectés, le ministère public ou toute personne intéressée peut saisir le président du tribunal statuant en référé aux fins d’enjoindre, le cas échéant sous astreinte, au représentant légal de la société de supprimer la mention « société à mission » de tous les actes, documents ou supports électroniques émanant de la société[97]. Deuxièmement, la responsabilité d’un CA et des dirigeants peut être mise en oeuvre dans le cas où la raison d’être aurait été ignorée. L’article L. 225-35 du Code de commerce prévoit à ce titre que le CA[98] doit prendre en considération la raison d’être statutaire dans la détermination des orientations de l’activité de la société et la surveillance de la gestion.

Les modifications incluses dans la loi PACTE ont été alimentées en grande partie par une mission « Entreprise et intérêt général », menée par Mme Nicole Notat et M. Jean-Dominique Sénard, qui a rendu public en mars 2018 un rapport intitulé L’entreprise, objet d’intérêt collectif. Parmi toute une série de mesures, ce rapport préconisait plusieurs changements juridiques en vue de modifier la représentation des entreprises[99]. Dans la recommandation no 12, le rapport envisageait de reconnaître l’entreprise à mission dans la loi sous réserve de respecter quatre conditions :

  1. l’inscription dans les statuts de la société d’une raison d’être dotée d’un impact mesurable positif pour la société et l’environnement ;

  2. la mesure et la reddition publique par les organes de gouvernance du respect de la raison d’être inscrite dans les statuts, évalué par un organisme tiers indépendant ;

  3. l’introduction d’un comité d’impact réunissant des parties prenantes et disposant de l’indépendance et des moyens appropriés ;

  4. la publication d’une déclaration de performance extrafinancière à l’image des sociétés de plus de 500 salariés.

Si les deux premières conditions ont bien été reprises par le législateur, il en est allé différemment des deux dernières qui se seraient pourtant révélées intéressantes pour intégrer davantage les parties prenantes dans la prise de décision et pour accroître la transparence (et donc le contrôle) sur la gestion de l’entreprise.

3 La situation au Canada (Colombie-Britannique et Nouvelle-Écosse) : des structures spécifiques

Le Canada est peu avancé sur le thème de l’entreprise à mission, du moins à l’échelon fédéral. Les modèles de nouvelles entreprises ont été invoqués en 2009 par le Comité permanent du patrimoine canadien (par M. Michael Lithgow[100]) et par le Comité permanent de l’industrie, des sciences et de la technologie (par M. Tim Draimin[101]). Toutefois, aucun projet de loi sur le sujet n’a été déposé à l’époque au Parlement. En 2013, Industrie Canada a lancé un processus de consultation dans lequel elle a cherché à savoir comment la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA) pouvait permettre d’atteindre des objectifs liés à la RSE, et si les dispositions actuelles de la LCSA devaient être modifiées pour faciliter la création d’entreprises socialement responsables ou pour appuyer leur développement[102]. Industrie Canada a ainsi consacré un des dix chapitres de son document de consultation spécifiquement à la structure de constitution en société pour les entreprises socialement responsables. Cependant, force est de constater que, sauf cette consultation, le Canada s’est peu préoccupé de l’entreprise à mission. En réalité, l’intérêt à cet égard est à rechercher davantage du côté de deux provinces : la Nouvelle-Écosse et, surtout, la Colombie-Britannique[103]. Cette dernière a adopté pas moins de deux lois à quelques années d’intervalle pour modifier sa Business Corporation Act (BCA)[104]. Elle propose aujourd’hui deux structures juridiques spécifiques : la société à contribution communautaire (community contribution company ou C3) (3.1) et la société d’intérêt social (benefit company) (3.2). Aussi avant-gardiste que puisse apparaître le choix opéré par la Nouvelle-Écosse et par la Colombie-Britannique, il s’inscrit en réalité en droite ligne d’un continuum législatif favorable à la création de structures spécifiques (tableau 2)[105].

Tableau 2

Pays ayant choisi de créer une structure spécifique

Pays ayant choisi de créer une structure spécifique

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3.1 Les entreprises du type société à contribution communautaire (community contribution company) et société d’intérêt communautaire (community interest company) : un fort potentiel

La Colombie-Britannique offre aux entrepreneurs une forme originale de société par actions depuis 2013 avec la C3[106]. Ce sont les articles 51.91 à 51.99 (partie 2.2 de la BCA) qui prévoient les règles pour la constitution de la C3. Celle-ci a plusieurs caractéristiques majeures :

  • l’importance d’un objectif de nature « communautaire[107] » ;

  • la restriction au versement de dividendes à hauteur de 40 p. 100 de ses profits pour l’exercice et de tout montant de dividendes non utilisés au cours d’un exercice précédent[108] ;

  • le verrouillage des actifs au moment de la dissolution[109] ;

  • l’obligation d’avoir trois administrateurs[110] ;

  • la publication d’un rapport annuel accessible au public sur l’apport à la collectivité qui décrit ses activités et les actions menées pour réaliser la mission prévue dans les statuts et les états financiers[111].

En ce qui concerne la sanction, il faut regarder du côté du droit commun. En vertu de la loi sur les sociétés par actions, le non-respect de la mission ou de la limitation de versement de dividendes est susceptible de donner lieu à différents recours : conformité à la loi, oppression, dissolution ou liquidation de la société[112].

Par son projet de loi no 153 (Nova Scotia’s Bill 153), aussi connu sous le nom de la Community Interest Companies Act de 2012, entré en vigueur le 15 juin 2016[113], la Nouvelle-Écosse a adopté la community interest company qu’elle a encadrée par un organisme de réglementation. En dehors de l’existence de cet encadrement, la community interest company laisse voir une structure quasi identique à celle de la C3. L’organisme de contrôle, soit le Registre des sociétés d’intérêt communautaire (Registrar of Community Interest Companies), détermine si une société est admissible à la désignation de community interest company au moment de sa constitution et surveille la conformité de l’entreprise à ses obligations. Si une société n’est pas admissible, elle encourt une dissolution par l’organisme de contrôle.

3.2 La société d’intérêt social (benefit company) : une importation discutable du modèle étatsunien

Depuis le 30 juin 2020, la benefit company a été introduite en Colombie-Britannique[114]. Elle ne constitue ni plus ni moins qu’une benefit corporation étatsunienne. À la différence de la C3, aucune restriction au versement des dividendes ni aucun verrouillage des actifs ne sont prévus.

Une benefit company est une société à but lucratif qui s’engage, au moyen d’une déclaration d’intérêt social (benefit statement) et d’une disposition relative à l’intérêt social (benefit provision), à exercer ses activités de manière responsable et durable, et à promouvoir un ou plusieurs intérêts publics. La BCA prévoit qu’une société d’intérêt public exerce ses activités de « façon responsable et durable » si elle tient compte du bien-être des personnes touchées par ses activités et si elle s’efforce d’utiliser une part équitable et proportionnée des ressources et des capacités environnementales, sociales et économiques disponibles. Toute société peut devenir une benefit company en incorporant la déclaration d’intérêt social et la disposition relative à l’intérêt social dans ses statuts, auxquels les actionnaires consentent par résolution spéciale. À l’inverse, une benefit company peut cesser de l’être en retirant de ses statuts la déclaration et la disposition mentionnées plus haut, avec une résolution spéciale des actionnaires. Ceux qui s’opposeraient pourraient exercer leur droit à la dissidence et, en cas d’adoption de la mesure, faire racheter leurs actions à leur juste valeur. Outre qu’ils sont tenus à une obligation fiduciaire au titre de laquelle ils doivent agir avec intégrité et de bonne foi, au mieux des intérêts de la société[115], les administrateurs et les dirigeants doivent agir honnêtement et de bonne foi, de sorte que l’entreprise exerce ses activités de manière responsable et durable et fasse la promotion des intérêts publics inscrits aux statuts de la société ; ils doivent maintenir l’équilibre entre cette obligation et l’obligation fiduciaire[116]. Ils se voient aussi accorder une protection :

  • Dès lors qu’ils agissent conformément aux obligations de la benefit company, ils sont censés respecter leurs obligations d’agir dans l’intérêt supérieur de la société ;

  • Ils n’ont aucune obligation à l’égard des personnes dont le bien-être pourrait être touché par les activités de la société ou qui ont un intérêt public énoncé dans ses statuts, et aucun recours ne peut être intenté contre eux. Seul un actionnaire détenant, au total, au moins 2 p. 100 des actions émises de la société ou, dans le cas d’une société cotée, 2 p. 100 des actions émises ou des actions émises dont la juste valeur marchande se chiffre à 2 millions de dollars au moins, si ce montant est inférieur à 2 p. 100, peut intenter un tel recours[117].

Enfin, la benefit company doit produire un rapport annuel des avantages qui comporte une évaluation des résultats en matière d’intérêts publics de la société selon une norme établie par une tierce partie. Les normes tierces peuvent notamment comprendre celles de la certification B Corp, de la Global Reporting Initiative et du Sustainability Accounting Standards Board. La benefit company conserve ses rapports des avantages à son siège social et doit les publier sur son site Web (si elle en a un).

4 Vers une plus grande responsabilisation des entreprises ?

Depuis son émergence et la généralisation de ses principes au cours des années 2000, la RSE a ouvert la voie à de nouvelles réflexions et à une meilleure prise en considération des impacts de l’entreprise sur son environnement. Cependant, les engagements RSE sont trop souvent restés « à côté » du coeur de l’activité des entreprises avec des résultats jugés très (trop) faibles sur la réduction des impacts négatifs :

De nombreux facteurs ont contribué à ce relatif échec de la RSE. L’aspect bien souvent défensif, orienté vers la diminution des risques plutôt que vers une contribution positive, la circonscription de la RSE à ses seules obligations de reporting, son instrumentalisation par la communication sans ancrage opérationnel, la faiblesse des ressources humaines et financières mobilisées, ou encore le choix de sujets non stratégiques comptent parmi les raisons principales du discrédit grandissant de la RSE[118].

Pour répondre à ces critiques, les professeurs Antony page et Robert A. Katz soulignent le rôle du droit des sociétés par actions :

The social enterprise movement and the CSR movement, including its progressive corporate law offshoot, appear to have much in common. The both seek a « better » world in a broadly left-liberal sense. Both want more businesses to take the interests of nonshareholder stakeholders seriously and to play a larger role in addressing pressing social and environmental problems […] In one respect, the social enterprise movement sidesteps the CSR debate by operating in a different setting – its vision is realized and embodied in new organizational forms rather than existing corporations[119].

Structures autonomes immatriculées ou sociétés certifiées, les entreprises à mission semblent constituer de prime abord un progrès pour la RSE, et ce, pour diverses raisons (4.1)[120]. Néanmoins, elles ne sont pas à l’abri de sérieuses réserves qui interpellent sur la pertinence de soutenir leur développement et d’y voir une réponse pertinente aux difficultés liées au capitalisme financier et à l’économisme (4.2).

4.1 Les apports de l’entreprise à mission

« Until recently, Canadian corporate law has remained relatively passive about promoting CSR[121] » : ayant cette affirmation en tête, nous estimons que l’avènement des entreprises à mission dans les droits canadien et français constitue un progrès pour l’effectivité de la RSE[122].

D’abord, ainsi que le relève le professeur Jérôme Blanc, « [l]es règles statutaires sont formellement plus solides que les engagements volontaires de RSE des entreprises lucratives, car les démarches de celles-ci sont réversibles[123] ». Des études démontrent en ce sens que la réglementation en matière de RSE augmente la probabilité d’adoption de dispositifs responsables dans les entreprises[124].

Ensuite, l’entreprise à mission apporte pour nombre d’experts un éclaircissement aux devoirs des CA et des dirigeants. Eu égard à la place occupée par la primauté actionnariale, la portée du devoir de loyauté est précisée pour légitimer la prise en considération des parties prenantes et des préoccupations sociétales. Les objectifs devant être priorisés lorsque les CA et la direction exercent leurs responsabilités sont plus clairs[125]. L’entreprise à mission a permis de définir une nouvelle norme de gestion de l’entreprise, qui est apte à donner corps à un équilibrage entre les parties prenantes[126]. En ce sens, pour certains experts, il est clair qu’avec l’entreprise à mission le CA de cette dernière n’encourt aucune responsabilité dès lors qu’il tient compte d’autres intérêts que ceux des actionnaires[127].

En outre, les réformes françaises et britanno-colombiennes sur l’entreprise à mission sont en droite ligne de la montée en puissance de la raison d’être (purpose[128]) en matière de gouvernance d’entreprise[129], après l’avoir été en matière de stratégie[130]. La raison d’être est le projet d’entreprise à long terme imprégné de « valeurs qui renvoient à des préoccupations d’intérêt général[131] ». Identifiant l’entreprise[132], la raison d’être est ce qu’elle veut et aspire à accomplir[133], et ne doit se confondre ni avec l’objet social ni avec la mission d’une entreprise. Alors que le profit est vu par plusieurs comme l’objectif premier de l’entreprise, la raison d’être ne saurait lui y être assimilée[134]. En donnant un souffle nouveau aux modes de gestion et en faisant le pont entre désir de rentabilité et de prospérité des entreprises et satisfaction des besoins sociétaux, la raison d’être dépasse la course aux profits pour y intégrer les intérêts publics et sociétaux[135], ainsi que les facteurs ESG[136].

De plus, l’entreprise à mission apparaît de prime abord comme une solution appropriée à l’écoblanchiment (greenwashing), le blanchiment éthique (fairwashing), le socialwashing, le missionwashing ou encore à une RSE de façade[137]. Ayant parfois souffert d’une image ternie par un affichage médiatique trompeur, la RSE peut désormais espérer être valorisée par des entreprises soucieuses de leur impact sur la société[138]. L’entreprise à mission entraîne avec elle un engagement fort et durable de poursuivre une double mission en la plaçant au coeur de ses activités. Au travers de cet engagement, l’entreprise à mission apporte une solution non seulement au désir d’investissement intégrant de plus en plus les critères ESG (investissement socialement responsable, investissement d’impact, placement responsable)[139], mais encore aux aspirations différentes de la génération du millénaire (entrepreneurs, investisseurs, consommateurs, etc.)[140]. Par ailleurs, une des contributions les plus importantes des initiatives législatives canadiennes et françaises est sans doute à chercher en dehors du droit. Ces réformes du droit des sociétés par actions peuvent être vues comme un signal[141] utilisé pour permettre dorénavant aux entreprises de communiquer des qualités améliorant leur réputation ou leur prestige[142]. Dans le domaine des entreprises à mission, le signal dont sont porteuses les interventions du législateur de part et d’autre de l’Atlantique n’est pas à négliger[143] : il appelle les acteurs économiques à suivre certaines valeurs véhiculées par la société et renforce, parallèlement, la légitimité des entreprises[144]. Enfin, la pandémie de COVID-19 a accéléré l’émergence d’un mouvement en faveur des parties prenantes (stakeholderism[145]) soutenu par la Business Roundtable et le Forum économique mondial[146] : « Calls for publicly-traded corporations to embrace stakeholder capitalism, in which officers and directors consider — or even privilege — the interests of stakeholders over those of shareholders have swept the world[147]. » L’entreprise ne peut se désintéresser de son environnement et de la communauté dans laquelle elle évolue, que celle-ci soit locale ou internationale ; elle doit alors être inclusive et ouverte avec des frontières plus poreuses et perméables. Le mouvement en faveur des parties prenantes préconise à ce titre une gouvernance centrée sur les intérêts des différentes parties qui interagissent au sein de la société et entraîne avec elle une vision élargie des entreprises et de leurs responsabilités (ainsi que de celles du système capitaliste)[148]. Les entreprises à mission prennent alors toute leur importance dans un tel contexte[149].

4.2 Des incertitudes, des doutes et des questionnements

L’entreprise à mission est source d’incertitudes pour l’avancée de la RSE[150], au point d’être qualifiée par certains de distraction[151] ou de danger[152]. En premier lieu, la compréhension du cadre réglementaire se révèle complexe : « the parameters and requirements established under both structures and certifications are diverse and overlapping[153] ». L’entreprise à mission — dont la dénomination varie grandement — peut être simplement certifiée (l’Europe est favorable à cette option avec sa recommandation de créer un label européen de l’économie sociale[154]) ou relever d’une authentique structure immatriculée auprès d’un État (Italie, Angleterre, etc.) ou d’une province (Colombie-Britannique, Nouvelle-Écosse) sans avoir besoin alors d’être certifiée. La certification fait elle-même place à une dualité, puisqu’elle peut être publique (France, Luxembourg, etc.) ou privée (comme l’organisation privée sans but lucratif B Lab). Pour complexifier le tout, le même pays peut offrir plusieurs choix. En outre, en dépit de caractéristiques communes[155], les règles de l’entreprise à mission ne sont pas identiques, tout comme leurs conséquences sur la RSE. La comparaison des modèles au Canada et en France démontre la multiplicité des modèles (deux pour la seule Colombie-Britannique) et, parallèlement, des règles (tableau 3). Un tel manque de cohérence et de lisibilité crée une insécurité qui empêchera le durcissement de la RSE, susceptible de freiner l’expansion de l’entreprise à mission et du mouvement de responsabilisation du capitalisme. Le modèle peut apparaître en effet peu séduisant et risqué[156].

Tableau 3

Règles de l’entreprise à mission, modèles et apports pour la RSE

Règles de l’entreprise à mission, modèles et apports pour la RSE

- : Apport inexistant ou faible pour la RSE.

+ : Apport moyen pour la RSE.

++ : Apport significatif pour la RSE.

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En deuxième lieu, toute incertitude sur la possibilité pour les CA et les dirigeants de prendre en considération les parties prenantes et les problématiques de RSE, et ce, en respectant leur devoir de loyauté, n’est pas levée[157]. Les chercheurs William H. Clark et Larry Vranka écrivent à ce propos ce qui suit : « As officers and directors of these entities consider investments, mergers or liquidity events, the default position tends to favor the traditional fiduciary responsibility to maximize returns to shareholders over the company’s social mission[158]. » Dans le domaine des offres publiques d’achat ou de la vente d’entreprise, l’impact du statut d’entreprise à mission est difficile à évaluer[159]. Cette incertitude est accentuée par la définition de la raison d’être, des objectifs environnementaux ou sociétaux ou encore des bénéfices qui est floue, couplée à l’absence d’une hiérarchie entre les parties prenantes et de lignes directrices pour gérer l’équilibrage des objectifs.

En troisième lieu, qu’il soit question de structures ou d’entreprises certifiées, l’initiative des législateurs français et canadiens a un impact négatif (« corrosif » pour une partie de la doctrine[160]) sur la compréhension des sociétés par actions à visée lucrative et de la philosophie présidant leur gouvernance. Rappelons ce qui a été écrit à propos des benefit corporation : « by invoking the enabling justification to motivate adopting benefit corporation statutes, advocates have created the false negative inference that ordinary business corporations cannot pursue social goals. Benefit corporations thus may have a corrosive effect on our understanding of ordinary business corporations[161] ». Pourtant, comme le précise dès le début du xxe siècle Sir Samuel Griffiths, juge et politicien australien, « [t]he law does not require the members of a company to […] maintain the character of the company as a soulless and bowelless thing, or to exact the last farthing in its commercial dealing, or forbid them to carry on its operations in a way which they think conducive to the best interests of the community as a whole[162] ».

En quatrième lieu demeure un problème fondamental sur ce qui est attendu des entreprises à mission en matière de RSE, problème parfaitement souligné par Frederick Alexander :

The concept of benefit governance can (and should) be used more broadly to address collective action issues that society struggles to cope with, the opt-in formula may act as a barrier – how can corporations address collective action issues if only some are programmed to do so, while others continue to be programmed to exploit the commons and perpetuate unfairness if those practices lead to the highest financial return on their equity[163] ?

Il n’est pas sûr que l’apparition des entreprises à mission en France et au Canada y apporte une réponse.

En cinquième et dernier lieu, la logique économico-financière de la société par actions ne risque-t-elle pas de prendre le pas sur les objectifs sociétaux initiaux et de donner aux entreprises un moyen de se régénérer à bon compte sans modifier leurs mécanismes fondateurs ? Par ailleurs, la croissance des entreprises à mission (qui se concrétiserait en fin de compte par une cotation de leurs titres à une bourse de valeur) pourrait les soumettre à des contraintes financières accrues et à une logique de marché axée sur les investisseurs et les actionnaires[164]. Dans la majorité des cas, une entreprise à mission évolue dans le cadre façonné par les lois du marché[165]. Danone, premier groupe coté de taille mondiale devenu une entreprise à mission, a illustré le 23 novembre 2020 que, devant le recul de son cours boursier et la chute de son chiffre d’affaires à cause de la crise liée à la pandémie de COVID-19, l’entreprise donnait priorité à la compétitivité au détriment du maintien des emplois, et ce, pour économiser plusieurs centaines de millions d’euros (alors même qu’elle avait versé 1,4 milliard d’euros de dividendes au titre des résultats de l’année 2019 et qu’au premier semestre de 2020 les bénéfices étaient de plus de 1 milliard d’euros[166]). La protection de la rentabilité d’une entreprise est fondamentale, a expliqué le président-directeur général de Danone, une déclaration bien éloignée de la mission sociale des entreprises à mission…

Conclusion

Eu égard aux conséquences sociales de l’activité des entreprises et aux enjeux contemporains de finitude du monde[167], les entreprises ont un rôle à jouer « within the constraints of their economic purpose and productive function[168] ». Dans ce contexte, « [l]e droit est une arme. C’est l’arme du pouvoir, politique (droit de l’État) comme économique (usage des droits de propriété). Le merveilleux de notre système est que le droit peut aussi être une arme contre le pouvoir[169] ». En raison de l’avènement de l’entreprise à mission et de l’intervention des législateurs canadiens et français, le pouvoir des entreprises s’accompagne d’une responsabilité grandissante que le droit aide à construire. Longtemps porté par un unique objectif de rentabilité[170], vecteur d’une financiarisation de l’économie, le droit des sociétés est désormais animé d’une dynamique différente, soit donner corps au rôle sociétal de l’entreprise et reconnaître les intérêts des parties prenantes et leur contribution à sa réussite à long terme[171] : « Recently […] legislators have increasingly intervened to encourage companies to pursue specific, predefined goals. Their intention has been to cultivate corporate conscience in order to incentivize companies to behave in socially responsible ways and to take long-term considerations into account[172]. » Le droit ne laisse donc pas la RSE dans l’ombre et cherche, pour assurer son effectivité, à redéfinir le rôle et le comportement des entreprises, quitte à modifier le droit des sociétés par actions[173]. La valeur symbolique de persuasion et de séduction attachée à toute action du législateur[174] prend alors tout son sens. En étant ouvert à la RSE et en l’intégrant dans l’ADN des entreprises, le droit lui donne une effectivité certaine et une force indiscutable. Les entreprises à mission changent par là même les codes du capitalisme traditionnel pour redéfinir un but bien mis en lumière par les professeurs Florian Möslein et Karsten Engsig Sorensen : « From a company law perspective, the key challenge of such efforts is to reconcile considerations of long-termism and social or ecological interests with the fundamental purposes and objectives of companies[175]. »

L’entreprise à mission véhicule une idée simple : le modèle lucratif peut faire le bien. Grâce à ce type d’entreprise, le choix est ainsi laissé aux entrepreneurs, aux CA, aux dirigeants et aux investisseurs d’intégrer une organisation et un secteur déjà profitables qui ont des impacts positifs sur la communauté. L’entreprise à mission devient progressivement un incontournable des entreprises du monde des finances traditionnelles (en plein questionnement dans son essence même[176]) et alternatives (qui prend de plus en plus de place[177]), comme le montre la figure 1[178].

Figure 1

Comparaison des types d’entreprises

Comparaison des types d’entreprises

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Loin d’un effet de mode, l’entreprise à mission est là pour rester, d’autant que la pandémie de COVID-19 constitue un puissant incitatif en vue d’une plus grande justice du système économique[179] à laquelle elles peuvent contribuer[180]. La pandémie a permis de démontrer l’importance d’une nouvelle mission pour les entreprises[181]. Au Canada, le temps semble venu. Au-delà des initiatives politico-juridiques que nous avons signalées, il faut relever qu’a été récemment créé un centre consacré précisément au thème qui nous occupe : le Centre canadien pour la mission de l’entreprise[182]. Initiative d’origine privée et relevant d’un cabinet de conseil en stratégie et communication, ce centre confirme l’attrait croissant que l’entreprise à mission exerce au Canada. De plus, une étude réalisée du 6 au 11 juillet 2020 auprès de 3 000 Canadiens âgés de 16 ans et plus révèle que les questions de justice sociale, environnementales et climatiques sont en tête de leurs préoccupations et qu’ils souhaitent que les entreprises accroissent leurs efforts en faveur de la société et des parties prenantes[183]. Notre texte prouve que, si le droit est en marche — ce qui est indéniablement salutaire pour assurer que les entreprises constituent demain une force de bien —, il demeure malheureusement à l’heure actuelle encore perfectible sur plusieurs aspects et se doit d’être amélioré. L’histoire du domaine des affaires est inspirante[184]. L’entreprise à mission s’avère également inspirante. Pour notre part, nous croyons fermement que le droit doit alimenter cette inspiration. Et il en sortira gagnant. Grâce à l’entreprise à mission, il est permis de rêver que l’irresponsabilité (orchestrée ou non) des grandes entreprises puisse appartenir au passé, et n’avoir été qu’une parenthèse ayant rythmé les phases du développement du capitalisme actionnarial.