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Comment juger le monde ? À cette vaste question, piégée il va sans dire, les trois romancières présentées ici ne proposent pas vraiment de réponses. Rappelons d’emblée que le verbe « juger » possède un double sens : il renvoie au fait d’exercer son jugement, de dire ce qui est, de donner un avis éclairé sur des questions complexes et tortueuses, mais il signifie aussi, et de plus en plus, faire le procès d’autrui, parfois durement, parfois opiniâtrement, sans avoir pris part de manière directe aux événements dont on se fera le juge extérieur. Si le genre romanesque ne prétend plus à l’exhaustivité et à l’objectivité depuis plus d’un siècle, s’il a renoncé aux grands déploiements réalistes des comédies humaines, il n’en demeure pas moins juge de son temps et de ses lieux, fictifs ou réels. Les trois oeuvres abordées dans cette chronique jugent en effet leur monde, se situent par rapport à des idéologies contemporaines et à des discours sociaux dominants. Entre juger et juger, s’imposent parfois de troublants écarts.

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Les récits de Mordecai Richler, dont The Apprenticeship of Duddy Kravitz, St. Urbain’s Horseman, The Street et, plus récemment, Barney’s Version [1] qui se déroulaient tous en partie dans le Mile End, présentaient, parfois sur le mode satirique, le portrait de ce que fut autrefois le vibrant quartier juif de Montréal. Dans Aaron [2] d’Yves Thériault et dans Babel, prise deux [3] de Francine Noël, la communauté juive hassidique a également été mise en scène, fascinait et rebutait à la fois tant elle semblait évoluer dans un monde parallèle, parfaitement étrangère au mode de vie de ses voisins francophones. Presque absente de la littérature québécoise contemporaine, cette communauté a pour ainsi dire inspiré le deuxième roman de Myriam Beaudoin, Hadassa [4], lauréat du Prix des collégiens 2007. Cette oeuvre se distingue de la production littéraire actuelle en ce qu’elle plonge littéralement dans un autre univers culturel, tente d’en cerner les moeurs sans pour autant renoncer aux plaisirs de la fiction.

Alice, jeune diplômée universitaire, a été engagée pour enseigner le français dans une école hassidique pour jeunes filles. Dès son arrivée, les autres professeures non juives lui conseillent de ne pas espérer se faire aimer de ses élèves : « [S]urtout ne pas me faire d’illusions, je ne serais jamais leur amie, ni leur confidente. » (13) Et pourtant, la jeune Alice saura intéresser celles qui,

[d]epuis la maternelle, […] apprenaient que les professeures de français n’étaient pas juives, qu’elles vivaient autrement et qu’il était strictement interdit de s’intéresser à leur vie, pas de questions, pas de curiosité. De la même façon, elles devaient demeurer discrètes, ne pas dévoiler les cérémonies de la synagogue, ne pas traduire des versets des livres sacrés, et surtout, ne jamais discuter de Dieu devant des non-juifs.

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Au fil du récit, enseignante et élèves en viennent à partager des « secrets de juifs » et de non-juifs, développent une amitié sincère qui repose également sur le plaisir commun de la lecture. Dans cette école où les jeunes filles apprennent surtout à analyser les discours des livres bibliques et où la fiction n’a jamais eu droit de cité, Alice s’improvise bibliothécaire. Elle obtient un budget de cinq cent dollars, une salle mal chauffée et parvient à réunir quelques livres, toujours soumis à l’évaluation d’un comité de lecture strict. Devant l’intérêt grandissant de ses élèves pour les Schtroumpfs et autres histoires inventées, elle se permet de leur lire des livres non censurés, empruntés à la bibliothèque publique. Rien de très menaçant, des Martine dévoilant les « jambes nues et pêche » (82) de l’héroïne, montrant des clochers d’église et mettant en scène de chastes baisers. Parmi les élèves de sa classe, c’est la petite Hadassa, « enfant-princesse » fragile et spontanée qui saura toucher le plus profondément Alice.

Sans donner dans les bons sentiments ou dans l’angélisme, Myriam Beaudoin ne cesse de souligner la difficile communion des membres des deux communautés. Si Alice est appréciée de ses élèves, si on l’invite par politesse au mariage de la secrétaire Rifky, elle ne saurait entrer réellement dans le cercle des intimes. Le climat de camaraderie comme la chaleur et la familiarité qui règnent dans sa salle de classe sont voués à disparaître ultérieurement. Lorsqu’elles auront célébré leur Bat Mitzva, Hadassa et ses amies n’auront plus le droit d’adresser la parole aux non-juifs. Récit d’une découverte, d’une amitié réciproque, Hadassa est aussi le roman de la perte et de la désillusion.

La force du roman de Myriam Beaudoin réside également dans le portrait réaliste et vivant qu’elle offre du Mile End. À travers l’idylle du Polonais Jan et de la juive hassidique Deborah, unis par un amour platonique, Beaudoin raconte aussi l’histoire d’un quartier d’immigrants devenu le lieu de prédilection d’une certaine bohème intellectuelle et bourgeoise. Une épicerie, un café, des rues — Saint-Viateur, Jeanne-Mance, Waverly —, font du quartier un lieu habité. En parcourant le Mile End romanesque de Beaudoin, on pensera au Plateau des Chroniques de Michel Tremblay et aussi aux topographies urbaines de Richler. Certes, l’histoire d’amour entre Jan et Deborah rappelle à bien des égards Roméo et Juliette (ou, pourquoi pas, Two Solitudes [5]) et ne surprend guère. Tous les clichés y sont : impossible communication, troublants échanges de regards, lettres romantiques, rencontres furtives et pudiques dans les ruelles et les parcs. Cette histoire n’en demeure pas moins touchante et ramène à un idéal évanescent, à une forme de pureté amoureuse qui n’inspire que très rarement les auteurs contemporains.

Une rencontre entre une jeune enseignante et une enfant issues de cultures différentes, un quartier multiethnique où se croisent des personnages attachants, une histoire d’amour impossible, tous ces éléments permettront au roman de Beaudoin d’entrer assez rapidement au panthéon des oeuvres représentatives de la réalité montréalaise contemporaine. Hadassa, néanmoins, ne donne guère dans la rectitude politique et refuse de livrer un portrait strictement euphorique des relations interculturelles. La retenue de la narration, qui va de pair avec une certaine sobriété stylistique, y contribue. Beaudoin réussit à exposer les différences culturelles sans pour autant les intégrer à un plaidoyer bonententiste. Elle refuse tout autant les jugements hâtifs que la fausse représentation, et préfère suggérer une réalité fuyante et complexe plutôt que d’en dévoiler tous les mystères.

Le rôle des femmes dans la communauté hassidique — sujet litigieux et délicat, s’il en est — constitue l’un des thèmes principaux du roman. Des passages en anglais, issus des monologues intérieurs de Deborah, font ressortir le code de conduite rigide auquel doivent se conformer les femmes mariées : « perfumed in extreme moderation » (89), « walking in a quiet manner which does not attract undue attention » (119), « converse in a quiet, modest way » (178). Les prières, les rituels, les discours tenus par les élèves sur leur futur rôle de mères et d’épouses, tout comme l’attitude générale des femmes hassidiques côtoyées par Alice, confirment l’importance de ces règles de bienséance féminine. Même si la narratrice souhaite parfois rejoindre ses élèves et vivre comme elles, par excès d’empathie pourrait-on dire, la communauté hassidique ne ressort ni embellie ni noircie de ce portrait romanesque. Elle est plutôt tenue en respect, vue et décrite avec une certaine pudeur. Certains lecteurs trouveront sans doute redondants les passages explicatifs, sorte de gloses pédagogiques vouées à expliquer les rituels et les fêtes hassidiques. Grâce aux interventions ponctuelles de Yitty, Perle, Blimy, Hadassa, et aux questions de leur enseignante Alice, l’on apprend ce que signifient le soukkhot, le shabbat, le bar mitzva, le bat mitzva, le pourim, la kascherisation. Néanmoins, Hadassa reste éloigné de l’enquête ethnologique et n’abandonne jamais tout à fait le territoire de la fiction. Il renoue, me semble-t-il, avec une certaine tradition narrative, plus réaliste et moins narcissique sans doute, qui confère au roman le pouvoir d’inventer des histoires, des êtres et des mondes.

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Fort éloigné des portraits de groupe, le dernier roman d’Aude se présente plutôt sous la forme d’un journal intime. Chrysalide [6] relate le parcours de Catherine, une adolescente vaguement rebelle qui remet en cause son héritage familial et réfléchit au rôle social qui lui a été attribué. Le récit respecte en cela les règles canoniques du genre et donne à lire les tourments et les émois d’une jeune femme en formation. Dès l’incipit, Aude donne le ton. Son héroïne, alors âgée de 22 ans, raconte comment elle a voulu rompre de manière radicale et violente avec son milieu familial lors de son quatorzième anniversaire : « Le premier geste que j’ai fait pour me redonner vie a été de me suicider. » (16) Elle ajoute un peu plus loin : « Mes parents n’ont alors rien compris à mon geste. Moi non plus, d’ailleurs, et cela, pendant longtemps. » (16) Son geste, inexplicable, bouleverse l’ordre précaire que la famille, le milieu et les amis avaient réussi à établir, et donne lieu à une réflexion soutenue sur la fausseté des relations d’amitié et sur la recherche effrénée du bonheur. Sans adopter le ton révolté des personnages de Réjean Ducharme, Catherine en arrive à des conclusions similaires. Elle s’en prend à la société de consommation qui transforme les sujets en objets, les menant, parfois malgré eux, au conformisme et à l’oubli de soi. À la manière de Bérénice Einberg, Catherine remarque que le fondement des relations humaines n’est plus le verbe être, mais le verbe avoir : « Je frimais, nous frimions tous, pour maintenir l’image avantageuse que nous avions adoptée et qui nous servait de passeport, parfois d’identité. » (18) La suite du roman porte plus particulièrement sur les thèmes de la découverte et de la conquête de soi. L’engagement social, les études, le deuil d’une relation amoureuse, la réconciliation avec les parents constituent les passages obligés de ce récit initiatique aux allures parfois trop sages.

La violence contenue du premier chapitre — fort convaincant, soulignons-le — cède en effet sa place à des aveux plus banals. Des rengaines adolescentes, vues et revues dans plusieurs ouvrages intimistes parus ici comme ailleurs, traversent Chrysalide : la narratrice a peur du vide et de la solitude, elle se sent vulnérable, elle ne souhaite pas ressembler à ceux qu’elle critique et dénonce. Comme le suppose le genre du journal intime, elle analyse et explique ses moindres sentiments et émotions, ce qui donne souvent lieu à des remarques explicatives inutiles. À propos de sa rupture amoureuse, elle écrit : « On était deux enfants blessés qui avaient peur de devenir des adultes, de souffrir, de tomber dans des pièges de toutes sortes. » (96) Sa meilleure amie Justine « a collectionné les salauds » parce qu’elle confondait possessivité jalouse et amour véritable. Ses parents ont colmaté les failles et les brèches, car ils ne savaient pas comment vivre en dehors des règles tacites imposées par leur milieu. Réductrices et convenues, ces lectures psychologisantes transforment les personnages romanesques en porteurs de pathologies sociales largement répandues. Le lecteur n’a plus la liberté de deviner et de construire le sens, car il sait tout, littéralement. Pire, le lecteur s’ennuie.

Les conflits générationnels sont évidemment au coeur du roman. Malheureusement traités de manière manichéenne, ils se présentent sous la forme de relations binaires. Les parents sont devenus des bourgeois, habitent un condo où « ça sent les faux riches à plein nez » (74), s’entourent d’objets luxueux qui ne leur ressemblent pas afin de masquer leur malaise affectif et existentiel. L’adolescente, quant à elle, refuse de cautionner leurs valeurs superficielles en adoptant un mode de vie et des opinions apparemment opposés aux leurs. En bonne héritière, la jeune fille revoit cependant ses jugements passés vers la fin du récit, encouragée par l’ouverture nouvelle de ses parents. Telle la chrysalide du titre, elle vit une métamorphose, « se transforme lentement en femme » (136).

Difficile de ne pas se demander quel était le dessein secret d’Aude. Se cache-t-il autre chose sous cette prose transparente, presque sans relief, linéaire et prévisible à souhait ? Où sont la cruauté et le trait d’esprit, allusifs et précis comme un scalpel, auxquels nous avait habitués l’auteure dans ses courtes nouvelles ? Si l’on ne doute pas de la sincérité du personnage de Catherine, si l’on accepte de croire en ses confidences adolescentes, on a par contre du mal à accepter la fin heureuse, le ton léger et la transformation radicale de l’héroïne. Contrairement à La memoria de Louise Dupré, livre d’accompagnement cité abondamment par Aude dans son roman, Chrysalide ramène trop souvent à une forme primaire de narcissisme et à un optimisme de bon aloi.

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La critique, mais aussi le lectorat, peuvent parfois être cruels envers les jeunes auteurs qui ont publié une première oeuvre prometteuse. Leur second roman sera attendu, scruté, examiné et, s’il ne parvient pas à convaincre autant que le premier, jugé indigne d’un talent qui semblait pourtant indiscutable. Pire, l’on pourra même se demander si vraiment il y avait quelque chose dans l’oeuvre antérieure, comme si un premier succès trop éclatant pouvait voiler une possible supercherie littéraire.

Le premier roman de Clara Ness, Ainsi font-elles toutes a connu un certain succès d’estime. Qualifiée de sollersien par plusieurs critiques, il avait même été retenu parmi les oeuvres finalistes pour le Prix littéraire des collégiens 2006. Genèse de l’oubli [7], le second roman de l’auteure, n’a pas su satisfaire les attentes des lecteurs et a été peu commenté dans les principaux quotidiens québécois.

Ce roman relate deux histoires parallèles qui finiront par s’entrecroiser, et s’articule plus particulièrement autour des thèmes de la quête et du rejet des origines. Hadrien, chauffeur de taxi à Québec, est issu d’une illustre famille parisienne et lutte depuis l’enfance contre l’empire d’un père narcissique et égocentrique qui « parlait de sa douleur de vivre, du sacrifice que représentait le métier d’artiste, de ce don de lui-même qu’il offrait à l’humanité » (19). En s’exilant, le fils a cru pouvoir échapper aux filiations généalogiques qui l’emprisonnaient naguère afin de se reconstruire une vie et une identité nouvelles en terre étrangère. À la mort de son père, il sera toutefois contraint de retourner en France pour affronter une dernière fois le spectre de celui qui l’avait tyrannisé et humilié. Les funérailles seront l’occasion d’une ultime réunion et permettront à la famille de fermer « le cercueil de la honte et du rejet » (66). Ariane, la conjointe québécoise d’Hadrien, est issue d’une famille anonyme, sans mémoire, composée d’« étrangers du sang » (75). Habitée par le désir d’une continuité, elle tente de se composer une histoire filiale en revisitant ses albums de photos. Au fil du roman, Hadrien et Ariane recréent une cellule familiale, soudés par leur amour commun pour leur fille Lili et leur volonté de transcender, d’un côté, le trop-plein de mémoire et, de l’autre, l’absence de souvenirs.

Composé de deux parties distinctes, intitulées respectivement « Hadrien » et « Ariane », le roman confronte les points de vue des personnages pour mieux livrer une version apparemment objective de leurs drames respectifs. Écrit à la troisième personne, il renoue avec l’omniscience réaliste tout en dévoilant assez fréquemment les secrets et les envies intimes des deux héros. Le style et l’intrigue de Genèse de l’oubli comportent des maladresses et des problèmes qui affectent autant la narration que les dialogues. À vrai dire, l’oeuvre sonne faux, enchaîne des événements prévisibles, tente de conférer une profondeur à des personnages plus ou moins intéressants et aurait dû dormir quelques mois de plus avant d’être publiée. Ness, qui plus est, s’attache à l’aspect extérieur des êtres et des choses et condamne trop rapidement ceux qui lui déplaisent. Du baby-boomer nostalgique des grandes actions collectives des années 1970 qui n’entend rien à la réalité contemporaine, à la « pouf de cent kilos arborant un maquillage impeccable » (41), en passant par les parents banlieusards et satisfaits, les personnages secondaires sont maltraités, comme si leur présence irritait le narrateur et les personnages de la fiction.

Comme dans Chrysalide, les conflits générationnels occupent le centre du roman. Mais ils sont ici encore plus caricaturaux. Les jugements portés sur la banlieue ne réussissent pas à transcender le simple mépris voué à ceux qui ont choisi une autre vie. L’auteure la regarde avec trop de sérieux et n’arrive guère à faire ressortir le côté carnavalesque, burlesque de la banlieue. Elle se contente de rouspéter en soulignant les faits les plus évidents, soit la laideur des lieux, l’homogénéité des moeurs et des attitudes, le kitsch et le conformisme des banlieusards : « Elle avait grandi dans ce que l’Amérique avait inventé de plus laid et de plus médiocre, de plus odieux, l’endroit du plus mauvais goût de la terre, le plus violent et le plus morbide : la banlieue. » (105) Il en découle une surconscience morale et esthétique qui n’est pas sans rappeler le snobisme de certains donneurs de leçons. Le roman, opiniâtre et manichéen, emprunte au genre de la chronique d’humeur, du billet, et révèle une sorte de complaisance involontaire.

Dommage, car le sujet de ce roman s’avérait prometteur. L’auteure voulait y revoir les rapports intergénérationnels en privilégiant la continuité plutôt que la rupture. Elle avait l’intention d’écrire un roman familial qui accorderait un poids et une valeur aux héritages, s’inscrivant par là même dans un mouvement plus vaste de revalorisation des mémoires individuelles et collectives. À la manière des récits de filiation contemporains, décrits notamment par Dominique Viart dans son étude « Filiations littéraires [8] », Genèse de l’oubli devait dévoiler « la part cachée de nos origines » et renouer avec l’Histoire. Écrit trop rapidement, cherchant un ton et une manière, affichant ses préjugés et ses limites, hésitant entre la tragédie et la satire, le roman de Ness n’accueille que de manière théorique et plaquée cet ambitieux projet. Peut-être l’auteure y parviendra-t-elle dans un autre livre.

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En guise de conclusion, je me permettrai de poser une question naïve : pourquoi Hadassa réussit-il à convaincre là où échouent les deux autres romans ? Pourquoi le portrait social dessiné par Myriam Beaudoin, parfois tout aussi critique que ceux d’Aude et de Clara Ness, séduit-il ? Est-ce une simple question de style, de posture ? Peut-être… mais il y a plus. Sans répondre de manière définitive à cette question, je dirais que l’art du romancier, du bon romancier, repose souvent sur un certain effacement de la voix auctoriale, qu’il ait rédigé son oeuvre au « je », au « il » ou au « vous ». Le lecteur acceptera plus facilement les jugements de valeur, les évidences et les bêtises proférés par un personnage de fiction qui semble parler en son nom propre. En outre, si Hadassa s’avère plus réussi, c’est aussi parce que sa narratrice et héroïne Alice entre littéralement dans un monde autre, aux contours quasi fictionnels. Elle devient ainsi la déléguée textuelle, voyeuse ou témoin, d’un lecteur fasciné par une communauté méconnue. Plutôt que de s’enfermer dans les tourments de sa conscience et de juger le monde qu’elle habite à la lumière de ses seules convictions, Alice se laisse ébranler, traverser par les discours et les pensées d’autrui. Hadassa ne peut certes prétendre au statut de grand chef-d’oeuvre et n’est sans doute pas promis à une illustre visibilité internationale ou à une postérité remarquable, mais il nous rappelle néanmoins que la littérature est aussi une forme d’arrachement au quotidien, une sortie de soi. Que s’il juge le monde, ce n’est certainement pas pour offrir des leçons.