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Le critique Benoît Melançon rapporte qu’au cours d’une table ronde qui s’est déroulée en 1983 sur les littératures brésilienne et québécoise, « Irlemar Chiampi proposait de réfléchir à la notion d’“anthropophagie culturelle” pour parler des littératures américaines […] », ce à quoi Flavio Aguiar avait répondu : « Comme image [l’anthropophagie] renvoie à une tactique culturelle pour qui la meilleure défense est l’agression : dévorer ce que nous avons devant nous pour le faire “nôtre”. Tandis qu’au Québec la préoccupation culturelle la plus constante a été défensive : celle de ne pas être dévoré [1] ». Dans ses travaux sur le développement des imaginaires collectifs au Québec, Gérard Bouchard [2] abonde sensiblement dans le même sens. Il affirme en effet que la consolidation d’un projet national, au cours de la seconde moitié du xixe siècle, repose entre autres sur la construction d’une mémoire longue, et ce, en dépit d’une certaine brièveté historique, commune aux collectivités neuves. Celle-ci se traduit alors soit par le maintien d’une filiation à l’ancienne métropole, soit par l’affiliation à une continuité historique et patrimoniale autochtone, permettant ainsi de consolider autant de points d’ancrage pouvant favoriser le rattachement d’un futur incertain à un passé imaginaire ou, si l’on préfère, au récit de la nation.

Dans le sillage du Rapport Durham et de l’Acte d’Union (1840), les élites intellectuelle et religieuse de la province de Québec entreprennent, on le sait, l’élaboration d’un discours compensateur, nationaliste et souvent religieux, destiné à défendre les droits et la culture des Canadiens français en Amérique. Si les historiens et les essayistes laïques, à l’exception de Benjamin Sulte, s’intéressent plus particulièrement à l’histoire politique, surtout depuis la publication du premier volume de l’Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours de François-Xavier Garneau en 1845, les auteurs ultramontains ou religieux se concentrent presque exclusivement sur la période de la Nouvelle-France. C’est au coeur de ce discours, qui occupe une place considérable dans le projet collectif canadien-français, que s’élabore un mythe des origines fondé sur l’idéalisation de la Nouvelle-France, des colons et des personnalités historiques qui s’y sont illustrés. De fait, les oeuvres les plus populaires et les plus appréciées à cette époque sont non seulement celles de ces historiens et de ces écrivains nationalistes déjà évoqués, comme Benjamin Sulte et François-Xavier Garneau, mais encore celles des abbés Ferland et Casgrain, ou encore des poètes Louis Fréchette et Octave Crémazie. Tant dans la fiction que dans l’historiographie, un panthéon de figures héroïques se dessine ainsi sur un fond de geste nationale, où les personnages de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain se distinguent des autres élus par le prestige du mythe qui les auréole. De fait, le « découvreur du Canada » et le « fondateur de Québec » partagent dans l’ensemble du discours historiographique de l’époque un même destin glorieux, une certaine sacralité propre aux figures que l’on vénère ou que la critique ne peut atteindre. L’idéalisation, pour ne pas dire la monumentalisation de ces personnages historiques s’observe dans tous les genres et reflète, en partie du moins, les enjeux sociaux et politiques de la seconde moitié du xixe siècle au Canada français. C’est d’ailleurs au cours de cette période que les oeuvres de Champlain et de Cartier sont rééditées, de nombreuses biographies de l’explorateur et du géographe publiées et que sont érigés des monuments en leur honneur.

Cet article porte justement sur le contexte et la mise en discours présidant à cette mythification des deux personnages, plus particulièrement dans le discours historiographique de la seconde moitié du xixe siècle. J’essaierai, en outre, de faire ressortir les nuances, voire les différences dans le traitement dévolu à ces deux figures au fil du temps. Afin de mieux circonscrire le contexte culturel et idéologique dans lequel s’inscrit cette recherche, j’aborderai, pour commencer, la question des modalités régissant les rapports entre le concept de nation et le discours historiographique au Canada français après 1840. En second lieu, je me pencherai plus spécifiquement sur les représentations qu’offrent de Cartier et de Champlain les grandes synthèses historiques de François-Xavier Garneau, de l’abbé Jean-Baptiste Ferland et de Benjamin Sulte, me référant plus brièvement aux biographies et aux autres ouvrages portant sur un personnage historique en particulier publiés, entre autres, par Narcisse-Eutrope Dionne et Charles-Honoré Laverdière. Il ne s’agit pas ici de vérifier l’exactitude de ces textes et le rapport au référent ; les oeuvres de Marcel Trudel et de Mathieu D’Avignon, pour ne nommer que celles-là, éclairent ces questions avec toute la force de leur érudition. Je m’intéresserai plutôt à la mise en place d’un discours visant à soutenir et renforcer le discours nationaliste canadien-français dans la seconde moitié du xixe siècle.

Concepts théoriques et contexte historique et culturel

Dans l’introduction à sa célèbre étude sur la culture et l’impérialisme, Edward Saïd nous rappelle que les nations sont des récits :

Les récits sont au coeur des propos tenus par les explorateurs et les romanciers au sujet des régions les plus étranges du monde ; ils sont également devenus le moyen par lequel les peuples colonisés tentent d’affirmer leur propre identité, ainsi que leur histoire. Si la bataille de l’impérialisme s’est joué principalement au niveau du territoire, c’est dans la narration que la possession même du territoire et toute la problématique qui en découle, à savoir qui peut s’y établir et travailler, qui voit à son développement, qui en a regagné le contrôle et planifie dorénavant son avenir — que l’on a débattu et tranché ces questions. […] Les nations sont elles-mêmes des récits. Le pouvoir de raconter, ou bien d’empêcher d’autres récits de se former et d’apparaître, est très important pour la culture et l’impérialisme, et constitue un des principaux points d’ancrage entre les deux [3].

Ce lien étroit entre nation et discours nous renvoie ainsi aux rapports unissant le culturel au politique. Alors que le nationalisme est défini comme un projet politique visant à former un État-Nation sur un territoire donné, le concept même de nation, tel qu’il se développe au xixe siècle, s’enracine dans l’élaboration d’un mythe des origines, d’une histoire commune, d’une culture distincte, d’une symbiose avec un territoire réel ou imaginaire et d’un certain sens des solidarités [4], ce que Maurice Halbwachs [5] appellera plus tard « psychologie collective » ou « mémoire collective ».

La réalisation d’un projet national au cours de la seconde moitié du xixe siècle et la consolidation de l’identité nationale canadienne-française nécessitent la mise en place de stratégies culturelles favorables à leur épanouissement, voire à leur renouvellement. En ce sens, la culture n’est pas qu’un simple héritage qui se perd ou que l’on préserve, elle consiste plutôt, comme l’explique Eric Hobsbawm dans ses travaux, en un ensemble de

« traditions » qui ont été effectivement inventées, construites et instituées de manière très officielle, et [d’autres] qui émergent de façon plus indistincte au cours d’une période brève et datable […] Les « traditions inventées » désignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et qui cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c’est possible, elles tentent normalement d’établir une continuité avec un passé historique [6].

L’adéquation entre identité nationale et identité culturelle permet ainsi de construire une référence, « une symbolique commune », pour reprendre l’expression de Fernand Dumont ; un discours idéologique sur lequel l’identité nationale repose et à partir duquel la communauté concernée a, d’une part, l’impression de partager un patrimoine commun et la possibilité, d’autre part, de se distinguer de l’Autre, voire de s’y opposer. Vue sous cet angle, la culture nationale se détache de l’universel pour devenir un espace protégé, replié ou, comme l’appelle Edward Saïd, « a protective enclosure [7] ».

Dans la seconde moitié du xixe siècle, le principal enjeu des discours canadiens-français demeure certainement celui de l’avenir de la nation et de son identité collective. Dans un contexte marqué par l’unification du Haut et du Bas-Canada, laquelle suscite de l’insécurité autant sur le plan économique que politique, une part importante de l’élite canadienne-française mise ainsi sur une idéologie passéiste et un idéal de repli national propres à assurer la survie de la nation. Le discours social et politique contribue, dans un même élan, à définir cette dernière comme un tout solidaire, homogène et indivis, ainsi qu’à conforter la classe issue des professions libérales dans leur rôle de grand gestionnaire de la culture nationale.

En définissant les buts que poursuit la nation et ses paramètres, puis en expliquant la trajectoire qu’a suivie le destin national, les historiens, conservateurs ou non, deviennent rapidement les agents privilégiés de la création d’une mémoire collective et de l’idéalisation d’un peuple. Ce sont également leurs oeuvres qui, à leur tour, contribuent à définir les amis et les ennemis de la nation, tout en cherchant à établir une continuité narrative entre le présent et le passé. Or, au sein de ce discours historiographique, trois catégories d’éléments concourent à la production d’une identité et d’une culture nationales : celle des lieux communs (tels qu’on les trouve dans les citations, rééditions, traductions, etc.) ; celle des modèles littéraires (devanciers, contemporains, étrangers, locaux, etc.), qui relèvent plus de la normalisation et de la comparaison que de la répétition, comme lorsqu’il s’agit des lieux communs ; et finalement, celle des monuments littéraires ou discursifs, liés aux processus d’édification et de symbolisation (de capitalisation sociale, dirait Bourdieu), qui assurent une connaissance permanente, particulièrement au niveau des institutions sociales. La récupération de l’imaginaire historique et populaire par l’élite canadienne-française se nourrit donc de ces oeuvres, qui favorisent un processus de mythification s’appuyant sur la surdétermination de figures ou d’images, ainsi que sur la stylisation des figures du passé, et prenant entre autres comme objet la période de la Nouvelle-France (mais pas uniquement, comme le montre l’exemple de l’épopée métisse de l’Ouest). Dans son étude sur la formation de l’imaginaire au Québec, Maurice Lemire précise à cet effet « que la connaissance des origines constitue l’arme principale contre le temps […] et que le mythe, en tant que récit sacré relatant les temps fabuleux des commencements, établit un modèle de réalité idéale sur lequel peut être modelée toute action humaine, afin de permettre à tous de participer à la vie supérieure de ces temps d’origine [8] ».

Dans ce contexte, on l’a vu, le genre qui a le plus contribué à cette mythification du passé canadien-français, et plus particulièrement à celui de la Nouvelle-France, est sans l’ombre d’un doute le discours historiographique auquel on a attribué le plus grand prestige au xixe siècle ; car, tout en servant de support à l’idéologie, il a permis de créer, comme nous le rappelle Pierre Berthiaume, « un passé qui témoigne du présent, des espoirs et des déceptions des hommes qui, écrivant l’histoire du passé, n’ont cessé de vivre une histoire contemporaine [9] ». Et dans ces circonstances, le récit de l’épopée de la Nouvelle-France reflète bien davantage ce qu’on aurait voulu que soit l’histoire de la colonie que ce qu’elle fut véritablement.

Esquisses de Samuel de Champlain et de Jacques Cartier dans les oeuvres de F.-X. Garneau et de l’abbé Ferland

Les Grecs et les Romains, qui divinisaient tout ce qui porte un caractère de grandeur et de majesté, mettaient les fondateurs de leurs cités au rang des dieux [10].

François-Xavier Garneau

La mythification du personnage de Champlain fait partie intégrante de cette idéalisation de la Nouvelle-France, cet Âge d’or dont le récit, grâce à un travail d’anamnèse, permet d’oublier que le projet d’un État français en Amérique n’est désormais plus réalisable, que la population canadienne-française se trouve maintenant minoritaire, tant sur le plan linguistique que politique, et que les difficultés économiques poussent inéluctablement une partie de la population à émigrer vers le sud.

Ce mythe s’élabore progressivement tout au long de la seconde moitié du xixe siècle. D’abord, par le biais de deux synthèses historiques, celle de François-Xavier Garneau, qui publie son Histoire du Canada de 1845 à 1852, histoire pour laquelle il s’est vu attribuer le titre d’historien national, et celle de l’abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland qui, entre 1860 à 1865, a mis sur pied le Cours d’histoire du Canada à la toute nouvelle Université Laval. Bien que les visées des deux historiens soient assez différentes — le premier, influencé par les idéaux romantiques, associe le récit historique à une enquête sur les progrès de la liberté, alors que le second proclame le caractère indissociable de la religion et de la nation —, elles présentent toutes deux une idéalisation parfaite de Champlain. Dans un texte comme dans l’autre, les auteurs commencent par souligner le caractère courageux et honorable de la famille qui, malgré ses humbles origines, a enseigné au jeune Samuel le respect, le courage et la détermination. D’ailleurs, les deux historiens lui reconnaissent très tôt des qualités exceptionnelles, Garneau en tant qu’habile stratège et planificateur de la colonie, l’abbé Ferland en tant que catholique à la foi inébranlable, nonobstant l’entourage calviniste dans lequel il doit oeuvrer. Lors du siège de Québec, en 1629, Garneau insiste, par exemple, sur l’attitude exemplaire du personnage : « Beaucoup de personnes cependant ne pouvaient en [de vivres] trouver assez pour satisfaire aux demandes de leurs familles épuisées par la faim. Champlain les encourageait, donnait l’exemple de la patience et excitait tout le monde à supporter avec courage des souffrances qui allaient sans doute bientôt finir [11] » Ferland souligne plus particulièrement son habileté à concilier exploration et colonisation :

L’on comprend difficilement comment Champlain, à une époque si reculée et en fort peu de temps, a pu ainsi explorer le pays dans toutes ses directions. […] Dans ses voyages, rien n’échappe à ses observations : il décrit le cours des rivières, examine la qualité des terres, observe les arbres, les fruits, les animaux ; il indique les difficultés des entreprises et les moyens de les surmonter ; il étudie le caractère et les moeurs des sauvages ; il dresse des cartes fort exactes des contrées qu’il parcourt. Cependant, les découvertes ne formaient qu’une faible partie des travaux de Champlain ; car il avait à fonder une colonie […]. Aussi la persévérance de cet homme remarquable et sa foi dans le succès de son entreprise sont dignes de notre admiration : ses biens, son temps, ses talents, sa vie même sont dévoués à la colonie naissante. Au milieu de toutes les contradictions, il marche courageusement, vers le but qu’il s’est proposé pour l’honneur de la religion et la gloire de la France [12].

Dans les deux textes, Champlain occupe assez peu de place dans les chapitres consacrés à l’exploration et aux tentatives de colonisation en Acadie, car ce n’est pas le personnage du géographe explorateur qui intéresse nos deux historiens, mais plutôt le fondateur de la ville de Québec. Il faut savoir, par ailleurs, qu’il existe déjà à cette époque une grande rivalité entre Montréal et Québec, et que les historiens montréalais avaient déjà signifié leur intention de publier une édition critique des oeuvres de Champlain, ainsi qu’une biographie de ce dernier. Or, l’élite de la ville de Québec considère qu’il est uniquement de son ressort de mettre en oeuvre ces projets dans la mesure où Champlain appartient d’abord et avant tout à son horizon mythique régional, Montréal pouvant toujours jeter son dévolu sur Jeanne Mance et Maisonneuve.

Le seul point sur lequel les deux historiens se montrent diamétralement opposés concerne la question des guerres iroquoises ; alors que Ferland reproche à Champlain une ingérence abusive et dangereuse dans les affaires indiennes intertribales, Garneau, qui est convaincu que les Amérindiens sont condamnés à disparaître, suggère plutôt une décision trop hâtive que commandent, de surcroît, l’urgence de la situation et le peu de secours venu de la France [13] :

Il conserva d’immenses contrées à la France, à l’aide des missionnaires ou d’alliances contractées à propos avec les indigènes, à peine avec le secours d’un soldat. Il a été blâmé de s’être déclaré contre les Iroquois. Mais la guerre existait déjà entre cette nation et les autres peuplades du Canada lorsqu’il arriva au pays ; il ne cessa jamais de faire tous les efforts pour la conservation de la paix ; ce n’est que lorsque les sauvages étaient rendus à leur dernier degré de décadence qu’ils voulaient bien écouter les conseils [14].

Les oraisons funèbres des deux historiens sont tout aussi élogieuses l’une que l’autre et correspondent, en fait, à une forme textuelle de consécration civile, religieuse et nationale pour cet être apparemment exceptionnel dont le parcours personnel et professionnel a été absolument exemplaire. Il avait « le port noble et militaire, une constitution vigoureuse », écrit Garneau, « qui le mit en état de résister à toutes les fatigues de corps et d’esprit qu’il éprouva dans sa rude carrière ; il ne traversa pas moins de vingt fois l’Atlantique pour aller défendre les intérêts de la colonie à Paris [15] ». Ferland, pour sa part, insiste sur le fait que « Champlain mourut, aimé et respecté de tous ceux qui l’avaient connu. […] Les mémoires de l’époque s’accordent à lui reconnaître les qualités nécessaires à un fondateur de colonie : constance, fermeté, courage, désintéressement, honneur, loyauté, amour véritable de la patrie et, par-dessus tout, une foi vive et pratique qui le portait à regarder le salut d’une âme comme plus précieuse que la conquête d’un royaume [16] ».

Le personnage de Jacques Cartier préfigure, en quelque sorte, celui du fondateur de Québec. Du seul point de vue narratif, il apparaît dans l’oeuvre de Garneau, non pas dans le livre premier qui commence au moment de l’établissement permanent de la Nouvelle-France, mais dans le second chapitre de l’introduction à l’histoire du Canada. Il s’inscrit ainsi dans le prolongement des récits antiques et des explorations effectuées par les Portugais, Colomb et Verrazano, et il est d’abord présenté comme un « habile navigateur », qualité qu’il partage avec Colomb. Passant rapidement sur le premier voyage auquel il ne consacre qu’une seule page, Garneau insiste surtout sur la rapidité du voyage à l’aller, l’exploration du littoral et la reconnaissance des lieux, qui permettra à Cartier de « découvrir » le Saint-Laurent lors de son second voyage. Étonnamment, Garneau passe assez rapidement sur la prise de possession du territoire et l’érection de la croix : « Selon la coutume européenne, il prit possession du pays pour son maître en élevant, malgré les protestations d’un vieux chef sauvage, une croix de bois sur une pointe de terre située probablement entre cette baie et le cap des Rosiers [17]. » L’auteur ne cherche pas, de toute évidence, à mettre ici en valeur la portée religieuse de l’opération ; il insiste plutôt sur la dimension politique de l’acte. Comme s’il cherchait par ailleurs à relativiser cet épisode du premier voyage, la présence vaguement caricaturale du vieux chef sauvage et le seul mot de « maître » tenant lieu de référence au monarque contribuent à reléguer cette scène au second plan du récit, alors qu’elle sera un des moments privilégiés par le discours et l’iconographie ultramontains. Tout en étant respectueux envers l’Église — il s’assure de recevoir la bénédiction pastorale avant de s’embarquer pour le second voyage — Cartier n’est pas un saint, mais il demeure un navigateur hors pair, comme en témoigne la longue description de la seconde traversée, et il se révèle également être un bon stratège avec les « indigènes ». En amenant à ces « forêts séculaires » et ces « hordes de barbares » la civilisation européenne, Cartier prend, dans les écrits de Garneau, les allures d’un « fondateur d’empire, […] [de ces] hommes privilégiés, dont le nom grandit chaque jour avec les conséquences de leurs actions immortelles [18] ». Les dérives de la troisième expédition sont rapidement attribuées à Roberval et le mérite du grand navigateur demeure intact aux yeux de l’historien. S’il « disparaît de l’histoire [19] », il n’en demeure pas moins le navigateur sans peur et sans reproche qui ouvre la voie à l’exploration du territoire, ainsi qu’à « la première page d’un nouveau livre dans la grande histoire du monde [20] ».

Si l’abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland décrit plus longuement que Garneau la première expédition de Cartier et insiste plus particulièrement sur les relations qu’il entretient avec les « sauvages », ses propos se distinguent nettement dans le ton et le contenu de ceux de l’historien national, dès lors qu’il introduit une dimension religieuse dans la figuration du personnage. Ainsi, il insiste sur les motifs religieux de la seconde expédition, qu’il formule comme suit :

Le capitaine breton était plein de religion et, lorsque l’occasion s’en présentait, il ne craignait pas de se montrer ouvertement enfant dévoué de l’Église ; aussi, dans une adresse au roi, à l’occasion de son second voyage, il présentait l’extension de la foi catholique comme un des plus pressants motifs pour continuer les découvertes. Avant de partir pour cette expédition périlleuse, il régla les affaires de sa conscience, et voulut que ses compagnons fissent de même, sachant que, lorsqu’ils n’auraient plus rien à craindre de Dieu, ils seraient mieux disposés à rencontrer les périls de la navigation [21].

L’abbé Ferland impute également à Roberval l’échec de la colonisation à l’époque de Jacques Cartier et souligne à plus d’une reprise les problèmes que représente l’appartenance religieuse de certains colons et la probité morale de ces derniers pour poser les bases d’une colonie durable en Amérique. Dans un tel ordre d’idées, on pourrait croire, comme c’était le cas dans l’oeuvre de Garneau, que la figure de Jacques Cartier s’auréole à nouveau d’une aura de perfection, mais le discours de Ferland insiste sur une tache, une sorte de péché originel hérité des ancêtres voyageurs et qui le pousse à enlever Donnacona à ses compagnons :

L’on ne saurait pallier l’injustice d’un tel procédé envers un vieillard inoffensif, qu’on arrachait à sa famille et à son pays […]. La seule excuse qu’il soit possible d’alléguer en faveur de Cartier, c’est l’exemple des découvreurs, ses devanciers ou ses contemporains, qui avaient agi de la même manière, ne se faisant point de scrupule d’enlever quelques pauvres sauvages pour les offrir à la curiosité des hommes civilisés de l’Europe [22].

Si la postérité de Jacques Cartier n’avait dépendu que des écrits de Jean-Baptiste Ferland au xixe siècle, assez peu d’importance aurait finalement été accordée à l’explorateur malouin, qui disparaît, dans les trois premiers chapitres du Cours d’histoire du Canada, derrière le foisonnement de commentaires portant sur les « sauvages », commentaires qui témoignent, pour leur part, de l’intérêt marqué de Ferland pour les missions religieuses en Amérique.

« Un album de famille [23] » : deux figures dans l’Histoire des Canadiens français de Benjamin Sulte

Dans l’Histoire des Canadiens français de Benjamin Sulte, le navigateur s’efface cette fois derrière un collectif, « les Malouins », qui illustre bien l’orientation du travail de Sulte, plus intéressé par les Canadiens que le Canada, qu’il considère comme les véritables héros de l’Histoire avec un grand « H ». Il soulève, comme ses prédécesseurs, la difficulté pour Cartier d’agir à sa guise en regard du projet de fondation d’une colonie française en Amérique, mais il n’impute pas l’échec de la troisième expédition au protestantisme, ni au passé criminel de certains colons. Il croit plutôt que les valeurs du clan, celui des Malouins, ne laissent d’autre choix au navigateur que de servir l’esprit mercantile et les intérêts commerciaux du groupe, d’où l’intérêt inusité, à plusieurs reprises, pour une description détaillée de la généalogie du navigateur dans le texte, mettant ainsi l’accent sur les liens et la participation de membres de la famille proche et éloignée du navigateur à ses expéditions. Dans l’oeuvre de Sulte, Jacques Cartier n’en demeure pas moins reconnu pour son entreprise d’exploration :

[…] Il fut le héros de ces courageux navigateurs qui se taillaient des domaines dans la carte du monde. Son énergie, sa rapidité d’exécution, le coup d’oeil infaillible dont il était doué, complètent sa réputation du reste bien méritée. Nous devons être aussi fiers […] d’avoir eu pour découvreur de notre patrie un capitaine aussi digne de paraître à la première page de nos annales. Ses fautes, si fautes il y a, sont imputables à l’esprit du temps, et peut-être que laissé libre d’agir à son gré, il ne les eût pas commises [24].

En dépit de critiques adressées à Sulte pour son attitude suffisante à l’égard de ses prédécesseurs [25] et certaines remarques controversées sur l’histoire de la Nouvelle-France [26], son ouvrage en huit volumes connaît un franc succès auprès de ses compatriotes. En affirmant que Jacques Cartier est un « héros de ces courageux navigateurs », il contribue, tout comme Garneau, à l’idéalisation de l’explorateur malouin, ainsi qu’à l’élaboration du mythe fondateur canadien-français au xixe siècle.

Pour Sulte, celui qui pourra, tel un prophète, mettre fin aux activités des Malouins, qui freinent, de par leurs intérêts commerciaux et leur négoce, l’essor de la colonie, n’est nul autre que Champlain. C’est dire l’importance qu’il accorde à ce personnage :

Les Malouins s’alarmèrent de l’audace de Chauvin. Ils pensèrent que si Tadoussac devenait un poste permanent, leur cause serait compromise. […] La Normandie entrait décidément dans la lutte, et c’est ce que les Malouins comprenaient. […] L’homme véritable qui devait imprimer son cachet à ce mouvement [de colonisation], ainsi qu’à tant d’autres, allait se montrer. Samuel de Champlain revenait des Indes et se révélait explorateur émérite [27].

Il poursuit en insistant sur la « figure attrayante » de ce dernier : « elle prend tout l’espace dans ce cadre encore petit, et déborde pour ainsi dire au dehors. De quelque côté que l’on retourne ou que l’on traverse la page, Champlain se retrouve au sommet [28] ». Il n’y a pas de personnage historique, aussi célèbre soit-il, qui ne doive s’incliner devant la somme de ses qualités : « la persévérance, l’activité, le patriotisme du fondateur de Québec […] le premier Canadien. […] Aucune tache ne ternit cette belle mémoire. […] Son nom résume tout le commencement de notre histoire [29] ». À l’instar de Garneau, Sulte relègue ainsi Cartier au préambule de l’histoire canadienne et débute la véritable histoire nationale avec l’arrivée de Champlain. À l’exception du premier chapitre, Sulte consacre de fait tout le second volume de son Histoire, de même que les quatre premiers chapitres du troisième tome, à l’établissement de la colonie sous Champlain. Il insiste tout particulièrement sur l’habileté de ce dernier à nouer des relations avec les « sauvages » et conclure la fameuse alliance de 1603. Parlant de Pontgravé et de Champlain, il écrit : « Ce n’étaient plus ces aventuriers d’Europe, oppresseurs et bourreaux des peuplades qu’ils rencontraient ; c’étaient des chrétiens désireux de se faire des amis partout, et se pliant, sans hésitation, aux moeurs et aux coutumes du pays qu’ils abordaient [30]. » Il explique par ailleurs la position de Champlain à l’égard des Iroquois, en insistant sur le fait qu’il avait pressenti « le terrible réveil de cette nation [31] » bien avant son temps.

Au fil des chapitres, la figure de Champlain en vient à se détacher de la trame narrative, qu’elle domine par un effet d’échos, alors que l’historien décrit les faits et gestes de ses compagnons d’oeuvre et des représentants des familles les plus célèbres en Nouvelle-France. Elle revient d’un épisode à l’autre pour ponctuer le récit de sa présence, mais n’en occupe pas nécessairement tout l’espace. En ce sens, Benjamin Sulte demeure fidèle à son projet d’écriture qui se voulait au départ une relation, voire une apologie du peuple et non seulement de ses héros. Dans un court texte publié en 1915 dans les Mémoires de la Société royale du Canada, l’historien reviendra entre autres sur les derniers jours de ce grand homme et soulignera plus particulièrement l’apport de Laverdière — qu’il cite d’ailleurs abondamment dans son Histoire — à la mise en valeur de la figure de Champlain à partir de 1870. Sans pour autant passer sous silence les oeuvres de Garneau et de Ferland, il attribue à l’auteur de la biographie et de la réédition des oeuvres de Champlain le très grand mérite d’avoir fourni les bases d’une héroïsation de ce personnage :

Lorsque parurent les 1478 pages du recueil, avec la complète biographie de l’auteur et les abondantes notes explicatives qui accompagnent le texte ancien, il y eut un tressaillement dans notre petit monde littéraire et bientôt la surprise se communiqua aux lettrés des États-Unis. Un Champlain de taille héroïque s’offrait à notre admiration. […] Les marques de respect envers cette mémoire nationale ne tardèrent pas à se manifester chez les écrivains qui, tous, s’empressèrent d’exhumer une masse de renseignements de ce trésor de vérités [32].

En guise de conclusion : une héroïsation sur mesure

Profitant de la popularité des synthèses historiques d’une part, et de celle des hagiographies d’autre part, les historiens québécois, essentiellement parmi les membres du clergé, publient ainsi, de 1860 jusqu’à la fin du siècle, une série de biographies sur des héros laïques, dont la finalité ne diffère pas vraiment des hagiographies dont elles s’inspirent. À ce sujet, Maurice Lemire observe :

Définie comme une pédagogie de la foi dans l’Église universelle, l’hagiographie et le culte sanctoral ont pour fonction de susciter l’Imitation des saints et par là d’assurer, parmi les fidèles, une conformité aux normes morales que propose le catholicisme. Le culte du héros national ne poursuit pas d’autres objectifs. Il a pour fin la mise en évidence des normes et des valeurs qu’une société compte perpétuer. Il est donc intimement associé à la volonté de survie de la collectivité [33].

En ce sens, il est légitime de considérer la biographie du héros, le monument qui lui est dédié, voire les manuels d’histoire nationale qui lui réservent une place privilégiée, comme autant de manifestations de ce que les Américains appellent « la religion civile ».

Parmi les biographies et les oeuvres diverses consacrées à Champlain, signalons les travaux de Narcisse-Eutrope Dionne, qui a publié une biographie de 1 000 pages et un essai sur la recherche du tombeau de Champlain, de même que la biographie de l’abbé Laverdière, à qui l’on doit une réédition des oeuvres complètes de Samuel de Champlain, projet auquel il a consacré dix ans, et qui sont parues en 1870 en édition de luxe chez Desbarats, maison dont elles constituent le fleuron. Dans les biographies de ces deux auteurs, l’interprétation religieuse de la vie de Champlain réduit considérablement la vision offerte par leurs prédécesseurs. Si l’on devait décrire le tableau d’ensemble, on pourrait dire que, sous la surveillance du Père de la Nouvelle-France, la vie des premiers colons ressemblait à celle d’une communauté de saints ; on insiste sur la pratique exemplaire de Champlain, ainsi que sur la pureté des moeurs et la grande foi des colons. À ceux qui osent remettre en question ce portrait au nom de l’origine protestante des parents, de la participation au commerce des fourrures, des erreurs stratégiques avec les Indiens et d’un mariage d’intérêt avec une toute jeune calviniste, Dionne réplique : « Avec nous, la population admirera sa conduite désintéressée, son détachement des biens terrestres, son courage, sa loyauté, sa foi profonde, son amour du prochain [34] … » Champlain paraît ainsi entièrement dévoué aux intérêts de la religion et de l’Église, devenant le modèle même de l’apôtre laïque. À la fin de sa biographie, l’abbé Laverdière déclare dans des termes similaires, en faisant appel à l’autorité des Relations des Jésuites : « Après avoir donné à sa chère colonie de nombreux témoignages d’un dévouement sans bornes et d’une piété aussi ardente qu’éclairée, “Champlain, comme dit si bien le père Le Jeune, prit au ciel une nouvelle naissance le jour même de la naissance de notre sauveur en terre” [35]. » L’analogie n’est pas gratuite et plus d’un voit d’ailleurs en Champlain celui qui a, envers et contre tous, défendu le projet de colonisation de la Nouvelle-France.

Sur cette base, le mythe de Champlain au Canada français connaît son apogée au moment du trois-centième anniversaire de la fondation de la ville de Québec en 1908. Deux ans après la parution du second tome de l’ouvrage de Narcisse Dionne et quelque quarante ans après la réédition de ses oeuvres, Champlain reçoit ainsi les plus grand honneurs non seulement des historiens, mais de la part de toute l’élite politique et culturelle, de même que de la population qui accourt pour participer aux défilés et aux différentes activités figurant au programme des célébrations.

Le sacre de Jacques Cartier, si je peux m’exprimer ainsi, connaît un parcours plus sinueux, en partie attribuable au fait qu’il n’est pas rattaché à un lieu précis comme Maisonneuve ou Champlain. Cette appartenance à un espace diffus a tout particulièrement marqué le troisième centenaire de Cartier débarquant dans les environs de la rivière Saint-Charles. Si des citoyens de Québec soulignent l’événement à proximité de la rivière par l’érection d’une croix de bois, l’érection d’un monument durable se trouve constamment retardée en raison justement du flou qui existe à propos du lieu précis du débarquement. L’entreprise est trop importante à l’époque pour risquer une erreur et il faut donc attendre la publication des Voyages de découverte au Canada, entre les années 1534 et 1542 par Jacques Cartier, le sieur de Roberval, Jean Alphonse de Xaintoigne, etc. à Québec, chez W. Cowan et fils, en 1843, pour raviver l’intérêt à l’endroit de cet explorateur. La découverte d’un portrait de Cartier en France suscite également beaucoup d’intérêt, car il permettait de mettre un visage sur ce personnage dont on sait finalement peu de choses en dehors de ses voyages. Copié par Théophile Hamel, le portrait du navigateur connaît une fortune remarquable, surtout sous la forme d’une lithographie. Comme le mentionne Jacques Robert dans une étude portant sur l’héroïsation et la commémoration de Cartier [36], la diffusion du portrait ouvre la porte au renouvellement du discours sur le navigateur et ses explorations. En 1858, Napoléon Legendre dévoilera, de son côté, un buste de Cartier qu’il a façonné à partir de cette image à l’exposition provinciale de Québec. À partir des années 1860, Jacques Cartier occupe de plus en plus de place dans le discours littéraire : songeons seulement à la publication, en 1861, de Donnacona de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, ainsi qu’à celle de La découverte du Canada de Pamphile Le May en 1867, oeuvre pour laquelle il se mérite la médaille d’or au Concours de poésie de l’Université Laval. Les fêtes du 350e anniversaire de l’arrivée de Jacques Cartier viennent confirmer l’ampleur de sa figure, avec des célébrations se déroulant tant à Montréal qu’à Québec ou Gaspé. Il est enfin célébré comme le « découvreur du Canada » et nombre d’essais biographiques et historiographiques contribuent à nourrir cette nouvelle dimension du mythe entourant le personnage. Rappelons, entre autres, La Nouvelle-France de Cartier à Champlain de Narcisse-Eutrope Dionne (1891), la biographie de Jacques Cartier par le même auteur, publiée en 1889 et couronnée par le lieutenant-gouverneur Angers, Jacques Cartier et Samuel de Champlain de Joseph Dumais, fondateur du Souvenir Patriotique, en 1913, le mémorial des Fêtes de Jacques Cartier à Saint-Malo par Louis Tiercelin, pour l’érection du Monument Cartier en 1905, et j’en passe. Si l’éclosion du mythe a tardé, il finit donc néanmoins par prendre son essor et garantir à la population canadienne-française une origine française à la découverte du Canada.

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Depuis les personnages historiques de Cartier et de Champlain jusqu’aux mythes littéraire et historiographique se dessine donc un parcours au sein duquel émergent, pour reprendre l’expression de Pierre Nora, de nouveaux lieux de mémoire, indissociables de fragments de discours social et d’un travail, dirait Marc Angenot, du texte sur le hors-texte, lequel fait de l’histoire un palimpseste, dans un contexte où le regard, aujourd’hui encore, se tourne sans cesse vers les récits des origines, afin d’éclairer ou de légitimer les parcours à venir. L’intérêt pour les fêtes du 400e anniversaire de la fondation de Québec et la controverse entourant la présence de personnalités représentant les divers paliers de gouvernements à certains événements marquant des célébrations nous rappellent à la fois la pertinence d’une réflexion portant sur un imaginaire national au Québec et l’importance de poursuivre l’étude des textes de la Nouvelle-France, ainsi que la réception de ces derniers, afin de mieux saisir la profondeur et la portée des mythes qui nous animent encore aujourd’hui.