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La danse swing, une forme de danse entre partenaires qui est improvisée et exécutée sur la musique jazz, a connu un renouveau mondial dans les années 1990. Depuis, des communautés dynamiques de danse swing ont vu le jour à travers le Canada, dont l’une des plus grandes et des plus établies se situe à Montréal. La danse swing est un terme générique englobant plusieurs styles dansés sur la musique swing originaire des années 1930 et 1940[1]. J’utilise le terme danse swing pour désigner un ensemble de danses sociales issues de pratiques de jazz historiques qui sont populaires au sein de la communauté montréalaise aujourd’hui : le Lindy Hop, le Charleston, le jazz solo et le Balboa[2].

Enracinées dans la culture vernaculaire noire, la danse et la musique swing ont été développées à l’origine par des danseur·euses et des musicien·nes afro-américain·es à Harlem dans les années 1930. Cependant, lors du renouveau du swing dans les années 1990, une proportion importante des danseur·euses étaient blanc·hes, ce qui a incité les chercheur·euses du renouveau du swing à se concentrer principalement sur les questions de race et d’appropriation culturelle (Usner 2001 ; Wade 2011 ; Hancock 2013 ; Sékiné 2017). Black Hawk Hancock décrit le renouvellement du swing comme un renouveau sélectif qui célébrait simultanément la danse et la musique afro-américaines comme faisant partie d’une identité américaine, tout en excluant les corps afro-américains de sa pratique (Hancock 2013, 26). Eric Usner soutient quant à lui que la blancheur du renouveau du swing s’étend également aux valeurs que les participant·es néo-swing ont attribuées à leur pratique (Usner 2001, 91) ; il a notamment identifié le désir des participant·es d’incarner la nostalgie blanche en tant que force motrice principale de l’engagement dans la culture du renouveau du swing. Samantha Carroll (2008) a observé que ce phénomène était encore largement répandu dans le contexte mondial du milieu des années 2000. Carroll soutient que, grâce à la diffusion et à l’échange de matériel audiovisuel sur Internet, en particulier de clips YouTube, la danse swing s’est transformée en « une pratique culturelle commerciale plutôt qu’une culture vernaculaire » (Carroll 2008, 184). La scène swing contemporaine de Montréal comprend un nombre important de danseur·euses blanc·hes et n’est ainsi pas séparée de l’environnement mondial plus large de la danse swing commerciale imprégnée de nostalgie blanche.

Littérature existante

Vanessa Blais-Tremblay a fait d’importantes recherches en musicologie sur « l’âge d’or » du jazz à Montréal (1925‑1955). Son travail se penche sur les dimensions genrées de la musique jazz et de danse à Montréal pendant l’entre-deux-guerres, à travers une exploration du travail genré (2019a), de l’agentivité et de l’érotisme (2019b) et de la maternité (2019c). En privilégiant une éthique du « care », la recherche de Blais-Tremblay contextualise et reconnaît les contributions des musiciennes et des danseuses, proposant dès lors une version révisée de l’histoire de « l’âge d’or » du jazz à Montréal. Des recherches sur la communauté contemporaine de la danse swing montréalaise ont quant à elles été effectuées par Anaïs Sékiné (2017), qui a réalisé une enquête sociologique approfondie de la scène actuelle de la danse montréalaise. Sékiné y examine la croissance et le développement de la communauté Lindy Hop montréalaise à travers le prisme de l’appropriation culturelle et de la politique de la joie noire (Black joy), retraçant l’émergence d’organisateur·rices de danse et d’écoles de danse clés à partir du début des années 2000. Le travail de Sékiné constitue l’enquête la plus actuelle sur la scène de la danse swing à Montréal et ses recherches jouent un rôle clé dans les discussions portant sur la domination des scènes de swing par les personnes blanches et leur appropriation du Lindy Hop. En élargissant le travail de Blais-Tremblay et de Sékiné, je propose d’examiner les implications des identités genrées des danseur·euses/musicien·nes/DJs et les implications de la façon dont iels naviguent dans la communauté contemporaine.

Bien que je sois une initiée de la culture de la communauté montréalaise de la danse swing grâce à mon implication en tant que danseuse de swing, DJ et professeure de danse, je suis également une femme blanche, valide (abled-bodied), bisexuelle et cisgenre ; mon travail est donc intrinsèquement teinté par ma position dans ces intersections d’identité. Je m’interroge de façon autoréflexive quant à mon rôle dans la communauté de la danse swing de Montréal. Je le fais en privilégiant les valeurs de la culture vernaculaire noire dans ma pratique personnelle d’enseignement, en m’instruisant sur les politiques de l’appropriation, de même qu’à propos de la joie noire dans les contextes de la musique et de la danse swing[3].

Introduction à l’espace de danse sociale

Dans l’espace physique et temporel d’une danse sociale, il existe une relation cocréative et réciproque entre les danseur·euses et le combo de jazz/DJ, ainsi qu’entre les danseur·euses en tant que partenaires de danse. L’acte d’improviser une danse avec un·e partenaire dans des contextes de danse sociale est comparable à un dialogue musical, ce que Stephanie Jordan qualifie de « conversation choréomusicale » (2011, 47). Le travail de Catherine Tackley plonge plus profondément dans les spécificités de ces relations réciproques, soulignant la variété et la complexité des façons dont « l’expérience auditive et la réponse kinesthésique au jazz sont entrelacées » (Tackley 2013, 184). Ainsi, la relation entre les danseur·euses et les musicien·nes/DJs change et se transforme en réponse au feedback donné en direct, informant les choix des un·es et des autres.

Dans ce dialogue, un·e danseur·euse dansera le rôle de lead et l’autre, le rôle de follow[4]. Dans de nombreuses communautés de danse swing contemporaine, y compris celle de Montréal, ces rôles de danse ont des associations genrées : la masculinité est associée au rôle de lead et la féminité, au rôle de follow. Dans quelles mesures ces attentes genrées et binaires sont-elles maintenues et quels impacts exercent-elles sur les musicien·nes, les DJs et les danseur·euses[5] ? Quelle agentivité les participant·es ont-iels individuellement pour naviguer à travers ces rôles genrés ? Je chercherai à répondre à ces questions en documentant les expériences de six répondant·es et en plaçant leur travail en dialogue avec les recherches existantes sur la musique swing, la danse jazz et le genre.

Méthodologies

Pour explorer les façons dont mes répondant·es évoluent au sein des attentes genrées inhérentes à la communauté de la danse swing à Montréal, j’utilise l’adaptation de Tracey McMullen (2016) du cadre conceptuel des « scènes de contrainte » élaboré par Judith Butler (2016, 21). J’identifie les scènes de contraintes au sein de la communauté de la danse swing de Montréal pour enquêter sur la façon dont les danseur·euses, les musicien·nes et les DJs réifient, remettent en question ou subvertissent ces attentes genrées. Quelques exemples de scènes de contraintes incluent la piste de danse sociale, la cabine de DJ, le bandstand (la scène sur laquelle les musicien·nes jouent) et les cours de danse. Il ne s’agit pas de sites neutres, mais plutôt d’espaces où les identités qui s’y croisent sont régies par des règles (Butler 2016, 22). Butler et McMullen discutent de la façon dont nous pouvons improviser au sein de ces scènes de contraintes, en utilisant le terme improvisation comme un concept plutôt qu’une technique musicale ou chorégraphique.

Une grande partie de mon travail consiste en une étude ethnographique menée auprès de six participant·es de la communauté de la danse swing de Montréal. Pendant deux mois en 2019, j’ai conduit des entrevues individuelles semi-structurées avec ces six répondant·es, qui sont à la fois des danseur·euses et des musicien·nes/DJs au sein de la communauté[6]. Mon choix d’inviter des participant·es qui étaient à la fois des danseur·euses et des musicien·nes/DJs reflète mon intérêt de recherche pour les échanges dialogiques entre les danseur·euses et les musicien·nes/DJs sur la piste de danse. En tant que tel, il était important que les participant·es aient une compréhension incarnée (embodied) des deux pratiques artistiques. De plus, j’ai utilisé des méthodes autoethnographiques pour compléter les réponses des répondant·es avec mes propres expériences. Pour guider mon processus, je me suis référée au travail de l’anthropologue Ruth Behar, qui situe la vulnérabilité au coeur du travail de terrain (Behar 1996, 16). J’ai par exemple choisi de partager des histoires personnelles avec les participant·es lors des entrevues pour mieux communiquer avec iels et d’inclure dans mon écriture des expériences difficiles lorsque je m’inspire de mon vécu en tant que danseuse, enseignante et DJ.

Description des répondant·es

Tous·tes les répondant·es sont des danseur·euses. Trois d’entre iels travaillent également en tant que DJs et trois d’entre iels travaillent en tant que musicien·nes[7]. La plupart des répondant·es dansent plusieurs sous-genres du swing, certain·es se spécialisent dans un domaine particulier. Certain·es répondant·es dansent et enseignent les rôles de lead et de follow. De plus, plusieurs répondant·es assument des responsabilités au sein de la communauté en tant qu’organisateur·rices dans les écoles et lors d’événements publics. Tou·tes les répondant·es sont blanc·hes. Selon mon expérience, bien que tou·tes les participant·es blanc·hes ne démontrent pas d’intérêt pour l’histoire de la danse, plusieurs le font (y compris mes répondant·es) et cultivent une prise de conscience et une compréhension de ces formes d’art en tant que produits de la culture vernaculaire noire. Suivant ce paradigme, mes points de vue et ceux des participant·es découlent d’un engagement avec la culture vernaculaire noire à travers une lentille blanche. Je me tourne vers les épistémologies féministes intersectionnelles (Crenshaw 1991 ; hooks 1992 ; Ahmed 2006) pour contextualiser et approfondir les récits des participant·es et mes réflexions autoethnographiques.

Emily Estrella est une band leader professionnelle, chanteuse et danseuse. Emily joue pour des danseur·euses et danse également une variété de styles de swing et de styles ballroom sur une base sociale. De la même façon, Edith Hazel participe à des concerts professionnels en tant que chanteuse et band leader pour les danseur·euses, en plus de danser, d’être DJ et d’enseigner. À plusieurs reprises, Edith a également dirigé des initiatives visant à créer des liens et un dialogue entre les danseur·euses et les musicien·nes au sein de la communauté swing. Alors qu’Emily et Edith jouent toutes les deux plusieurs instruments en plus de leur métier de chanteuses, Skylar Laidman est la seule répondante dont l’instrument principal, le saxophone, la positionne principalement comme instrumentiste de jazz. Skylar joue également un rôle dans l’organisation communautaire, l’enseignement et la danse de nombreux styles de swing. Gabrielle Kern enseigne et danse de plusieurs styles, elle est une organisatrice d’événements communautaires pour des DJs locaux·ales et contribue à la scène locale et internationale, tout particulièrement celle de la danse blues. De même, Dan Repsch se spécialise dans le blues et oeuvre comme enseignant professionnel et DJ, dont le travail est en demande tant au niveau local qu’international. Meghan Gilmore est également une DJ, une enseignante, et une animatrice de renommée internationale ; de plus, son rôle de copropriétaire de l’École de danse swing Cat’s Corner (avec la danseuse et universitaire Anaïs Sékiné) fait d’elle une leader communautaire. La scène du swing à Montréal est vaste et les expériences collectives des six répondant·es ne sont pas représentatives de l’ensemble de la scène[8].

Constructions de « l’authenticité » dans les communautés de danse swing contemporaine

Pour situer la danse swing dans l’histoire du jazz, je me tourne vers Thomas DeFrantz, qui explique que le canon du jazz, en constante évolution, agit comme une « archive émergente [qui] bascule continuellement vers l’avant en faisant référence à ses accumulations passées et en improvisant sur leurs contenus » (DeFrantz 2016, 220). Dans l’articulation de DeFrantz des archives comme itération incarnée de la connaissance, la danse et la musique swing constituent des formes d’art codépendantes qui se propulsent continuellement vers l’avant. Dans l’itération contemporaine de la danse swing, l’un des aspects déterminants est l’accent mis sur « l’authenticité ». Les communautés de danse swing contemporaines ont hérité d’une quasi-obsession pour les loisirs historiques, caractéristique des revivalistes du swing. Parallèlement, les discussions entre membres de la communauté actuelle de la danse swing sur ce qui constitue « l’authenticité » s’articulent au sein de discours plus larges portant sur le jazz, le genre et la race. Par exemple, Sékiné identifie de nombreux cas de danseur·euses blanc·hes contemporain·es s’engageant avec des gestes et des mouvements noirs dans une pratique de copie pour recréer le Lindy Hop « authentique » (Sékiné 2017, iii). Les danseur·euses swing recueillent souvent des traces numériques de ce passé « authentique » en créant des listes de lecture YouTube de vidéos d’archives. Des séquences de danse swing de films hollywoodiens des années 1930 et 1940, telles que Hellzapoppin’ (1941) et ADay at the Races (1937), mettant en vedette le groupe Whitey’s Lindy Hoppers, ont été produits pour répondre à la sensibilité du public blanc. Par conséquent, les visuels dans les séquences historiques que les danseur·euses contemporain·es vénèrent « ne sont pas une pure manifestation du Lindy Hop, mais une manifestation de la danse imprégnée de racisme » (Wade 2011, 4). La pratique de la copie de ces vidéos a donné lieu à quelques reconstitutions contemporaines qui reproduisent « les grimaces hilares et la gestuelle grotesque imposées aux artistes noirs » (Sékiné 2017, 183). Cette analyse de Sékiné attire notre attention sur le problème qui se pose lorsque les danseur·euses contemporain·es abordent ces séquences sans objectif critique et choisissent par conséquent d’imiter tout le contenu gestuel. D’un point de vue féministe intersectionnel, il en résulte que les danseur·euses contemporain·es s’engagent dans l’appropriation tout en refusant leur agentivité aux danseur·euses noir·es originaux·ales.

Sherrie Tucker note que de tels actes de mimétisme existent dans un discours de jazz historique plus large où la fascination blanche pour la culture jazz a tendance à « projeter les désirs blancs d’affect, d’authenticité et de sexualité sur les corps noirs et la musique noire » (Tucker 2010, 238). Les danseur·euses blanc·hes ont le luxe de faire revivre le « style de musique, de danse et de mode ainsi que des valeurs particulières, mais [peuvent choisir de] laisser les réalités profondes derrière eux » (Usner 2001, 98). Reflétant la description de Hancock de l’ère du renouveau du swing comme un « renouveau sélectif », la communauté de la danse swing contemporaine est également devenue un espace où ces performances peuvent avoir lieu.

La musique dans la communauté de la danse swing de Montréal

La plupart des danses sociales de la scène montréalaise contemporaine utilisent des pistes enregistrées et comptent donc sur les DJs pour offrir une expérience musicalement riche. Selon mon expérience, un·e DJ expérimenté·e crée un set en fonction de ses valeurs musicales personnelles, des demandes de l’organisateur·rice et en réponse à ce qu’iel voit sur la piste de danse. La DJ et universitaire Samantha Carroll (2007) offre une description éloquente du rôle des DJs dans les communautés de danse swing contemporaine, les présentant comme des médiateur·rices musicaux·ales qui chevauchent la frontière entre le numérique et le réel. Comme Carroll le décrit, « le DJing en tant que pratique culturelle fonctionne à la fois comme une contribution à ce discours public incarné [de la danse sociale], mais est aussi l’incarnation d’une gamme d’interactions complexes entre les individus et les groupes réconciliés par la technologie numérique » (Carroll 2007, 148). Ainsi, le·la DJ swing occupe un rôle de grande importance sur la scène contemporaine, fournissant une palette musicale personnalisée sur laquelle les danseur·euses improvisent.

Bien que les soirées présentant des groupes de musique en direct soient moins fréquentes que les soirées avec un·e DJ, elles jouent néanmoins un rôle essentiel pour la scène. Une variété de groupes jouent pour des danseur·euses à Montréal, allant des groupes de jazz traditionnels (ex : jazz de style New Orleans) aux groupes de swing, en passant par les groupes qui jouent principalement pour un public assis lors de concerts corporatifs. Dans l’ensemble, le nombre de musicien·nes jouant pour des danseur·euses de swing est inférieur au nombre de musicien·nes de jazz avec des racines bop à Montréal, représentant donc un sous-groupe quelque peu niché. Le son d’un groupe en direct fonctionne différemment de la norme d’une soirée sociale avec un DJ. Qu’il s’agisse de l’énergie des musicien·nes sur scène, d’un engagement actif dans une série d’appels et de réponses (call and response), ou d’un sentiment d’intimité et de chaleur, les musicien·nes en direct créent une expérience nettement distincte pour les danseur·euses (Estrella). Comme le soutient Christi Jay Wells, la qualité de nombreux enregistrements de Big Band des années 1930 ne reproduit pas avec précision le son et l’énergie d’un groupe lors d’une performance en direct (Wells 2017, 2). En tant que tel, danser lorsque la musique est jouée sur scène par des groupes du xxie siècle supprime l’enregistrement et permet aux danseur·euses contemporain·es de se connecter à cette tradition historique de danse sur une musique en direct. Danser avec des musicien·nes et des chanteur·euses en direct favorise ainsi un lien concret avec le passé. Ce faisant, en plus de la conversation choréomusicale qui se déroule en temps réel entre les musicien·nes et les danseur·euses, une conversation simultanée se produit entre les espaces temporels du passé et du présent. Par conséquent, la communauté contemporaine de la danse swing de Montréal est informée par les tendances revivalistes, s’appuie sur la musique enregistrée et les DJs et met en vedette des groupes en direct jouant une variété de styles de jazz.

Attentes genrées : musicien·nes et DJs

Je m’intéresse particulièrement aux attentes genrées qui influencent les participant·es, et les façons dont iels peuvent improviser à partir de ces attentes. L’utilisation de l’improvisation s’inscrit ici en cohérence avec l’acte musical de l’improvisation ; pour guider mon analyse, je me tourne dès lors vers la théorie de la performativité de genre de Butler, envisagée sous l’angle de l’improvisation (2016). Explorant la pratique de l’improvisation, Butler affirme que la possibilité d’une « sorte de jeu libre » n’existe pas en soi, mais plutôt par rapport à un ensemble de règles existantes (Butler 2016, 25). McMullen affirme quant à elle que reconnaître le regroupement des règles et des normes qui régissent notre environnement et nos actions — c’est-à-dire définir la scène de la contrainte — représente une première étape essentielle de ce processus (McMullen 2016, 21).

Établir les scènes de contraintes : DJs et musicien·nes

Deux des principales scènes de contraintes pour les DJs et les musicien·nes sont la cabine de DJ et le bandstand. Dans mes discussions avec les répondant·es et les membres de la communauté, la pratique de DJ Swing existe selon le code masculin de la technologie sonore, qui continue de traiter les femmes et les DJs non binaires comme moins compétent·es. Gabrielle Kern (DJ) illustre la relation entre masculinité et DJing en racontant ses expériences de location d’équipement sonore :

Je vois les yeux des employés de la compagnie de location, comme : « Mais qu’est-ce que cette fille fout ici ? » Et puis j’ai l’impression que je dois faire mes preuves. [...] Donc je [nomme toutes les pièces d’équipement] telles qu’elles doivent être nommées. Et puis, quand j’ai l’impression d’avoir fait mes preuves [...], ils vont se détendre avant que je puisse me détendre.

Kern utilise intentionnellement un langage technique spécifique comme stratégie visant à affirmer ses compétences et, par conséquent, à accéder à la légitimité et au respect. Kern n’est pas seule à faire face à ces enjeux. En parlant avec d’autres DJs féminines et non binaires de la communauté, j’ai trouvé qu’il n’est pas rare que les techniciens du son adoptent une attitude paternaliste avec les DJs féminins en leur expliquant les compétences de base (par exemple, comment utiliser une console). Mes observations sont soutenues par des recherches existantes qui explorent les nombreuses façons dont le domaine de la technologie musicale continue d’être codé comme appartenant au monde masculin (McCartney 1995 ; Armstrong 2011 ; Bloustein 2016). Bloustein écrit que le milieu culturel de DJ est celui de la « technophilie masculine » qui marginalise les femmes et les DJs non binaires, ce qui entraîne la création du DJ comme une structure masculine (Bloustein 2016, 231-232). De telles hypothèses genrées sur la compétence d’un DJ mine l’autorité des femmes qualifiées et des DJ non binaires et encadrent la cabine du DJs comme étant un espace excluant les genres autres que masculins.

L’accessibilité à l’activité de DJ dans le cadre de danses sociales dans le contexte local de Montréal semble être assez équitable pour les DJs de tous les genres. Cependant, deux de mes répondantes DJs, Meghan Gilmore et Gabrielle Kern, ont convenu que les femmes DJs sont sous-représentées dans les événements internationaux et de haut niveau. Cette évaluation est appuyée par les études existantes de Samantha Carroll, qui attribue cet état de fait à deux facteurs principaux : la collecte de clips vidéo numériques comme un acte de contrôle genré et la division genrée du temps de loisirs (Carroll 2007, 146-147). Ces observations suggèrent que les préjugés genrés sur les capacités des femmes et des personnes non binaires à assumer le rôle traditionnellement « masculin » d’un DJ limitent leur accès et leur promotion dans une scène de contraintes qui est étroitement et secrètement régie par les principes de la masculinité.

Les musicien·nes et les chanteur·euses doivent également naviguer à l’intérieur d’une scène de contraintes, bien que légèrement différente de celle des DJs. Travaillant à partir du bandstand, les musicien·nes et les chanteur·euses naviguent dans un espace plus public, qui est réglementé par son propre ensemble d’attentes genrées. Les observations de mes répondant·es ont révélé une gamme de compréhensions diverses quant à la manière dont les instrumentistes et les chanteur·euses contemporain·es sont perçu·es. Notamment, Edith Hazel (band leader/chanteuse) et Gabrielle Kern (DJ) ont indiqué que la hiérarchie historique selon laquelle les instrumentistes de jazz masculins seraient supérieurs aux chanteuses persiste toujours sur la scène swing montréalaise. La recherche sur le genre et les premières cultures de jazz a mis en relief la façon dont la performance instrumentale historique du jazz a été codée comme masculine et le fait que le domaine du chant jazz a été massivement codé comme féminin (Taylor 2010 ; Tucker 2010 ; Pellegrinelli 2010 ; Rustin 2010). Comme le mentionne Sherrie Tucker, « les textes swing dominants ne sont pas neutres sur le plan du genre (bien qu’ils soient considérés comme tels) ; ce sont des histoires d’hommes musicaux » (Tucker 2001, 4). Cet historique binaire s’est développé en tandem avec une scission hiérarchique, car l’historiographie du jazz a cimenté le statut marginalisé des femmes et du chant jazz, et ce, dès ses débuts (Pellegrinelli 2010, 32). Dans cette binarité stricte, les instrumentistes féminines sont perçues au mieux comme des nouveautés, et au pire, comme transgressives.

Dans la continuation du récit de la nouveauté (novelty) féminine qui est bien documenté dans l’histoire du jazz, Emily Estrella décrit les façons dont les instrumentistes féminines sont encore considérées comme des nouveautés au sein de la scène swing montréalaise contemporaine aujourd’hui. Il est difficile de mesurer à quel point les carrières des instrumentistes féminines de jazz sont façonnées par cette nouveauté fantasmée, tout comme la manière dont le fossé entre les genres régit la participation des instrumentistes et des chanteuses de swing à Montréal. Les politiques d’exclusion qui accompagnent les associations genrées imposées aux instrumentistes de jazz s’étendent donc dans le monde de la pratique actuelle de la performance de jazz swing.

Improviser dans une scène de contraintes : musicien·nes et DJs

En négociant des règles socialement convenues inhérentes aux scènes de contraintes de la cabine du DJ et du bandstand, les musicien·nes et les DJs ont l’agentivité de réifier, de contester ou de subvertir complètement les attentes. Les DJ exercent souvent un contrôle considérable sur les enregistrements et les artistes qu’iels font jouer, et peuvent en tirer parti afin de privilégier certain·es artistes. Par exemple, les DJs créent parfois des programmes musicaux (sets) mettant en vedette des artistes entièrement féminines, des groupes entièrement féminins ou des soirées à thème qui mettent en vedette des femmes du jazz dans une variété de rôles tels que band leader et instrumentiste (Repsch ; Kern). Ces initiatives démontrent que les DJs sont conscient·es de la dichotomie de genre, et ont le désir de la perturber.

Improviser sur une scène de contraintes n’implique pas nécessairement un changement au niveau structurel. De petits actes de résistance peuvent également être réalisés au sein d’une scène de contraintes. Par exemple, lorsqu’elle travaille comme instrumentiste, Edith Hazel (band leader/chanteuse) réfute la terminologie standard consistant à qualifier les membres du groupe de sidemen, se désignant plutôt comme une side-person (Hazel). Les actions d’Edith remettent en question la forte association de la masculinité avec le rôle d’instrumentiste de jazz, tout en créant simultanément un espace pour que les membres du groupe de tous genres soient légitimé·es sur le bandstand.

Un dernier aspect de mon enquête, qui porte sur les manières dont les musicien·nes et les DJs improvisent avec les attentes genrées, permet d’aborder la manière dont les mères encadrent leurs expériences de la maternité. Le travail de Vanessa Blais-Tremblay est une riche ressource pour examiner la place des mères dans l’histoire du jazz, mettant en évidence l’existence d’une longue tradition qui imagine l’excellence artistique et la maternité comme mutuellement exclusives (Blais-Tremblay 2019c, 62). Cette problématique résonne avec l’expérience d’Emily Estrella, notamment lors de sa participation à des concerts à la Nouvelle-Orléans après avoir vécu à Montréal pendant une courte période au cours de laquelle elle a accouché :

Tout le monde me demande, comme, as-tu appris le français ? As-tu appris des chansons en français ? Come on, chante « C’est si bon », chante « [La] vie en rose », et j’étais comme, « j’étais occupée, j’ai eu un bébé pendant que j’étais à Montréal ».

Ici, le travail d’Emily en tant que mère est perçu comme interférant avec son développement en tant qu’artiste en ne lui laissant pas le temps d’élargir son répertoire. De nombreuses mères-dans-le-jazz très célèbres ont connu une marginalisation similaire. Une stratégie commune pour naviguer dans cette attente, telle que discutée par Blais-Tremblay, consiste à exhorter les jazzwomen à s’intégrer dans « l’espace acoustique et discursif masculin » en se distanciant des aspects de leur vie codés comme féminins, y compris la maternité (Blais-Tremblay 2019c, 61). Improvisant avec cette attente, Emily a choisi de ne pas minimiser son expérience en tant que mère, de placer plutôt la maternité comme étant au coeur de son identité. En racontant son expérience liée à son identité de « maman », elle contrecarre l’invisibilité des mères-dans-le-jazz et remet en question la légitimité des attentes imposées aux musiciennes de jazz qui visent à invisibiliser ou minimiser le travail genré. Dans l’ensemble, les attentes genrées régissent toujours la participation des musicien·nes et des DJs au sein de la scène ; cependant, comme démontré ci-dessus, beaucoup improvisent avec ces attentes pour élaborer de nouvelles compréhensions de la distribution des rôles genrés.

Attentes genrées et rôles dansants

Les attentes genrées ont un impact non seulement sur les expériences des DJs et des musicien·nes au sein de la communauté de la danse swing, mais aussi sur celles des danseur·euses. Les concepts genrés de lead (codé comme masculin) et de follow (codé comme féminin) au sein d’un partenariat de danse sont monnaie courante dans de nombreuses communautés de swing, y compris celle de Montréal. Bien que ces attentes genrées puissent régir le choix fait par les danseur·euses de diriger ou de suivre, leur application au sein de la communauté swing n’est pas homogène. Au contraire, Montréal est une scène où de nombreux·ses danseur·euses rejettent intentionnellement ce fossé entre les genres, souvent dans le cadre d’efforts collectifs plus larges pour dégenrer les rôles de danse. Par exemple, dans la scène swing contemporaine de Montréal, les écoles offrent de plus en plus la possibilité pour les élèves d’apprendre simultanément des rôles de lead et de follow, subvertissant ainsi les attentes genrées associées à ces rôles particuliers. Comme dans l’analyse qui précède, j’adopte le cadre d’improvisation dans une scène de contraintes élaboré par Butler et McMullen pour comprendre les actes qui perturbent les notions courantes de genre dans la communauté swing, tels que l’utilisation de termes neutres qui décrivent les rôles de danse et la modélisation de la pratique de danse switch[9] dans le cadre d’un cours.

Description des rôles de danse

L’une des questions clés posée aux répondant·es avait pour objectif de savoir comment iels expliquaient aux étudiant·es les rôles de lead et de follow. C’était très pertinent pour mes répondant·es, car beaucoup d’entre eux et elles donnent des cours à de nouveaux·elles danseur·euses et sont responsables de les initier aux rôles dans la danse. Par exemple, Skylar (instrumentiste) et Gabrielle (DJ) ont démontré un haut degré de réflexion dans leurs réponses, signalant qu’il n’y avait pas une seule façon de décrire les rôles et que leurs définitions avaient évolué au fil du temps. Skylar, Gabrielle et Dan (DJ) ont décrit les rôles de lead et de follow de manière similaire, mais ont utilisé des analogies légèrement différentes :

Gabrielle Kern : Le/la lead décide où va le partenariat et le/la follow décide comment iels vont y arriver.

Dan Repsch : Les leads sont des gens qui changent [...] et initient des trajectoires et les follows sont des gens qui ajoutent du momentum à ces trajectoires.

Skylar Laidman : Les leads naviguent et les follows conduisent.

De façon notable, aucune de leurs définitions ne reliait explicitement le/la lead et le/la follow avec un langage genré ou une différence de pouvoir, mais plutôt avec le mouvement et la direction. Si, dans certains cas, les enseignant·es décrivent verbalement des rôles comme non sexistes et égaux en pouvoir, alors pourquoi y a-t-il un si grand écart entre un scénario d’enseignement et les expériences vécues par les danseur·euses dans l’environnement social ? Une explication possible est que la présentation non sexiste des rôles de danse est relativement nouvelle dans de nombreux espaces de studios et qu’il faudra un certain temps pour voir l’impact qui en résulte sur la piste de danse sociale[10]. Une autre possibilité à considérer est que les danseur·euses peuvent naviguer différemment dans les contextes des cours et à l’intérieur des paramètres du plancher de danse sociale — les paramètres des cours sont souvent créés intentionnellement comme des sites d’exploration et d’expérimentation, alors que le contexte des danses sociales peut favoriser une conscience de performativité. Dans ces deux scènes de contraintes différentes, les danseur·euses peuvent choisir de danser des rôles différents.

Pour situer les attentes genrées associées aux rôles de danse de lead et de follow au sein de la communauté de la danse swing, il est important de reconnaître la prévalence des structures hétéronormatives et des logiques hétérosexistes dans les scénarios d’enseignement et les contextes de danse sociale. Wade a noté que, initialement, « tous les hommes apprennent à diriger et toutes les femmes apprennent à suivre », alors que les danseur·euses plus avancé·es choisissent parfois d’apprendre les deux rôles (Wade 2011, 231). En guise de piste d’explication, Usner identifie les premières scènes de renouveau de la danse swing dite « authentique » comme des sites où des rôles de danse strictement genrés représentent un passé « traditionnel » imaginaire, vers lequel les danseur·euses blanc·hes cherchent à revenir (Usner 2001, 94). Il n’est pas surprenant qu’une partie de ce cadre soit conservée dans la scène contemporaine, car il est un produit de l’ère du renouveau du swing. Brenda Dixon-Gottschild note que la danse swing était historiquement « démocratique en genre » quant à l’athlétisme exigé des deux partenaires (Dixon-Gottschild 1996, 56), ce qui a aussi été noté par Sherrie Tucker (2013, 87). Bien que l’égalité de genres en termes de performance physique attendue soit réelle, elle existe de pair avec les rôles de danse hétéronormatifs, et non en relation de subversion par rapport à ceux-ci.

Pour examiner la relation lead-follow, je me tourne vers les recherches existantes afin de mettre en lumière certains des aspects les moins tangibles de ces relations. Les rôles de danse du leader et du follow ont été analysés dans le cadre de plusieurs ethnographies existantes portant sur les scènes des partisans de la danse d’origine, y compris par Wade (2011) et Sékiné (2017). Le travail de Wade se concentre sur le processus de négociations entre les partenaires sur la piste de danse ; elle y soutient qu’il s’agit d’un processus continu qui se déroule entre le·la lead et le·la follow. Wade avance que le contrôle individuel des danseurs de swing sur leur corps représente une partie essentielle de la danse, car les partenaires négocient conjointement les choix artistiques en temps réel (Wade 2011, 224). La pratique qui consiste à prendre des décisions artistiques à partir de feedback en temps réel fait écho à l’approche de Butler quant à l’improvisation de groupe. Dans le cadre d’un partenariat de danse, l’agentivité personnelle est mise en oeuvre dans le cadre des décisions du·de la partenaire de danse, créant un échange artistique avec une autre personne (ou plusieurs personnes) (Butler et McMullen 2016, 29). Une telle entente relationnelle s’incarne à travers un partenariat de danse où les deux partenaires improvisent continuellement leurs propres gestes en réponse l’un·e à l’autre. Ainsi, les interactions entre les corps dansants constituent un espace d’intérêt particulier pour l’analyse de la négociation des rôles genrés.

La piste de danse comme scène de contrainte

La piste de danse sociale et ses attributions genrées servent de principale scène de contraintes pour les danseur·euses. Tel qu’établi ci-dessus, les pistes de danse sociale à Montréal permettent d’improviser avec les rôles de danse stéréotypés, bien que ceux-ci demeurent encore largement genrés. Comment les danseur·euses improvisent-iels à l’intérieur de cette scène de contraintes genrées ? Considérons les expériences des femmes qui dansent et assument le rôle du lead. J’insère ici une expérience personnelle en tant que femme et danseuse qui a incarné les deux rôles. Lorsque nous menons, nous subissons diverses formes de sexisme passif qui existent dans cette scène, allant des regards de surprise du fait que nous avons la capacité de mener, à des commentaires tels que « vous êtes meilleures que certains des gars ici ! ». Ces exemples de sexisme passif illustrent la façon dont les danseuses qui présentent des rôles de lead sont intrinsèquement perçues comme perturbatrices. Comme Meghan Gilmore l’a attesté lors de notre entretien, nous ne sommes pas prises au sérieux en tant que leads, ou nous sommes considérées comme excentriques[11].

Dans les contextes de compétition et de performance, les entraîneur·euses des équipes de danse choisissent souvent l’habillement des danseur·euses de leurs équipes. Les entraîneur·euses demandent souvent aux personnes leads qui s’identifient comme femmes, y compris moi-même, de s’habiller dans des vêtements codés comme masculins (tels que des pantalons formels et une chemise habillée). Le propos implicite ici est que nos compétences en tant que lead ne sont valables que si nous nous habillons de sorte à « passer » pour des hommes, en renonçant à tout ce qui est féminin dans notre apparence. McMullen note un effet similaire dans les performances de reconstitution en hommage aux big bands. De nombreuses instrumentistes féminines qui sont embauchées dans des hommages aux big bands sont invitées à enfiler des vêtements formels masculins pour mieux se fondre avec les hommes sur le bandstand. Ce sont deux exemples d’un concept que McMullen appelle « in-passing », et qui implique que les instrumentistes féminines sur le bandstand ne sont tolérées que lorsqu’elles sont vêtues de vêtements masculins (2010, 130). Dans les deux scénarios, on demande aux femmes d’incarner une masculinité temporaire afin de maintenir des rôles hétéronormatifs de genre. Le port d’un costume devient ainsi un véhicule vestimentaire à travers lequel les danseur·euses de performance de genre féminin adhèrent à l’esthétique visuelle masculine attendue d’un·e lead. De même, dans les contextes de compétition et de performance, les entraîneur·euses costument souvent les follows avec des robes qui signalent une esthétique féminine « vintage », imprégnée de nostalgie blanche. D’après mon expérience, des entraîneur·euses ont parfois sélectionné des robes qui n’étaient pas disponibles dans une taille qui convient à mon corps, et m’ont néanmoins ordonné de porter une robe si serrée que je ne pouvais pas respirer correctement (affectant ainsi ma capacité à danser). Dans de tels cas, mon corps, de taille moyenne, était implicitement considéré comme inacceptable dans les limites étroites de l’habillement d’un·e follow de genre féminin à l’intérieur de cette scène de contraintes.

L’improvisation au sein d’une scène de contrainte : danseur·euses

Les danseur·euses peuvent improviser au sein de la scène de contraintes de la piste de danse sociale de diverses façons. Étant donné les fortes associations genrées attribuées aux rôles de danse, le choix de son rôle par un·e danseur·euse peut signaler une improvisation autour des codes attendus. À cet effet, les relations de danse mettant de l’avant deux danseuses s’identifiant comme femmes, deux danseurs s’identifiant comme hommes, ou qui incluent des danseur·euse·s non binaires, constituent des remises en question des rôles de danse hétéronormatifs. Typiquement, la culture populaire adopte une vision hétérosexiste de la danse swing dans laquelle la relation se définit à l’intérieur du binôme homme-femme. Cependant, il existe de nombreuses séquences historiques de films qui montrent des personnes de différents genres dansant ensemble[12]. Selon mes observations et mes conversations avec des collègues, les logiques hétérosexistes des partenariats de danse organisent encore plus fortement que dans les communautés locales la participation des danseurs de niveau professionnel et ce, de manière implicite[13]. Pourtant, tant au niveau professionnel que local, danser entre partenaires du même sexe est riche de significations. Comme le fait remarquer Wade, la prévalence accrue des partenariats de danse qui ne répondent pas aux conceptions traditionnelles du genre remet en question les attributions genrées associées au fait de diriger (lead) ou de suivre (follow) (Wade 2011, 231).

Selon mon expérience de danse, dans un partenariat formé par deux danseuses s’identifiant comme femmes, la personne qui dirige est perçue comme assumant un rôle de pouvoir et les spectateur·rices supposent qu’elle est motivée par un fort désir de défier les standards genrés des rôles de la danse. Quand je ne danse pas, je suis témoin de commentaires émis au sujet d’autres partenariats de danseur·euses, qui reflètent eux-mêmes des idées similaires. Lorsque je suis en marge de la piste de danse, j’adopte l’approche proposée par la danseuse de tango et universitaire Marta Savigliano (2010), selon laquelle l’ethnographe est envisagée comme rasant les murs (« wallflowering » en anglais[14]). Elle note que l’acte de raser les murs crée un espace situé « entre l’acte d’observation de la danse et celui de la performance », à partir duquel on peut observer et écrire (Savigliano 2010, 239). Dans ce cas, ma position en marge de la piste de danse me permet d’être témoin de la façon dont les spectateur·rices perçoivent les autres partenariats de danse. Par exemple, j’ai remarqué que les couples de deux danseurs s’identifiant comme hommes se voient souvent attribuer par les spectateur·rices, à propos de leur corps dansant, une intention de plaisanterie loufoque, n’étant dès lors pas du tout pris au sérieux. Dans les deux cas, de telles projections de déviance de genre privent les danseur·euses d’une pleine expression de leur créativité et de leur agentivité.

Espaces queer dans la communauté de danse swing de Montréal

Je prends un moment pour souligner une limite dommageable que créent ces rôles de danse binaires et hétéronormatifs, à savoir l’exclusion implicite des danseur·euses queer et non binaires[15]. L’exclusion des danseur·euses queer et non binaires a incité la création de communautés distinctes de danseur·euses queer. Des communautés de swing queer ont en effet été créées au sein de nombreuses scènes de swing dans plusieurs pays, notamment à Montréal, Washington, Göteborg et Berlin. Plusieurs de ces communautés de swing queer rejettent les rôles de danse genrés et encouragent la danse switch. Les membres de ces communautés utilisent intentionnellement le mot queer pour se rallier aux mouvements queer existant dans d’autres danses de partenaires, telles que la salsa queer et le tango queer[16].

À Montréal, certain·es membres de la communauté de la danse swing travaillent activement à remettre en question leurs structures hétéronormatives de cette même communauté. Il y a plusieurs années, deux danseuses queer ont organisé avec succès une communauté de swing queer en dehors des institutions de danse existantes, elle-même attachée à subvertir bon nombre d’attentes genrées existantes. Plus tard, certains studios ont adopté des pratiques similaires et ont organisé des cours conformes à ces valeurs, ainsi que des rassemblements sociaux pour les danseur·euses queer et leurs allié·es. Bien que certaines de ces initiatives soient toujours en cours, on reconnaît que beaucoup de travail reste à faire pour créer des espaces inclusifs dans la communauté actuelle.

L’improvisation comme méthode de queering de la danse

Comment les danseur·euse·s queer négocient-iels l’espace pour iels-mêmes dans le cadre hétéronormatif de la danse swing ? Plutôt que d’examiner des actions individuelles, j’approche ces stratégies comme un échange dynamique entre les deux partenaires. Comme Butler nous le rappelle, le libre arbitre ne réside pas uniquement dans l’acteur (le/la danseur·euse) pris·e individuellement, mais, mais « émerge [plutôt] de la relation » (Butler 2016, 29). Je soutiens que cela est particulièrement vrai dans la communauté de la danse swing où les liens et la dynamique entre les partenaires varient, et où les corps ne sont pas punis sur la piste de danse s’ils n’exécutent pas parfaitement les mouvements. Ce processus implique la négociation en temps réel entre deux corps dansants et la musique (fournie par le/la DJ ou un groupe jouant en direct). En se référant aux travaux d’Anthea Kraut (2015) et de Danielle Robinson (2015), qui conçoivent l’identité et l’agentivité comme étant entrelacées avec la connaissance incarnée (embodied), il est possible d’envisager les corps des danseur·euses queer comme autant de vecteurs de nouvelles significations au sein de ce type de relations de danse. La dimension éphémère de l’improvisation dans la danse swing peut être abordée comme « un espace de “permission”, une forme d’ouverture qui autorise une certaine inconnaissance[17] » (Butler 2016, 24). L’ouverture qu’offre cette forme d’improvisation gestuelle crée l’espace et les possibilités pour les danseur·euses de détourner (to queer) les mouvements corporels attendus.

Par exemple, si l’on s’attend à ce qu’un·e follow s’identifiant comme femme élabore sa danse de manière féminine, le cadre d’improvisation dans lequel elle s’engage offre la possibilité de jouer avec les attentes dans une optique queer. Edith Hazel décrit ci-dessous sa position par rapport à ce scénario :

Je suis Québécoise, je suis Montréalaise, je suis bilingue [...] Je suis blanche, je suis une femme, je suis queer. Toutes ces choses m’accompagnent, peu importe ce que je fais [...] et dans la façon dont je danse je suis très Fem, [et bien que] je n’essaie pas toujours d’être très gracieuse, j’essaie toujours de danser d’une manière émotionnelle.

Dans cette description, Edith situe son genre comme une partie de son identité multiple, juxtaposant son choix de danser « d’une manière très Fem » à son renoncement à danser gracieusement. En créant une proximité entre ces deux esthétiques, son choix de gestes détourne (queer) l’attente selon laquelle elle effectuera des mouvements d’une manière qui est codée comme féminine. La pratique improvisatrice de la danse swing permet cette possibilité. Cette décision est conforme à ce que Tucker appelle « torqueing back », qui n’implique pas de subvertir une pratique entière mais plutôt d’adhérer aux attentes puis « de proposer une inclinaison, un angle un peu différent[18] » (Tucker 2014, 181). Dans l’expression des multiples facettes de l’identité d’Edith comme improvisatrice follow, elle retourne (torques back), les attentes genrées exercées sur les danseuses follow voulant qu’elles circonscrivent leurs mouvements dans une esthétique féminisée très spécifique. Par conséquent, les danseur·euses improvisent sur la scène de contrainte de la piste de danse en adoptant intentionnellement des rôles de danse genrés de sorte à négocier leur identité de genre, jouant de ce fait avec les attentes découlant de ces rôles.

Danse switch

Lors d’une danse sociale, les danseur·euses gardent souvent le même rôle de lead ou de follow ; cependant, iels ont également la possibilité de l’intervertir. La danse switch est une interprétation fluide des rôles de lead et de follow par laquelle les deux partenaires changent de rôle tout au long de la danse. Les échanges se produisent souvent à des moments où s’opèrent des changements dans la musique, mais la fréquence et la synchronisation exacte de ces échanges dans les rôles sont laissées à la discrétion des danseur·euses. Ces changements sont souvent subtils, et l’habileté de changer de rôle de manière créative et intelligente est admirée et encouragée. Relativement nouvelle dans l’histoire de la danse swing, la pratique de la danse switch a gagné en popularité dans les communautés de swing queer en raison de sa double insistance qu’elle met à la fois sur le·la lead et le·la follow, et pour son rejet complet des acceptions genrées des rôles de danse.

Mes six répondant·es, Dan Repsch, Gabrielle Kern, Skylar Laidman, Meghan Gilmore, Edith Hazel et Emily Esterella, ont déclaré avoir dansé plus d’un rôle, alors que plusieurs parmi celleux-ci s’engagent dans l’option de la danse switch. Lorsqu’on leur a demandé comment iels choisissaient le rôle à danser, Gabrielle, Skylar et Meghan ont fait référence à la musique, à l’humeur et au niveau de confort pour danser un rôle particulier selon un tempo et un style de danse spécifique. Deux des aspects attrayants de la danse switch identifiés par Edith, Meghan et Gabrielle sont d’abord sa nature intrinsèquement ludique (qui peut ajouter aux qualités expressives de la danse) et la possibilité qu’elle offre d’exécuter des échanges astucieux, habiles et subtils. La danse switch fournit également une représentation visuelle et kinesthésique de la conversation choréomusicale qui se déroule entre les partenaires de danse, aussi bien qu’entre les danseur·euses et les musicien·nes sur la piste de danse.

Or, la danse switch dans les communautés de swing demeure encore une pratique émergente, et dans certains espaces, reste marginalisée. Elle a néanmoins gagné en popularité et obtenu suffisamment de soutien pour justifier une nouvelle division lors d’une compétition appelée O-Town Showdown à proximité d’Ottawa. De manière cruciale, la normalisation de la pratique de la danse switch subvertit la notion selon laquelle un·e danseur·euse peut soit prendre un rôle masculin de lead, soit celui féminin du follow, créant ainsi un espace et des possibilités d’être légitimes pour les danseur·euses queer et ce, sans comparaison avec les rôles de danse genrés.

Au-delà de la binarité : la danse switch comme façon de rendre queer les rôles de danse

À l’intérieur du cadre des attentes hétéronormatives relative aux rôles de danse genrés, la danse switch peut être mobilisée comme un outil pour rendre queer (queering) la danse elle-même. Cela peut émerger de deux manières différentes. Tout d’abord, la danse switch offre aux danseur·euses l’occasion d’utiliser leur corps pour proposer de nouvelles significations aux rôles de danse. Ainsi, lorsque deux danseurs qui s’identifient comme des hommes s’engagent dans la danse switch, ils détournent (they queer) la binarité des rôles de danse en remettant en question et en réinterprétant simultanément les présupposés genrés, par le mouvement et l’échange corporel.

Une deuxième interprétation de la danse switch comme manière de rendre queer la danse swing est enracinée dans le modèle de la phénoménologie queer présenté par Sarah Ahmed (2006). Ahmed comprend la construction des corps genrés comme découlant de « la façon dont ils s’étendent dans l’espace » (Ahmed 2006, 5). Suivant l’accent qu’elle met sur l’orientation, j’utilise ce cadre pour analyser l’importance de la pratique de la danse switch. Sur la piste de danse, la relation entre espace et direction donne aux corps dansants la possibilité de se réorienter. Afin d’aider à comprendre ce concept d’orientation et les détournements qu’il peut générer, Ahmed mobilise l’exemple d’une table a priori destinée à soutenir le travail domestique, mais qui serait plutôt utilisée pour l’écriture de textes politiques (2006, 63). Attirant notre attention sur son utilisation détourné de son application initiale, la table devient un véhicule à travers lequel nous changeons notre orientation (Ahmed 2006, 3).

En appliquant la vision d’Ahmed à un partenariat de danse avec des rôles de genre codifiés, les rôles de danse se trouvent réorientés lorsque les deux danseur·euses échangent leurs rôles tout au long de la danse, éliminant les associations des genres à des rôles définis et subvertissant simultanément la notion selon laquelle un corps ne pourrait danser qu’un seul rôle. Alors, le partenariat de danse switch se transforme en outil de réorientation. L’analyse de la danse switch selon ce point de vue permet de rendre queer la danse, puisque les corps peuvent s’étendre dans l’espace en empruntant une variété de directions. Les danseur·euses queer peuvent ainsi utiliser la danse switch comme un outil afin de négocier l’espace pour iels-mêmes au sein de la communauté de la danse swing, autrement largement hétéronormative. De ce fait, la qualité dynamique des rôles de lead et de follow permet une certaine flexibilité et, par conséquent, ces rôles de danse se trouvent mobilisés de manière à subvertir les associations genrées qui leur ont été assignées.

Conclusion

Les attentes spécifiques relatives à la performance de genre, elles-mêmes inhérentes à la communauté de la danse swing montréalaise, continuent à organiser, dans une certaine mesure, l’hétéronormativité et la binarité de la participation des danseur·euses. À travers les entrevues menées auprès des membres de la communauté et réalisées en complémentarité avec mon travail autoethnographique, on constate clairement un désir et une volonté de remettre en question les codes genrés qui persistent dans les différentes scènes de contraintes de la communauté montréalaise. En improvisant au milieu de diverses scènes de contraintes, musicien·nes, DJs et danseur·euses continuent de naviguer parmi ces attentes, pour finalement forger de nouvelles possibilités. En réfléchissant à mon propre rôle dans ce projet en tant que porteuse de récit (storyteller), je suis reconnaissante envers mes participant·es d’avoir bien voulu partager leurs expériences personnelles de la piste de danse sociale, du poste de DJ et du bandstand, et de m’avoir accordé leur confiance à travers leurs histoires.

Cet article se concentre principalement sur les expériences genrées des femmes dans la communauté swing. Une autre avenue d’exploration aurait également pu être de chercher à accorder une plus grande part de la discussion aux voix de danseur·euses, DJs et musicien·nes non binaires issues de la communauté de la danse swing à Montréal. J’espère que cette recherche saura susciter d’autres discussions sur les façons dont la communauté montréalaise peut créer des espaces plus accueillants pour les musicien·nes, les DJ et les danseur·euses de toutes les identités de genre, afin de s’engager pleinement dans les possibilités futures du swing[19].