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En Suisse, les demandes d’asile sont instruites au niveau fédéral par les collaborateurs du Secrétariat d’État aux migrations (SEM)[1] : les « spécialistes asile ». Ces derniers doivent décider s’ils reconnaissent aux demandeurs la qualité de réfugié, s’ils leur accordent l’asile, une admission provisoire, ou s’ils rejettent leur requête et prononcent leur renvoi. En décidant du sort des requérants d’asile, ces agents de terrain opèrent un « tri » entre ceux qui pourront rester et ceux qui devront quitter la Suisse, participant à déterminer le contenu concret des textes de loi qu’ils appliquent. On peut dès lors s’interroger sur la manière dont le droit oriente ces pratiques (Lascoumes et Serverin, 1988) et comment on passe de la loi à la qualification juridique de demandes d’asile spécifiques, d’autant que les spécialistes asile ne sont pas tous formés en droit.

La littérature sur la mise en oeuvre de l’action publique appréhendée « par le bas » – en particulier les travaux sur la street-level bureaucracy (Lipsky, 1980) – a mis en évidence le pouvoir discrétionnaire des agents (voir ci-après). Plusieurs spécialistes asile se reconnaissent en effet, dans certaines circonstances, une certaine liberté d’appréciation. Toutefois, tous s’accordent pour dire qu’ils ne sont « que des exécutants », qu’ils ne font « qu’appliquer la loi » et qu’ils sont « tenus » par les règles et par les lignes directrices définies par le SEM. Ils affirment ainsi un éthos légaliste (Dubois, 2005) et une certaine rigueur juridique (Dubois et al., 2003) dans leurs pratiques. Prenant au sérieux ces affirmations, je m’interroge moins sur le pouvoir discrétionnaire[2] des agents que sur les médiations par lesquelles le droit oriente les comportements des spécialistes asile dans leur travail d’instruction et de qualification des demandes. Autrement dit, il s’agit de s’intéresser aux ressorts de la « force » du droit, pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu (1986), c’est-à-dire à la capacité de normes générales et abstraites à orienter effectivement les conduites et les décisions administratives.

Cet article montrera que le travail des spécialistes asile est étroitement encadré par une série de médiations juridiques, institutionnelles et sociales qui orientent leurs pratiques, dans un contexte marqué par l’importante juridicisation[3] du domaine de l’asile. En particulier, l’administration établit des normes secondaires d’application[4] (NSA) (Lascoumes, 1990) qui déterminent la « pratique » du SEM à l’égard des principaux pays d’origine. Cela fait apparaître le pouvoir collectif de l’administration d’établir des normes ainsi que le contenu spécifique du droit et de l’action publique. Il s’agit alors de mettre en évidence les lignes directrices internes, les dispositifs institutionnels et les logiques sociales qui confèrent au droit et aux NSA une force contraignante. En creux, cette analyse invite à appréhender le pouvoir discrétionnaire dont seraient individuellement dépositaires les agents de terrain et, plus généralement, l’application du droit à partir des conditions et des relations sociales dans lesquelles ils évoluent et qui configurent leur perception des décisions possibles. Autrement dit, cet article porte sur le pouvoir discrétionnaire des spécialistes asile au prisme du rapport que ceux-ci entretiennent avec les médiations sociales et juridiques du droit, en particulier les NSA élaborées localement. En cela, je n’analyserai pas la production collective de ces NSA, m’intéressant davantage à l’éthos des spécialistes asile, c’est-à-dire aux médiations qui interviennent entre les normes juridiques et les habitus individuels.

Pour une analyse des politiques d’asile « par le bas » 

Les travaux qui portent sur la mise en oeuvre des politiques publiques ont bien montré qu’il ne faut pas séparer l’élaboration de la loi de son application (Blankenburg, 1986), dans la mesure où cette mise en oeuvre participe aussi à la production de l’action publique (Pressman et Wildavsky, 1973). Dans cette perspective, les pratiques des agents de l’administration contribuent à définir le contenu de la politique qu’ils sont chargés d’appliquer. Les recherches sur la street-level bureaucracy, dans la continuité de l’ouvrage fondateur de Michael Lipsky (1980), ont mis en évidence le rôle de policy makers des agents de terrain qui repose sur le pouvoir discrétionnaire dont ils sont dépositaires (voir aussi : Brodkin, 1997 ; Evans et Harris, 2004 ; Hupe, 2013 ; Hupe et al., 2015). L’observation des pratiques des agents de terrain « aux guichets » des administrations permet ainsi de saisir non seulement comment l’action publique est faite, mais aussi certaines de ses caractéristiques structurelles (Spire, 2008 ; Dubois, 2010).

Dans les années 2000 et 2010, plusieurs travaux se sont intéressés aux politiques d’asile et d’immigration « par le bas », en partant des pratiques des fonctionnaires ou des juges, de leurs interactions avec les étrangers, ou encore de l’expérience et des récits de ces derniers, et cela dans différents pays : aux États-Unis (Bohmer et Shuman, 2008 ; Schoenholtz et al., 2014), au Canada (Barsky, 1994 ; Rousseau et al., 2002 ; Soennecken, 2013 ; Tomkinson, 2015), en Australie (Hamlin, 2012 ; 2014), en Grande-Bretagne (Good, 2007 ; Bohmer et Shuman, 2008 ; Jubany, 2011 ; Kelly, 2012), en France (Greselier, 2007 ; Valluy, 2009 ; Probst, 2011 ; Fassin et Kobelinsky, 2012 ; Akoka et Spire, 2013 ; Kobelinsky, 2013), en Espagne (Jubany, 2011 ; 2016), en Allemagne (Probst, 2011 ; Eule, 2014 ; Lahusen et Schneider, 2016 ; Schittenhelm et Schneider, 2017), en Autriche (Dahlvik, 2018), ou encore en Suisse (Fresia et al., 2013 ; Affolter, 2016 ; Miaz, 2017a ; 2017b ; Poertner, 2017). Ces recherches ont montré que la politique d’immigration et la politique des frontières se concrétisent localement aux guichets des ambassades et des consulats pour la délivrance des visas (Infantino, 2010 ; Alpes et Spire, 2014), ainsi qu’au sein des administrations locales (Spire, 2008 ; Eule, 2014).

Plus spécifiquement, les quelques travaux existants sur les fonctionnaires et sur les juges chargés d’instruire les demandes d’asile et de statuer sur les recours en la matière soulignent l’importance des catégorisations, des critères et des stéréotypes individuels (Jubany, 2011 ; 2016), mais révèlent aussi l’existence d’un éthos professionnel et de contrôles qui contribuent à encadrer les pratiques des agents (Probst, 2011). De même, Didier Fassin et Carolina Kobelinsky (2012 ; et Kobelinsky, 2013) montrent qu’au-delà de la diversité des profils sociologiques des acteurs, les différences entre les formations de jugement se corrigent sous l’effet de logiques institutionnelles. Ainsi, si la qualification des demandes d’asile est complexe et peut être influencée par différents types de facteurs juridiques, psychologiques ou culturels (Rousseau et al., 2002), il existe aussi, au sein des administrations ou des différentes cours, des conditions sociales et des dispositifs qui encadrent les pratiques et les orientent tant par rapport au droit que par rapport aux normes secondaires d’application élaborées collectivement. Le présent article s’inscrit dans la continuité des travaux de sociologie du droit et de l’action publique qui s’intéressent aux pratiques des agents de terrain, ainsi que de ceux qui portent plus spécifiquement sur les politiques d’asile et d’immigration.

Spécificités du cas suisse

Il faut souligner quelques spécificités du cas suisse et revenir sur l’évolution de sa politique d’asile, qui le font contraster avec les pays sur lesquels portent les travaux existants sur les politiques d’asile, notamment la France. En Suisse, le droit d’asile repose d’abord sur la Loi fédérale sur l’asile (LAsi) qui « constitue un ensemble de règles vastes, techniques et complexes » et qui fait l’objet d’une « volonté de réforme permanente » de la part du législateur (Amarelle et Nguyen, 2014)[5]. Au niveau juridique, la jurisprudence du Tribunal administratif fédéral (TAF) est particulièrement importante, tant quantitativement que qualitativement, pour la pratique du droit d’asile. La Suisse se caractérise aussi par ses instruments de démocratie directe, tels que l’initiative et le référendum. De nombreuses réformes de la LAsi ont fait l’objet de votations populaires (référendums). Elles ont toutes été acceptées par le peuple, de sorte que la politique suisse d’asile bénéficie d’une certaine légitimité populaire. Les débats politiques et médiatiques se caractérisent notamment par l’importance des discours sur les « abus », qui rejoignent ceux sur les « faux réfugiés », qui visent à justifier l’adoption de mesures de durcissement.

La politique suisse d’asile s’inscrit dans une politique d’immigration plus générale qui se caractérise par la libre circulation pour les pays membres de l’espace Schengen[6] et par une stricte limitation de l’immigration extra-européenne aux travailleurs hautement qualifiés. Dans ce contexte, les requérants d’asile sont – sur les plans rhétorique et symbolique – considérés comme des immigrants « indésirables » (D’Amato, 2008), justifiant des mesures de durcissement contre lesdits « faux réfugiés » qui n’entreraient pas dans le cadre de l’asile et ne chercheraient à venir en Suisse que pour des raisons économiques. La politique migratoire suisse apparaît comme étant particulièrement sélective économiquement et en fonction de critères socioprofessionnels (en particulier la formation), mais aussi géographiquement et ethniquement (Bolzman, 2002). L’asile est donc une des rares possibilités pour des immigrants extra-européens d’obtenir un permis de séjour en Suisse, ce qui renforce probablement la stigmatisation xénophobe des requérants d’asile par certains acteurs dans l’espace public.

Méthode ethnographique et terrains d’enquête

Cet article s’appuie sur une ethnographie de l’action publique (Dubois, 2012) visant à décloisonner l’analyse de la politique d’asile en portant le regard non seulement sur plusieurs sites de l’administration, mais aussi sur d’autres acteurs du droit d’asile, à savoir la défense juridique des migrants[7] et le Tribunal administratif fédéral (TAF) chargé de juger les recours. J’ai également procédé à un travail d’archives en collectant différentes sources (documentation juridique, Manuel de procédure du SEM, rapports, messages du Conseil fédéral, directives internes, etc.) et en constituant un dossier de presse à partir des années 1970.

Pour cet article, je mobilise essentiellement les données récoltées au sein de l’administration dans laquelle j’ai effectué des observations ponctuelles entre septembre 2010 et février 2011 au sein d’un Centre d’enregistrement et de procédure (CEP) où les migrants déposent leur demande d’asile, et un stage d’observation au sein de la division « Procédure à la centrale et retour » dans les bâtiments de l’administration centrale à Berne entre septembre 2011 et août 2012. En tant qu’observateur externe, j’ai notamment assisté à des auditions de requérants d’asile, j’ai suivi différentes formations et j’ai mené 59 entretiens semi-directifs avec des spécialistes asile et des cadres du SEM (adjoints juridiques, chefs de section et de division) sur leurs pratiques de travail, sur le rapport qu’ils entretiennent avec leur rôle et sur leur trajectoire biographique. Ces stages d’observation m’ont permis de consulter les documents de travail, en particulier les directives internes et les documents qui définissent la pratique du SEM à l’égard des différents pays d’origine.

Plus que d’autres méthodes, l’enquête ethnographique, qui implique une immersion relativement longue sur un ou plusieurs terrains, permet d’approcher au plus près le travail d’instruction et de qualification des demandes d’asile. Elle amène à nuancer deux positions antagonistes : celle qui postulerait une liberté d’action presque totale des acteurs sociaux et celle qui les réduirait au contraire à de simples exécutants dont les pratiques sont uniformément déterminées par la loi. Les observations in situ et les entretiens font émerger les médiations à la fois juridiques et sociales de la qualification en droit des demandes d’asile. Mon immersion au sein de l’administration a notamment permis de mesurer l’importance des normes secondaires d’application sur les pratiques décisionnelles des spécialistes asile.

Évolution de la politique d’asile : la sophistication du droit d’asile

Depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur l’asile en 1981, on assiste à une inflation normative, à une importante juridicisation du domaine de l’asile et à une sophistication du droit en la matière[8]. Ce dernier est en effet de plus en plus complexe et spécifié en fonction des situations particulières des requérants d’asile et des pays d’origine. Ce processus recouvre à la fois les bases légales nationales et internationales qui régissent le droit d’asile suisse, mais aussi les très nombreuses spécifications de ce droit dans la jurisprudence, dans la doctrine et dans les normes secondaires d’application. Il résulte de très nombreuses révisions de la loi et d’une importante judiciarisation de cette politique publique (Tanquerel et al., 2011). Le droit d’asile est donc un droit en « réforme permanente » : on compte ainsi près d’une trentaine de modifications de la LAsi depuis 1981, dont une dizaine de révisions de la loi et sept référendums (Miaz, 2017a). La jurisprudence est, quant à elle, très importante quantitativement et qualitativement. En conséquence de ces deux phénomènes, la pratique du droit d’asile se caractérise par des changements fréquents au gré des réformes législatives et des évolutions jurisprudentielles.

En Suisse, l’asile constitue une question politique centrale, thématisée principalement autour des objectifs « d’accélération des procédures » et de « lutte contre les abus » (Frei et al., 2014), qui sont venus concurrencer celui de protection en lien avec le mythe d’une « Suisse terre d’asile » fière de sa « tradition humanitaire » (Parini, 1997). Ces objectifs sont alors devenus les leitmotivs des révisions de la loi, qui ont introduit des mesures de durcissement[9] et ont renforcé, au coeur de la procédure d’asile, une logique de suspicion, « devenue un prisme fondamental à travers lequel sont perçus et traités les demandeurs d’asile » (Kobelinsky, 2013 : 103)[10].

Sur le fond, la définition du réfugié n’a pas été modifiée directement à l’article 3 alinéa 1, LAsi, mais des restrictions ont été apportées dans les alinéas 3 et 4, entrés en vigueur en 2012 et en 2014.

Article 3 – Définition du réfugié :

  1. Sont des réfugiés les personnes qui, dans leur État d’origine ou dans le pays de leur dernière résidence, sont exposées à de sérieux préjudices ou craignent à juste titre de l’être en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social déterminé ou de leurs opinions politiques.

  2. Sont notamment considérées comme de sérieux préjudices la mise en danger de la vie, de l’intégrité corporelle ou de la liberté, de même que les mesures qui entraînent une pression psychique insupportable. Il y a lieu de tenir compte des motifs de fuite spécifiques aux femmes.

  3. Ne sont pas des réfugiés les personnes qui, au motif qu’elles ont refusé de servir ou déserté, sont exposées à de sérieux préjudices ou craignent à juste titre de l’être. Les dispositions de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés sont réservées.

  4. Ne sont pas des réfugiés les personnes qui font valoir des motifs résultant du comportement qu’elles ont eu après avoir quitté leur pays d’origine ou de provenance s’ils ne constituent pas l’expression de convictions ou d’orientations déjà affichées avant leur départ ni ne s’inscrivent dans leur prolongement. Les dispositions de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés sont réservées.

Art. 3, LAsi

La notion de vraisemblance – essentielle en droit d’asile, dans la mesure où le fardeau de la preuve incombe aux requérants[11] – s’est également épaissie, notamment dans la loi et dans la jurisprudence, renforçant les exigences de crédibilité qui pèsent sur les demandeurs d’asile. La loi établit que :

Article 7 – Preuve de la qualité de réfugié :

  1. Quiconque demande l’asile (requérant) doit prouver ou du moins rendre vraisemblable qu’il est un réfugié.

  2. La qualité de réfugié est vraisemblable lorsque l’autorité estime que celle-ci est hautement probable.

  3. Ne sont pas vraisemblables notamment les allégations qui, sur des points essentiels, ne sont pas suffisamment fondées, qui sont contradictoires, qui ne correspondent pas aux faits ou qui reposent de manière déterminante sur des moyens de preuve faux ou falsifiés.

Art. 7, LAsi

Toutefois, comme le spécifie la juriste Fanny Matthey, « toute la difficulté de cette disposition (et des notions qu’elle véhicule : preuve, vraisemblance, haute probabilité) réside dans son application pratique » : si cet article 7 de la LAsi laisse une certaine marge d’appréciation aux autorités, celles-ci « ont toutefois tendance à les appliquer de manière (trop) stricte ». On peut également évoquer les difficultés liées à la procédure d’asile (communication, différences socioculturelles et aspect psychologique) qui rendent l’évaluation de la vraisemblance d’autant plus compliquée et qui peuvent engendrer quiproquos, confusions, omissions et invraisemblances (Matthey, 2015 : 78-79).

Enfin, dès les premières révisions de la loi, le Conseil fédéral (gouvernement) a réaffirmé la nécessité d’une rigueur dans l’interprétation de la notion de réfugié en insistant sur une conception restrictive de sa définition, réduite à sa dimension politique :

[L]es autorités et populations consentiront toujours à accorder l’asile à des réfugiés au sens propre du terme, c’est-à-dire ceux qui sont persécutés pour des raisons politiques. Dans de telles conditions, il faut s’en tenir à une stricte application de la notion de réfugié, laquelle est parfois indépendante de motifs de fuite particulièrement légitimes[12].

Même si la possibilité de rendre une admission provisoire, la reconnaissance progressive des « persécutions liées au genre » et la reconnaissance des persécutions commises par des tiers peuvent constituer des développements favorables (mais limités) aux requérants d’asile (Miaz, 2014), la tendance générale est plutôt celle d’un renforcement de la rigueur dans l’interprétation de la définition du réfugié. Cette évolution dans le sens du durcissement est considérée comme étant d’autant plus légitime qu’elle a été approuvée à de nombreuses reprises lors de votations populaires. Cette donnée est importante pour saisir le contexte politique dans lequel les agents du SEM travaillent.

Cette dynamique de durcissement, de soupçon et de rejet s’observe notamment dans les statistiques. Depuis les années 1980, on assiste à un retournement important du taux d’octroi par rapport aux années 1960 et 1970, passant de plus de 90 % de taux d’octroi de l’asile à moins de 10 % en 1990. Sur l’ensemble de la période courant de 1980 à 2015, seulement 12,3 % des décisions rendues[13] ont octroyé l’asile, auxquelles s’ajoutent 17,1 % d’admissions provisoires. Sept décisions sur dix (70,6 %) ont donc été négatives (y compris non-entrée en matière[14]), ce qui tend à confirmer la forte tendance au rejet des demandes constatée ailleurs en Europe (Valluy, 2006 ; 2009). Cette tendance est toutefois à relativiser au regard du contexte actuel marqué par une importante proportion de décisions positives : entre 2014 et 2017, plus de la moitié des décisions rendues ont accordé une protection aux requérants par le biais de l’asile et de l’admission provisoire[15]. Ces « taux de protection », élevés par rapport aux années précédentes, sont certes conjoncturels et redevables du nombre important de requêtes déposées par des Érythréens – qui bénéficient d’une jurisprudence relativement favorable à leur égard –, des Syriens et des Sri Lankais notamment. Cela montre un effet de la sophistication du droit d’asile : alors que les révisions de la loi contribuent au durcissement de la politique d’asile, l’application du droit spécifique à certains motifs et pays d’origine – tenant compte de la jurisprudence ou d’analyses circonstanciées des situations prévalant dans ces États – résulter en un volume important d’octroi du statut de réfugié ou d’admission provisoire.

La procédure d’asile en Suisse et les pratiques d’instruction

En Suisse, la procédure d’asile se déroule auprès du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) dans les CEP, où les requérants d’asile doivent déposer leur demande. Dans le cadre de la procédure, ils sont auditionnés deux fois : une première fois « sur leurs données personnelles » (identité, voyage, motifs d’asile), une seconde fois de manière plus approfondie « sur les motifs d’asile ». Les auditions ont une importance capitale dans ce dispositif puisque leurs procès-verbaux constituent les principaux moyens de preuve sur lesquels les spécialistes asile vont s’appuyer pour statuer. Ils disposent par ailleurs de mesures d’instruction complémentaires (expertise linguistique, expertise-pays, enquête d’ambassade, audition complémentaire, etc.) leur permettant de poursuivre leurs investigations et leur mise à l’épreuve des récits en cas de doute.

Les collaborateurs du SEM doivent ensuite se prononcer sur la pertinence de la demande d’asile – par rapport à la définition du réfugié figurant à l’article 3 de la Loi sur l’asile – et sur la vraisemblance des motifs invoqués, en référence à l’article 7 de la LAsi qui précise que le fardeau de la preuve incombe aux requérants d’asile. Ils ont alors plusieurs possibilités de décision : a) une décision de non-entrée en matière[16] (ouvrant un délai de recours de 5 jours) ; b) une décision négative avec renvoi (délai de recours de 30 jours) ; c) si le renvoi n’est pas licite, exigible ou possible, une protection subsidiaire peut être accordée par le biais de l’admission provisoire ; et enfin (d) la reconnaissance de la qualité de réfugié et l’octroi de l’asile. En cas de décision négative, les requérants peuvent déposer un recours auprès du Tribunal administratif fédéral (TAF).

Une instruction orientée vers la qualification

Les scènes d’audition confrontent un requérant d’asile interrogé par un spécialiste asile en présence d’un interprète, d’un procès-verbaliste, d’un observateur externe (représentant des oeuvres d’entraide) et, parfois, d’un mandataire ou d’un avocat. Ces interactions se présentent comme une forme d’interrogatoire dont l’objectif est de récolter les « faits » permettant de statuer sur la demande d’asile. Dans cette perspective, les questions posées par les auditeurs visent à recadrer et à réorienter le discours des requérants vers les éléments essentiels au traitement de leur demande. Les questions qu’ils posent ne sont pas anodines, mais cherchent à vérifier que les conditions pour l’octroi de l’asile ou d’une admission provisoire sont bien remplies, et à mettre les récits à l’épreuve pour en établir la vraisemblance, conformément à l’article 7 de la LAsi. Comme cela a été observé ailleurs, l’évaluation de la crédibilité des motifs d’asile constitue une part centrale de l’instruction des demandes d’asile (Rousseau et al., 2002 ; Probst, 2011 ; Thomas, 2011).

Parmi les techniques utilisées par les collaborateurs du SEM, le récit libre – « laisser parler » le requérant – leur permet d’évaluer la manière dont ce dernier raconte ses motifs d’asile, notamment en comparant avec ses réponses sur d’autres questions dites « plus faciles ». Les agents commencent généralement la partie de l’audition portant sur les motifs en invitant le requérant à exposer les raisons pour lesquelles il demande l’asile. Ces questions générales ouvertes visent non seulement à investiguer la question de la pertinence des motifs, mais aussi à obtenir des éléments d’appréciation de la vraisemblance. Les relances des spécialistes asile peuvent ensuite tester la cohérence externe et la cohérence interne du récit en voyant si des contradictions (externes ou internes) et des incohérences émergent dans le discours.

En audition, les spécialistes asile disposent d’un pouvoir discrétionnaire comportemental, dans le sens où l’attitude (neutre, empathique, agressive, etc.) qu’ils adoptent peut avoir des conséquences sur les réponses du requérant d’asile. Ce pouvoir discrétionnaire est aussi procédural (Brodkin et Majmundar, 2010), puisqu’ils peuvent pousser la recherche des contradictions plus ou moins loin, convoquer différentes mesures d’instruction complémentaires ou, au contraire, ne pas pousser les investigations au-delà de ce dont ils ont besoin ; cela peut avoir des conséquences importantes sur la décision rendue, par exemple en faisant émerger des contradictions.

En définitive, les auditions sont largement orientées vers l’horizon pratique que constitue le droit[17]. Les agents mettent en oeuvre des techniques apprises en formation et dans leur pratique quotidienne du travail, supervisée dans les premiers temps par un supérieur hiérarchique. En plus de ces techniques, ils se réfèrent à différentes normes secondaires d’application qui définissent les « bonnes » manières de faire (critères de qualité de l’audition) et les éléments à examiner durant l’audition (Manuel de procédure du SEM, « Pratiques d’asile[18] »). Ainsi, avant même la qualification, les pratiques d’instruction des spécialistes asile sont encadrées et orientées en fonction du droit et de normes secondaires d’application qui définissent des façons de faire et les questions qu’il faut spécifiquement poser selon les pays et les types de motifs.

Normes secondaires d’application et directives de traitement : du traitement individuel des demandes d’asile à leur gestion collective

La qualification des demandes s’étend tout au long du travail d’instruction. Entre les articles de loi et la décision rendue, une série de médiations oriente les pratiques des collaborateurs du SEM. S’ils doivent avoir en tête les principaux articles de loi, cette référence se combine en pratique à deux autres éléments, qui apparaissent bien plus prépondérants. D’une part, il y a l’interprétation qui en est faite par l’institution dans des normes secondaires d’application qui intègrent les lignes directrices élaborées par l’administration et la jurisprudence du TAF. Elles se transmettent dans des documents spécifiques par pays d’origine (« Pratiques d’asile »), dans le Manuel « Asile et Retour », par des formations ou du coaching donnés par des collègues plus expérimentés. D’autre part, il existe tout un répertoire de connaissances par rapport à la situation socio-politique des différents pays de provenance – les expertises-pays (country of origin information, COI) produites pour partie au sein de l’administration (Rosset, 2015) – auxquelles se réfèrent les spécialistes asile et à l’aune desquelles ils évaluent les demandes.

Les motifs d’asile font donc l’objet d’un examen contextualisé, c’est-à-dire qu’ils sont analysés au regard d’une évaluation de la situation qui prévaut dans le pays d’origine. Mes observations indiquent que lorsque les collaborateurs du SEM traitent une demande d’asile, la nationalité du requérant constitue un des premiers éléments « pertinents » à considérer, à l’aune duquel les motifs pourront ensuite être appréciés, généralement en référence à une « pratique d’asile » (Asylpraxis), c’est-à-dire une directive interne définissant la « ligne » de l’institution à l’égard du pays considéré. Cette focalisation sur l’origine établit d’emblée que c’est toujours par rapport à un contexte spécifique que les agents orientent leur travail de qualification juridique. C’est dire que l’application du droit au sein du SEM est étroitement dirigée et passe par toute une série de normes secondaires qui pèsent fortement sur l’activité de jugement des spécialistes asile, au point qu’elle apparaît fortement routinisée aux yeux mêmes des agents.

Les « pratiques d’asile » qui concernent les principaux pays de provenance sont disponibles sous forme écrite dans des documents appelés « APPA » (acronyme de « Asyl Praxis – pratique d’asile »). Ceux-ci constituent des directives autant que des guides pratiques, sortes de « pense-bêtes » à l’intention des collaborateurs, qui encadrent au plus près le travail administratif de « triage » (la répartition des demandes d’asile entre les sections des centres d’enregistrement et celles du siège du SEM à Berne), d’instruction et de qualification. Pour l’institution, ces normes secondaires d’application formalisées sont essentielles pour assurer une certaine unité de pratique entre les agents et ainsi éviter que « le collaborateur X accorde l’asile [dans un cas, et que], par contre, la collaboratrice Y n’accorde pas l’asile pour la même chose », d’autant que les spécialistes asile ne sont pas tous formés en droit (entretien avec Paul B., spécialiste asile, décembre 2011[19]). Outre la Loi sur l’asile, il existe une importante jurisprudence et une doctrine, qui non seulement précisent, spécifient, mais aussi complexifient les catégories juridiques, et dont il faut tenir compte dans leur application. Comment alors déterminer, vu cette sophistication de la matière juridique et face aux différents contextes sociopolitiques qui prévalent dans les pays d’origine, dans quelles situations et constellations de faits il convient d’accorder l’asile ?

Qu’est-ce que c’est une persécution sérieuse ? Un jour de garde à vue, est-ce que c’est sérieux ou pas ? En principe pas. Mais, si on vous torture, que l’on doit vous envoyer immédiatement à l’hôpital, alors un jour de garde à vue, ça peut être sérieux. Par contre, dans d’autres circonstances, ce n’est pas sérieux […] Et puis pour dire [si c’est] sérieux quant à la durée d’une détention ? Est-ce que 25 jours c’est sérieux ? Et 24 jours, c’est pas encore sérieux ? Où est-ce qu’on définit la limite ? Est-ce qu’on peut même définir une limite abstraite, ou est-ce qu’il ne faut pas plutôt voir et donc là c’est la deuxième étape, maintenant, la situation du pays ? Alors, un jour de garde à vue en Allemagne, c’est très probablement pas sérieux, parce qu’il ne se passe rien du tout sur le plan de l’asile, par contre un jour de garde à vue en Libye de Monsieur Kadhafi, ça peut être extrêmement sérieux. Donc il faut voir, c’est une combinaison de la notion abstraite d’une part et de la situation concrète au pays de provenance.

Entretien avec Paul B., spécialiste asile, décembre 2011

Les « Pratiques d’asile » combinent la dimension abstraite du droit, liée par exemple à la définition juridique du réfugié ou de l’exigibilité du renvoi, avec une évaluation concrète des risques encourus par une personne au regard des motifs et de la situation qu’elle invoque dans un pays donné. Elles constituent des normes secondaires d’application (NSA) substantielles et procédurales qui contextualisent les motifs et fournissent aux agents des directives de traitement en établissant différents profils de personnes « à protéger » (soit parce qu’elles sont persécutées ou risquent de l’être, soit parce qu’un renvoi mettrait leur vie en danger[20]). Ces NSA offrent une préanalyse des demandes en permettant de les catégoriser a priori en fonction de différentes caractéristiques. En cela, les « Pratiques d’asile » mettent en évidence la tension entre un traitement individualisé des requêtes et la gestion collective des flux de demandeurs d’asile.

Il faut souligner deux aspects quant au contenu de ces documents. On constate d’abord le degré très élevé de précision des APPA, qui participent d’un encadrement resserré de la marge d’interprétation des agents. En effet, en plus de la vingtaine de pages que ces documents contiennent, ils renvoient à une importante documentation (expertises, jurisprudence), que peuvent directement consulter et mobiliser les agents. Ensuite, on peut identifier, dans le contenu des principes directeurs que les APPA établissent, des « profils types », des catégories de traitement, qui sont associés à des mesures d’instruction et à une directive de qualification.

Par exemple, après l’évaluation de la situation dans un pays donné, la « pratique d’asile » pourra stipuler que « Les personnes critiques à l’égard du régime, notamment les journalistes, les professionnels des médias et les défenseurs des droits de l’homme doivent compter avec de sérieux préjudices au sens de la Loi sur l’asile. Il convient de les reconnaître comme réfugiés et de leur octroyer l’asile. » Ou, au contraire, que « Les partisans de la rébellion du Mouvement de libération nationale du peuple (MLNP) de la minorité W ne sont plus persécutés au pays Z en tant qu’opposants »[21].

Ce principe directeur s’accompagne en général d’une note explicative, qui fait référence à la situation du groupe concerné dans le pays d’origine. Finalement, le document donne des directives concernant l’examen des demandes : par exemple l’importance d’examiner la demande de manière individuelle ou de porter une attention particulière à la vraisemblance des motifs. Le document renvoie à une analyse de la situation dans le pays d’origine, à la jurisprudence et à différents rapports produits soit par le SEM lui-même, soit par des organismes externes (organisations non gouvernementales, organisations internationales, autres pays). C’est donc aussi la géographie des persécutions qui est prise en compte puisque les profils jugés « à protéger » peuvent être nuancés en fonction des régions, voire des villes, en examinant une éventuelle « alternative de fuite interne[22] » dans le pays d’origine.

Cette contextualisation des menaces concerne aussi l’évaluation de l’exigibilité du renvoi. Dans certains pays, le renvoi est considéré comme exigible dans quelques régions données, mais pas dans d’autres. Plus généralement, cette évaluation repose sur la construction de catégories de « personnes vulnérables[23] » dont le renvoi ne peut pas être exécuté parce qu’il mettrait en danger la vie du requérant. Certaines « Pratiques d’asile » mentionnent, concernant l’examen des demandes, qu’il faut tenir compte de la situation particulière de catégories de personnes spécifiques pour lesquelles le renvoi peut être inexigible. Ces groupes de « personnes vulnérables » sont identifiés en référence à la jurisprudence et/ou à différentes expertises (informations sur les pays d’origine). Peuvent être considérés comme telles (personnes dont le renvoi est inexigible) :

  • Les femmes seules ou seules avec enfant(s) pour lesquelles il faut examiner l’âge, l’état de santé, la formation, les connaissances professionnelles, le réseau social et familial.

  • Les requérants d’asile mineurs non accompagnés pour lesquels il faut examiner s’ils disposent d’un réseau social et familial.

  • Les personnes souffrant de problèmes de santé pour lesquelles il faut examiner les possibilités d’accès aux soins.

  • Les personnes âgées dont il faut examiner l’état de santé, le réseau familial/social et les éventuels moyens de subsistance au pays.

  • Certaines minorités ethniques (parfois concernant seulement certaines régions du pays) peuvent être considérées comme des groupes vulnérables en fonction du réseau social et familial.

Ces « profils » – qui renvoient à des catégories de traitement des demandes d’asile[24] – se construisent au croisement de différents types de catégories : socioéconomiques (situation économique, réseau social, statut social, profession, etc.), ethnoraciales (ethnie, tribu, clan, race, nationalité), de genre (sexe, orientation sexuelle, identité de genre), d’âge ou de situation de santé. Associés à un certain type de décision (octroi ou refus de l’asile, admission provisoire, rejet, NEM) correspondant à une catégorie juridique[25], ces profils permettent de classer, d’établir une frontière entre trois catégories de personnes : celles qui sont persécutées (au sens de la loi) à qui il faut accorder l’asile ; celles qui, en l’absence de persécution, sont considérées comme étant « en danger » et « à protéger » (admission provisoire) ; enfin, celles qui ne sont pas persécutées ou menacées (au sens de la loi), à qui ni l’asile ni l’admission provisoire n’est accordé. On distingue plusieurs profils de personnes dont les motifs d’asile sont reconnus. Ces critères d’attribution de la qualité de réfugié sont toutefois contextualisés et nuancés en fonction des pays d’origine. Un motif d’asile (ou d’octroi d’une admission provisoire) n’est donc reconnu comme pertinent qu’une fois mis en relation avec une situation particulière, autrement dit en fonction de sa contextualisation. L’analyse des APPA montre que le travail sur les catégories en est d’abord un sur les pays d’origine dans la mesure où ces catégories peuvent prendre sens uniquement en rapport avec la situation spécifique qui prévaut dans le pays, ou plutôt avec l’évaluation qui en est faite par le SEM.

L’analyse du contenu des APPA et des normes secondaires d’application qu’elles contiennent montre bien que la politique d’asile – à savoir la définition de qui a droit à une protection (asile ou admission provisoire) et de qui n’y a pas droit (rejet ou non-entrée en matière) – se détermine dans une large mesure au niveau des acteurs « de la pratique ». En effet, ces normes secondaires d’application – « Pratiques d’asile », Manuel de procédure du SEM, critères de qualité, formations – sont établies par les spécialistes asile et par leurs chefs. Ce faisant, ils interprètent le droit et établissent les profils de personnes à qui la Suisse reconnaît la qualité de réfugié, ou à qui elle peut accorder une admission provisoire.

Selon Alexis Spire (2008), la politique d’immigration – mais on peut étendre ce constat à la politique d’asile – laisse apparaître trois types de pouvoir : un pouvoir relationnel (exercé par le guichetier), un pouvoir décisionnel (exercé par celui qui instruit le dossier) et un pouvoir d’établir des normes (dévolu à un agent d’encadrement chargé d’adapter la pluralité des lois et des règlements à chaque situation locale). Une particularité intéressante des agents du SEM étudiés ici réside dans le fait qu’ils sont dépositaires de ces trois types de pouvoir : en tant qu’ils sont en relation directe avec les requérants durant les auditions, ils disposent d’un pouvoir relationnel ; en tant qu’ils instruisent et statuent sur les dossiers, ils ont un pouvoir décisionnel ; et en tant qu’ils contribuent à établir collectivement la « Pratique » du SEM à l’égard d’un ou de plusieurs pays, ils ont un pouvoir d’établir des normes. Ces agents de terrain disposent, en définissant collectivement ces normes secondaires d’application, d’un véritable pouvoir normatif collectif.

Les médiations du droit : les ressorts de la « force » du droit et des normes secondaires d’application

Les normes secondaires d’application analysées ci-dessus constituent des médiations (juridico-institutionnelles) essentielles de l’application du droit, d’autant plus que les spécialistes asile se sentent tenus par elles. Ils affirment non seulement respecter le cadre défini par la loi, mais aussi la « pratique » définie par le SEM, à l’instar de Claudine L. (50 ans, spécialiste asile depuis vingt ans), qui explique qu’elle suit la pratique de l’office : « Je ne peux pas ne pas la suivre » (entretien, février 2011) ; ou encore de Christophe J. (32 ans, spécialiste asile depuis quatre ans), qui estime ne pas avoir beaucoup de marge de manoeuvre : « parce qu’il faut quand même respecter la loi et puis un peu la politique d’asile par pays qu’on a par le biais des APPA, de ce qu’on appelle la Federführung, c’est-à-dire la personne responsable compétente pour un pays » (Entretien, février 2011).

Dans une certaine mesure, les spécialistes asile se sentent « tenus » par le droit, comme s’ils avaient « les mains liées ». Ils affirment par là une attitude rigoriste et formaliste, un « éthos légaliste » (Dubois, 2005) dans l’application des règles, mettant à distance les dimensions politique et émotionnelle de leur travail tout en insistant sur la légitimité de pratiques scrupuleusement respectueuses du droit. Cette attitude semble « procéder des effets de contrainte associés au système de relations dans lequel se définit la position des [agents]. C’est ce qu’on appellera un juridisme de position » (ibid. : 51). Cette analyse implique de réinscrire leurs pratiques décisionnelles dans ce système de relations où s’exerce une contrainte au juridisme à plusieurs niveaux. S’interroger sur les ressorts de la « force du droit » (Bourdieu, 1986) – c’est-à-dire sur la capacité de normes générales et abstraites à orienter effectivement les conduites et les décisions administratives – implique d’analyser les conditions sociales de la rigueur juridique et, plus particulièrement, les dispositifs et les configurations qui encadrent les pratiques et participent à leur homogénéisation.

Si les spécialistes asile manifestent un éthos légaliste, il n’en existe pas moins des différences importantes dans leurs rapports au rôle et dans leurs pratiques. On peut ainsi schématiquement distinguer un continuum allant de ceux qui défendent une vision plutôt « humanitaire » de l’asile et une certaine « ouverture » dans le traitement des demandes – on les appellera les softies (pour softliners), conformément aux « étiquettes » utilisées par les collaborateurs eux-mêmes – à ceux qui défendent une application restrictive et rigoriste de la loi, que l’on qualifiera de Neinsagers ou hardliners. Ces derniers se caractérisent par leur zèle à traquer les invraisemblances et à se montrer « durs » dans leurs décisions.

En fonction du rapport au rôle des spécialistes asile (plutôt softliner ou hardliner), l’éthos légaliste peut se décliner différemment, en renvoyant à différents types de légitimation. Si certains sont donc parfaitement en accord avec une ligne « dure » – rigoriste – (voire en appellent à de nouveaux durcissements), d’autres éprouvent parfois une tension morale dans l’exercice de leur travail et affirment, à travers une attitude légaliste, un attachement au droit d’asile, moins dans sa dimension de contrôle et de tri des demandes d’asile que dans sa dimension « humanitaire » qui leur permet parfois d’accorder l’asile ou une admission provisoire s’ils ont accès aux éléments factuels pour le justifier. Dans cette optique, pour pouvoir accorder l’asile ou l’admission provisoire, il faut aussi pouvoir le refuser à celles et ceux qui n’entrent pas dans le cadre défini par le SEM.

Le légalisme et la conformité des pratiques décisionnelles des agents vis-à-vis des prescriptions institutionnelles passent non seulement par l’élaboration de normes secondaires d’application, mais aussi par un important travail de socialisation des collaborateurs. Une fois engagés, ils apprennent progressivement le travail dans le cadre de formations et, surtout, par la pratique sous la supervision d’un supérieur hiérarchique ou d’un collègue plus expérimenté. Ils intériorisent ainsi progressivement les catégories de traitement, les prescriptions et les attentes de l’institution. Il y a en outre tout un travail social (qui n’est pas nécessairement le produit d’une volonté délibérée) qui encadre et oriente les pratiques décisionnelles, renforçant encore davantage la rigueur juridique des agents.

Apprentissage du métier et socialisation institutionnelle

Parmi les spécialistes asile, on trouve une grande diversité de formations, principalement universitaires, en sciences humaines et sociales. Si plusieurs personnes ont étudié le droit, le SEM compte également de nombreux diplômés en sciences sociales (science politique, sociologie, ethnologie, anthropologie, psychologie), en lettres (notamment en histoire) ou en économie. Ainsi, beaucoup d’entre eux apprennent à travailler avec les notions de droit « sur le tas » et, pour une part importante, il s’agit de leur premier emploi fixe après les études, alors que l’on trouve également différents types de trajectoires professionnelles : en droit et justice[26], administration, dans les ONG et les organisations internationales, l’enseignement, ou encore le journalisme. Vu la diversité des formations et des parcours professionnels, les APPA et les autres normes secondaires d’application telles que le « Manuel Asile » et « Retour du SEM » sont pensées pour standardiser, uniformiser accélérer, voire automatiser le travail des spécialistes asile. La socialisation institutionnelle est alors d’autant plus marquée qu’ils ne sont majoritairement pas des juristes et que leur rapport au droit passe principalement par les directives institutionnelles et les normes secondaires d’application. Recrutés notamment pour rendre une décision[27], les spécialistes asile développent un rapport à la fois rigoriste et artisanal[28] au droit et aux NSA, ces dernières favorisant également une forme d’automatisation du travail de qualification des demandes d’asile.

La socialisation institutionnelle a d’abord des effets sur l’acquisition de savoir-faire, de compétences, de manières de faire, de routines et d’un vocabulaire spécifique. Plus généralement, les agents intériorisent une certaine logique de travail, conforme aux exigences institutionnelles. Comme le relève Louis Pinto (1975), le travail d’inculcation au sein de l’institution facilite la formation d’automatismes et de routines professionnelles qui confèrent une forme de naturalité ou d’automaticité à toute une série de tâches. Cela est aussi illustré par les propos de Corinna B. (spécialiste asile de 29 ans, au SEM depuis trois ans et licenciée en sciences sociales), qui estime que le processus de prise de décision lui paraît maintenant presque « naturel ». À ma question « Comment est-ce que tu fais pour savoir quelle est la bonne décision ? Comment est-ce que tu réfléchis pour prendre ta décision ? », elle répond :

Je ne sais pas… C’est un peu une étape après l’autre, parce que, en fait, c’est clair que moi, je pense à la décision, parce que c’est moi qui la fais. Donc, en fait, quand je lis le [procès-verbal de la première audition] avant l’audition, j’ai déjà… Ça me donne déjà une impression de où ça peut aller. Mais après, la deuxième étape, c’est l’audition et après, peut-être que ça peut changer, ou ça peut être la même direction que j’ai déjà pensée. Je ne sais pas, c’est comme naturel, maintenant le processus. Donc pour arriver là. Surtout avec mes pays, c’est vraiment un peu clair.

Entretien, décembre 2011

Plus généralement, l’embarras que manifestent mes enquêtés pour m’expliquer comment ils prennent leurs décisions révèle qu’une grande partie de leurs tâches (notamment décisionnelles) sont effectuées sur le mode de l’évidence – preuve d’une socialisation institutionnelle réussie et efficiente – ou, comme le dit Geraldine W. (spécialiste asile), comme « quelque chose d’un peu mécanique » (Entretien, février 2011). De même, les propos de Sandra G. (licenciée en lettres, chef de section suppléante d’une cinquantaine d’années, dont 26 passées au sein du SEM) confirment bien cette idée d’automaticité dans le travail, au point qu’elle n’arrive plus à en expliquer les principes : « Ouais, parce que moi en fait, ça fait plus de 26 ans que je travaille à l’office [le SEM], que je fais des décisions. Alors moi je peux plus [expliquer]. On ne peut pas expliquer comment on arrive à skier. Parce que moi c’est un peu comme ça. Bon, il y a la loi, et puis il y a les allégations du requérant. Et après il faut construire la décision en fait par rapport à la loi » (Entretien, novembre 2011).

Il est clair que les parcours de socialisation varient au sein du SEM, de même que les « exigences institutionnelles », qui tous dépendent des configurations et de l’environnement de travail dans lesquels les agents font l’apprentissage de leur rôle. L’exemple d’Anne-Sophie B. (spécialiste asile d’une quarantaine d’années, avec 13 ans d’expérience, licenciée dans des disciplines des sciences humaines et sociales) montre comment le fait qu’elle ait appris son travail au sein d’un centre d’enregistrement à une période où le « triage » des dossiers attribuait en priorité les décisions de non-entrée en matière au personnel des centres, et où elle était surtout incitée à examiner l’invraisemblance des motifs d’asile, l’ont « drillée aux décisions négatives ». On peut alors faire l’hypothèse que le personnel des CEP est davantage touché par les injonctions à une certaine productivité en lien avec la gestion rapide des flux. Le « triage » des dossiers qui attribue en priorité les cas a priori considérés comme rapidement décidables – en particulier à l’époque ceux qui vont probablement déboucher sur des décisions de non-entrée en matière et sur une décision négative pour invraisemblance des motifs d’asile – a une influence sur la socialisation institutionnelle de celles et ceux qui, au sein des CEP, sont amenés à traiter presque exclusivement des situations donnant lieu à des décisions négatives.

Anne-Sophie B. raconte qu’à ses débuts elle devait surtout rendre des décisions de non-entrée en matière pour non-remise de documents d’identité (ancien art. 32, al. 2, let. a) ou à la suite d’expertises linguistiques (ancien art. 32, al. 2, let. b) : « Ce que je veux dire avec ça, c’est que moi j’ai été drillée aux décisions négatives. Et ça, c’est par rapport à ce que vous disiez, par rapport à la préparation des auditions. Moi je cherche plutôt la faille qui fait que le cas est invraisemblable, plutôt que ce qui le rend vraisemblable » (Entretien, février 2011).

Dans l’ensemble, l’apprentissage du rôle semble pour beaucoup consister en l’intériorisation d’une rigueur juridique, tant dans sa référence (sinon sa déférence) au droit que dans le sens d’une certaine sévérité, associée à une logique de soupçon – Johanna Probst (2011) parle de « doute radical » – qui devient presque un automatisme. À cet égard, on peut parler du développement d’un éthos légaliste (et rigoriste) et d’un éthos suspicieux qui consistent, on l’a vu à propos de l’instruction, en une mise en doute presque systématique des propos des requérants d’asile qui bien souvent mène à un rejet des demandes.

Les contrôles, les contraintes à la rigueur juridique et leur anticipation

L’analyse des médiations de l’application du droit, des conditions sociales de la rigueur juridique et du conformisme aux prescriptions institutionnelles doit aussi tenir compte des différents contrôles et encadrements sociaux dont les spécialistes asile sont l’objet. C’est la configuration dans laquelle les agents sont pris qui contraint et oriente leurs pratiques décisionnelles dans le sens de la rigueur juridique, tout en participant à leur socialisation institutionnelle. Leur marge de manoeuvre apparaît dès lors étroitement encadrée pour qu’ils puissent agir conformément aux attentes et aux prescriptions institutionnelles. On entre ici au coeur de l’analyse du système de relations dans lequel s’inscrit et se définit la position des spécialistes asile.

Ces contraintes sont intériorisées et procèdent dans une large mesure par des anticipations qui visent à éviter de perdre la face et à conserver une « crédibilité » – en bétonnant (juridiquement et dans l’argumentation) la décision, et/ou en montrant qu’on n’est pas « naïf », pour éviter de « passer pour un dupe » – vis-à-vis des différents types d’acteurs avec lesquels les spécialistes asile sont en relation dans une configuration particulière. Le « juridisme de position » des agents est étroitement lié aux contraintes au juridisme exercées à plusieurs niveaux : au sein de l’administration d’abord, en lien avec les relations et les contrôles hiérarchiques et horizontaux ; en dehors de l’administration, à travers les relations avec les cantons et avec les autres acteurs du droit d’asile (Tribunal administratif fédéral, mandataires des requérants d’asile) ; au niveau des interactions de face-à-face avec les requérants d’asile ; et enfin au niveau du rapport que les agents entretiennent avec leur rôle[29].

Outre les contrôles de la productivité quantitative des agents, les chefs de section et leurs suppléants procèdent à un contrôle des décisions rendues par leurs collaborateurs, dans la mesure où toutes les décisions[30] doivent être doublement signées par le spécialiste asile responsable du dossier et par un cadre (chef de section, suppléant ou collaborateur spécialisé). Les agents proposent à leur supérieur un projet de décision que ce dernier accepte ou non de signer. Grâce à cette double signature, les cadres peuvent vérifier la « qualité » des décisions, c’est-à-dire leur conformité au droit, aux prescriptions institutionnelles (notamment les « critères de qualité ») et, surtout, à la « Pratique » du SEM. La valeur de cette double signature est variable, puisque certains chefs me disent tout relire, d’autres faire confiance à leur équipe et signer à l’aveugle, d’autres encore ne pas relire quand les documents sont soumis par les personnes les plus expérimentées. Le profil du chef, celui de l’agent, celui du requérant et l’orientation de la pratique vont fortement influencer l’horizon des décisions possibles et leur probabilité respective d’advenir.

Une attitude rigoriste permet aussi de ne pas perdre la face en « passant pour un dupe », de « rester crédible » et d’éviter des rappels à l’ordre des supérieurs hiérarchiques, voire des collègues. Les contrôles horizontaux des pratiques décisionnelles concernent d’abord les collègues qui sont responsables de la « Pratique » du SEM, qui sont attentifs aux statistiques des décisions rendues et qui reçoivent les jugements du Tribunal administratif fédéral. Plus généralement, les dossiers et les décisions rendues peuvent « remonter à la surface » à l’occasion de nouvelles procédures (liées au séjour du requérant), de « problèmes » (judiciaires par exemple) ou encore d’un examen du dossier de la personne dont l’admission provisoire pourrait être levée.

Ces différentes formes de contrôles ex ante ou ex post contribuent à orienter les pratiques décisionnelles suivant les anticipations des agents, en particulier de ceux qui sont encore peu expérimentés dans l’institution. L’exemple de Christophe J. (jeune collaborateur d’une trentaine d’années, au SEM depuis près de quatre ans) montre comment son anticipation des contrôles de ses supérieurs configure sa perception des décisions possibles. On voit dans l’extrait qui suit que les rappels à l’ordre publics (au sein de l’institution), leur visibilité, font office d’épouvantails le dissuadant de rendre une décision qui s’écarterait des prescriptions institutionnelles (directives et « Pratiques » du SEM ou encore tendances statistiques) :

Jonathan : Et [vos décisions sont contrôlées] seulement par vos supérieurs ?
Christophe J. : [Par les] supérieurs, et pour] l’octroi de l’asile, par la Federführung… Par exemple le [pays X] tout à fait. Mais c’est clair qu’après, des pays où on octroie facilement l’asile, comme [les pays Y et Z], je pense que ça suffit de s’arrêter au chef de section, donc à notre supérieur direct. Mais c’est vrai que le [pays X], c’est clair qu’ils vont vouloir savoir, parce qu’il y a des statistiques qui vont sortir qu’il y a eu un [ressortissant du pays X] qui a eu l’asile. On va vouloir vraiment contrôler à fond le dossier donc… Moi je me vois mal… Même si des fois je trouve qu’on a de la vraisemblance, vraiment de la vraisemblance, on pourrait vraiment donner l’asile… dans d’autres pays le requérant aurait l’asile… Juste parce que c’est le [pays X], on ne va pas donner l’asile, parce qu’on a le préjugé que… ils viennent en Suisse pour faire du trafic de drogue ou « dealer », donc que c’est que des motifs économiques donc des abus dans l’asile.
[…]
Jonathan : Parce qu’en fait vous avez des directives là-dessus, par exemple sur le [pays X] ou d’autres… ?
Christophe J. : Oui, et puis, je ne sais pas, par exemple : une fois, il y a eu une collègue qui avait octroyé l’asile à quelqu’un [originaire d’un pays pour lequel les statistiques d’octroi de l’asile sont proches de zéro[31]], ça avait fait grand bruit dans l’office [le SEM] et la personne s’était fait décrédibiliser et puis… un peu taper sur les doigts par les supérieurs.

Entretien, février 2011

Dans le cas qu’il mentionne, même si la collaboratrice concernée avait fini par faire reconnaître le bien-fondé juridique de sa décision, Christophe J., comme probablement d’autres collaborateurs, a surtout retenu le rappel à l’ordre particulièrement violent symboliquement. Il affirme alors s’interdire des décisions trop audacieuses à l’égard des directives et de la tendance au sein du SEM. La marge d’appréciation subjective dont peuvent disposer les spécialistes asile semble surtout reposer sur l’évaluation de la vraisemblance du récit et sur celle de l’exigibilité du renvoi. Toutefois, on le voit avec l’exemple ci-dessus, cette appréciation subjective peut être neutralisée par une NSA particulièrement stricte qui restreint la perception des décisions possibles pour un pays ou un profil de requérant donné.

Au-delà de ces contrôles hiérarchiques et horizontaux, il faut encore évoquer une certaine pression du groupe qui pèse sur la décision. Le collectif formé par ses collègues directs peut amener un agent à « se plier » à des décisions qu’il préférerait ne pas rendre. On peut mentionner la pression du groupe et l’ostracisme des collègues, ainsi qu’une conception en termes « d’égalité de traitement » qui poussent à suivre les pratiques de la majorité.

En dernier lieu, il faut relever le rôle ambivalent – mais agissant doublement dans le sens d’une rigueur juridique – que jouent les autres acteurs du droit avec lesquels les agents ont des interactions conflictuelles. Tout d’abord, la « menace du recours » pèse sur la rédaction des décisions et incite les agents à les « bétonner » afin de limiter au maximum les « prises » sur lesquelles appuyer un recours. Pour autant, l’existence d’une voie de recours peut agir comme une « soupape » ou un « filet » de sécurité qui rassure l’agent lorsqu’il rend une décision négative à quelqu’un après avoir hésité à le faire.

Conclusion

En définitive, il apparaît que les différentes médiations par lesquelles passe l’application du droit favorisent dans une large mesure la rigueur juridique. Les décisions sont prises à l’aune de différentes « contraintes », le plus souvent anticipées, tant les incitations à la rigueur juridique sont largement intériorisées et procèdent du rapport au rôle constitué à la faveur de la socialisation institutionnelle des agents. L’anticipation des rappels à l’ordre, des éventuelles sanctions, de l’ostracisme des collègues et des possibles retombées négatives pour une carrière dans l’administration – soit l’encadrement et les contrôles serrés des décisions à l’interne –, de même que l’existence de voies de recours et la forte judiciarisation du domaine de l’asile jouent fortement sur l’intériorisation des normes de traitement promues par le SEM et d’une attitude rigoriste, en lien avec l’idée selon laquelle il faut refuser l’asile à ceux qui ne remplissent pas les conditions légales pour pouvoir l’accorder à ceux qui le méritent. Ces différents niveaux de contrainte au juridisme structurent – autant qu’ils sont configurés par – le rapport que les agents entretiennent avec leur fonction (Dubois, 2005 : 52). Si ce système de relations contraint les pratiques des décideurs et comprend une série de médiations de l’application du droit, il demeure une marge de jeu par rapport à ces contraintes, qui est fonction des différentes composantes de cette configuration.

Cette analyse ne doit donc pas amener à conclure à la mort du pouvoir discrétionnaire individuel des agents chargés d’appliquer le droit. Cela doit au contraire permettre d’affiner l’examen des conditions de perception et d’usage d’une marge de manoeuvre qui est toujours relative au « cadre » non seulement juridique (Dworkin, 1978), mais aussi relationnel (Dubois et al., 2003 ; Dubois, 2005) dans lequel elle s’inscrit. Une analyse des médiations du droit permet de montrer que, bien souvent, les acteurs sociaux agissent par conformisme aux attentes et aux prescriptions institutionnelles intériorisées, et que le pouvoir discrétionnaire dépend fortement de l’encadrement juridique et social (dans ce cas d’étude, particulièrement resserré) des pratiques décisionnelles. Dans ce cas, donc, on peut voir que les médiations sociales et juridiques orientent largement la perception des décisions possibles par les spécialistes asile.

Enfin, en portant le regard sur les normes secondaires d’application élaborées au sein de l’institution par et pour les spécialistes asile, partout en Suisse (dans les différents centres d’enregistrement comme au sein de l’administration centrale), il apparaît qu’ils disposent d’un pouvoir normatif collectif particulièrement important. Ces normes et les pratiques de mise en oeuvre qui s’y réfèrent définissent le contenu de la politique suisse d’asile en interprétant les règles générales et abstraites inscrites dans la loi, en intégrant la jurisprudence et la doctrine pour déterminer différentes lignes directrices contextualisées, c’est-à-dire adaptées aux motifs et aux pays d’origine. Le traitement individuel des demandes d’asile ne se réalise qu’à la faveur d’une gestion collective de celles-ci, à des fins de rapidité, d’automaticité, de routinisation et d’homogénéisation du travail administratif.