Article body

Dans La tyrannie des droits, Brewster Kneen entend démontrer que la revendication de défense des droits de la personne qui était, au départ, essentiellement un discours tenu par les dissidents en lutte contre les dictatures dans l’arène internationale post-guerre-froide, a été récupérée et se trouve maintenant monopolisée par les riches et les puissants de la planète qui ont imposé le langage des droits pour le substituer à la notion de justice sociale. Afin de défendre cette position, l’auteur consacre la moitié de ce livre à étayer sa thèse de la prise en main de l’« universalité » des droits par les États occidentaux qui s’emploient à imposer une tyrannie linguistique et conceptuelle de la notion de « droits ». Ainsi les entreprises prétendant être des personnes sur le plan juridique et moral revendiquent pour elles-mêmes les droits humains de manière à assurer leur hégémonie et à protéger leurs profits.

L’auteur voue les sept premiers chapitres à étayer sa thèse décrivant la montée de l’individualisme (chap. 2) et du discours des droits comme discours dominant (chap. 3). Adossé à un postulat d’universalisme des droits que Kneen considère comme une imposture (chap. 4), l’État devient l’objet des demandes de redressement. Le « grand public » et ses responsabilités morales ou politiques sont relégués dans l’ombre comme le veut l’idéologie néolibérale et la dépendance à l’égard de l’État est accrue (chap. 6). La paternité du postulat selon lequel le droit à la propriété fait partie des droits de la personne revient à John Locke, nous dit Kneen (chap. 7). Mais Locke écrivait à l’ère préindustrielle. La montée de la puissance privée, notamment aux États-Unis au dix-neuvième siècle, a donné lieu à la création d’une multiplicité d’entreprises dont certaines acquièrent des « droits », c’est-à-dire des brevets de propriété intellectuelle. Les compagnies pharmaceutiques qui souhaitent protéger leur propriété intellectuelle sur leurs médicaments ou des compagnies comme Monsanto qui protège la propriété de ses semences sont citées en exemples. L’État, dit l’auteur, va même jusqu’à s’autoriser à utiliser des bombardements et des invasions (comme les États-Unis en Irak et en Afghanistan) au nom de la défense des droits démocratiques. Il cite Milan Kundera (L’immortalité, 1990) : « À mesure que la lutte pour les droits de l’homme gagnait en popularité elle perdait tout contenu concret, pour devenir finalement l’attitude commune de tous à l’égard de tout, une sorte d’énergie transformant tous les désirs en droits. » (p. 52)

Dans les chapitres suivants, Kneen passe en revue les droits relatifs à la propriété (chap. 8), le droit à l’alimentation (chap. 9), les droits des agriculteurs et ceux des sélectionneurs (chap. 10), les droits fonciers (chap. 11), les droits et les ressources de la création à la commercialisation (chap. 12), le droit de l’eau (chap. 13), les droits de la nature : plantes, animaux, poissons (chap. 14), les droits de l’intellect (chap. 15), le droit de mourir comme on veut (chap. 16) et le droit d’ingérence (chap. 17).

Kneen entend distinguer les droits, concept juridique, et le respect, concept moral. D’après lui, le régime des droits est une responsabilité définie en termes juridiques et dévolue à l’État. De même, les interventions humanitaires et le droit d’ingérence peuvent servir à détourner l’attention des situations ou des pratiques d’inégalité sociale et économique et du coup déresponsabiliser les autorités locales. On en vient à s’interroger sur le respect du principe de la souveraineté de l’État, nous dit-il. La souveraineté devient un « attribut sélectif » défini par les grandes puissances qui trouvent du coup le moyen de justifier des interventions qui servent leurs intérêts. L’auteur conclut que l’énonciation du principe des droits de la personne n’entraîne pas nécessairement le respect des droits revendiqués. Par exemple, reconnaître un droit à l’alimentation n’est pas la même chose qu’avoir un programme qui permet de fournir à tous une alimentation suffisante.

Les critiques de Kneen à l’égard de la défense des droits humains sont bien articulées et appuyées par des exemples concrets faciles à reconnaître même pour un lecteur non averti.

Les militants des droits humains qui liront ce livre auront l’occasion de réfléchir aux tenants et aboutissants concrets des luttes dans lesquelles ils se sont engagés. En opérant une critique oblique des États-Unis et de l’Occident dans son ensemble qui ont, d’après lui, le tort de vouloir imposer leur vision « universelle » des droits humains et des droits démocratiques, Kneen cherche à soutenir l’idée que la défense des droits individuels n’a qu’une valeur incantatoire. Il cite Alain Gresh, selon qui l’Occident entretient une « conception manichéenne de l’histoire comme affrontement sans cesse recommencé entre civilisation et barbarie » (p. 43). Kneen, qui fait volontiers l’éloge des peuples autochtones qu’il a rencontrés, notamment en Colombie-Britannique, voit les défauts des démocraties occidentales, certes imparfaites, mais pas ceux des peuples « opprimés et colonisés » dont l’intégrité culturelle est d’après lui menacée par les pays occidentaux colonisateurs.

Kneen évite ostensiblement de reconnaître les problématiques propres aux sociétés autochtones, par exemple celle des disparitions et des assassinats des femmes autochtones au Canada qui a récemment fait les manchettes. Cet oubli lui évite commodément de remettre en question sa démonstration sur la « tyrannie des droits » individuels qui serait remplacée par plus de justice et de responsabilité sociales. Mais devrait-on pour autant retomber dans le mythe du bon sauvage trop souvent assorti de la culpabilité post-colonialiste qui consiste à dénigrer les sociétés démocratiques parce qu’elles sont imparfaites ? Doit-on ignorer les imperfections des sociétés formées par des peuples « opprimés » sous prétexte que l’Occident a une responsabilité historique envers ces peuples ? L’auteur accuse ses faiblesses quand il trouve le moyen de remettre en question dans chaque chapitre les actions des États-Unis, que ce soit les Accords de libre-échange, l’Aléna, les interventions en Irak et en Afghanistan, les déréglementations, la valorisation des entreprises privées, etc. Il mentionne les salaires de « famine » consentis à une main-d’oeuvre bon marché, sans prendre la peine de voir que ces bas salaires sont beaucoup plus fréquents dans les sociétés « émergentes » qui se sont libérées de l’emprise politique et économique des Occidentaux.

Que dire, par exemple, de la façon dont un pays riche comme l’Arabie saoudite traite ses travailleurs étrangers ? Cette forme d’esclavagisme ne serait-elle pas dénoncée si elle se produisait au Canada ? N’est-il pas trop simpliste d’attribuer les échecs des sociétés émergentes à l’hégémonie exercée par le néolibéralisme qui s’est mondialisé et impose ses normes à tous ? Les États décolonisés n’ont-ils aucune responsabilité dans la reconnaissance des droits humains de leurs populations et dans la mise en place de régimes respectueux de ces droits ? Qu’ont fait ces États émergents pour remédier aux injustices ou pour promouvoir la solidarité sociale ?

Ainsi, dans son chapitre 11 sur les droits fonciers, l’auteur décrit comment les colonisateurs occidentaux autant aux États-Unis qu’au Canada ou en Australie ont spolié les peuples autochtones. Le droit ancestral de propriété des terres pour les peuples autochtones n’a été reconnu qu’en 1997 par la Cour suprême du Canada et malgré cela, dit Kneen, les négociations auxquelles ce jugement donne lieu risquent de s’éterniser. Selon lui, puisque les Amérindiens « s’efforcent de renouer avec leurs coutumes traditionnelles », il n’est pas question de remettre en cause leur bien-fondé (p. 91).

Il suffit qu’une façon de s’alimenter (par la chasse et la pêche) soit considérée comme une « coutume traditionnelle » pour qu’elle devienne un droit collectif sacré dont l’auteur attend une reconnaissance automatique, sans discussion. Après avoir battu en brèche la « tyrannie des droits » individuels, Brewster Kneen souhaite la remplacer par la tyrannie des droits collectifs. Il admet dans sa postface que son livre est inachevé et dit espérer que le débat qu’il a engagé continue. Pour s’assurer de la continuité de ce débat, il dit avoir offert un accès gratuit à son livre (sur le site <www.forumonpublicdomain.ca>). Ce site, en anglais seulement, est accessible seulement à ceux qui s’inscrivent et sont acceptés par le gestionnaire du site. Le débat sur la question des droits humains et sur « l’hégémonie du discours des droits » est ouvert. Mais il conviendrait de participer à ce débat en se débarrassant d’un certain angélisme.