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Ce petit ouvrage de Michael Ignatieff est issu de l’édition 2000 des Conférences Massey. Ces conférences annuelles, présentées à l’Université de Toronto et radiodiffusées sur les ondes de la CBC, constituent un défi de taille. Un auteur de renom y est appelé à présenter, dans un langage accessible, le fruit de recherches originales. L’ouvrage de M. Ignatieff s’adresse donc à la fois au milieu universitaire et au grand public.

La thèse de l’ouvrage est simple, claire, mais pas particulièrement novatrice. Depuis les années 1960, les démocraties libérales sont marquées par une « révolution des droits ». Cette révolution consiste en une profonde mutation de l’ordre social et politique provoquée par la montée d’un « nouveau discours sur les droits » et son utilisation au bénéfice de l’accession à l’égalité de groupes exclus ou marginalisés (p. 13). En d’autres termes, il s’agit d’une appropriation du discours démocratique libéral par des minorités qui ont été historiquement plus ou moins radicalement exclues des bénéfices de la démocratie libérale. Sur la base de ce constat, M. Ignatieff cherche à répondre à quelques questions centrales : Pourquoi avons-nous des droits ? Quels sont les différents types de droits ? Quels sont les différentes conceptions de l’égalité des droits ? Quelles sont les implications de la révolution des droits pour la vie privée et la famille ? Que doivent faire les États démocratiques contemporains devant la pluralité des conceptions de l’égalité des droits ? Considérant la version canadienne de la révolution des droits comme la plus riche d’enseignements pour les sociétés multinationales, multilingues et multiculturelles, l’auteur répond à ces questions en se concentrant sur l’expérience canadienne.

L’ouvrage est divisé en cinq chapitres. Dans le premier chapitre, M. Ignatieff jette les bases de sa réflexion en parlant des origines, de la signification et des implications de la « révolution des droits ». L’auteur est très peu loquace quant aux sources de cette révolution. Elle s’amorcerait symboliquement avec la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et commencerait réellement avec les luttes des Noirs, des femmes et autres exclus qui ont marqué les sociétés libérales occidentales dans les années 1960. On assisterait alors à l’ouverture d’une nouvelle ère de l’« Histoire » : « pour la première fois, on s’efforce de n’exclure personne des avantages de la démocratie » (p. 17). M. Ignatieff ne prétend pas ici qu’il y aura un jour un aboutissement définitif aux luttes pour les droits, ni que le langage des droits peut monopoliser le langage du bien. Il conçoit plutôt le langage des droits comme la base du compromis, comme le langage commun nécessaire dans les sociétés divisées. Selon lui, le défi fondamental de la révolution des droits consiste à « assurer l’égalité tout en permettant la différence » (p. 14). Ce défi est au coeur des quatre chapitres suivants.

Au deuxième chapitre, M. Ignatieff s’interroge sur la raison d’être des droits, tout en distinguant entre droits liés à la citoyenneté et droits humains. Selon l’auteur, les droits attachés à la citoyenneté ont l’avantage de limiter le pouvoir de l’État et de favoriser la réciprocité dans les relations citoyennes. Plus généralement, ils constituent un idéal porteur et nécessaire qui donne de la légitimité aux griefs et « rappelle aux gouvernants et aux gouvernés que nous ne vivons pas selon nos principes » (p. 39). Enfin, bien que ces droits ne suffisent pas à créer un sentiment communautaire, une culture de droits peut contribuer au respect et à la confiance entre communautés. En ce qui concerne les droits humains, l’auteur précise d’abord qu’ils constituent une nécessité pour les milliards d’humains qui « vivent sous des régimes tyranniques ou dans des États imparfaits ou faibles, où rien n’est assuré. Ils ont besoin des “droits humains” parce qu’ils n’en ont pas d’autres. » (p. 42) Tout en précisant qu’une conception des droits ne saurait être imposée de manière paternaliste, M. Ignatieff affirme que la révolution des droits survenue depuis 1945 a étendu les frontières de la collectivité et des obligations au-delà du pays, notamment à travers la notion du « devoir d’ingérence ». Il soutient également que les droits humains ont une importance non négligeable pour ceux et celles qui jouissent des droits découlant de la citoyenneté démocratique. Il s’agit à la fois d’un critère d’évaluation et d’un dernier recours nécessaires parce qu’aucun État n’est exempt de la tentation d’abuser de ses pouvoirs. Enfin, M. Ignatieff précise le lien entre égalité et différence qui fonde sa conception des droits. Il écrit que « si la valeur suprême que les droits protègent est la liberté d’action des humains, il faut considérer que la différence, l’élaboration constante de déguisements, d’affirmations, d’identités et de revendications, tant individuellement que collectivement, sont l’expression fondamentale de cette liberté. Croire à la nécessité des droits, c’est défendre les différences. » (p. 56)

Le troisième chapitre est consacré à une présentation critique de deux conceptions des droits qui s’opposent au Canada. Selon M. Ignatieff, le défi politique des nations contemporaines est de concilier l’égalité des droits avec le respect des différences, tout en préservant l’unité politique. Or, à ses yeux, pareil défi ne peut être relevé seul par le modèle du « billard » ou celui de la « mosaïque » : « l’égalité s’accorde bien avec le modèle newtonien d’un espace politique unifié, comme le tapis de billard. La reconnaissance des différences nécessite un espace politique qui ressemble à une mosaïque. » (p. 59) Selon l’auteur, les deux modèles opposent droits individuels et droits collectifs, alors qu’il faudrait chercher à les concilier. M. Ignatieff soutient que c’est là le coeur du problème canadien : la majorité canadienne-anglaise est trop attachée au modèle du billard que représente le trudeauisme, alors que les nations minoritaires penchent trop vers le modèle de la mosaïque. Il propose de réconcilier les deux modèles et insiste sur la reconnaissance mutuelle entre nations comme condition fondamentale d’une telle entreprise. Critique parfois injuste du nationalisme québécois dans le passé, il surprend, ici, en présentant les lois linguistiques du Québec comme exemple d’une réconciliation des deux modèles.

Au quatrième chapitre, M. Ignatieff s’intéresse aux implications de la révolution des droits pour la vie privée et la famille. Selon lui, la soif d’égalité dans la vie privée témoigne d’un besoin de reconnaissance. L’égalité des droits est une condition de cette reconnaissance. Dans un premier temps, elle permet aux groupes marginalisés de reprendre possession de leur identité, de la reconstruire. Dans un second temps, elle rend possible l’expression et la reconnaissance de cette identité. M. Ignatieff affirme que la révolution des droits se caractérise par le degré de reconnaissance plus élevé recherché par les groupes ; on veut l’approbation plutôt que la simple tolérance. Par la suite, l’auteur s’interroge sur les implications de la révolution des droits pour l’institution familiale. Peut-elle survivre à la pression révolutionnaire pour la liberté ? Selon lui, les conservateurs ont tort de penser que le discours sur les droits nie la valeur du sacrifice qui est au coeur de la famille. D’une part, « les critiques qu’inspire la vie familiale ne portent pas sur le sacrifice, mais sur l’inégalité du sacrifice » (p. 91). D’autre part, il ajoute que la révolution des droits est bien plus qu’une affaire d’inégalité devant le sacrifice. Il s’agit « aussi d’une révolte contre un certain type de sacrifice, en particulier celui de l’identité féminine », au nom de l’idéal d’authenticité (p. 91). M. Ignatieff s’élève contre la tyrannie conservatrice des valeurs dites familiales et insiste sur la pluralité des modèles familiaux et parentaux moralement acceptables. Selon lui, la révolution des droits est une tentative difficile certes, mais réaliste et honorable, de vivre le double idéal d’égalité et d’authenticité dans la sphère privée et la famille.

Dans son dernier chapitre, M. Ignatieff s’interroge sur les implications de la révolution des droits pour l’unité canadienne. À ses yeux, la révolution des droits a démocratisé le processus de réformes constitutionnelles et étendu la question de l’unité au-delà de la problématique québécoise. La montée du nationalisme de la majorité canadienne-anglaise est une réaction à des changements perçus comme déstabilisants et injustes, comme l’attribution de privilèges qui menacent l’unité. M. Ignatieff rappelle que le modèle du billard prôné par la majorité n’est pas une solution. L’échec répété des politiques d’assimilation à l’endroit des Autochtones en est un exemple évident. La seule alternative est « la reconnaissance mutuelle où chacun reconnaît la spécificité d’autrui » (p. 111). Par la suite, dans un retournement aussi soudain qu’incohérent, l’auteur termine son livre en laissant entendre que le poids de l’échec de la reconnaissance mutuelle au Canada repose essentiellement sur les épaules des indépendantistes québécois et des Autochtones qui traitent les Blancs de « colonisateurs ». En fait, dans les dernières pages, M. Ignatieff fait comme si le modèle de la reconnaissance mutuelle était dominant dans la majorité et qu’il ne restait plus aux minorités qu’à y consentir à leur tour. M. Ignatieff écrit notamment que, pour beaucoup de Canadiens anglais, « ce n’est pas la nature des exigences du Québec qui est insupportable, mais la menace de sécession qui les accompagne » (p. 112). On aurait alors envie de demander à l’auteur pourquoi l’Accord du lac Meech fut si peu populaire au Canada anglais. Au-delà de ce retournement, l’auteur trouve le moyen de présenter comme du nationalisme ethnique ce qui est en fait du jacobinisme, d’endosser une vision idyllique du passé canadien comme partenariat entre nations (p. 122-123) et de prétendre que « le gouvernement du Québec a pleine et entière autorité en matière d’éducation, de politique linguistique, d’emploi et d’immigration » (p. 121-122). Enfin, dans une perspective interculturelle mal assumée et peu compatible avec le ton péremptoire et les attaques injustes des quelques pages précédentes, M. Ignatieff prétend que l’important est de maintenir un dialogue entre nos différentes visions de l’histoire (p. 123-124). Il va sans dire qu’un tel dialogue ne saurait se faire ailleurs que dans le cadre constitutionnel canadien (p. 111).

Dans sa préface, M. Ignatieff souligne que les conférences dont sont issues cet ouvrage comportaient trois dangers : 1) en expliquant la révolution des droits à partir d’une expérience relativement peu connue sur la scène internationale, il y avait risque de marginaliser le propos ; 2) en s’adressant à un large public, il y avait danger de simplification à outrance ; 3) en parlant d’un pays où l’auteur ne vit plus depuis plus de 30 ans, il y avait risque d’en donner une image un peu « martienne ». Malheureusement, M. Ignatieff n’est parvenu que partiellement à se prémunir contre ces risques. Primo, s’il est sans doute pertinent d’utiliser l’exemple canadien pour parler de la révolution des droits, les références qui y sont faites sont trop vagues et trop anecdotiques pour permettre à un lectorat international de prendre la mesure des vertus et des limites du « modèle canadien ». Secundo, l’auteur tombe parfois dans la simplification à outrance, particulièrement dans son dernier chapitre. Si l’on peut dire qu’il s’agit en général d’un bon ouvrage de vulgarisation, il faut également ajouter que les spécialistes y trouveront peu matière à approfondir leur réflexion. Enfin, bien que l’on ne puisse qualifier sa vision du Canada de « martienne », on ne saurait non plus qualifier sa perspective de très novatrice. Somme toute, il ne s’agit pas d’un livre incontournable pour les spécialistes de la question.