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Cette étude se propose de passer au crible les quelques pages de l’oeuvre d’Adolf Reinach contenant le premier et peut-être le seul vrai essai de problématisation phénoménologique de l’Absolu en tant que tel. Du point de vue historique comme du point de vue systématique, Reinach fait en effet oeuvre de pionnier : personne avant lui ne s’était intéressé au sujet en phénoménologue, si l’on excepte quelques brèves incursions de Scheler dans le domaine de la philosophie de la religion au sein de quelques textes du début et du milieu des années 1910 — pensons notamment à Liebe und Erkenntnis (1915) —, et il convient d’ailleurs de noter que si l’essai de Reinach demeurera à l’état d’esquisse en raison de sa mort prématurée, il aura montré l’exemple à beaucoup de ses jeunes amis de Göttingen — ceux qui en viendront à former le Bergzabern Kreis : Stein, Walther, Conrad-Martius, Hering, entre autres[1] — qui appréciaient autant et peut-être même plus les Übungen dispensés par lui que les Vorlesungen délivrées par Husserl. Il faut pourtant rappeler que c’est en partie sous l’impulsion de ce dernier que Reinach en vient à se pencher sur le sujet, le maître ayant demandé, dans la foulée de la fondation du Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung en 1913, à ses collaborateurs les plus proches et les plus doués de se répartir l’investigation des principales ontologies régionales — mais en partie seulement, car Reinach a d’autres raisons de s’intéresser au sujet. Correspondant aux derniers textes du philosophe, les pages qui vont nous occuper ont en effet la particularité d’avoir été rédigées au front (autour de 1917), dans ce qu’il est convenu d’appeler une « situation-limite » de l’existence[2]. Cette indication ne peut ni ne doit être minorée dans la considération de son discours sur l’Absolu. Car si discours ou tentative de discours à son sujet il y a, c’est peut-être que seules des circonstances extrêmes créent l’impérieux besoin d’en parler et, autant que cela soit possible, de se le rendre intelligible. Il conviendra donc de décrire l’Absolu dont parle Reinach dans son lien fondationnel à l’expérience vécue en première personne sans jamais perdre de vue ce contexte particulier qui lui procure cette « densité » de son propre genre.

Cette thématisation ad hoc de l’Absolu sera précisée dans ce qui suit, mais elle laisse déjà entrevoir comment Reinach se sépare de son maître Husserl tout en lui demeurant fidèle jusqu’à un certain point. La phénoménologie husserlienne, qui cherche à offrir une « science de l’étant en un sens absolu », reconnaît ne vouloir ou ne pouvoir viser qu’un « absolu transcendantal », en d’autres termes la conscience absolue transcendantale[3]. Elle admet néanmoins que cet absolu-ci n’est pas l’ultime et trouve sa « source originelle » dans un « Absolu véridique » qui, lui, est véritablement l’Absolu le plus ultime qui puisse se concevoir[4]. Seulement, Husserl n’envisage pas d’identifier ce dernier à Dieu, car une telle identification forcerait à sortir du domaine de la phénoménologie pour investir celui de la théologie[5]. Reinach n’est pas entièrement de cet avis. D’après lui, non seulement l’Absolu peut être identifié à Dieu, mais il doit également être possible de le penser dans le strict cadre de la phénoménologie, aux confins de celle-ci il est vrai, pour peu que l’on considère l’expérience de l’Absolu que nous sommes susceptibles de faire à tout instant suivant les événements qui font le cours de notre vie. Une telle entreprise nécessite toutefois de développer une conception de la phénoménologie foncièrement génétique, qui accorde en outre à la matrice de l’affectivité un rôle primordial dans la constitution et l’animation du vécu concerné[6].

Telle est la condition sine qua non d’une phénoménologie de l’ultime Absolu qui ne dérive pas vers la théologie, d’une part, et qui ne se transforme pas en mauvaise métaphysique, d’autre part — ce que Husserl reconnaîtra plus tard, peut-être sous l’influence de Reinach, mais surtout, il est vrai, sous celle de Heidegger, qui lui-même entretient une certaine dette à l’endroit de celui qui fut « l’un des rares fermes et grands espoirs de la philosophie contemporaine[7] ». Nous tenterons de montrer plus loin que si Reinach évite parfaitement le premier des deux écueils tout juste cités, certains éléments laissent à penser qu’il achoppe au second. Avant cela, nous nous proposons de reconstruire dans ses grandes lignes ce discours unique sur l’Absolu rapatrié sur la limite interne de la phénoménologie.

I. L’Absolu en question

L’approche de l’Absolu esquissée par Reinach se présente tout d’abord sous les traits d’une phénoménologie du vécu religieux et, comme il se doit en la matière, c’est à une description de l’expérience en première personne que s’astreint le philosophe[8]. Il en résulte, d’un côté que l’accent est mis sur l’analyse de la conscience religieuse elle-même, ses formes, ses institutions de sens, sa genèse active comme passive, de l’autre que l’accès phénoménologique à la sphère de l’Absolu présuppose la mise hors-circuit de la religion comprise comme phénomène culturel institué avec son culte et ses dogmes. Dans la même veine, Reinach indique que l’accès précité s’appuie nécessairement sur des expériences qui se manifestent « soudainement[9] ». Ce disant, il devance et annonce toute une génération en suggérant qu’une phénoménologie de l’Absolu ne peut être qu’une phénoménologie de l’événemential, de ce qui a le caractère de l’événement et qui est vécu comme tel par la conscience qui se trouve visée par lui ou qui s’astreint à le viser dès lors qu’il fait irruption dans son horizon. L’événemential sous la forme duquel s’annonce l’Absolu ne se définit pas seulement par la soudaineté. Si tel était le cas, il serait encore possible de confondre l’Absolu avec ce qui n’en est pas, à savoir du Relatif, comme dans l’expérience de cet ami d’enfance que je n’ai plus revu depuis vingt ans et qui a sonné à ma porte hier soir. À côté de la surprise, l’autre condition de la manifestation phénoménologique de l’Absolu est, pour Reinach, l’énigme, terme bien sûr à entendre au sens fort. La déclaration de principe à ce sujet est la suivante : « Avant tout : conserver son sens au vécu religieux. Y compris lorsqu’il conduit à des énigmes. Ces énigmes sont peut-être justement pour la connaissance de la plus grande valeur[10] ». Contre toute attente, le sens de la notion d’énigme n’est pas d’abord religieux mais méthodique : est énigmatique tout ce qui échappe aux canons de la raison et qui appelle de ce fait une gnoséologie d’un nouveau genre. Mais ce sens est corollairement existentiel : est énigmatique ce qui, en tant qu’il est inexplicable par la raison, opacifie mon être au monde et cependant le stimule. Reinach médite sur cet aspect comme suit : « Lorsque nous frémissons devant les profondeurs réputées de l’Être et comparons cette expérience avec ce dont notre connaissance est capable ou incapable, alors nous appréhendons le caractère énigmatique de l’Être pour nous comme quelque chose de nécessaire et de désiré[11] ».

Retenons ici que Reinach trace un chemin qui, pour ainsi dire, revient de l’énigme à l’évidence plutôt de renvoyer indéfiniment d’une évidence à une autre. « Toute énigme, écrit-il, présuppose un datum » : tout l’enjeu est de s’y ménager un accès, de préparer une remontée, mais une au cours de laquelle on prend bien soin de ne pas évacuer le datum en cherchant à éclaircir l’énigme[12]. Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, donc. Et le meilleur moyen pour ce faire est de respecter ce que Reinach nomme le « principe de l’attachement inconditionnel aux données[13] ». Qu’est-ce que donnent, disent ou montrent justement les données au centre de la présente investigation ? Tout simplement qu’avec l’Absolu justement, l’énigme se sublime en mystère[14]. À ce point, il serait facile d’objecter une poétisation indue du propos. Or, c’est précisément le moment que choisit Reinach pour recentrer son analyse sur le vécu religieux, porte d’entrée vers la mystérieuse énigme de l’Absolu et par là vers l’analyse de ses qualités.

Penser la possibilité d’un vécu absolu de l’Absolu requiert donc d’en passer par le vécu religieux. Mais à son tour ce dernier exige en amont de savoir comment penser le vécu comme tel. C’est à cette fin que Reinach thématise ce qu’il nomme l’« être-ouvert », das Geöffnetsein. Il s’agit là encore d’une posture tout à la fois méthodique et existentielle. En fait, elle signifie d’une part que le phénoménologue doit porter son attention sur des attitudes psychiques, d’autre part qu’il doit élargir cette attention à des modalités de l’intentionnalité qui ne se présentent que ponctuellement dans la quotidienneté et que Reinach, dans une allusion à peine voilée à la Phänomenologie der Gesinnungen de Pfänder[15], regroupe sous l’appellation d’« orientation absolue vers le haut[16] ». Le type de conversion qui se dessine est encore phénoménologique, cependant qu’il relève manifestement plus de l’exercice de la variation eidétique que de celui de la réduction transcendantale. Reinach l’illustre par un exemple parlant, quoiqu’il puisse nourrir le reproche d’un certain manque de rigueur en comparaison des analyses que nous trouvons chez Husserl. Cet exemple est celui du « regard vers le ciel », qui figure la possibilité d’une « hauteur absolue » et qui se voit désigné comme l’expression d’une certaine « piété », qui est donc elle-même synonyme d’ouverture. Soulignons ici ceci de remarquable et pourtant discutable que Reinach en vient, sinon à confondre, du moins à associer étroitement le phénoménologue et l’homo religiosus. Il suggère en effet implicitement que le premier a besoin du second pour s’ouvrir à l’Absolu, pour s’y montrer réceptif et ne pas le « manquer » quand il se présente[17].

Il faut bien sûr y voir la marque de l’expérience personnelle du philosophe. De même, il convient de lui accorder le bénéfice du doute lorsqu’il soutient que la conversion requise est justement synonyme d’un retour à l’essentiel, « par-delà doutes et détresses[18] », et que l’« être-ouvert », das Geöffnetsein, en se divisant en une détermination active, « le s’ouvrir », das Sich-öffnen, et une détermination passive, « l’état-d’être-ouvert », das Geöffnetheit, permet de voir, de sentir et de connaître d’une certaine façon des choses qui autrement nous restent cachées, à l’image de l’Absolu[19]. Il reste toutefois à démontrer plus fermement cette possibilité réelle en décortiquant le vécu qui l’indique formellement, en l’occurrence le vécu religieux.

II. La « logique spécifique des vécus religieux »

Ouvert à des types de phénomènes, des niveaux de donation et de degrés de phénoménalité hors du commun, le phénoménologue peut plus sûrement tenter d’appréhender ce que Reinach nomme la « logique spécifique du vécu religieux[20] ». S’appuyant sur Schleiermacher, le penseur décrit le vivre spécifique de l’expérience fondamentale de Dieu ex negativo, en partant de la « finitude de la personne » : prendre connaissance de la nature profonde de ce vivre implique la « conscience de notre faiblesse » qui se manifeste lorsque la « mort » est dans notre proximité et que nous nous sentons « absolument petits », presque insignifiants, « tenant tout entiers dans la main de Dieu » et nous y abritant comme dans le dernier refuge face au déluge[21]. Reinach souligne que cette expérience inouïe n’en repose pas pour autant sur quelque chose de contingent. L’intuition que j’ai de ce qui motive mon expérience m’assure de son caractère « essentiel » au sens phénoménologique-réaliste du terme, c’est-à-dire de l’état de choses (Sachverhalt) correspondant ou de la concrétion idéale où s’ancre le vivre subjectif. En d’autres termes, cette expérience ne ressortit nullement à une vue de l’esprit, non plus à un processus constitutif, une donation de sens purement subjective dont la conscience serait l’unique source et l’unique responsable. Elle renvoie au contraire à un a priori matériel propre à la sphère religieuse[22].

À partir de cette double observation quant à l’amplitude du vivre et son lien essentiel à un Sachverhalt, Reinach peut opérer une distinction entre trois instances. D’abord la qualité absolue du vivre, c’est-à-dire la noèse. Ensuite la teneur matériale ou noème qui est véritablement l’Absolu avec ce grand « A ». Enfin une absoluité formelle ou orientation absolue vers les hauteurs qui traduit le fait même de la corrélation noético-noématique. Commençons par la noèse. La marque du vécu religieux dans son « comment » est l’absoluité de l’expérience, au sens où cette dernière atteint une intensité maximale, qui n’est donc plus susceptible d’accroissement. Exemple : la gratitude que j’expérimente dans le sentiment d’absolue dépendance à Dieu est d’un genre absolument unique, car dans ma relation à l’autre homme, il n’est de gratitude qui ne pourrait être intensifiée. Même lorsque je me dis absolument reconnaissant envers un tel, qui m’a sauvé la vie en me retenant de traverser cette route sur laquelle un poids lourd m’aurait inévitablement écrasé, je sais au plus profond de moi que je ne lui dois pas ma vie et qu’il n’en a pas décidé sciemment à proprement parler ; en sorte que ma gratitude à son endroit n’est pas au degré le plus élevé qui puisse se concevoir[23].

Tant que je peux parler d’une « gratitude-pour-quelque-chose », explique Reinach, le vivre concerné n’a pas le caractère de l’absoluité ; car la gratitude envers Dieu, elle, n’a aucun « pour-quelque-chose[24] ». Cela ne veut pas forcément dire que l’expérience en question n’a plus rien d’intentionnelle au sens strict mais plutôt, pour parler avec et comme la phénoménologie française (Emmanuel Lévinas et Jean-Luc Marion notamment[25]), que nous avons là affaire à une intentionnalité renversée. Si le schéma classique veut que la conscience constitue ou donne un sens aux objets, il n’est pas à exclure qu’a contrario ces objets constituent ou donnent un sens à la conscience dans une synthèse rigoureusement passive. Reinach, lui, éclaire cette idée en disant, tout simplement, qu’alors je suis, pour ainsi dire, « inondé » par l’absoluité du vivre au lieu de le maîtriser[26]. Il ne se limite bien sûr pas à l’exemple de la gratitude. Il soutient qu’une même démonstration est possible à partir de l’amour. Dans l’amour comme expérience humaine ou mondaine, il y a toujours et nécessairement du « plus ou du moins » ; ce qui revient à dire que cet amour-ci est habité d’un « éternel manque essentiel[27] ». Ce n’est pas le cas de l’amour de Dieu, plus exactement de l’expérience de celui qui a « sombré » dans ce dernier ; car il s’y donne un « remplissement absolu » qui ne laisse aucune place au défaut ou à l’excès[28]. Reinach ajoute que ce qui distingue un amour de l’autre est que celui pour un homme est immanquablement soumis à et structuré selon des conditions spatio-temporelles, ce qui n’est pas le cas de l’amour de Dieu. Mais l’on peut alors légitimement se demander si Reinach n’ose pas ici la description d’un noumène au lieu de s’en tenir à celle d’un phénomène. C’est peut-être tout simplement que le phénomène qu’il s’astreint à décrire n’est plus tenu par des paramètres kantiens, avant tout parce qu’il abandonne l’idée cardinale d’une constitution subjective et transcendantale des objets et qu’il étend conséquemment la sphère de l’a priori à la matière de la connaissance au lieu de la restreindre à la forme de celle-ci.

Dans l’expérience religieuse fondamentale telle que je peux la faire en une situation-limite du type de celle dont il a été question plus haut, je prends conscience que ce que je vis n’a pas sa source en moi mais dans une essence absolue, séparée et omnipotente qu’on nomme traditionnellement Dieu. Cet Absolu ne dépend pas de moi. Bien au contraire, c’est moi qui en dépends absolument. C’est à travers l’énigme de la finitude humaine que je m’aperçois de ce mystère, tout en réalisant du même coup que ledit mystère ne doit pas son existence à la finitude humaine. Par où l’on voit que Reinach distingue en fait comme deux règnes : celui du monde, où tout fluctue, et celui de l’Absolu, où tout demeure au comble de ce qu’il peut être ou doit être[29]. Cette distinction semble annoncer celle de Henry entre l’espace du monde et l’espace de la Vie au sens radical, l’Absolu par excellence, qui peut d’ailleurs se confondre avec ce qu’on appelle Dieu ou ce qui en tient lieu[30].

Il y a toutefois entre les deux phénoménologues une différence de taille. Outre que Reinach ne condamne pas le monde comme domaine de l’illusion, l’Absolu qui est le sien renvoie, selon l’une des acceptions classiques du mot, à une sphère radicalement séparée, transcendante donc, et non immanente. Entre le règne du monde et le règne de l’Absolu, il existe selon Reinach le « fossé le plus abrupt » et néanmoins une « affinité » d’un genre tout à fait spécial[31]. Bien que l’être humain se tienne dans le Terrestre, il a la capacité de concevoir ou du moins d’appréhender le Supraterrestre et donc l’Absolu. Cette faculté est, d’après Reinach, le « présent le plus précieux dont Dieu nous ait fait don[32] ».

Il est donc possible de faire l’expérience d’une teneur absolue. Mais nous sommes pour ainsi dire toujours en retard ou toujours en décalage par rapport à ce dont nous faisons l’expérience. Pourquoi donc ? Précisément parce que c’est quelque chose de relatif qui fait l’expérience de quelque chose d’absolu et qui, pour cette raison, n’en saisit, souvent furtivement, qu’une simple esquisse. Reinach explicite ce décalage dans la formule suivante : « Le poids du vécu n’atteint pas le poids de la teneur du vécu[33] ». Dans l’expérience de l’Absolu et de tout ce qui en relève, le vécu est donc systématiquement en retrait par rapport à ce dont il est le vécu et comme « écrasé » par lui. Reinach maintient cependant que si le vécu est toujours relatif par rapport à ce dont il est le vécu, rien ne l’empêche d’atteindre l’absoluité relativement à lui-même en faisant l’expérience de l’Absolu. Il s’éprouve alors comme un « être pleinement rempli », « transpercé de part en part », et toutes les « strates de sa conscience » sont ainsi « imprégnées » par cette puissance extra-ordinaire qui le saisit. Outre qu’un tel vécu n’est proprement concevable que si le corrélat de la conscience concernée est Dieu lui-même, Reinach note qu’il n’est peut-être accessible qu’au saint, ou même seulement au « Dieu fait homme[34] ». Naturellement, référence est faite au Christ. Nous y reviendrons brièvement plus loin.

Pour le moment, il suffira de remarquer que l’absoluité du vécu dont il est ici question pointe avant tout vers un « lieu » : Dieu est vécu dans une « hauteur absolue » et non dans l’aire du balancement entre le plus et le moins. Ce vécu n’est toutefois pas celui d’un « avoir » mais d’un « viser », c’est-à-dire une orientation absolue vers l’objet absolu — l’Absolu — dans la hauteur absolue ; objet qui est placé là où il est ontiquement et non pas seulement intentionnellement. Cela peut s’expliquer ainsi : lorsque je me sens empli d’un amour absolu, je ne peux que chercher l’objet correspondant à cet amour qui me traverse dans la hauteur absolue, qui est un lieu radicalement autre que celui où je situe naturellement l’amour que je peux avoir pour un être qui me ressemble et que je sais intuitivement me ressembler.

Reinach le dit à sa manière, certes un peu vague et très personnelle mais non moins parlante : « Le vécu absolu du sentiment d’être-abrité qui envahit celui qui jusqu’alors se déclarait incroyant le conduit à Dieu qui est en même temps — suivant son absoluité — un Dieu trônant dans une absolue hauteur[35] ».

Cette affirmation forme le point de départ d’une remarque déterminante à propos du quid de l’expérience vécue religieuse, c’est-à-dire de la teneur matériale ou noème de cette expérience. Tout vécu intentionnel possède une teneur matériale déterminée. Celle de l’expérience vécue religieuse est qualifiée par Reinach de « passerelle vers le règne de l’Absolu[36] ». Là où le jeune Heidegger valorise le vécu intentionnel capable de ne pas se donner d’objet spécifique sinon lui-même dans la question qu’il se pose à lui-même, Reinach soutient au contraire qu’un vécu intentionnel dont la visée se limite au « comment » du vivre et échoue à se relier aux objets qu’il constitue ou qui le constituent est comme inachevé[37]. Le risque est d’autant plus grand en phénoménologie de la religion que l’objet en question n’est pas quelque chose qu’on puisse dire ou définir simplement ou philosophiquement sans risquer de se perdre en chemin. Ce n’est pourtant pas un simple « pari » qui pousse Reinach à faire de Dieu ce Gegenstand ; c’est un « pressentiment » préludant à l’évidence, à la vision de l’essence elle-même, qui me met sur la voie[38]. Cette Ahnung laisse donc entrevoir Dieu ou l’Absolu comme objet phénoménologique, comme ce contre quoi s’appuie mon expérience. Un objet réel parce qu’idéel, existant parce que possible.

III. D’un dialogue possible avec Marion et d’une critique de Heidegger

Dire que Reinach s’occupe ici d’expliciter à quelles conditions il est possible de voir l’essence de Dieu a quelque chose de cavalier et ne peut manquer de brouiller encore un peu plus la frontière entre le phénoménologue et l’homme religieux que d’aucuns voudraient voir strictement respectée. C’est pourtant bien ce à quoi il s’essaie prudemment. Prudemment, car le philosophe précise encore que, dans la vision eidétique en question, le « Dieu noématique » est toujours donné avec ses principales déterminités objectuelles, c’est-à-dire des prises offertes à la connaissance que nous pouvons avoir de cet objet et qui guident le comportement qu’il induit de notre part. Reinach en cite quatre qui semblent aller par paires : l’existence et la présence, l’omnipotence et l’omniscience. Ce sont là autant de propriétés de l’essence de l’Absolu ou de l’Absolu conçu comme Essence ultime. Plutôt que de tenter d’en livrer une explication détaillée, ce que Reinach lui-même n’a pas souhaité faire ou n’a pas eu le temps de faire, nous nous contenterons de quelques remarques générales sur l’articulation qu’elles dessinent.

L’expérience religieuse est comme une scène au cours de laquelle l’être humain se tourne ou se voit orienté vers l’Absolu. Cependant, il reconnaît non seulement l’exigence d’Absolu inscrite au coeur de tout homme, mais également la nécessité d’y répondre par un comportement adéquat. Dans ce schéma se laisse observer la relation essentielle entre l’objet absolu en tant que tel et la teneur absolue du vécu qui le vise ou qui est visée par Lui. Dans l’expérience religieuse en effet, cette relation fait elle-même l’objet d’une absolutisation. Plus concrètement, cela signifie que dans ma position vis-à-vis de Dieu ou envers Lui sont présupposés être un « au-dessus absolu » et « en dessous absolu » : Il est absolument au-dessus du moi et je suis absolument en dessous de Lui. S’ensuit que seuls certains comportements et les actes qui en découlent sont alors envisageables. L’amour, la confiance et l’abandon sont, par exemple, les attitudes appropriées à ma position de créature coram Deo. Tel n’est pas le cas en revanche de la bonté ou de la bienveillance, car elles impliquent une position d’égalité ou de surplomb qui, de fait, n’est pas la mienne devant cet « objet » particulier. Nul n’a mieux développé cette problématique des « comportements personnels absolus » que Kurt Stavenhagen, le disciple de Reinach, dans son enquête sur l’essence de la religion parue en 1925 : Absolute Stellungsnahmen[39]. Mais, exception faite peut-être d’Edith Stein[40], autre disciple et proche du philosophe, nul ne s’est avancé plus loin que lui dans la tentative de donner forme et consistance à l’Absolu en tant que tel, c’est-à-dire à l’essence de Dieu elle-même.

Consistance d’abord, car, nous l’avons entrevu, l’examen de la teneur matériale de l’expérience vécue de Dieu révèle rien moins que l’existence de Dieu elle-même au sens précis de sa présence ou de sa présentification à la conscience. La découverte que Dieu est là pour le sujet du vivre religieux coïncide avec le sentiment d’être absolument à l’abri. Il serait facile d’objecter un préjugé : le sujet ne pourrait établir un lien entre son sentiment et l’existence de Dieu que dans la mesure où il aurait déjà confessé quelque chose, même au sens le plus primitif de l’Urdoxa husserlienne. Reinach considère pourtant une telle objection comme nulle et non avenue. À ses yeux, la perception de la réalité est immanente au sens du vécu[41]. Il en résulte que l’existence de Dieu n’est pas doxico-logiquement présupposée puis confirmée par l’expérience religieuse, mais se manifeste comme une séquelle de cette expérience qui, de fait, est le vecteur de la connaissance et même de la certitude que nous pouvons en avoir[42].

Il resterait bien sûr à déterminer plus exactement le mode d’existence de Dieu, qui serait donc aussi celui de l’Absolu en tant que tel. Reinach ne s’étend pas sur la question et celle-ci est extraordinairement difficile à traiter. Qu’il ne s’agisse pas d’une existence de type réal, empirique ou facticielle au sens classique du terme, tout le monde s’accordera sur ce point. S’agirait-il d’une existence de type apriorique ? Elle serait dans ce cas absolument dépendante du sujet, de ses intuitions sensibles et de ses catégories, et il deviendrait alors compliqué de parler de Dieu ou de l’Absolu en tant que tel. S’agirait-il d’une existence de type eidétique ? Certainement, cependant qu’il faudrait préciser qu’elle ne relève pas pour Reinach de la nécessité de la pensée mais de celle de l’état de choses motivant une expérience empathique au sein de laquelle Dieu est « apprésenté » ou « co-perçu » dans l’immanence comme ce Tout-Autre qui est au premier chef condition absolue de cette expérience.

Nous ne pensons pas déroger à l’esprit de la méditation reinachienne en poussant le raisonnement jusqu’à dire que l’existence de Dieu est ici posée à titre de possibilité ou, mieux, de « dernière possibilité » — formule à entendre en un sens topologique plutôt que téléologique, c’est-à-dire la possibilité la plus haute plutôt que la possibilité finale. Parler ici de possibilité requiert d’introduire un terme qui ne se rencontre pas en toutes lettres dans le texte, en l’occurrence celui de phénoménalité. L’usage de ce terme dans un pareil contexte pourrait paraître galvaudé tant Reinach met l’accent sur l’essence et en fait, si l’on peut dire, la vérité du phénomène. Il n’en reste pas moins que la dimension connotée par le terme de « phénoménalité » a bien une place en creux dans sa réflexion. La preuve vient tout juste d’en être faite à partir des quelques arguments discutant de la présentification de Dieu à la conscience comme pierre angulaire de la certitude de l’existence de l’Absolu en tant que tel. Au risque de le caricaturer, on résumera ce point de la manière suivante : formellement, l’essence révèle l’existence, tandis que matériellement, l’existence révèle l’essence. Entre l’essence et l’existence, plus exactement entre la vision de l’essence et la certitude de l’existence, se manifeste donc une dialectique de la révélation. Au point que la question pourrait muter sensiblement pour devenir celle-ci : est-il possible de dire que Dieu apparaît ou que l’Absolu se phénoménalise et, le cas échéant, comment ? Cette double question serait comme le point d’orgue de l’activité de variation et viserait à circonscrire, dans leur possibilité, voire dans leur effectivité, les traits d’une saturation de la saturation de l’intention par l’intuition.

Nous ne nous avancerons pas plus loin dans la problématisation de cette question, car cela impliquerait de penser en détail l’articulation de la phénoménologie de la religion esquissée par Reinach et de la phénoménologie de la donation mise en oeuvre par Marion. Or, assurément, une telle entreprise dépasse de loin l’objectif que nous nous sommes fixé dans cette présentation. Nous nous en tiendrons donc à ceci : d’une certaine façon, Reinach s’emploie déjà à montrer que l’Absolu se donne et comment il se donne comme la « possibilité de l’impossibilité[43] ». Mais ce n’est pas tout.

Comme annoncé plus haut, en plus d’avoir cherché à donner consistance à l’Absolu en tant que tel, Reinach s’est également efforcé de lui donner forme. Et il y a ici ceci de remarquable qu’il l’a fait d’une manière qui n’est pas sans évoquer la description marionienne du phénomène de révélation. Les deux phénoménologues s’appuient en effet sur la figure de Jésus-Christ telle qu’elle se présente dans le Nouveau Testament. Aucun n’est véritablement plus disert que l’autre à ce sujet. Pour Marion, faut-il le rappeler, le phénomène du Christ est le phénomène saturé par excellence et le paradigme du phénomène de révélation. D’abord en vertu de sa quadruple saturation. Imprévisible selon la quantité, paradoxal selon la qualité, absolu selon la relation, irregardable selon la modalité[44]. Ensuite en vertu d’un redoublement de cette quadruple saturation par sa faculté d’individuation d’une part et de dépossession d’autre part : m’apparaissant, le phénomène du Christ m’institue témoin en même temps qu’il exige de moi que je m’abandonne à sa volonté[45]. Les choses sont bien moins claires ou « cartésiennes » chez Reinach, mais il vaut tout de même la peine de reconstruire, même approximativement, ce que ses notes recèlent sur ce point.

Le philosophe allemand est en un sens plus direct. Il explique en effet que l’absoluité du vivre religieux s’illustre dans le « vécu de la personne de Jésus-Christ[46] ». Lorsque le croyant, ou tout individu qui est interpellé par son message, considère la personne même de Jésus-Christ, ce qui relève de conditionnements historiques s’annule en quelque sorte de lui-même[47]. En d’autres termes, les éléments absolutisés à tort par la Tradition révèlent alors leur relativité et apparaissent désormais dans toute leur in-essentialité. Il en est ainsi, car la relation de Jésus-Christ à son Père exemplifie les phénomènes fondamentaux de la dépendance, du se-sentir-abrité et de l’amour, leur donnant du même coup un paradigme absolu[48]. Jésus est le seul être capable de vivre absolument à travers Dieu et de se comporter en conséquence, en l’occurrence de se plier parfaitement à sa volonté. Reinach ne lui dénie pas strictement sa nature humaine, mais il en fait tout de même une exception à l’intérieur même de l’humanité dans la mesure où il s’est sacrifié pour la racheter de ses péchés[49]. Ce faisant, il a enduré la déréliction, le découragement et la souffrance comme aucun homme n’en serait capable. C’est ce qui fait son humanité extrême, mais également ce qui fonde sa divinité[50]. Il est ainsi clair que Reinach hésite in fine entre Jésus et le Christ. Or, cette hésitation en traduit d’autres : entre un Absolu voué à se médiatiser et un qui ne l’est point, entre un Absolu susceptible de se temporaliser et un qui ne l’est point, entre un Absolu pouvant faire l’objet d’une historicisation et un qui ne l’est point. Reinach ne tranche pas, et nous nous garderons bien de le faire pour lui ou à sa place. Notons toutefois que deux interprétations sont ici possibles.

La première est de dire qu’il n’est pas forcément nécessaire de décider et que l’auto-compréhension de l’expérience vécue de l’Absolu oscille inévitablement entre ces deux pôles, car le sujet, s’il peut bien être les deux dans l’absolu, n’est jamais simultanément phénoménologue et homo religiosus. La seconde est d’avancer, par un pas en arrière mesuré, que l’espèce d’aporie à laquelle aboutit la réflexion de Reinach trouve sa source dans un « vice de forme ». Non qu’elle se serait trompée d’objet ou qu’elle l’aurait mal nommé ou mal identifié, mais elle ferait usage, dans le cadre de la méthodologie qu’elle s’est choisie, d’une terminologie inappropriée. Cette interprétation est celle de Heidegger dans un commentaire fragmentaire des esquisses de Reinach peu après la mort de ce dernier[51]. Ce commentaire développe une vive « critique des concepts métaphysiques fondamentaux » élaborés par son devancier sur le terrain de la phénoménologie de la religion[52]. Il soutient que Reinach se serait contenté de mettre à profit un « matériau conceptuel tiré de la métaphysique rationaliste », non sans l’avoir préalablement coupé de la « méthode constructive » dans le cadre de laquelle il a été élaboré[53]. Heidegger n’est-il pas trop sévère lorsqu’il suggère que Reinach aurait plaqué un dispositif factice sur l’expérience vécue au lieu d’en construire un neuf et originaire entièrement issu de cette expérience[54] ? Si Reinach tend parfois à combiner des réflexions sans grandes précautions, il ne fait pourtant aucun doute que sa phénoménologie de l’Absolu part du vécu et ne manque jamais d’y revenir. Certes, s’appuyer sur des binômes conceptuels classiques ou sur des métaphores spatiales n’est pas forcément le meilleur moyen de transcrire la mobilité de l’expérience. Mais pourquoi ne pas mettre cela sur le compte du travail de pionnier au lieu de donner à penser qu’il se serait facilité la tâche ?

Malgré tout, Heidegger met le doigt sur un point déterminant lorsqu’il écrit que « l’Absolu ne se laisse déterminer que dans chaque sphère particulière du vécu[55] ». Ce disant, il laisse accroire qu’il n’y aurait rien comme un Absolu en tant que tel. Et pourtant, lorsqu’il poursuit en expliquant que l’Absolu « ne reçoit sa concrétude plénière qu’en se manifestant dans son historicité », il ressuscite immédiatement la possibilité d’un Absolu en tant que tel et se paie même le luxe de le nommer. Il s’agirait en l’occurrence de « l’Historique », dont il subvertit totalement le sens, puisque presque tous ses contemporains y voient le paroxysme de la relativité[56]. Reste effectivement que Heidegger refuse catégoriquement de désolidariser cet Absolu des expressions de l’existence et l’inscrit tout entier au coeur de celle-ci, comme le ressort contrarié de son dynamisme. Peut-être en écho à Husserl, chez qui « l’absolu ultime et véridique » à la source de l’« absolu transcendantal » est fondamentalement relié à « l’énigme de la conscience du temps[57] ».

Il est vrai que Reinach devait ne jamais affronter franchement ces deux problématiques — qui d’ailleurs n’en font qu’une — de la temporalité et de l’historicité de l’Absolu. La faute à un platonisme sans doute un peu trop dogmatique[58]. Paradoxalement, c’est pourtant ce « défaut » qui lui aura permis de pousser aussi loin sa phénoménologie de l’Absolu sans la transformer trop rapidement ni trop facilement en une phénoménologie de telle ou telle figure de l’Absolu ou supposée telle. Ce même « défaut » lui aura enfin permis, presque malgré lui pourrait-on dire, de faire la preuve par l’exemple que l’Absolu possède en définitive un certain nombre de raisons que la raison phénoménologique n’a pas.