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L’étroite relation, au moins revendiquée par les stoïciens, entre leur philosophie et la médecine est un sujet bien connu et largement commenté ces dernières décennies, notamment grâce aux écrits de Jackie Pigeaud[1], d’André-Jean Voelke[2] et de Martha Nussbaum[3], en particulier. Il faudrait ajouter à cette esquisse de bibliographie l’ouvrage très important de Jeanine Fillion-Lahille sur le De ira de Sénèque[4], qui a renouvelé la lecture du stoïcien Posidonius et a impulsé un mouvement de réévaluation des stratégies si ce n’est thérapeutiques au moins de description des passions. L’apport de cet ouvrage important a aussi consisté à montrer qu’on ne pouvait raisonnablement parler d’un changement radical dans le modèle stoïcien de la passion (entre un monisme rationnel chrysippéen et orthodoxe et un soi-disant ‘dualisme psychologique’ spécifique d’un ‘médio-stoïcisme’ qui n’avait de stoïcisme plus que le nom). Ce mouvement a été suivi notamment par Teun Tieleman qui, dans Chrysippus’ On Affection[5] a considérablement approfondi cette piste et a pu également proposer une reconstruction du traité περὶ παθῶν, de Chrysippe, dont le quatrième livre avait pour titre le θεραπευτικόν. La critique récente a montré combien la philosophie stoïcienne pouvait ainsi se présenter comme une « médecine de l’âme », psychothérapie, soin des insensés, malades de leurs passions.

Il n’est donc pas question ici de revenir sur une immense matière. Je voudrais, de manière plus spécifique, me concentrer autour d’un texte d’Épictète (Entretiens 2, 15 : « Contre ceux qui restent fixés de manière rigide dans ce qu’ils ont jugé » [Πρὸς τοὺς σκληρῶς τισιν ὧν ἔκριναν ἐμμένοντας]), au sujet d’un trouble dont fut atteint l’un de ses amis, et qui m’a semblé pouvoir donner lieu à une double réflexion sur, d’une part, le soin prodigué et son compte rendu par le philosophe et, d’autre part, sur l’approche critique, aujourd’hui, d’un tel texte. Le texte pourrait presque passer pour un « cas clinique », avec l’exposé du cas, un diagnostic et une description d’éléments du traitement. Autant de rubriques qui semblent consonner avec ce que l’on entend aujourd’hui par le mot « clinique », si l’on accepte deux nuances. La première engagerait à rappeler que ni le substantif klinike ni l’adjectif klinikos ne sont employés dans la littérature grecque avant Galien au iie siècle de notre ère[6], dans un contexte pharmacologique[7] — même si l’observation « au lit du patient » est une pratique largement attestée dès les textes hippocratiques. La seconde nuance doit alors souligner le flou relatif qui entoure les usages actuels du mot « clinique », sa signification, voire sa pertinence[8], que cela concerne l’adjectif ou le substantif. Si l’on recentre ceux-ci dans le domaine exclusif du soin, on peut néanmoins tenter, si ce n’est d’unifier la notion, au moins d’en déterminer des points saillants. Ce qui les soutient tient alors dans le soin apporté « au lit du patient » : il s’agit bien d’articuler autour du corps du patient ou de son âme, observation, raisonnement, traitement dans un souci éthique. L’adjectif comme le nom semblent alors caractériser soit l’ensemble de ces éléments, soit plus spécifiquement un seul. La clinique peut ainsi renvoyer à l’observation experte[9], informée, des symptômes, qui deviennent par le savoir du soignant autant de signes renvoyant à une maladie ou un ensemble de causes morbides, sur lesquelles il faut fonder le traitement (pour la médecine) ou plus généralement le soin. Elle tient aussi dans le « raisonnement clinique », qui peut amener au diagnostic et fait de la médecine ou des sciences du soin des technai, toujours fondées sur la conjecture mais aussi sur un incessant va-et-vient entre observation du singulier et classifications générales[10]. Enfin, elle peut faire référence à la conduite du traitement, particulièrement lorsqu’elle concerne le domaine large de la psychothérapie et de la psychanalyse[11].

Ces réserves étant faites, je me propose d’étudier le texte d’Épictète en tâchant d’en souligner ce qu’il apporte d’éléments « cliniques » et comme un texte « clinique ». Ce dernier point engage, comme le parallèle opéré précédemment entre philosophie et médecine, une réévaluation d’un modèle de lecture que nous pourrions appeler un « modèle scolaire », dont l’exemple le plus célèbre tiendrait dans l’usage de la notion de « diatribe », tel du moins que la conçoit par exemple Pedro Pablo Fuentes González avec les critiques qu’il lui adresse et le domaine de pertinence qu’il lui concède : « La diatribe pourrait ainsi se défendre comme un genre littéraire caractérisé par une situation d’énonciation marquée par le schème scolaire maître-disciple, un schème qui pourrait se réaliser de façon très diverse (réelle ou fictive)[12] », et dont le principe structurant serait « la transformation d’un contenu intellectuel en un encouragement existentiel[13] ». Il me paraît que le « cas clinique » de l’ami d’Épictète rend compte d’une réflexion qui intègre l’enseignement stoïcien dans une démarche clinique, dans laquelle une évaluation de l’état psychique du disciple et de ses troubles est menée, dans la perspective d’un soin qui, dépassant la transmission de connaissance et via une certaine pratique de celle-ci, vise à la disparition du trouble (quitte à expliquer aussi ses échecs). De fait, si Épictète a pu comparer son école à un « cabinet médical — iatreion[14] », je voudrais prendre au sérieux cette affirmation et montrer qu’Épictète démontre une véritable pensée clinique qui s’appuie sur une praxis, laquelle est partie intégrante de son enseignement : l’enseignement soigne, mais également transmet les « gestes » pour soigner. User du mot « clinique » voudrait préciser une démarche que la notion de diatribe, ou de « direction spirituelle[15] » n’épuisent pas et tire sa pertinence, me semble-t-il, du terrain « clinique » dans lequel il s’enracine.

I. Exposé général du « cas » : l’atonie

Épictète propose plusieurs passages qu’on pourrait caractériser comme « cas cliniques », citons par exemple le cas d’un père qui souffre de ne pas supporter la maladie de sa fille[16], le « cas Médée[17] », ou ce cas, certes fictif, mais à valeur démonstrative et thérapeutique, d’étudiants trop zélés qui veulent se libérer d’un corps trop pesant[18]. Le « cas » qu’il étudie en Entretiens 2, 15, parce qu’il décrit une conduite folle qui se donne pour prétexte les dogmes de la philosophie, a ceci d’exemplaire qu’il nous permet d’approcher une distinction subtile entre ce qui serait de l’ordre du purement théorique et ce qui provient de ce qu’on peut appeler une immaturité psychique, frein précisément à l’assimilation de la théorie. L’interlocuteur d’Épictète cesse de s’alimenter, pour mourir, « parce qu’il l’a décidé ». Il connaît les dogmes : « Il faut être ferme, la faculté de choix est libre par nature et ne peut être contrainte, les autres choses au contraire peuvent être entravées, contraintes, esclaves, aliénées[19] », mais ne sait pas en user.

Nous nous trouvons là devant un cas particulier de ce que le philosophe dénonce ailleurs comme une sorte de vantardise : être bon en syllogismes, être calé en vertu, mais ne pas vivre en philosophe[20]. Dans ce cas précis, cependant, il ne s’agit pas simplement du reproche classique « tu parles d’une manière, tu vis d’une autre », il s’agit au contraire, paradoxalement, d’une figure qu’on pourrait appeler « jusqu’au-boutiste », d’un autre genre d’immaturité de l’âme, qui s’exprime dans un caractère qu’on peut à bon droit appeler « psycho-rigide », dû à une mécompréhension de ce que signifie la βεβαιότης stoïcienne[21]. Si les « beaux parleurs », ceux pour qui la théorie se limite à des mots et la philosophie à des connaissances, relèvent d’un cas suffisamment connu et répertorié, il s’agit ici d’une atteinte bien plus grave (à tel point qu’elle se révèle souvent incurable, comme le note Épictète à la fin du chapitre), puisque la philosophie sert non de simple faire-valoir, mais de règle fondant une conduite insensée : « Il faut s’en tenir à ses décisions » (Τοῖς κριθεῖσιν ἐμμένειν δεῖ). De fait, la prohairesis est libre par nature[22], de fait, la fermeté du jugement désigne, sinon une vertu[23], du moins l’état de l’âme vertueuse, qualité de la diathesis, que l’on pourrait traduire par caractère inébranlable de l’âme sage[24]. Mais dans un tel cas, il ne s’agit pas seulement d’une incompréhension des dogmes, il s’agit aussi d’un terrain psychique qui lui-même ne permet pas cette compréhension. Le simple rappel de l’enseignement ne suffit pas, il faut agir en médecin et chercher des causes plus profondes du trouble :

Mais d’abord il faut que ce qui est jugé soit sain. Car je veux des tensions dans un corps, mais comme un corps sain, comme un athlète. Si, cependant, ce sont des tensions de furieux que tu me manifestes, et si tu t’en vantes, je te répondrai : « Homme, va chercher celui qui te traitera. Ce ne sont pas des tensions, mais un autre genre d’atonie »[25].

À charge aux auditeurs (ou au lecteur) de compléter l’analogie développée : la santé du corps est à la santé de l’âme ce que l’homme du soin (médecin ou maître de gymnastique) est au philosophe. La démarche du philosophe tient donc dans ce soin des tensions au travail dans l’âme. Que celles-ci se révèlent trop relâchées ou trop intenses (frénétiques), cela renvoie à un même type de maladie pour Épictète : dans le « trop » gît un manque plus fondamental, une atonie. Mais dans le cas précis de l’obstination, c’est une atonie plus grave. Pour établir ce premier diagnostic, très général, Épictète s’appuie sur la doctrine stoïcienne : l’âme est un souffle (pneuma), mélange d’air et de feu et de leurs deux qualités contrastives (chaud et froid), qui implique une tension, une sorte de vibration par laquelle du reste l’âme tient sa cohésion et assure celle du corps. Ce modèle d’une âme tout en tension (qu’illustre l’image célèbre du poulpe[26]) a ceci d’intéressant qu’il permet de distinguer abstraitement deux versants d’une même réalité : ce qu’on pourrait appeler un état psycho-physique de l’âme, qui relève de l’affect (bon ou mauvais), et un état qu’on pourrait appeler « cognitif ». C’est ainsi, selon Galien (qu’on peut aussi suspecter d’accentuer une distinction qui n’était peut-être pas présentée de manière aussi tranchée), que Chrysippe pouvait expliquer les errements des passionnés :

Quelques-unes des mauvaises actions des hommes sont rapportées par Chrysippe à des jugements fautifs, d’autres au manque de tension et à la faiblesse, tout comme leurs bonnes actions sont guidées par des jugements droits en même temps qu’accompagnées par une bonne tension de l’âme[27].

Erreur de jugement et atonia constituent en fait le recto et le verso de la même pièce. C’est du reste toute la difficulté de la position stoïcienne au sujet du monisme rationnel : la passion, erreur de jugement, est tout aussi bien une « pulsion excessive », qui peut donc s’expliquer par l’atonia ou la faiblesse de la tension. Que Galien y voie la preuve d’une distinction subreptice entre « partie rationnelle » et « partie irrationnelle » de l’âme ne doit pas nous faire partager son contre-sens : jugement et tension relèvent d’une même réalité. L’intérêt du texte d’Épictète est dès lors de montrer les troubles engendrés également par une tension trop rigide (et de ramener ce trouble au type atonia, mais plus complexe que la faiblesse de l’âme). Une âme harmonieuse serait, elle, comparable une corde correctement tendue (ce qu’on appellerait l’eutonia — une souplesse élastique) : elle rendrait un son harmonieux (accordée, elle est alors en harmonie et avec elle-même et avec la nature)[28]. Ce qu’il s’agit de traiter, c’est tout autant l’erreur de jugement que ce sur quoi elle se fonde.

II. Application : le cas concret

Après un premier diagnostic « général » désignant dans la notion de tension une cause de l’obstination, Épictète décrit le cas singulier de son ami :

  • Voilà bien en somme ce qu’éprouvent dans leur âme ceux qui entendent mal ces discours. Ainsi, un de mes amis, sans aucun motif, décida de se laisser mourir de faim. Je l’appris quand il était à son troisième jour de jeûne. J’allai m’enquérir de ce qui était arrivé.

  • — J’ai décidé, me dit-il ;

  • — Mais encore, qu’est-ce qui t’a ainsi poussé ? Si tu as jugé droitement, nous voici auprès de toi pour t’aider à sortir de la vie ; mais si tu as jugé de manière déraisonnable, change-la.

  • — Il faut s’en tenir à ses décisions[29].

Il faut souligner le lien établi entre l’affect psychique (ἐπὶ τῆς ψυχῆς πάσχουσιν) et la mécompréhension de la doctrine, le fait de l’« entendre mal » (παρακούω) — l’état tensionnel de l’âme affectant jusqu’au sens de l’ouïe : la mécompréhension tient d’abord d’une impossibilité à entendre correctement, à avoir une impression (phantasia) correcte. Là encore, le propos est tout à fait conforme à la doctrine :

Le savoir scientifique (epistèmè) est une cognition sûre et que la raison ne peut ébranler. En second lieu, c’est un système de telles epistèmai comme la [cognition] rationnelle des choses particulières qui existe chez l’homme vertueux. C’est en troisième lieu un système d’epistèmai techniques, qui possède lui-même une stabilité complète, comme en possèdent les vertus. En quatrième lieu, c’est un habitus, capable de recevoir les impressions, qui est inébranlable par la raison et qui consiste, disent-ils, en tension et puissance[30].

Le quatrième lieu définitionnel de la science rend compte de cet état particulier d’une âme capable de recevoir des phantasiai, qui présente donc une tension adaptée, une eutonia. Cette définition permet de comprendre du reste que le même contenu de pensée peut être science chez le sage (dont l’assentiment a la fermeté d’une tension correcte) tout aussi bien qu’opinion chez l’insensé (dont l’assentiment ne présente pas cette fermeté, ou, comme dans notre cas, présente une fermeté qui confine à la sclérose)[31]. C’est tout le sens de l’adverbe « droitement » (ὀρθῶς) dans la réponse d’Épictète. Le contenu du jugement n’est pas seul en cause : ce qui importe, c’est la qualité de l’âme qui donne son assentiment, et donc la qualité du souffle. Or le symptôme le plus clair d’une mauvaise tension chez l’ami d’Épictète, hors l’obstination, reste qu’il est incapable d’une parole autre que la répétition d’une décision qu’il ne peut aucunement motiver. C’est sans doute aussi le principal obstacle « clinique » : le rappel des dogmes ne suffira pas. Ce pourquoi, quelques lignes après, Épictète emploie cet oxymore tout à fait intéressant : « μή μοι γένοιτο φίλον ἔχειν σοφὸν μωρόν », « Que je n’aie pas pour ami un sage idiot[32] ». Double oxymore, puisqu’il porte à la fois sur la contradiction entre sage et insensé, idiot, mais également sur la situation diagnostiquée : une trop grande tension de l’âme équivaut à la tension « ramollie » (ce qui est un sens de μωρόν) d’une âme hébétée.

C’est pourquoi aussi le traitement doit d’abord consister dans une tentative de conflictualisation de la position de son ami, par un raisonnement par l’absurde :

Par exemple, si tu as maintenant dans l’idée que maintenant il fait nuit, ne change pas d’opinion, si cela te fait plaisir, mais tiens-la ferme et dis qu’il faut s’en tenir à ses décisions[33] !

Toute certitude ne peut se transformer en jugement inébranlable : « maintenant il fait nuit » ne dépend pas tant d’une impression (phantasia) que de l’instant auquel elle est perçue. S’en tenir au jugement « maintenant il fait nuit » fait fi de l’universalité, de la labilité, d’un « maintenant » qui ne peut être fixe. « J’ai jugé », « j’ai décidé » (κέκρικα) ne suffit donc ni évidemment à justifier le jugement, ni à le fixer comme décision. À la rigidité d’une obstination irrationnelle s’oppose la tentative d’une contradiction qui n’a rien de frontal : bien au contraire, il s’agit de faire fond sur le caractère jusqu’au-boutiste du personnage pour tirer toutes les conséquences absurdes de son raisonnement.

Le second moment de l’approche d’Épictète tient dans une explicitation ad hoc de la doctrine, pour laquelle Épictète propose une très judicieuse distinction entre ἀρχή (principe) et θεμέλιος (fondement/fondation)[34], ce dernier terme permettant de filer la métaphore de la construction :

Ne veux-tu pas poser le principe et la fondation, examiner si ta résolution est saine ou non, et ensuite établir sur cette fondation l’eutonie et la stabilité ? Mais si tu mets à la base un fondement pourri et croulant, il ne faut pas construire, et plus tu accumuleras d’éléments et d’éléments plus fermes, plus rapide sera la chute[35].

Épictète tient là une image qui permet de faire comprendre, dans toute sa matérialité, ce qu’est l’âme à la fois comme corps et comme siège (l’hégémonique) des jugements. Si ἀρχή renvoie aux principes théoriques de la doctrine, le philosophe souligne alors que ces principes ne peuvent s’intégrer dans un souffle de mauvaise qualité, souffrant d’atonie. À cette dernière, il oppose précisément l’eutonie, la « bonne tension » d’une âme dont les affects ne dépassent pas la mesure (ce sont les eupatheiai, les bonnes passions du sage). La fondation (θεμέλιος, mot qui désigne très concrètement la pierre d’angle, la base, au pluriel les fondations d’une maison), consiste alors dans ce souffle, objet d’un souci qui assure le caractère sain du jugement. Avant donc de viser la bebaiotês, il faut s’assurer de l’eutonie et de la stabilité (ἀσφάλεια) de l’âme, sans lesquels aucun jugement sain ne peut s’élaborer — aucun assentiment ferme ne saurait être donné. La métaphore ne doit bien évidement pas nous conduire à distinguer deux puissances de l’âme, ou deux « principes » rivaux : ce dédoublement entre l’abstrait et le concret permet au contraire à Épictète d’établir la qualité du souffle comme condition de possibilité de l’intégration et de l’élaboration des principes philosophiques, élaboration elle-même comparée alors à la construction : on ne saurait mieux illustrer le caractère matériel du monisme stoïcien. Mais ce qu’il montre également, c’est que ce qui pourrait passer pour une « force d’âme », l’obstination, ne repose en fait que sur de la pourriture et de l’écroulement. La rigidité de la tension psychique est symptôme d’une faiblesse plus profonde, qui confine à la moisissure, à la putréfaction, à la mort, ce qu’exprime l’adjectif σαπρός. Tout se passe comme si le pneuma était vicié, réduit à un type d’humeur déliquescente (ce sur quoi reviendra la fin du texte) : le souffle se liquéfie — ce qui évoque des passages célèbres de Sénèque, à propos de la conflagration universelle, due au feu et à l’eau[36], et ce qu’il décrit de la peste à Thèbes dans son Oedipe[37]. Une telle base ne peut que menacer ruine et une accumulation d’éléments « plus forts » ou plus fermes sur ces fondations gâtées aggrave le risque de chute de tout l’édifice. On peut penser qu’il s’agit précisément d’un usage rigide des principes, d’autant plus rigide que les fondations sont fragiles, plus encore que dans le cas plus classique d’une tension trop lâche : une âme resserrée répond à la définition d’une des quatre passions fondamentales, le chagrin[38], seule passion qui n’a pas de pendant rationnel dans les eupatheiai. Cette âme est en état de mort psychique.

III. Conduite du traitement : retisser les liens

Le troisième moment du traitement prend acte de la métaphore et, me semble-t-il, s’intéresse aux conditions par lesquelles la vie psychique peut être ranimée. Il consiste essentiellement à ramener l’ami d’Épictète aux liens sociaux et au moteur de ces liens. Le mot n’est pas présent dans le texte, mais tout indique qu’Épictète fonde sa stratégie clinique sur l’oikeiôsis, cette pulsion fondamentale de tout vivant pour sa conservation et, pour les hommes, le principe des relations sociales[39] :

Sans le moindre motif, tu nous supprimes de l’existence un être humain, un ami, un camarade, un citoyen de la même cité, la grande et la petite. De plus, tu commets un meurtre et détruis un être humain qui n’a commis aucune injustice, et tu prétends qu’il faut t’en tenir à tes décisions ! Mais s’il te venait jamais à l’idée de me tuer, devrais-tu t’en tenir à tes décisions[40] ?

Gretchen Reydams-Schils[41] a montré à propos de ce passage l’importance des relations sociales très concrètes pour situer l’être humain : nous en avons en effet un exemple ici. Il s’agit bien, pour Épictète, de rappeler à son ami qu’une vie d’humain ne se pense que prise dans ces liens. C’est à la fois un rappel de la doctrine selon laquelle la nature incline l’homme vers ses semblables et une manière, pour le philosophe, de ramener son ami à des devoirs sociaux qui semblent fonder aussi la vie psychique. On ne saurait se suicider et ainsi s’affranchir de ces devoirs, comme on ne peut vivre sans ces liens : viser la fermeté du sage, citoyen de la cosmopolis, est une chose, ne pas comprendre que cette visée ne peut s’opérer qu’à travers les liens effectivement tissés dans la petite cité est mortifère. Il s’agit en somme de ramener l’ami à ces liens, à la responsabilité qu’ils lui donnent[42], mais également à l’amour qui traverse ces liens[43] : sur cet affect, qui définit l’oikeiôsis comme amour de soi[44] et de l’autre, s’ancre la justice. Condamner (et condamner à mort !) un être humain qui n’a commis aucune injustice revient à supprimer la justice : il est urgent que l’ami d’Épictète prenne conscience que celle-ci repose sur un affect naturel que, dans son obstination, il dénie.

Si tous les arguments que nous venons de lire reposent sur la doctrine et peuvent passer pour les éléments d’un enseignement, le dernier peut, en revanche, interroger : pourquoi Épictète, après avoir invité son ami à se penser « comme un autre » (en te tuant tu supprimes quelqu’un qui n’a rien fait de mal), en vient-il à retourner, d’une certaine façon, la situation en faisant l’hypothèse de son propre meurtre par son ami ? Cette variation des positions entre « ce que tu tues en toi, c’est un être humain, avec tout ce que cela suppose », puis « à ce compte pourquoi ne me tuerais-tu pas ? », me semble être un ultime appel à la relation, dans lequel Épictète ramène le geste du suicide arbitraire et obstiné à ce qu’il peut signifier dans la relation — un psychanalyste dirait peut-être « à ce qu’il peut signifier dans le transfert ». La violence du geste suicidaire ne peut trouver illustration plus frappante que dans les idées de meurtre de l’être humain en soi et, plus encore, de meurtre de l’autre. Il s’agit alors de donner les moyens, dans la relation, de penser cette violence sans passage à l’acte. Avec cette remarque d’Épictète, il me semble que la stratégie de soin déborde d’une position strictement enseignante : l’enseignement ne saurait épuiser la clinique.

La conclusion par Épictète sur ce cas singulier ne dit rien d’autre : le traitement repose sur la persuasion plus que sur la transmission d’un savoir, et il s’agit de tenir un discours qui puisse à la fois persuader et « briser » :

Mon homme se laissa convaincre avec peine. Mais il y a de nos jours des gens qu’il est impossible de changer. Aussi je crois savoir aujourd’hui, ce que j’ignorais auparavant, la signification du dicton courant : « un idiot ne peut être ni persuadé, ni brisé ». Dieu me préserve d’avoir pour ami un sage idiot. Il n’y a rien de plus difficile à manier[45].

La réussite du traitement dans le cas de notre homme ne préjuge aucunement d’autres succès thérapeutiques : la clinique d’Épictète reste une praxis dont l’objet est la singularité d’un patient. Si les principes sont généraux, éléments de la doctrine stoïcienne, la conduite du traitement ne peut qu’être adaptée et n’est jamais garantie. L’adjectif δυσμεταχείριστος rend assez bien compte d’une praxis qui ne limite pas à un enseignement : la μεταχείρισις[46] signifie très concrètement le « maniement » et par suite le traitement médical, traitement auquel cette âme trop tendue est rétive. Si la conviction peut encore passer pour un objectif proprement pédagogique, « briser » un idiot (la résistance attachée au trouble de l’âme ?) me paraît s’en détacher.

IV. Généralisation et variation possible des symptômes

Le traitement, très difficile, de ce type de cas relève bien de cette clinique qui rend la philosophie analogue à la médecine, ce dont rendait compte Chrysippe :

Il n’est pas vrai que quand le corps est malade nous disposions d’un certain art qu’on appelle la médecine et que quand c’est l’âme qui est malade nous en soyons totalement dépourvus ; il n’est pas vrai non plus que pour tout ce qui constitue la théorie et la pratique thérapeutique, ce dernier art doive le céder au premier. C’est pourquoi de même qu’il convient au médecin des corps de bien « posséder », comme on dit, tous les cas pathologiques qui se présentent et la thérapeutique qui s’impose pour chacun d’eux, de même le médecin de l’âme doit lui aussi posséder le plus à fond possible ces deux sciences. Il n’est, pour s’en convaincre, que de constater l’analogie qui existe entre ces deux domaines, puisqu’elle a été présentée dès le début. Car le caractère approprié de ce parallèle établira, à notre avis, la similitude des thérapeutiques ainsi que l’analogie entre les remèdes à appliquer dans les deux cas[47].

Il ne s’agit pas là d’une simple comparaison ou d’une métaphore (le grec οἰκειότης s’oppose clairement à μεταφορά), mais bien de deux démarches qui entretiennent une sorte de parenté (ce que sous-tend également le mot οἰκειότης). T. Tieleman a montré que le terrain de cette analogie consistait dans la corporalité de l’âme (ce qui implique pour le philosophe la connaissance non seulement de l’âme mais aussi du corps)[48]. Comme un médecin ne saurait n’être que théoricien, mais doit savoir appliquer ses connaissances pour effectivement traiter tel patient, il appartient au philosophe (médecin de l’âme, τῆς ψυχῆς ἰατρῷ) à la fois de connaître les maladies de l’âme, leurs causes, leurs liens avec le corps, leur typologie mais aussi de savoir appliquer ces connaissances dans un soin approprié. De ce point de vue, la clinique, de fait, relève d’un incessant aller-retour entre la singularité d’un cas, la généralisation d’une typologie adossée au système philosophique, pour déterminer la singularité d’un traitement.

Épictète lui aussi fait fond sur cette analogie pour revenir à une généralisation de son propos, suite à la description du cas de son ami, et déterminer la condition de possibilité de ce soin :

« J’ai décidé ». Et les fous aussi ! Et plus fermes sont leurs décisions erronées, plus ils ont besoin d’ellébore. Ne veux-tu pas te conduire comme un malade et appeler le médecin ? « Maître, je suis malade, viens à mon secours. Vois ce que je dois faire. Mon rôle est de t’obéir ». De même dans notre cas : « Je ne sais ce que je dois faire et je suis venu pour l’apprendre »[49].

Cette condition tient tout entière dans la reconnaissance, par le patient, de son trouble et de son besoin de secours, autre figure du lien, cette fois sous le double signe de la dépendance et de l’obéissance. La relation avec le médecin comme avec le philosophe reste dissymétrique et cette dissymétrie fonde ce qu’on appellerait aujourd’hui « l’alliance thérapeutique » ou ce transfert particulier entre soignant et patient (au bénéfice de cette lecture transférentielle, on pourrait souligner qu’Épictète lui-même admet que le cas présenté lui a appris combien la résistance d’un sot pouvait être solide). L’analogie par ailleurs indique le geste thérapeutique du philosophe : au jugement rigide doit s’appliquer l’ellébore, ce qui en médecine du corps revient à une purge — le traitement s’opère per via di levare, selon l’expression de Leonard de Vinci reprise par Freud dans « De la psychothérapie[50] ».

Il faut souligner qu’Épictète passe du terme μωρόν au verbe μαίνομαι, qui désigne cette folie dont sont très généralement atteints les insensés[51] : à son corps défendant, le μωρόν psycho-rigide qui invoque sa connaissance du dogme pour justifier son obstination déraisonnable, tout « sage » qu’il se proclame dans la fixité de son obsession, n’est qu’une version, assurément plus grave, de l’insensé ignorant. D’où l’équivalence établie par Épictète, via l’analogie entre philosophe et médecin, entre le patient qui accepte de demander l’aide du médecin et le disciple qui, parce qu’il ne sait plus où est son devoir, accepte d’avoir encore à apprendre. On voit combien cette mathesis ne saurait porter que sur les dogmes, mais aussi et surtout sur la conduite d’une vie.

Cette reconnaissance première d’un besoin d’aide doit constituer une brèche dans les défenses dont le patient se carapaçonne. Celles-ci sont d’autant plus difficiles à atteindre que, on l’a dit, elles ne tiennent que dans la répétition rigide (et pauvre, car sans autre motivation) de l’obsession, « κέκρικα » :

  • Parle-moi d’autre chose, car pour cela, je l’ai décidé.

  • — De quelles autres choses ? Qu’y a-t-il de plus important ou de plus à propos que de te persuader qu’il ne suffit pas d’avoir décidé et de refuser de changer ? Cela, c’est la tension des fous, non des hommes bien portants.

  • — Je veux mourir si tu m’y contrains.

  • — Pourquoi, brave homme ? Qu’est-il arrivé ?

  • — Je l’ai décidé.

  • — Heureusement que tu n’as pas décidé de me tuer !

  • — Je ne reçois pas d’argent.

  • — Pourquoi ?

  • — Je l’ai décidé.

  • — La même tension, sache-le bien, dont tu te sers aujourd’hui pour ne pas recevoir d’argent, rien n’empêche que tu l’inclines un jour déraisonnablement à en recevoir et à répéter : « j’ai décidé[52] ».

Un tel passage revêt tous les caractères de la « diatribe » : on y retrouve l’aspect protreptique (il s’agit de « persuader », πεισθῆναί) d’une démarche dialogique (ici, dans ce dernier moment du chapitre 12, elle engage plus probablement un interlocuteur fictif, représentant général de la « maladie »), dissymétrique (entre un maître et un disciple) engagée dans un projet pédagogique de transformation du disciple[53]. Qu’une telle démarche intervienne dans la visée de « briser » les résistances de ce dernier semble une notable exception aux fonctions que S. Alexandre[54] reconnaît à ce qu’elle appelle « le feuilletage des discours » (illustration du caractère diatribique des Entretiens, parce que dialogique à visée de transformation morale) chez Épictète. Un tel dispositif permet selon elle d’une part de convaincre les disciples de faire le pas de la mise en pratique du dogme, d’autre part précisément de « briser les résistances » des profanes[55]. Ce texte nous montre que s’il s’agit bien de convaincre (plus, du reste, dans ce passage récapitulatif, les auditeurs, ou les lecteurs, que le personnage ici mis en scène), le problème le plus important reste celui, tout autant éthique que thérapeutique, d’illustrer la résistance d’un disciple confirmé tout en récapitulant les moyens de la rompre. De fait, s’il s’agit de transformer un patient, il s’agit tout autant de soigner (viser une tension d’hommes « sains », ὑγιεινοί) ce genre de cas à défaut de pouvoir le guérir. Or ce qui frappe à la lecture de cette mise en scène, c’est précisément la fermeture de l’interlocution : le malade (du genre de celui-là même qui entendait « mal » précédemment) refuse d’entendre parler de son symptôme, refuse surtout la moindre perspective de changement et se retranche de fait dans un monologue monoïdéique et répétitif : « je l’ai décidé ». Et, de fait, pour ce qui concerne au moins le cas précédent, absurde : « je veux mourir si tu me contrains à changer », oppose-t-il à la possibilité… de ne pas se suicider…

On pourrait envisager cependant une autre lecture de ce passage et de « τοῦτο δὲ κέκρικα » (« j’ai décidé ceci »), plus généralisante, à partir du cas précédent, mais ouvrant sur d’autres cas possibles, où touto renverrait à tout objet d’une décision folle (et donc à une représentation « hormétique » à laquelle l’interlocuteur aurait donné un assentiment rigide). Cette hypothèse, tout en ne changeant rien à l’absurdité de l’obstination, nous permet à la fois de donner une fonction à ce passage (généralisation du propos) et de comprendre la référence, étonnante à première lecture, de l’argent.

Dans cette généralisation, Épictète rappelle les gestes thérapeutiques : la conflictualisation, qui cherche la persuasion (l’appel au changement) et la reprise de la défense (la menace de mort en cas de changement) dans le transfert (« heureusement que tu n’as pas décidé de me tuer »), qui revient à rappeler au patient qu’il est engagé dans des liens, et n’est donc pas retranché dans une citadelle hermétique. La référence au fait de « ne pas recevoir d’argent » s’insère alors comme une variation du cas : on peut se fixer sur l’idée du suicide comme sur ce qui pourrait passer comme une vertu (la libéralité) — dans une sorte d’obstination « en secteur ». Dans une telle situation l’obsession se focalise sur un objet et Épictète montre que cette focalisation, en ce cas pathologique, peut, avec la même force, amener la pulsion, déraisonnable car excessive (c’est, rappelons-le, la définition de la passion), à son inverse[56]. D’une « libéralité bornée » à l’avarice, il n’y a qu’un pas pour l’obstiné : le passage (et l’inversion) de l’aversion au désir. Que l’exemple porte sur la possibilité de l’avarice n’a rien d’anodin, puisqu’elle est définie, d’après Cicéron, comme « relativement à l’argent, un violent parti-pris, fixé et profondément enraciné dans l’âme, qui nous le fait voir comme un bien très désirable[57] ». Ici donc, le passage « diatribique », dialogique, a une valeur pédagogique parce que, d’abord, il a une vocation clinique. Dans ce dialogue fictif, il s’agit pour Épictète d’apporter à ses auditeurs les éléments cliniques qui permettent de reconnaître la maladie, dans cette maladie d’opérer ce qu’on pourrait appeler un diagnostic différentiel, enfin de rappeler les étapes fondamentales du traitement.

La fin du texte revient sur l’étiologie de la maladie et l’analogie entre médecine et philosophie :

Absolument comme dans un corps malade et qui souffre d’un écoulement d’humeurs, l’écoulement se porte tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. De même pour l’âme faible, on ne sait vers quel côté elle penche ; mais quand la vigueur vient en outre s’ajouter à cette inclination et à ce mouvement, alors le mal devient rebelle à tout secours et il est incurable[58].

La labilité paradoxale de l’âme de l’obstiné avait déjà trouvé une première formulation par la référence à la pourriture et à l’écroulement. C’est maintenant d’écoulement (τὸ ῥεῦμα) qu’il s’agit pour une âme dont la réalité physique est la faiblesse (ἀσθενὴς ψυχή). On ne peut prévoir les mouvements d’une telle âme (la mention de l’ἄδηλον, « non-évident », montre toute la difficulté d’un quelconque pronostic, qui ne peut s’appuyer sur aucun élément manifeste) — aversion ou désir, son instabilité peut faire passer l’une ou l’autre dans son contraire. Le tonos de l’obstiné radicalise chacun de ces mouvements — en somme, là où la passion est déjà une pulsion débordante, la tension ajoute encore à cet excès, en figeant, pour ainsi dire, cet excès en une disposition paradoxale : d’autant plus fixe qu’elle est fragile. Un tel trouble risque bien de refermer la vie psychique sur elle-même, dans son excès, en rendant tout lien impossible. Les derniers mots d’Épictète illustrent le drame d’une maladie qui, renfermant l’individu dans son écroulement, touche ce qui pourtant se présente comme le seul remède possible : le lien.

Conclusion

Par-delà ce constat de l’échec probable d’une thérapeutique, ce texte, en présentant tous les attendus d’un cas clinique, montre également les possibles limites du soin. Il nous donne en tous les cas un aperçu de ce que pouvait être aussi l’activité du philosophe Épictète, prenant très au sérieux les réflexions stoïciennes sur les maladies de l’âme. Il se présente comme médecin d’un psychisme troublé, capable, après observation (enquête, πυνθάνομαι[59]), d’établir un diagnostic fondé sur une connaissance de la nature de l’âme et des troubles qui l’affectent. Il est aussi celui qui, au-delà d’un enseignement, fût-il moral, prend en compte la souffrance et tâche de la traiter. C’est devenu un topos de répéter que l’enseignement stoïcien tâche de « transformer » les disciples (et, plus généralement, qu’il s’agit là du but principal de la situation spécifique d’interlocution qu’est la diatribe). On gagnerait, me semble-t-il, à mieux situer la portée de cette transformation : elle est certes éthique, elle est surtout thérapeutique. Le disciple, à l’école d’Épictète, vient tout autant (lorsqu’il vise la philosophie) pour progresser moralement que pour guérir, car toute passion reste aussi une souffrance. C’est peut-être à partir de celle-ci qu’on peut lire bien des textes stoïciens comme autant d’entreprises pour la réduire et amener l’interlocuteur, le lecteur aussi, à mieux vivre ses affects. En somme, passer d’un « modèle scolaire » de lecture de la transmission stoïcienne à des perspectives cliniques sur celle-ci[60].