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Le protestantisme, en pleine expansion au XVIe siècle, contribue au développement des langues populaires modernes par l’élaboration de sa pratique liturgique ainsi que par la composition de textes polémiques et prosélytiques en vernaculaire. Les Italiens exilés religionis causa, engagés dans ces activités, ont certainement participé au développement du vernaculaire italien : c’est la thèse que soutient Franco Pierno dans cet ouvrage de linguistique historique qui explore les rapports entre les déclarations métalinguistiques (représentations de la langue) et les positions idéologico-religieuses des réformés italophones exilés. Si le lien entre langue et Réforme n’a pas encore intéressé les historiens de la langue italienne, l’auteur propose une première contribution à ce champ d’études qui s’avère prometteur. Sa démonstration est surtout linguistique, mais son objet d’étude s’insère dans l’histoire de la réforme italienne. Cette recension critique apportera une appréciation avant tout historiographique, laissant l’évaluation linguistique et philologique aux spécialistes.

L’ouvrage est composé de cinq chapitres, le premier constituant l’introduction méthodologique—et historiographique. L’auteur explique qu’il se penche sur le XVIe siècle alors que se manifestent des réflexions sur la valeur communicative des langues dans la diffusion des savoirs bibliques au même moment où sont publiés plusieurs traités de grammaire. Aussi, Genève offre un point d’observation privilégié puisqu’elle abrite une importante communauté italienne réformée. La diversité régionale qui composait cette dernière, ainsi que l’activité littéraire évangélisatrice et polémiste de certains de ses membres, entraine également des réflexions idiomatiques concernant la transmission « panitalienne » du contenu de la foi. La production littéraire genevoise, contrôlée par les autorités politico-religieuses, allait dans le même sens en soumettant l’activité éditoriale à un système rhétorico-stylistique calviniste propre à traduire les paroles divines. F. Pierno pose ces questions : les protestants se sont-ils intéressés à la question de la langue, ont-ils cherché à réformer cette dernière autant que les coutumes ecclésiastiques et l’ont-ils adaptée pour leur propagande religieuse ? Cette étude, prévient-il, est loin d’être exhaustive et se veut surtout une exploration des possibles chantiers de recherche pour une histoire des rapports entre langue italienne et religion protestante. Le corpus étudié est fragmentaire et hétérogène, mais réunit des auteurs en condition d’exil partageant une même identité confessionnelle.

F. Pierno s’intéresse d’abord aux représentations et aux usages de la langue italienne en portant une étude des discours métalinguistiques formulés dans la production péritextuelle (frontispices, lettres dédicatoires, notes introductives, préfaces, etc.) d’écrivains réformés italophones à Genève (chapitre 2). Une position linguistique commune à ceux qui adhéraient aux prescriptions éditoriales calvinistes se révèle : ils expriment la volonté d’adopter, dans leurs oeuvres, un langage clair et simple, s’opposant au lyrisme et à l’opacité du style florentin afin d’assurer la compréhension du plus grand nombre. Le refus de se soumettre aux règles grammaticales stylistiques imposées par les modèles littéraires en vogue laisse imaginer une langue ouverte aux divers régionalismes linguistiques.

Dans les trois chapitres suivants, F. Pierno observe la pratique concrète de l’écriture en vernaculaire de tels auteurs dans des textes appartenant à des genres littéraires différents : il étudie—entre autres—les Bibles italiennes produites à Genève (chapitre 3), les Apologi satyriques de Bernardino Ochino (chapitre 4) ou encore les catéchismes de Pier Paolo Vergerio il Giovane (chapitre 5). Le chercheur réalise alors une analyse linguistique (phono-morphologique, syntaxique, stylistique, lexicale, etc.) et philologique de ces textes dans l’objectif de mesurer l’application effective du programme de sobriété stylistique et linguistique populaire de ces auteurs. L’investigation prend également en compte leurs identités confessionnelles et culturelles, leurs réseaux, leurs formations intellectuelles et l’ensemble de leur production textuelle. Les résultats varient parfois en raison des contextes littéraires ou des réalités linguistiques dans lesquels sont composés les textes. Aucun chapitre conclusif ne permet de faire la synthèse des données cumulées et de formuler explicitement les pistes de recherche à approfondir.

Le livre s’adresse à des experts, alors que l’auteur n’introduit pas certaines notions littéraires clés (ex. ce qui caractérise le style bembesco) ou situations sociohistoriques (ex. la centralité de la question du vernaculaire dans les disputes confessionnelles du temps) inhérentes à son analyse. En histoire, cette étude offre néanmoins une nouvelle perspective d’analyse des rapports entre émigration, culture et identité italienne : celle de la langue. De même, en soulignant la circulation des idées linguistiques entre les diasporas italiennes (chapitre 1), F. Pierno insiste sur les liens intellectuels entretenus entre celles-ci, contredisant l’idée d’échanges culturels italiens exclusifs avec la mère patrie. Enfin, l’originalité de l’analyse linguistique et interdisciplinaire permet d’établir de nouvelles connaissances sur la paternité de certains textes ou sur l’intertextualité entre certaines oeuvres, remettant parfois en question les hypothèses émises par d’autres chercheurs, par exemple au sujet de l’identité du traducteur de la version publiée en 1555 du Nuovo Testamento de Jean Crespin (chapitre 3). Du reste, nous aurions souhaité que l’auteur présente la portée et la nouveauté de ses conclusions, bien que relatives, de ce projet linguistique « d’idéologie calviniste » sur l’évolution du vernaculaire italien à l’Époque moderne.