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Parmi les débats les plus persistants dans l’étude de la politique étrangère et de sécurité du Canada se trouve l’influence du Québec sur son élaboration et son exécution. Le débat porte essentiellement sur deux questions, la première empirique, la seconde normative : quelle est l’étendue de l’influence québécoise et est-ce que cette influence renforce ou nuit à la conduite des affaires internationales du Canada ? La plupart des analystes qui ont abordé le sujet ont répondu simultanément à ces deux questions. Par exemple, l’historien Jack L. Granatstein estime que, depuis l’arrivée au pouvoir du premier ministre Pierre Elliot Trudeau, les Canadiens français ont largement façonné la politique étrangère et de défense du Canada. Cette influence s’avère néfaste, selon lui, puisqu’elle sous-entend que les attitudes d’une minorité ethnoculturelle influencent de manière disproportionnée l’intérêt national du Canada. « If […] it is bad policy to let Canadian Jews or Canadian Muslims have undue influence on Canada’s policy to Israel, for example, it is similarly bad policy to let French Canada determine Canadian foreign and defence policy[1] ». Au contraire, rétorquent les souverainistes québécois. De leur point de vue, la politique étrangère canadienne va à l’encontre des valeurs et des intérêts de la nation québécoise. La plateforme électorale de 2011 du Parti Québécois est claire à cet effet :

Depuis plus de 40 ans, le gouvernement fédéral freine ou interdit la présence et l’affirmation du Québec sur la scène internationale, ce qui l’empêche de défendre avec toute la vigueur requise ses intérêts et ses valeurs. Les grandes décisions de politique étrangère, comme l’engagement militaire en Afghanistan ou la position canadienne face aux changements climatiques, sont prises par Ottawa, trop souvent en contradiction avec les intérêts et les valeurs du Québec[2].

Qu’en est-il dans les faits ? Le Québec bénéficie-t-il d’une influence démesurée sur la politique internationale canadienne, ou celle-ci est-elle plutôt l’expression de la volonté de la majorité (anglo-)canadienne, marginalisant de ce fait le poids du Québec sur la politique étrangère canadienne ? L’objectif de ce texte est de brosser un portrait de la question en s’attardant plus spécifiquement aux interventions militaires outre-mer du Canada. Si certaines études ont argué un poids important du Québec en cette matière, notamment sur la décision canadienne de ne pas participer à la guerre contre l’Irak en mars 2003, d’autres ont relativisé cette influence en ce qui a trait à la guerre en Afghanistan[3]. L’objectif de ce texte est de proposer une analyse comparative de ces deux interventions militaires afin de répondre à l’énigme contrefactuelle suivante : la décision canadienne de déployer les Forces armées canadiennes (FAC) au sein de coalitions de volontaires dirigées par les États-Unis aurait-elle été significativement différente si le Québec n’avait pas fait partie du Canada ?

Nous privilégions une approche contrefactuelle puisqu’une telle démarche méthodologique est indispensable à toute analyse sérieuse de la problématique qui nous préoccupe. En effet, celle-ci pose le Québec comme condition nécessaire à la décision d’Ottawa d’intervenir militairement sur la scène internationale. Or une démarche contrefactuelle offre un fort potentiel heuristique afin d’évaluer l’importance relative de conditions posées comme nécessaires, pourvu qu’elle soit effectuée de manière rigoureuse[4]. Ceci signifie, sur le plan méthodologique, qu’elle examine de manière exhaustive et rigoureuse l’ensemble de la documentation pertinente disponible, grâce à une triangulation de données provenant de plusieurs sources, qu’elle rende compte du processus de causalité liant le facteur explicatif (en l’occurrence, le Québec) à l’objet de la recherche (soit l’usage de la force militaire par Ottawa) et, enfin, qu’elle se révèle capable d’écarter les explications rivales.

Dans le cas qui nous occupe, l’analyse comparée de l’influence québécoise sur les décisions canadiennes en matière de recours à la force militaire repose tout d’abord sur la prémisse – qui doit être vérifiée – selon laquelle les Québécois partagent des attitudes prudentes, voire pacifistes, par rapport à la participation militaire du Canada au sein de coalitions de volontaires dirigées par les États-Unis. La première partie de cet article consiste donc à démontrer qu’effectivement, les Québécois témoignent de préférences distinctes en matière d’usage de la force armée, de manière suffisamment significative pour laisser suggérer qu’un Canada sans le Québec exprimerait des préférences différentes en matière d’usage de la force militaire.

La seconde étape de notre démarche contrefactuelle consiste à retracer le processus décisionnel canadien de manière à cerner les canaux d’influence dont dispose le Québec à l’égard des déploiements militaires outre-mer. Ces canaux d’influence incluent notamment le leadership du pouvoir exécutif, les représentants politiques fédéraux et la joute électorale, les raisonnements quant aux motivations d’intervenir (ou non) militairement, ainsi que les pressions exercées par la société civile. La mobilisation politique (ou son absence) de la « différence » québécoise est ainsi examinée en seconde partie et confrontée, sous l’angle contrefactuel, aux autres explications des engagements militaires canadiens afin de cerner ce qu’aurait pu être la politique de sécurité internationale d’un Canada sans le Québec.

La troisième et dernière partie de cet article examine l’hypothèse contrefactuelle inverse, soit celle d’une politique de sécurité internationale proprement québécoise, c’est-à-dire dénuée d’influences externes à l’État québécois, de manière à savoir si un hypothétique Québec souverain aurait pris des décisions semblables à celles de l’État canadien en matière d’usage de la force militaire. Cette dernière étape analytique nous apparaît importante puisque, contrairement aux minorités ethnoculturelles faisant souvent l’objet d’analyses similaires en politique étrangère, la minorité nationale québécoise dispose d’une culture nationale, de leviers étatiques et d’une diplomatie distincts du Canada. Ceci permet donc l’étude contrefactuelle de décisions « québécoises » en matière d’interventions militaires aux côtés des États-Unis.

Il ressort de notre analyse contrefactuelle que, si le Québec peut se vanter de sa spécificité en matière de sécurité internationale, il est loin d’être avéré qu’une fédération canadienne sans le Québec aurait adopté des positions fondamentalement différentes de celles qui furent adoptées.

Opinion publique et usage de la force militaire au Canada

L’influence de l’opinion publique sur la politique étrangère des démocraties libérales est attestée par une vaste littérature scientifique[5]. Le noeud du débat à ce sujet consiste pour l’essentiel à connaître l’ampleur et la portée de son influence (contribue-t-elle à fixer les grandes orientations de la politique étrangère ou détermine-t-elle des décisions précises ?), de même que les conditions rendant probante son influence. Parmi ces conditions se trouvent : (1) le degré d’autonomie décisionnelle du pouvoir exécutif par rapport aux pressions externes (la dépendance envers un allié, par exemple) et internes (le degré de décentralisation des structures politiques de l’État, par exemple) ; (2) le degré de consensus des élites, lequel peut s’effriter à la perspective de bénéfices électoraux à mobiliser le mécontentement populaire ; et enfin (3) le degré de cohésion sociale au sein de la société, c’est-à-dire l’ampleur des clivages sociaux, lesquels peuvent alimenter l’opposition populaire à l’égard d’une intervention militaire et ainsi faire craindre, chez les décideurs politiques, une fragmentation de l’État[6].

Le degré d’autonomie décisionnelle du pouvoir exécutif canadien en matière d’usage de la force militaire est tel que le premier ministre est parfois qualifié de « monarque des temps modernes ». Le premier ministre se prévaut en effet souvent des prérogatives royales qui lui sont conférées par convention constitutionnelle, en vertu desquelles il peut décider seul, ou avec l’aval du Cabinet, de recourir à la force armée[7]. Chasse gardée du premier ministre, la politique étrangère et de défense s’expose ainsi très peu à l’influence de la société civile, du pouvoir législatif, de groupes d’intérêt ou de tout autre acteur non gouvernemental pouvant canaliser les préférences sociétales. La possibilité de représailles électorales est d’ailleurs d’autant plus amoindrie qu’un large consensus des élites, notamment chez les deux partis politiques fédéraux ayant été au pouvoir depuis 1867, marque la politique de sécurité internationale du Canada[8], du moins jusqu’à l’arrivée au pouvoir du Parti conservateur dirigé par Stephen Harper[9]. Mais puisque le gouvernement Harper se distingue par une sous-représentation des Québécois (avec seulement cinq à dix députés élus dans cette province entre 2006 et 2015), le soi-disant effritement du consensus bipartisan ne semble pas propice au renversement d’une tendance lourde : la structure politique canadienne favorise une très grande autonomie décisionnelle vis-à-vis de l’opinion publique.

Pourquoi, alors, examiner l’influence du Québec par l’entremise de l’opinion publique ? C’est que celle-ci est marquée par d’importants clivages régionaux, lesquels alimentent les craintes d’une fragmentation sociétale et d’une influence démesurée de la part du Québec sur la politique de sécurité internationale du Canada. En effet, la structure et la distribution de l’opinion publique en matière d’affaires internationales, et plus spécifiquement en ce qui a trait aux interventions militaires canadiennes, se caractérisent par quatre clivages persistants : régionaux, linguistiques, partisans et de genre[10]. Sommairement, les Québécois francophones, les femmes et les personnes qui ne s’identifient pas au Parti conservateur du Canada (PCC) sont significativement moins portés à soutenir une participation militaire canadienne à une intervention outre-mer dirigée par les États-Unis. Les Albertains, en revanche, se révèlent plus enclins que les autres Canadiens à soutenir de telles missions de combat. D’autres études montrent en outre que ces clivages s’avèrent non seulement façonnés par le contenu des politiques étrangères mises de l’avant – les politiques internationalistes bénéficiant d’un plus large appui que les politiques militaristes et unilatéralistes[11] –, mais également par les partenaires internationaux auxquels se joint le Canada. Ainsi, une intervention militaire canadienne aux côtés des États-Unis est beaucoup moins susceptible de récolter un soutien populaire qu’une intervention aux côtés de la France et du Royaume-Uni, et encore davantage si la mission est dirigée par les Nations unies[12].

Or la fragmentation régionale de l’électorat et du système partisan canadien est l’une des principales causes de l’effritement du consensus des élites sur les grandes orientations de la politique étrangère et de défense du Canada. La création du Parti réformiste et la montée au pouvoir du PCC, d’un côté, et la création du Bloc Québécois (BQ) et ses succès électoraux jusqu’en 2011, de l’autre, ont en effet cristallisé la régionalisation et la fragmentation idéologique au Canada, entre autres en matière de sécurité internationale[13]. Le PCC privilégie une politique étrangère et de défense singulièrement différente de celle de ses prédécesseurs libéraux ; ses orientations plus militaristes, manichéennes et unilatéralistes suscitent une adhésion bien moindre au Québec qu’en Alberta, province d’où provient la base militante du PCC[14]. Ceci souligne donc l’importance de cerner l’ampleur à la fois des clivages attitudinaux et de leur mobilisation politique afin de rendre compte de l’influence du Québec sur l’usage de la force armée par Ottawa.

Nous devrions logiquement s’attendre à ce que l’accroissement de la fragmentation régionale depuis le début des années 1990 alimente des clivages attitudinaux plus marqués en matière de sécurité internationale, et ce, plus particulièrement dans le contexte de la guerre contre le terrorisme amorcée aux lendemains des attentats du 11 septembre 2001. D’un point de vue théorique, la perception d’une nouvelle menace extérieure devrait favoriser une plus grande cohésion politique interne, en raison d’un sursaut de patriotisme (rally ’round the flag). Or cette logique ne tient pas nécessairement dans le cas de sociétés fragmentées comme le Canada. Si une société est marquée par d’importants clivages, sont alors probables des divergences de perception de la menace et de l’usage de la force. Deux scénarios sont à prévoir selon Randall Schweller :

First, the deeper the divisions within society prior to the threat, the more likely a part of the community will either actively collaborate with the enemy or remain passive rather than resist the aggressor. Second, the deeper the social divisions within the state, the greater the resistance to military mobilization against the threat[15].

En effet, le caractère multinational du Canada – nommément l’existence d’au moins deux cultures nationales – a alimenté une différence de perception de la menace entre Québécois et Anglo-Canadiens. Plus spécifiquement, le nationalisme québécois est, selon plusieurs, à l’origine d’inclinations plus pacifistes, antimilitaristes, anti-impérialistes, isolationnistes, ou encore de sentiments antiguerre et antiaméricains parmi la société québécoise[16]. Pour Paul Adams, l’émergence de la « différence québécoise », quelle qu’elle soit, provient de l’impérissable conviction, dans l’imaginaire collectif québécois, d’être un peuple subjugué – une « petite nation » à la recherche d’un éternel désir de survivance[17]. D’autres soutiennent que les prédispositions attitudinales québécoises sont entretenues par les liens culturels et la filiation identitaire uniques qui unissent le Québec et la France[18]. Bref, dans cette perspective, les Québécois partagent des valeurs plus européennes qu’américaines, ce qui les distancierait des nations anglo-saxonnes, mieux connues aujourd’hui sous le nom d’anglosphère, cette entité civilisationnelle et transnationale ayant en commun la langue anglaise, une culture politique libérale, ainsi qu’une prédisposition à recourir à la force militaire de manière concertée[19]. Une troisième explication est apportée par ceux qui postulent que les attitudes particulières des Québécois représentent l’expression sur la scène internationale d’une culture politique propre, façonnée par le niveau d’éducation, de connaissance et de revenu, par le sens de la responsabilité civique et par la religion[20]. À cette culture politique s’ajoute un passé colonial marqué par plusieurs refus de porter les armes pour l’Empire britannique, ce qui aurait contribué à forger une « culture de la paix » chez les Québécois[21].

Les causes historiques des attitudes distinctes du Québec en matière de guerre et de paix n’ont pas à être déterminées afin d’évaluer la pertinence de l’hypothèse d’une plus grande retenue québécoise en ce qui concerne l’usage de la force. En effet, il suffit d’établir, en premier lieu, l’ampleur et la nature des présumées spécificités québécoises puis, en deuxième lieu, les moyens par lesquels celles-ci sont relayées politiquement. Seule l’existence d’une « société distincte » mobilisée en matière de guerre et de paix permettra d’évaluer si l’absence du Québec au sein de la fédération canadienne engendrerait une transformation significative de la politique étrangère du Canada, en raison d’une société moins réticente à recourir à la force armée sur la scène internationale. Afin de vérifier la validité de cette hypothèse, nous examinons successivement les opinions publiques canadiennes au sujet de la guerre en Afghanistan et de l’invasion de l’Irak.

Les Québécois face à la guerre d’Afghanistan

Les attentats terroristes contre New York et Washington le 11 septembre 2001 ont provoqué une onde de choc et une effusion de solidarité au Québec, ainsi qu’ailleurs au Canada, à l’égard des Américains. Lors de la commémoration du dixième anniversaire des attentats, c’est avec émotion que le premier ministre Jean Charest se rappela les événements : « Pour la première fois, la terreur, celle qui faisait les nouvelles ailleurs, avait surgi presque chez nous. Chez nos voisins, chez nos amis ». Il souligna la collaboration immédiate des Québécois avec les autorités américaines, exprimant ainsi les liens d’amitié et de confiance entre les deux peuples : « quand notre voisin a besoin de secours, on est là pour l’aider. Comme eux, ils auraient fait pour nous[22] ». Le premier ministre de l’époque, Bernard Landry, préconisa ainsi, au lendemain des attentats terroristes, la mise en place de « protocoles communs, des accords communs et des standards communs avec Washington » en matière de sécurité publique, de manière à accélérer la création d’un périmètre de sécurité continental[23].

Mais au rapprochement initial entre les deux nations se substitua rapidement la méfiance, voire la répréhension. Au cours des semaines qui suivirent le 11 septembre 2001, les Québécois se firent de plus en plus critiques des politiques américaines dans le monde. L’exemple le plus notable réside dans la guerre déclenchée en octobre 2001 contre le régime taliban, lequel abritait Al-Qaida, l’organisation accusée d’avoir perpétré les attentats terroristes. Alors que le Canada fut l’un des premiers pays à s’engager militairement dans la guerre en Afghanistan et l’un des plus importants alliés des États-Unis en déployant des forces maritimes, terrestres, aériennes et spéciales, à la fin octobre, seuls 36 % des Québécois appuyaient fortement l’intervention militaire, contre 57 % des Canadiens hors Québec[24]. Un éditorialiste québécois crut ainsi assister à la réémergence d’« un irrépressible courant de haine antiaméricaine se manifestant chez nous depuis trois semaines, certainement le plus important depuis les années 1930[25] ».

L’attitude des Québécois envers la guerre en Afghanistan ne doit cependant pas être qualifiée d’antiaméricanisme. Le graphique suivant illustre l’évolution de l’appui des Canadiens envers la mission de combat du pays en Afghanistan, en fonction de la région de résidence des répondants, c’est-à-dire au Québec (QC), en Alberta (AB) et dans le reste du Canada (ROC). Cette division est privilégiée puisque l’analyse des sondages indique que le Québec et l’Alberta forment deux pôles d’attitudes opposées à l’égard des enjeux de sécurité internationale discutés ici[26].

Graphique 1

Appui à la mission militaire du Canada en Afghanistan

Appui à la mission militaire du Canada en Afghanistan

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Trois constats peuvent être dégagés du graphique 1. Premièrement, en ce qui a trait à l’antiaméricanisme supposé des Québécois, l’appui de Québécois à la guerre en Afghanistan en 2001 et 2002 semble indiquer que, si antiaméricanisme il y eut, il ne fut pas assez significatif pour empêcher une majorité de Québécois de soutenir (fortement ou en partie) l’effort de guerre canadien au sein de la coalition contre le terrorisme dirigée par les États-Unis en Asie centrale. D’ailleurs, s’ils exprimaient une certaine ambivalence concernant la guerre en Afghanistan au lendemain du 11 septembre, les trois quarts des Québécois appuyaient tout de même l’harmonisation des lois canadiennes avec celles des États-Unis afin de lutter contre le terrorisme[27]. Ceci s’inscrit en continuité avec les attitudes typiquement « proaméricaines » des Québécois au cours des années 1980 et 1990, notamment en matière de relations économiques et commerciales[28]. Un coup d’oeil à l’histoire suggère en fait l’existence d’un cycle concernant l’attitude des Québécois envers les États-Unis – un cycle qui ne montre rien de moins que leur ambivalence fondamentale à l’égard de leurs voisins du Sud[29].

Deuxièmement, le graphique 1 révèle le déclin soudain de l’appui des Québécois (et de tous les autres Canadiens) à la guerre en Afghanistan lors de trois moments distincts : à l’hiver 2002, au printemps 2006, puis à l’été 2009. Ceci suggère que les attitudes canadiennes par rapport à la guerre évoluent en parallèle face aux stimuli externes et que des facteurs autres que l’antiaméricanisme peuvent expliquer le désenchantement populaire vis-à-vis de la mission afghane. Plusieurs hypothèses ont été avancées à ce sujet afin d’expliquer l’évolution de l’opinion publique, que ce soit l’effet « Trenton » (l’aversion envers les décès causés par la guerre), l’antimilitarisme et l’anti-impérialisme traditionnels du Québec, la confusion en ce qui concerne les motivations derrière l’engagement militaire du Canada, ou encore la lassitude éprouvée face à une guerre dont l’issue semble perdue d’avance[30].

Troisièmement, et de manière plus importante pour notre propos, l’évolution des opinions canadiennes à l’égard de la guerre d’Afghanistan révèle un écart significatif entre les attitudes des Québécois et celles des autres Canadiens, en particulier les Albertains. Au cours de la période étudiée, soit entre octobre 2001 et février 2011, un écart moyen de 27 points de pourcentage a séparé les Québécois des Albertains, comparativement à 19 points entre les Québécois et le ROC et à 9 points entre les Albertains et le ROC. La spécificité attitudinale des Québécois en matière d’usage de la force armée ne fait donc aucun doute.

Cette distinction représente une source majeure de préoccupation pour les décideurs politiques canadiens, puisqu’ils doivent prendre en considération des opinions radicalement opposées en matière de sécurité internationale. Les sondages d’opinion à propos de la guerre d’Afghanistan démontrent en effet la validité de l’hypothèse de Schweller, à savoir qu’une société fragmentée en raison de son caractère multinational entraîne une différence significative de perception de la menace et de la pertinence de l’usage de la force militaire pour y faire face. Par exemple, alors que seulement un Québécois sur deux appuyait la participation canadienne à l’opération « Enduring Freedom » (OEF) en 2002, laquelle visait l’élimination d’Al-Qaida et de ses supporteurs talibans à Kandahar, 76 % des Albertains et 71 % du ROC exprimaient leur soutien à l’opération militaire. De même, entre 2006 et 2011, une moyenne de 28 % de Québécois ont appuyé la poursuite de l’effort de guerre du Canada en Afghanistan, contre 56 % d’Albertains et 48 % dans le ROC. Ce scepticisme envers le bien-fondé de la participation canadienne à la guerre en Afghanistan est en phase avec une lecture distincte des Québécois de la sécurité internationale. Interrogés après les attentats terroristes de Londres en juillet 2005, seuls 45 % de Québécois (contre 75 % d’Albertains et 68 % dans le ROC) estimaient qu’il n’était qu’une question de temps avant que le Canada ne soit la cible d’un acte terroriste[31].

Ceci suggère une certaine validité de l’hypothèse contrefactuelle d’une politique étrangère canadienne substantiellement différente en l’absence du Québec au sein de la fédération. En effet, jamais une majorité de Québécois n’a appuyé la mission de combat du Canada en Afghanistan – l’appui en 2005 étant pour la mission de maintien de la paix à Kaboul – alors qu’ailleurs au Canada, une majorité soutenait la mission de l’automne 2006 à l’hiver 2008, puis en février et en août 2010. La versatilité des Canadiens hors Québec suggère d’ailleurs une opinion possiblement plus malléable sous l’influence d’une stratégie de communication efficace et ciblée du gouvernement fédéral. Du simple point de vue de l’opinion publique, rien n’indique, donc, que la politique de sécurité internationale d’un Canada sans le Québec serait la même.

Les Québécois face à l’invasion de l’Irak

Il en va de même en ce qui a trait à la guerre d’Irak. Les Québécois ont exposé, à l’égard de l’invasion de l’Irak par les États-Unis et le Royaume-Uni en mars 2003, une spécificité attitudinale semblable à celle qu’ils ont exprimée pendant près d’une décennie au sujet de la politique afghane du Canada. Le graphique 2 illustre l’évolution de l’appui canadien à la guerre contre le régime de Saddam Hussein entre 2002 et 2004.

Graphique 2

Appui la participation du Canada à une guerre contre l’Irak

Appui la participation du Canada à une guerre contre l’Irak

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À nouveau, l’opinion des Canadiens a évolué de manière synchronisée face aux stimuli externes, incluant une baisse de l’appui à la participation du Canada en janvier 2003, suivie d’une remontée progressive du soutien au cours du mois de mars 2003. La seule exception réside dans la chute de l’appui des Québécois à la suite du déclenchement de la guerre et du refus d’Ottawa d’y prendre part, contrairement à une hausse significative ailleurs au Canada. La première baisse de l’appui survint après la sortie publique du chef des inspecteurs de l’ONU, Hans Blix, le 20 décembre 2002, où il reprocha aux États-Unis et à la Grande-Bretagne de ne pas fournir suffisamment de renseignements sur la possession d’armes de destruction massive en Irak. La remontée progressive de l’appui canadien en mars 2003 survint, quant à elle, à la suite de la décision du gouvernement Chrétien de déployer près de 2 000 soldats en Afghanistan (ce qui suggéra l’incapacité du Canada à contribuer militairement à la guerre en Irak) et de la menace de la France et de la Russie d’utiliser leur droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) afin de bloquer une seconde résolution autorisant explicitement le recours à la force militaire contre l’Irak. Il faut rappeler que le premier ministre Chrétien avait maintenu tout au cours de la crise irakienne qu’un mandat des Nations unies était une condition nécessaire à la participation canadienne à la guerre[32]. Il est donc possible de déduire que la montée de l’appui populaire à une participation militaire du Canada s’effectua alors que la probabilité de celle-ci était de moins en moins grande.

Le graphique 2 illustre également le fait que, tout juste avant la décision canadienne de ne pas appuyer la guerre contre l’Irak, près d’un Albertain sur trois soutenait une intervention canadienne, contre à peine 10 % de Québécois. Plus encore, à aucun moment au cours de la crise une majorité de Québécois n’a appuyé une participation canadienne à la guerre, ce qui contraste avec la majorité des autres Canadiens en faveur de ce scénario en septembre 2002, à la fin mars 2003 et une fois le conflit amorcé en avril 2003. À deux autres reprises à l’automne 2002, plus de 49 % de Canadiens hors Québec exprimèrent leur appui à une participation militaire canadienne. Si seule une pluralité de Canadiens hors Québec (en moyenne près de 30 %) soutint une participation canadienne à l’hiver 2003 (avant la décision du 17 mars), le graphique 2 montre sans conteste un électorat anglo-canadien beaucoup plus divisé qu’au Québec sur les mérites de l’usage de la force contre l’Irak. Une majorité de Canadiens hors Québec estimait ainsi, en avril 2003, que le refus du Canada de participer à la guerre avait été une erreur stratégique. Cette attitude changea au cours de l’été, lorsqu’il devint évident que les efforts de consolidation de la paix en Irak seraient très difficiles[33]. A contrario, la quasi-unanimité des Québécois au sujet du manque de sagesse de la guerre contre l’Irak ne fut jamais ébranlée, tant avant qu’après la chute de Bagdad, avec seulement un Québécois sur dix considérant que le renversement du régime dictatorial de Saddam Hussein puisse avoir un certain mérite[34]. Il est donc possible d’en déduire que la politique canadienne à l’égard de l’invasion de l’Irak aurait été significativement altérée par l’absence du Québec au sein de la fédération.

Une divergence notable en matière de perception de la menace fut effectivement manifeste entre Québécois et autres Canadiens. Un écart moyen de 24 points de pourcentage sépara les attitudes québécoises de celles des Albertains, comparativement à 15 points entre les Québécois et le ROC et à 9 points entre les Albertains et le ROC, soit des écarts semblables à ceux enregistrés à l’égard de la guerre en Afghanistan. Il ne s’agit donc pas d’attitudes propres à un conflit en particulier. Il est possible de conclure en l’existence d’un clivage significatif de la perception de la menace au Canada et, plus encore, de la spécificité des attitudes québécoises en matière d’usage de la force militaire.

Cette spécificité québécoise ne semble pas tenir de l’antiaméricanisme. Comme le soulignait l’ambassadeur américain au Canada de l’époque, Paul Cellucci :

Nous savons que ce sentiment puissant contre la guerre est historique, que cela fait partie de la culture québécoise depuis longtemps. Nous avons donc clairement dit dans nos rapports transmis à Washington que, malgré le sentiment anti-guerre du Québec, il y persistait un sentiment pro-américain, qu’il ne fallait pas interpréter cela comme une réaction contre les États-Unis[35].

Il paraît en revanche pertinent d’attribuer, en partie du moins, les attitudes québécoises à leur aversion envers le président George W. Bush. En octobre 2004, par exemple, un sondage révélait que 82 % des Québécois avaient une opinion défavorable du président américain (comparativement à 56 % des Canadiens hors Québec), alors qu’une majorité d’entre eux (53 %) disaient avoir une opinion favorable du peuple américain, contre 79 % des autres Canadiens[36]. En revanche, au cours du même sondage, 76 % des Québécois (et 61 % des Canadiens hors Québec) estimaient que leur opinion des États-Unis dans leur ensemble s’était détériorée, par rapport à seulement 8 % qui jugeaient leur appréciation s’être améliorée. Un changement d’attitude à l’égard du gouvernement et de la société américaine s’est ainsi opéré au Québec au cours de la crise irakienne. Cependant, s’il ne fut pas particulièrement facile pour les Québécois de s’attacher à l’administration Bush, il est nécessaire de préciser qu’il en fut de même ailleurs au Canada.

Ceci ne signifie toutefois pas qu’il faille écarter la possibilité que la spécificité des préférences québécoises tienne à une culture nationale particulière. En effet, il est nécessaire de rappeler que l’administration Bush mit en oeuvre, en particulier au cours de son premier mandat, une politique étrangère jugée agressive et militariste, ce qui pourrait expliquer le ressentiment des Québécois à son égard. Par exemple, deux mois avant l’invasion de l’Irak, 44 % des Québécois (et 34 % des Canadiens hors Québec) estimaient que les États-Unis représentaient la principale menace pour la sécurité mondiale, comparativement aux 20 % qui attribuaient ce titre à Al-Qaida[37]. En ce sens, il est possible de déduire qu’en raison de leur méfiance à l’égard de la politique étrangère belliqueuse de l’administration Bush, les Québécois ont perçu les États-Unis comme une plus grande menace pour la sécurité mondiale que le terrorisme islamique. Les inclinations anti-impérialistes du Québec peuvent donc avoir des effets négatifs sur les relations avec les États-Unis lorsque le gouvernement américain met en oeuvre une politique étrangère particulièrement « jacksonienne » (ou « néoconservatrice »), c’est-à-dire marquée par la volonté de projeter de manière offensive la puissance américaine sur la scène internationale, et ce, de manière unilatérale[38]. Dans un tel contexte d’affirmation de la puissance militaire américaine, la « culture de la paix » partagée par les Québécois peut se traduire par une forme limitée d’antiaméricanisme, c’est-à-dire par une méfiance à l’égard des politiques belliqueuses des États-Unis (et non envers les Américains eux-mêmes). Il est ainsi possible de conclure qu’une politique étrangère canadienne sans le Québec serait sans doute différente en matière de déploiement militaire à l’étranger.

La mobilisation politique de la différence québécoise sur l’Irak

Pour que le Québec influence la politique de sécurité internationale du Canada au point de l’altérer significativement en son absence, il ne suffit pas que les Québécois se distinguent par des attitudes singulières en matière de perception de la menace et d’usage de la force. Il est également impératif que ces différences soient mobilisées, c’est-à-dire relayées politiquement[39]. Une première forme de mobilisation réside dans la capacité des élus fédéraux québécois d’influencer le processus décisionnel canadien dans la direction de leurs préférences distinctes. En effet, les divergences contemporaines à l’égard des guerres d’Irak et d’Afghanistan ont le potentiel de renverser les décisions canadiennes en matière d’usage de la force en raison de la présence du Québec au sein de la fédération canadienne. Pour évaluer cette hypothèse, nous devons cerner la capacité du Québec à s’être fait entendre à Ottawa par l’entremise de ses représentants politiques à la Chambre des communes. Au cours de la période sous étude (2001-2011), le BQ représenta une majorité de Québécois à Ottawa. Il fit élire, sur un potentiel total de 75 députés, successivement 38 (2000-2004), 54 (2004-2006), 51 (2006-2008) et 49 (2008-2011) représentants politiques. Le reste des députés québécois provinrent pour l’essentiel du Parti libéral du Canada (PLC), lequel fit élire 36 (2000-2004), 21 (2004-2006), 13 (2006-2008) et 14 (2008-2011) députés au Québec. Plus important encore, un Québécois fut à la tête du PLC entre 2000 et 2003 (Jean Chrétien), puis entre 2006 et 2008 (Stéphane Dion). Nous nous attarderons donc sur ces représentants politiques.

Les positions du BQ sur les guerres d’Irak et d’Afghanistan furent très distinctes l’une de l’autre. Dans le cas de la première, le chef du BQ, Gilles Duceppe, exprima une opposition catégorique, en phase avec l’opinion d’une très large majorité des Québécois. « Le Bloc québécois s’oppose à une guerre en Irak et à toute participation canadienne à une intervention militaire dans ce pays parce que le processus diplomatique donne des résultats concrets au chapitre du désarmement irakien et qu’il est la seule voie pour la paix », affirma-t-il à la mi-février 2003. Duceppe se fit donc très critique de l’ambiguïté de la position canadienne lors de la crise diplomatique qui précéda la guerre. Il dit souhaiter que le premier ministre Jean Chrétien « rejette catégoriquement toute participation canadienne à une action contre l’Irak orchestrée par le gouvernement américain hors du cadre de l’ONU[40] ».

Le premier ministre Chrétien ne s’était en effet pas exprimé clairement à propos de la nécessité que le Conseil de sécurité des Nations unies adopte une deuxième résolution afin de légitimer une participation militaire canadienne à la guerre contre l’Irak. Si Chrétien annonça au président Bush, « dès le mois d’août 2002, lors d’une rencontre à Détroit, qu’[il] l’appuierait s’il avait le soutien des Nations unies[41] », il affirma néanmoins, à la fin janvier 2003, que « si le rapport Blix dit que [Saddam Hussein] ne se conforme pas, qu’il n’a pas désarmé, la résolution 1441 autorisera une action[42] ». Une seconde résolution de l’ONU, autorisant explicitement l’usage de la force, ne semble donc pas avoir été une condition nécessaire à une intervention militaire canadienne en Irak. D’ailleurs, l’ambassade américaine à Ottawa notait ainsi, début mars 2003, les signaux mixtes émis par le premier ministre Chrétien : « the Canadian policy remains unchanged – yes if action is endorsed by the Security Council, ‘to be determined’ if not[43] ».

Devant l’ambivalence du premier ministre, Gilles Duceppe passa des mots à l’action. Il prit part aux quatre manifestations populaires contre la guerre qui eurent lieu entre janvier et mars 2003. Lors de la plus grande manifestation populaire de l’histoire du Québec, le 15 février, plus de 150 000 personnes défilèrent dans les rues de Montréal, comparativement à 12 000 à Edmonton, 10 000 à Toronto et 2 000 à Ottawa[44]. Poursuivant son effort de mobilisation de l’opposition québécoise, le BQ introduisit une motion à la Chambre des communes, le 10 février, demandant que le Canada « ne considère l’envoi de troupes en Irak […] qu’à la suite d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies autorisant explicitement une intervention militaire en Irak[45] ». Le gouvernement libéral et l’opposition conservatrice défirent la motion par un vote de 195 contre 54 ; le NPD et quatre députés libéraux se joignirent au BQ et votèrent en faveur de la motion.

Il est difficile d’établir avec certitude le poids de l’opposition populaire québécoise dans la décision du 17 mars 2003 du premier ministre Chrétien. D’une part, le principal intéressé affirme que ce ne sont pas les pressions provenant du Québec qui l’affectèrent, mais plutôt celles, pro-guerre, provenant « de Washington, du milieu des affaires, de la presse de droite et même de ces libéraux qui étaient favorables à une action militaire[46] ». Son principal conseiller politique, Eddie Goldenberg, abonde dans le même sens : « In fact, there had never been any reference to Quebec in all the discussions on Iraq in Cabinet or in any of my own talks with the prime minister. In this case, a positive contribution to national unity was the happy by-product of a decision taken for very different reasons[47] ». Pour Duceppe, il ne fait cependant aucun doute que, « en relayant à Ottawa le refus massif des Québécoises et des Québécois de cautionner une guerre illégale en Irak, le BQ québécois a joué un rôle déterminant pour éviter une participation canadienne[48] ». Dans la même veine, Guy Lachapelle estime que c’est « [l]’impact de la mobilisation populaire [qui] aura finalement raison du gouvernement canadien ». Puisque

Jean Chrétien avait déjà annoncé sa démission comme chef du Parti libéral du Canada (PLC) pour février 2004, il ne se sentait pas obligé de prendre une décision impopulaire auprès de l’électorat québécois et canadien. Car, pour permettre au futur chef du PLC de faire certains gains électoraux au Québec, il devait s’assurer de ne pas se mettre à dos la population de cette province[49].

Qu’en est-il vraiment ? Rien dans les données auxquelles nous avons accès ne nous permet de vérifier de manière satisfaisante l’hypothèse de Lachapelle et de Duceppe qui consiste à poser le Québec comme condition nécessaire au refus canadien de prendre part à l’invasion de l’Irak. Cependant, il n’est pas clair qu’un Canada sans le Québec aurait exprimé des préférences diamétralement distinctes de celles exprimées à l’hiver 2003. Comme l’indique le graphique 2, seule une majorité d’Albertains exprima un appui à une participation canadienne à l’invasion de l’Irak sans mandat des Nations unies avant le 17 mars 2003. Si influence québécoise il y eut, il est nécessaire de préciser que celle-ci alla dans la même direction que celle de plusieurs Canadiens hors Québec, en particulier en Colombie-Britannique et, dans une moindre mesure, en Ontario[50].Qu’en est-il sur le plan de la mobilisation politique ? Est-ce qu’un gouvernement à la tête d’un Canada sans le Québec aurait pris la même décision que le premier ministre Chrétien ? Le chef de l’opposition officielle, Stephen Harper, dont le parti ne comptait aucun élu québécois, ne cacha pas son soutien à une participation canadienne à l’invasion anglo-américaine. Il exprima publiquement – à maintes reprises et sur plusieurs tribunes – son soutien au renversement du régime de Saddam Hussein en raison de ses liens présumés avec Al-Qaida, du massacre éhonté de sa propre population et, surtout, en raison de la présence présumée d’armes de destruction massive[51]. C’est ainsi que, lorsqu’il devint évident que l’Irak n’abritait pas d’ADM, Harper révisa sa position. Il affirma que l’invasion anglo-américaine fut une erreur et qu’il ne déploierait pas, en conséquence, de soldats canadiens dans cette guerre[52]. Or les doutes entourant la présence d’ADM en Irak furent présentés par Jean Chrétien comme l’une des principales raisons de sa décision de mars 2003. Il affirma ainsi, le 9 septembre 2002, à son homologue américain : « Si tu obtiens une résolution, George, t’inquiète pas, je serai avec toi. Mais il faut que je te le dise, j’ai lu toutes mes notes d’information sur les armes de destruction massive et je ne suis pas convaincu. Je crois que la preuve est très faible[53] ».

Il semble ainsi que ce n’est pas tant la mobilisation politique de l’opposition populaire québécoise qui fut le principal facteur explicatif de la décision de Jean Chrétien (de son propre aveu), mais plutôt l’échec de ses tentatives de trouver un compromis transatlantique sur le désarmement de l’Irak. Il est donc permis de s’interroger si un hypothétique gouvernement dirigé par Stephen Harper, au fait du même scepticisme des hauts fonctionnaires canadiens quant aux « preuves » d’ADM en Irak et animé par un même désir de faire du désarmement de l’Irak le principal fondement de sa décision, aurait adopté une position différente de celle de Jean Chrétien le 17 mars 2003. Une analyse contrefactuelle de la mobilisation de la « différence » québécoise à l’égard de la guerre contre l’Irak ne permet donc pas de suggérer de façon concluante qu’un Canada sans le Québec aurait agi autrement, en raison du scepticisme de Canadiens hors Québec et du raisonnement des leaders canadiens entourant les ADM en Irak. Nous confronterons plus loin cette explication à sa principale rivale.

La mobilisation politique de la différence québécoise sur l’Afghanistan

Dans le cas de la guerre d’Afghanistan, la mobilisation de l’opposition québécoise par le BQ fut beaucoup plus lente et souvent incohérente[54]. Duceppe offrit son appui à la participation canadienne à la guerre dès l’automne 2001. Cependant, lorsque le gouvernement Chrétien répondit favorablement à la demande de l’administration Bush, en février 2003, de déployer des soldats canadiens à Kaboul afin de libérer certaines forces américaines en vue de l’invasion de l’Irak, Duceppe exprima son inconfort : « [C]’est que d’aucune façon le Canada ne doit hypocritement faire indirectement ce qu’il s’interdirait de faire directement. Il n’est pas question de relever les Américains en Afghanistan pour leur permettre d’être plus nombreux en Irak[55] ». Ceci n’empêcha toutefois aucunement Duceppe d’appuyer l’engagement militaire canadien en Afghanistan. Par exemple, il rappela clairement sa position sur le sujet en juin 2004, soulignant que

le Bloc Québécois n’a pas hésité un instant à soutenir une intervention armée multilatérale, sous l’égide de l’OTAN et appuyée sur une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, pour débusquer les cerveaux de ces opérations qui se terraient en Afghanistan et chasser le gouvernement des Talibans qui les soutenaient[56].

Plus encore, en dépit de l’effritement de l’appui populaire à la mission afghane à partir du printemps 2006, le BQ maintint son soutien au bien-fondé de la mission et à la nécessité d’une participation canadienne. Pour ce faire, il prit grand soin d’insister sur le fait que « l’Afghanistan n’est pas l’Irak », en raison notamment de la sanction des Nations unies, des motivations antiterroristes de la mission et de son caractère multidimensionnel, c’est-à-dire à la fois humanitaire, diplomatique et militaire. Puisque l’Afghanistan représente un « terreau fertile pour le terrorisme et l’insécurité, affirma Duceppe, un Québec souverain aurait participé à l’intervention internationale en Afghanistan[57] ». Ainsi, le fait qu’une large majorité de Québécois désapprouvait l’intervention militaire en Afghanistan ne constituait pas une raison suffisante pour relayer politiquement cette opposition à la Chambre des communes : « Nous devons […] tenir compte de l’opinion de la population, mais ce n’est pas seulement cela qui doit dicter notre attitude. Car il arrive parfois que pour servir le bien commun, il nous faille aller à l’encontre de l’opinion publique[58] ». Autrement dit, l’intérêt national de lutter contre le terrorisme primait, aux yeux de Duceppe, sur la responsabilité du parti de représenter la spécificité attitudinale des Québécois à l’égard de la guerre en Afghanistan.

En d’autres mots, les décisions du gouvernement canadien de prendre part à la guerre en Afghanistan n’auraient pas été substantiellement différentes en l’absence du Québec en raison du refus des élus québécois de relayer le scepticisme de leurs concitoyens à l’égard d’une intervention militaire canadienne. Ceci s’applique tout autant aux cinq décisions suivantes de déployer les FAC en Afghanistan : en octobre 2001 afin de renverser le régime des talibans, en février 2002 afin de combattre Al-Qaida et ses supporteurs talibans, en février 2003 en vue de prendre part à une mission de maintien de la paix à Kaboul, en novembre 2005 afin d’amorcer une guerre contre-insurrectionnelle dans l’une des provinces les plus dangereuses du pays, Kandahar, et enfin en mai 2006 afin de prolonger la mission de contre-insurrection jusqu’en 2009. Tout au cours de cette période, tous les élus québécois appuyèrent un engagement militaire canadien aux côtés des États-Unis en Afghanistan.

Si le BQ vota contre la prolongation de la mission en mai 2006, il justifia sa position par l’absence d’information quant à la stratégie canadienne et par le caractère précipité du vote, plutôt que par une objection de principe avec l’engagement militaire canadien. Dans les mots du chef du BQ : « On ne peut pas accepter d’envoyer des êtres humains risquer leur vie ainsi, parce qu’on nous tord le bras, alors que nous sommes plongés dans l’inconnu. Nous devons être responsables et refuser de donner aveuglément ce chèque en blanc qu’exige de nous le premier ministre[59] ». Gilles Duceppe continua néanmoins d’affirmer son soutien à la lutte contre le terrorisme en Afghanistan, mais exigea du Canada qu’il fasse davantage de place à l’aide humanitaire et à la reconstruction dans sa campagne contre-insurrectionnelle à Kandahar[60].

Similairement, les élus libéraux du Québec votèrent contre la prolongation de la mission de combat jusqu’en 2009, malgré le vote favorable de leur chef intérimaire, Bill Graham. Mais Stéphane Dion, qui sera élu chef du PLC en décembre 2006, justifia de manière semblable à Duceppe son vote négatif aux Communes : « Ce n’est pas une motion pour savoir si la Chambre appuie la mission. Ce n’est pas la question qui est posée. Voici la question posée : la Chambre appuie-t-elle la prolongation de la mission de deux ans, sans que la Chambre ait eu d’aucune façon la capacité d’avoir l’information nécessaire ?[61] ». En ce sens, les élus québécois ne se distinguèrent pas, contrairement au peuple québécois, par une opposition véritable à la décision de prolonger la mission de combat à Kandahar. Ils émirent certes des réserves, mais celles-ci ne remirent jamais en question le bien-fondé de la mission de combat à Kandahar. Il serait donc hasardeux de conclure, pour cette période, qu’un Canada sans le Québec aurait adopté une attitude significativement différente en ce qui a trait au déploiement des FAC à Kandahar.

Ce n’est qu’à l’approche des élections de 2008, sur la base d’un opportunisme politique évident, que le BQ fit volte-face et décida de relayer l’opposition québécoise à la mission de combat du Canada en Afghanistan. Il vota ainsi, le 13 mars 2008, contre la prolongation de la mission jusqu’en décembre 2011, soulignant que l’évolution de sa position sur le dossier de l’Afghanistan « était en parfaite concordance avec ce que les Québécois voulaient. Les conservateurs, les libéraux et les néo-démocrates nous retrouveront sur les chemins du Québec, lorsque viendra la campagne électorale[62] ». Malgré ces menaces, le BQ ne tenta pas de mobiliser l’opinion québécoise sur la question afghane lors des élections de 2008. Le programme électoral du BQ de 2008 n’en fit d’ailleurs même pas mention. Seule la guerre contre l’Irak y apparut[63]. En contrepartie, alors que la participation canadienne au conflit afghan était terminée, la plateforme électorale de 2011 du BQ en fit explicitement mention. On y affirma que « le Canada a fait sa part », justifiant ainsi l’opposition du BQ à la participation du Canada à une mission de non-combat dans les environs de Kaboul de 2011 à 2014. La décision du premier ministre Harper de mettre fin à la mission de combat, prise à l’automne 2010, ne suffit donc pas aux yeux du BQ.

Le Bloc Québécois est déçu de la position des libéraux et des conservateurs de maintenir la mission en Afghanistan jusqu’en 2014. Le Bloc Québécois s’assurera que le Canada respecte la volonté des Québécois et des Canadiens en mettant fin à la mission militaire en Afghanistan le plus tôt possible avant 2014[64].

Le BQ faisait ainsi écho à la majorité de Québécois (55 %) qui n’appuyait pas la nouvelle mission canadienne de formation des forces de sécurité afghanes, contrairement à la majorité d’Albertains, d’Ontariens et de Britanno-Colombiens qui la soutenait en décembre 2010[65]. Cependant, cette mobilisation tardive du mécontentement québécois fut inconséquente, puisque le gouvernement Harper ne répondit pas favorablement aux revendications du BQ.

Les élus libéraux furent, quant à eux, beaucoup plus influents auprès du gouvernement Harper entre 2008 et 2011, en grande partie en raison du statut minoritaire de celui-ci. Le PLC, avec à sa tête Stéphane Dion, martela tout d’abord son opposition à toute prolongation de la mission de combat du Canada au-delà de février 2009, relayant ainsi l’opposition québécoise aux Communes, à l’instar du BQ et du NPD. Cependant, avec la publication, en janvier 2008, du rapport du Groupe d’experts indépendant sur le rôle futur du Canada en Afghanistan – le « rapport Manley » du nom de son président, l’ancien député libéral John Manley –, qui privilégiait la prolongation de la mission de combat au-delà de 2009, le chef de l’opposition Stéphane Dion se vit contraint de revoir sa position sur l’intervention militaire canadienne. Dion réinterpréta sa position initiale, affirmant que le rapport Manley allait dans le sens de sa propre volonté, c’est-à-dire que le Canada devait poursuivre son engagement militaire à Kandahar, mais axer celui-ci davantage sur la formation des forces afghanes que sur les opérations de combat, et ce, bien que le rapport ait mis en garde contre une telle distinction[66]. Dion alla même jusqu’à avancer que c’est le gouvernement conservateur qui s’aligna sur la position du PLC – et non l’inverse – lorsque Harper appuya les recommandations du rapport Manley et, conséquemment, prolongea la mission canadienne de combat à Kandahar jusqu’en 2011. Expliquant le soutien de plusieurs élus libéraux québécois à la motion gouvernementale prolongeant l’intervention militaire canadienne, Denis Coderre, alors critique de l’opposition officielle à la Défense nationale, s’estima satisfait de la motion : « Nous avons eu ce que nous cherchions à obtenir, je pense[67] ». La motion en question autorisait une mission de combat à Kandahar jusqu’en juillet 2011, avec comme principaux objectifs la formation des forces de sécurité nationale afghanes et la reconstruction de Kandahar.

Contrairement aux préférences d’une grande majorité de Québécois donc, le PLC, sous la direction de Stéphane Dion, assura la prolongation de la mission de combat du Canada à Kandahar. Il en fut de même, à l’automne 2010, alors que le gouvernement Harper mit fin à la mission de combat du Canada, mais prolongea jusqu’en 2014 la mission de formation canadienne en Afghanistan. Les libéraux appuyèrent cette décision et n’estimèrent pas nécessaire qu’elle soit l’objet d’un débat au Parlement, malgré l’opposition populaire québécoise à une telle mission. Pour plusieurs, l’absence d’un débat parlementaire démontra la volonté du PLC et du PCC d’éviter de politiser la mission canadienne en Afghanistan, celle-ci relevant de considérations dites « non partisanes »[68]. C’est d’ailleurs grâce au soutien de plusieurs élus libéraux que les deux votes aux Communes (en mai 2006 et en mars 2008) prolongeant la mission de combat du Canada furent adoptés, dans un contexte de gouvernement conservateur minoritaire.

Une certaine mobilisation de l’opposition québécoise eut donc lieu à partir de 2008, mais elle fut comparativement beaucoup moins claire, directe et efficace que celle qui poussa des dizaines de milliers de Québécois à manifester dans les rues de Montréal à l’hiver 2003. Le gouvernement conservateur réussit à convaincre à deux reprises l’opposition libérale d’appuyer la prolongation de la mission de combat du Canada, malgré l’opposition bloquiste et néo-démocrate, puis Ottawa mit essentiellement fin à la controverse en rapatriant au pays le groupe de combat et en redéployant les FAC à Kaboul pour une mission de formation. Si le PLC peut se vanter d’avoir sans doute influencé le premier ministre en ce sens, il n’en demeure pas moins qu’au moment de la décision, à l’automne 2010, une majorité de Canadiens hors Québec et de Québécois s’opposait également à la poursuite de la mission de combat au-delà de 2011.

Il n’est donc pas possible de conclure qu’un Canada sans le Québec aurait agi différemment en matière de déploiement de troupes de combat en Afghanistan. Entre 2001 et 2008, les élus québécois ne relayèrent pas les réticences québécoises concernant l’usage de la force militaire en Afghanistan, et ce, en dépit d’une opposition populaire claire à toute mission de combat à partir du printemps 2006. Si la mobilisation du mécontentement populaire après 2008 fut beaucoup plus nette, elle ne relaya pas la seule opinion québécoise, mais bien celle d’une majorité de Canadiens hors Québec. Plus important encore, c’est pratiquement un gouvernement fédéral sans le Québec qui fut au pouvoir au cours de la période sous étude (il était composé de cinq à dix députés québécois). Or, malgré ceci, le gouvernement Harper retira les troupes de combat canadiennes trois ans avant la fin de la mission de l’OTAN. On ne peut donc pas l’accuser d’avoir adopté une politique singulièrement différente de celle d’un gouvernement fédéral hypothétiquement composé d’une plus grande députation québécoise. Autrement dit, il serait hasardeux de conclure qu’un gouvernement fédéral disposant de plus d’appuis au Québec aurait adopté une position fort différente que celle du PCC à l’égard de la guerre d’Afghanistan. Tout au plus pouvons-nous admettre que davantage d’importance aurait été mise sur la dimension « reconstruction » de la mission de contre-insurrection à Kandahar de 2005 à 2011.

L’atlantisme biculturel comme explication rivale

L’analyse contrefactuelle impose de confronter sa valeur heuristique avec les principales explications rivales en la matière. Or Massie a lui-même proposé, ailleurs, une explication rivale à celles discutées jusqu’ici concernant les décisions canadiennes de participer, ou non, à une intervention militaire dirigée par les États-Unis. Qui plus est, cette explication rivale accorde au Québec une importance plus grande que son simple poids démographique relayé politiquement à Ottawa à des fins électorales par les élus fédéraux québécois. Il s’agit de la domination d’une culture stratégique atlantiste et biculturelle au Canada. L’atlantisme biculturel fait référence à l’importance de deux cultures nationales fondatrices du Canada – française et britannique – et de leurs pendants internationaux – la France, le Royaume-Uni et les États-Unis – dans la conception dominante de ce qu’est le Canada, de ses alliés et de ses ennemis, ainsi que de ses rôles nationaux appropriés sur la scène internationale[69]. L’atlantisme biculturel suggère que la préservation de la cohésion sociale au Canada – en raison de sa fragmentation ethnoculturelle marquée – passe, selon les élites gouvernantes canadiennes, par le maintien d’une cohésion transatlantique entre ses deux anciennes « mères patries » et son principal allié, voisin et partenaire, les États-Unis.

De cette conception de l’identité étatique canadienne et de ses rapports internationaux découlent des principes qui régulent les sources de légitimité de l’usage de la force militaire. En bref, la thèse de l’atlantisme biculturel est triple : le Canada ne fait la guerre sur la scène internationale que lorsque ses trois principaux alliés transatlantiques y prennent conjointement part ; il cherche à préserver l’harmonie, voire le consensus entre ses trois principaux alliés lorsque ceux-ci divergent sur la pertinence d’une intervention militaire ; et le Canada contribue militairement à la coalition de volontaires à laquelle participent ses principaux alliés de manière suffisamment significative pour préserver sa réputation d’allié fiable et assurer la cohésion de la coalition[70].

Le Québec jouit, dans cette perspective, d’une influence disproportionnée par rapport à son poids démographique dans la fédération canadienne en raison de son importance comme foyer principal de la culture nationale francophone au pays. Imaginer le Canada sans le Québec consisterait à retirer l’importance de la France dans le quadrilatère transatlantique qui permet d’expliquer l’usage de la force militaire du Canada depuis 1945. En effet, jamais, depuis cette date, le Canada n’a fait la guerre sans ses alliés français, britannique et américain, de la guerre de Corée à celle contre l’État islamique, en passant par les guerres du golfe Persique, du Kosovo et de Libye. Lorsqu’une dissension notable divisa ses alliés lors d’un conflit (lors de la crise de Suez, de la guerre du Vietnam, de l’invasion de l’Irak et de la guerre civile en Syrie, par exemple), le Canada choisit de ne pas participer à une intervention militaire outre-mer. Ainsi, en toute logique, une fédération canadienne sans le Québec n’accorderait pas autant d’importance à sa relation d’amitié avec la France et, conséquemment, pourrait participer militairement à une guerre récoltant le seul soutien de Londres et de Washington.

C’est ainsi que nous avons argué ailleurs que la décision canadienne de ne pas participer à la guerre contre l’Irak aurait été tout autre si Paris avait réussi à trouver une raison de soutenir l’invasion anglo-américaine[71]. En effet, la principale explication de rechange à celle des ADM pour expliquer le refus canadien de participer à l’invasion de l’Irak est que l’échec d’un consensus entre Paris, Londres et Washington força le Canada, pour la première fois depuis 1956, à trancher entre les positions défendues par ses principaux alliés en matière d’intervention militaire. Le Canada s’aligna ultimement sur la position de Paris, mais le gouvernement Chrétien fut très actif sur la scène internationale afin de trouver un compromis entre ses principaux alliés, c’est-à-dire de fixer, par une nouvelle résolution de l’ONU, une date butoir forçant le régime irakien à désarmer. Cet activisme diplomatique ne peut être expliqué par les tenants des ADM comme fondement de la décision canadienne. En effet, pourquoi l’ambassadeur canadien à l’ONU, Paul Heinbecker, aurait-il tenté de trouver une solution de compromis à l’ONU si le gouvernement canadien estimait qu’il n’y avait pas de preuves convaincantes que l’Irak disposait d’ADM ? Comme le souligne Frank Harvey : « In fact, had Heinbecker honestly believed at the time that Saddam did not pose a threat, or had no WMD to worry about or dismantle, then Canada’s decision to push the Heinbecker compromise would have been a huge strategic blunder that could have dragged the country into the Iraq war[72] ». Il aurait été difficile pour le Canada de ne pas participer à une guerre contre l’Irak si le compromis canadien avait bel et bien été accepté par ses alliés[73].

L’explication rivale, proposée par les tenants de la thèse de l’atlantisme biculturel, consiste à arguer que les efforts diplomatiques canadiens visaient à préserver l’unité entre ses alliés à l’égard de la crise irakienne, quitte à forcer le Canada à s’engager dans une éventuelle guerre en Irak si ses tentatives diplomatiques avaient été fructueuses. Voilà pourquoi le Canada émit des signaux mixtes par rapport à son engagement militaire potentiel et qu’il avait à sa disposition un contingent de 800 soldats disponibles pour un déploiement dans un éventuel conflit[74]. D’ailleurs, lorsqu’il fut questionné, dix ans après sa décision de mars 2003, sur la position du Canada si la France et l’Allemagne avaient appuyé une intervention militaire en Irak, l’ancien premier ministre Chrétien répondit : « Si tout le monde avait dit oui, j’aurais dit oui[75] ». En conséquence, si la thèse atlantiste est juste, il est vraisemblable de suggérer qu’un Canada sans le Québec aurait adopté une position différente de celle de mars 2003 et que, corollairement, l’influence du Québec sur cette décision, aussi intangible soit-elle, n’en demeure pas moins décisive.

Tel n’est pas le cas de la guerre d’Afghanistan. L’explication atlantiste à son endroit repose sur l’importance accordée par le gouvernement canadien à l’alliance atlantique et sur le désir de préserver sa réputation d’allié fiable[76]. Tout au cours du conflit, le Canada fit maints efforts pour que l’OTAN, plutôt qu’une coalition de volontaires, mène la mission de manière efficace. Ottawa joua donc un rôle important dans les efforts visant à convaincre Paris d’« otanniser » la mission transatlantique en Afghanistan, puis de respecter son plan de prise en charge du territoire afghan en fonction d’un calendrier serré[77]. De plus, Ottawa chercha constamment à maintenir, sinon à rehausser, son prestige auprès de ses alliés traditionnels. En particulier, le choix d’intervenir militairement à Kandahar (plutôt qu’ailleurs en Afghanistan) est directement attribuable à la volonté de redorer la réputation d’allié fiable et crédible du Canada auprès de ses alliés dans le contexte de la guerre contre le terrorisme et d’une perception que le Canada n’en faisait pas assez dans ce domaine, notamment après sa décision de ne pas intervenir en Irak[78].

Ceci dit, l’explication atlantiste de l’usage de la force par le Canada en Afghanistan ne corrobore pas la conclusion selon laquelle un Canada sans le Québec aurait agi différemment. En effet, compte tenu du consensus transatlantique sur la pertinence de la mission afghane, l’influence du Québec par l’entremise de l’importance accrue accordée à la France dans les calculs stratégiques canadiens aurait beau avoir été moindre, le résultat final – une intervention militaire canadienne – aurait été le même. Ceci d’autant plus, comme nous l’avons souligné précédemment, que les représentants politiques québécois à Ottawa refusèrent de mobiliser l’opposition populaire québécoise et que ce fut un gouvernement fédéral dépourvu d’une grande députation québécoise qui retira les troupes de combat canadiennes de Kandahar. Bref, la thèse atlantiste, dans le cas de la guerre d’Afghanistan, n’offre pas d’explication réellement rivale de celle de la mobilisation politique pour juger du poids du Québec sur l’engagement militaire canadien. En conséquence, elle ne remet pas en question le peu d’influence de la population québécoise sur l’usage de la force armée par le Canada.

La paradiplomatie identitaire québécoise

Pour compléter notre analyse contrefactuelle, nous devons examiner une dernière piste d’analyse. Est-ce que les représentants politiques québécois, prémunis de toute influence ou contrainte propre au gouvernement fédéral canadien, auraient agi différemment à l’égard de l’usage de la force militaire en Irak et en Afghanistan ? Auraient-ils mobilisé autrement le mécontentement populaire québécois par rapport à ces guerres ? Auraient-ils maintenu l’importance accordée à la France selon la perspective atlantiste ? Afin de répondre à ces questions, nous devons vérifier l’hypothèse contrefactuelle suivante : est-ce qu’un hypothétique Québec souverain aurait pris des décisions similaires à l’État canadien en matière d’usage de la force militaire ?

Le Québec mène une activité diplomatique propre sur la scène internationale. Cette activité s’effectue en parallèle – et parfois de manière divergente – à celle d’Ottawa. La particularité de la diplomatie internationale québécoise est qu’elle n’émane pas seulement d’intérêts provinciaux, liés par exemple à la mondialisation des échanges et à l’intégration régionale. Elle est également le fruit d’un nationalisme identitaire. C’est pourquoi l’activisme international québécois est couramment conçu comme une forme de paradiplomatie identitaire, dont l’objectif central est « le renforcement ou la construction de la nation minoritaire dans le cadre d’un pays multinational », en l’occurrence le Canada[79]. Il découle de la paradiplomatie identitaire québécoise une volonté du gouvernement du Québec d’accroître la visibilité et la reconnaissance de la nation québécoise à l’étranger en faisant la promotion du caractère distinct des valeurs et des préférences des Québécois. Ceci n’est pas exclusif aux gouvernements souverainistes et ne se limite pas aux champs de compétence provinciale. La paradiplomatie identitaire inclut parfois, quoique rarement, des enjeux de « haute politique », c’est-à-dire liés au recours à la force militaire à l’étranger. L’examen des prises de position du gouvernement québécois à l’égard des conflits afghan et irakien nous permet donc de donner un aperçu de ce qu’aurait pu être la position d’un État québécois en matière d’usage de la force militaire.

Lors de la crise irakienne, le premier ministre du Québec, Bernard Landry, ne manqua pas d’interpréter l’ampleur des manifestations québécoises contre une guerre en Irak comme la preuve ultime « qu’il y a vraiment deux nations au Canada. […] On voit là, en tout respect pour tout le monde, que les Québécois forment une nation et que cette nation doit accéder aux instances internationales[80] ». De manière plus significative, le 11 mars 2003, l’Assemblée nationale du Québec adopta, à l’unanimité, une motion portant sur le conflit irakien. Celle-ci déclarait :

Que l’Assemblée nationale du Québec exprime sa plus vive préoccupation à l’égard de la crise irakienne ; Qu’elle affirme sa volonté de voir la crise résolue par les voies diplomatiques et pacifiques ; Qu’elle demande à l’Irak de se conformer à toutes les résolutions de l’Organisation des Nations unies ; Qu’elle affirme que l’usage de la force serait si lourd de conséquences pour la population, pour la région et pour la stabilité internationale qu’il ne saurait être envisagé qu’en dernier recours ; Qu’elle déclare son opposition à une éventuelle intervention militaire qui ne respecterait pas la Charte des Nations unies et le droit international ; et Qu’en conséquence elle signifie au gouvernement fédéral, au nom des Québécoises et des Québécois, qui se sont exprimés en faveur de la paix, de ne pas intervenir en Irak sans l’accord des Nations unies ; et, finalement Qu’elle salue la mobilisation citoyenne Échec à la guerre et l’attachement des Québécoises et des Québécois à la paix[81].

L’on peut légitimement déduire de cette motion que la position du Québec à l’égard du conflit irakien ressemblerait en plusieurs points à la position prise par le gouvernement Chrétien, car si la présence d’ADM en Irak s’était avérée, elle aurait violé le droit international. Quant aux efforts diplomatiques canadiens à l’ONU et au contingent militaire canadien en réserve, ils peuvent être interprétés comme des moyens visant à faire de l’usage de la force un ultime et dernier recours. Toutefois, l’appui explicite au collectif Échec à la guerre, opposé à toute forme de recours militaire, suggère une posture plus pacifiste par le Québec que celle adoptée par le Canada.

Dans le cas de la guerre en Afghanistan, le premier ministre québécois, Jean Charest, exprima publiquement son soutien à la position adoptée par le gouvernement fédéral. Il déclara que la mission de combat en Afghanistan s’inscrivait dans la longue tradition canadienne de maintien de la paix et que les 2 000 soldats québécois qui s’apprêtaient à être déployés en Afghanistan représentaient le bras agissant du pacifisme québécois :

L’engagement du Canada dans les missions de maintien de la paix remonte donc au tout début de ces opérations. Le Canada a toujours participé aux efforts de paix internationaux et d’autres opérations militaires à l’étranger. Nos troupes ont servi en Égypte, à Chypre, en Syrie, dans le golfe Persique, en ex-Yougoslavie, en Somalie, à Haïti, au Rwanda, en Éthiopie et évidemment, aujourd’hui, en Afghanistan. […] Depuis 1947, les militaires canadiens et québécois ont participé à 72 missions internationales, et ces missions de maintien de la paix sont souvent devenues, au fil des ans, des missions d’imposition de la paix. Est-ce que nous devons, sous prétexte que le danger est plus grand, détourner notre regard de la détresse que nous retrouvons ailleurs dans le monde ? Des centaines de Québécois disent non et ils s’engagent sous les drapeaux pour défendre la justice et la liberté et mettre en péril leur propre vie. En agissant ainsi, M. le Président, ils ne vont pas à l’encontre du pacifisme qui est une très grande valeur des Québécois. Ils en sont au contraire le bras agissant. Voilà pourquoi nous leur devons, à eux aussi, reconnaissance et gratitude[82].

Le Parti Québécois, sous la gouverne de Pauline Marois, adopta une posture plus critique que celle du premier ministre Charest. Son programme de 2011 soulignait que « l’engagement militaire en Afghanistan » était « en contradiction avec les intérêts et les valeurs du Québec[83] ». L’ancien ministre des Relations internationales du Québec, Jean-François Lisée, va plus loin. Selon lui, un Québec souverain aurait une armée, mais celle-ci participerait à des « opérations de maintien de la paix de l’ONU, mais aucunement à des opérations de guerre[84] ». Si cette position du PQ peut suggérer qu’un Québec souverain n’aurait pas participé à la guerre en Afghanistan – quoique, selon l’interprétation de Jean Charest, cette guerre ait été en fait une mission de paix –, la suggestion de Lisée qu’un Québec souverain demeurerait membre de l’OTAN[85], conjuguée à celle de Gilles Duceppe, selon qui il « semble clair que le Québec ferait partie de l’OTAN[86] », permet d’en douter. Certainement, ces commentaires suggèrent que le Québec aurait agi différemment face au conflit afghan, mais ils ne permettent pas de conclure avec confiance qu’un Québec souverain n’aurait pas participé à la guerre en Afghanistan, à l’instar de la très vaste majorité des États membres de l’OTAN. Car la pression, comme État membre de l’OTAN, de participer à cette guerre était telle que l’Allemagne, État également réputé pour son antimilitarisme, contribua significativement – quoique dans une moindre mesure que le Canada – à la guerre en Afghanistan.

Conclusion

Le Québec exerce-t-il une influence décisive sur la politique de sécurité internationale du Canada ? Pour répondre à cette question, nous avons privilégié une approche contrefactuelle de manière à cerner, de la façon la plus rigoureuse qui nous soit possible de faire, le poids du Québec sur les décisions canadiennes de recourir à la force militaire lors des conflits afghan et irakien. Il paraît tout d’abord clair que les Québécois exprimèrent des préférences distinctes de celles des Canadiens hors Québec en s’opposant de manière marquée à une participation militaire canadienne à ces conflits. Cependant, leur opposition ne fut pas clairement et systématiquement mobilisée politiquement, ou encore ne fut pas au coeur du raisonnement ayant amené le gouvernement fédéral à recourir, ou non, à la force armée. Seule la décision du premier ministre Chrétien de ne pas participer à l’invasion de l’Irak en mars 2003, et ce, du point de vue de la thèse, disons structurelle, de l’atlantisme biculturel, permet de suggérer que le Québec fut une condition nécessaire à la non-intervention militaire canadienne. Cette conclusion est d’ailleurs en partie étayée par l’analyse contrefactuelle d’une position distinctement québécoise à l’égard de la guerre contre l’Irak. Du côté du conflit afghan, les données disponibles sont trop ambiguës pour conclure qu’un Québec souverain n’aurait pas participé à cette guerre, mais l’on peut affirmer avec une certaine confiance qu’une fédération canadienne sans le Québec n’aurait pas agi de manière substantiellement différente que ce qui fut le cas lors de la plus longue guerre de l’histoire canadienne.

Notre analyse contrefactuelle permet donc de nuancer les dires selon lesquels, d’un côté, le Québec détermine les décisions canadiennes d’intervenir militairement au sein de coalitions dirigées par les États-Unis, ou, d’un autre côté, n’agit pas sur ces décisions. Des analyses similaires de l’influence de nations minoritaires sur la politique de sécurité internationale des démocraties libérales permettraient d’approfondir davantage les pistes explorées par cet article, et permettraient en outre une plus grande généralisation des conclusions relatives au cas québécois.