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L’université de Strasbourg a mené dès la deuxième moitié du XXe siècle une réflexion sur la création d’un enseignement de théologie musulmane en conformité avec la méthodologie universitaire. Elle créera par la suite des diplômes d’islamologie et fait à ce titre partie du Groupement d’intérêt public (GIP) Institut français d’islamologie créé en 2022.

Une faculté de théologie musulmane pour compléter l’offre de formation de l’université de Strasbourg

La formation de savants, et par ricochet de cadres religieux musulmans, avait été envisagée à l’occasion de la publication de la loi Faure du 12 novembre 1968 sur l’orientation de l’enseignement supérieur qui a entraîné l’éclatement de l’université de Strasbourg et la création de trois universités : l’université Robert Schuman (droit et sciences politiques), l’université Louis Pasteur (sciences) et l’université des sciences humaines et sociales (USHS), intitulée université Marc Bloch à partir de 1999. Le professeur de philosophie et futur président de l’USHS Lucien Braun, souhaitait selon Marc Philonenko, doyen de la faculté de théologie protestante créer une quatrième université comportant outre les 2 facultés de théologie catholique et protestante, l’École pratique des Hautes Études (EPHE). Cette hypothèse difficile à mettre en oeuvre n’a pas été soutenue[1]. Elle a suscité de sérieuses réserves et n’a pas été suivie d’effet. Les deux facultés de théologie (catholique et protestante) ont finalement été intégrées à l’université des Sciences humaines de Strasbourg (USHS) avant de figurer à partir de 2009 parmi les composantes de l’université de Strasbourg (UNISTRA) résultant de la fusion des trois universités strasbourgeoises précédemment citées.

La création d’une faculté de théologie musulmane au sein de l’université des sciences humaines de Strasbourg (USHS) a de nouveau été d’actualité dans les années 1980. Étienne Trocmé, doyen de la faculté de théologie protestante, a réuni autour de lui un groupe d’universitaires pour réfléchir au contenu des programmes et à la faisabilité juridique de ce projet (Trocmé 1998). Mais le dossier a été ralenti par un conseiller du Président de la République et par le ministère de l’Éducation nationale, embarrassé par l’« affaire du foulard islamique », au début de l’automne 1989. Le ministre de l’Intérieur Pierre Joxe a selon Étienne Trocmé maintenu son intérêt pour cette démarche. Il l’a rencontré à Strasbourg en 1990 et lui a manifesté au cours d’une conversation privée son avis très favorable à la réalisation d’un tel projet.

Une faculté de théologie musulmane pour faire obstacle aux dérives intégristes

Alors qu’il avait été dans un premier temps envisagé sous l’angle de l’apport et de la complémentarité scientifiques dans le domaine des sciences religieuses, le dossier refait surface quelques années plus tard sous l’impulsion cette fois-ci de la montée des intégrismes et des radicalismes. La création d’une faculté de théologie musulmane émerge dès lors comme une réponse possible au développement de tensions socioreligieuses et pas uniquement pour compléter une offre de formation selon Trocmé. Cette nouvelle étape est concrétisée en 1996, par la requête du président de l’USHS, Albert Hamm, qui demande à Étienne Trocmé (ancien élève de l’École nationale des Chartes, ancien président de l’USHS et ancien doyen de la faculté de théologie protestante) de rédiger un rapport au sujet du développement des sciences des religions à l’USHS dans le cadre du projet d’établissement, c’est-à-dire le projet quadriennal (Trocmé 1996) soumis à évaluation du ministère de l’Enseignement supérieur à l’époque[2].

Étienne Trocmé préconise dans son rapport la création d’une faculté de théologie musulmane au sein de l’USHS. Dans l’introduction de ce document, il estime que deux demandes relatives aux sciences religieuses s’expriment dans la société française : remédier à l’affaissement du niveau de culture religieuse dans la population française, et cela en dehors de toute attache confessionnelle, et fournir à l’islam les cadres intellectuels « qui lui permettront d’acquérir dans la fidélité à sa tradition, l’autonomie et la vigueur indispensable pour qu’il joue son rôle dans la vie du pays » (Trocmé 1996). Il convient pour Étienne Trocmé de favoriser l’élaboration d’une pensée musulmane adaptée au contexte français dans des lieux de connaissance, de méthode et de liberté, armés pour résister aux pressions de l’intégrisme et de l’islamisme. Il préconise à cet effet la création, au sein de l’USHS, d’un Institut de théologie musulmane dont l’objectif serait de former des savants et des théologiens universitaires. Ces personnes formées par l’université devraient bénéficier, selon lui, d’une grande autorité au sein des communautés et fédérations musulmanes en France. L’idée de l’instauration d’un département de formation pratique ou professionnelle des imams stricto sensu est écartée. Pour l’ancien doyen de la faculté de théologie protestante, la formation théologique doit avant tout apporter une contribution au débat public et favoriser le maintien de la paix religieuse dans une société pluraliste. Étienne Trocmé promeut une théologie musulmane institutionnellement non confessionnelle sur le modèle[3] de la faculté de théologie protestante de Strasbourg[4]. Ce projet n’a pas été soutenu par l’ensemble des enseignants-chercheurs de l’USHS dont certains considéraient qu’il portait atteinte au principe de laïcité, alors que d’autres craignaient qu’il ne fragilise le statut des deux facultés de théologie catholique et protestante en introduisant une nouvelle composante susceptible de générer du désordre. Une note du ministère de l’Intérieur a considéré que toutes les conditions n’étaient pas réunies en droit local en vue de la création d’une faculté de théologie musulmane. Seul un culte reconnu par l’État pourrait bénéficier d’une telle création.

Faire obstacle au développement des idées religieuses extrémistes et former des imams

Mais l’idée d’une faculté de théologie musulmane comme possible solution aux tensions socioreligieuses va faire son chemin et dépasser les seules limites des territoires soumis au droit local des cultes[5]. François Baroin évoque cette possibilité dans son rapport intitulé Pour une nouvelle laïcité paru en 2003. L’ancien ministre, qu’il est difficile de suspecter de vouloir mettre à mal le « pacte laïque », plaide dans ses 16 propositions en faveur de la création d’une faculté de théologie musulmane qui doit permettre « d’ancrer l’Islam dans la modernité en fédérant le travail d’un certain nombre de savants qui ont engagé un travail critique sur le texte coranique ». Il s’agit de promouvoir une théologie non confessionnelle – c’est-à-dire sans intervention de l’autorité religieuse dans la fixation des programmes et la nomination des enseignants – indissociable des sciences humaines et sociales.

Le rapport sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics (Machelon 2006), publié en 2006 par le ministère de l’Intérieur, souligne quant à lui que la formation des personnels religieux dans les départements du Rhin et de la Moselle est essentielle et appelle de ses voeux la création d’une formation diplômante en théologie musulmane. Enfin, sur un registre plus proche des sciences religieuses, le rapport d’information fait au nom de la Mission d’information[6] sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national du 26 janvier 2010 préconise, dans sa proposition 6, la création d’une École nationale d’études sur l’islam. Cette préconisation s’inspire du Rapport sur la laïcité de Bernard Stasi de 2003[7]. Ces prises de position sont marquées par la difficulté en France de définir la théologie en la distinguant des sciences humaines et sociales des religions (Messner 2022). En effet, la théologie enseignée dans les universités publiques des pays européens était traditionnellement qualifiée – notamment dans les pays sociologiquement catholiques – de matière mixte (res mixta)[8] supposant la collaboration effective des autorités publiques et de l’administration universitaire avec les autorités religieuses[9].

Dans le nord de l’Europe, la situation est cependant différente. Ainsi en Suède, les pasteurs de l’Église évangélique luthérienne, qualifiée d’Église nationale de Suède, sont formés dans les facultés de théologie des universités publiques d’Uppsala et de Lund. Ces deux facultés publiques dispensent un enseignement théologique certes axé sur le protestantisme, mais avec une approche non confessionnelle. L’université est neutre, elle enseigne la science et non des croyances et des dogmes. L’Église luthérienne n’intervient pas dans le fonctionnement et dans la procédure de nomination des enseignants-chercheurs des établissements. Il en va de même au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et dans les pays nordiques (Messner 2015a). Par ailleurs, la sécularisation de la société occidentale a entraîné le changement de statut de certaines facultés de théologie confessionnelles. Ainsi en Suisse, à l’université de Lausanne, des enseignants de la faculté de théologie ont sollicité leur rattachement à la faculté de sciences sociales et en France, à Metz, l’évêque a sollicité auprès des instances compétentes la dénonciation de la convention[10] portant création d’un département de théologie au sein de l’université de Lorraine. Le département de théologie de l’université de Lorraine est aujourd’hui la seule formation publique de théologie sans affiliation confessionnelle[11].

Former les cadres religieux musulmans : l’apport de l’islamologie et des sciences humaines et sociales du religieux

Le projet Trocmé était certes prometteur et séduisant. Il s’est toutefois heurté à des obstacles juridiques pourtant surmontables[12] à l’époque et a constitué un embarras pour l’administration et nombre d’acteurs politiques en difficulté avec le maniement du droit local des cultes et une conception étroite de la laïcité. Partant, d’autres solutions sont envisagées en réponse aux communautarismes et au radicalisme religieux qui continuent de prospérer. L’accent est mis à partir des années 2000 sur l’urgence de former les imams sur l’ensemble du territoire français en privilégiant des solutions en harmonie avec la « laïcité philosophique ». Cette volonté est affirmée le 3 mai 2003 par le Premier ministre. Le ministre de l’Éducation nationale demande un rapport à Daniel Rivet (Rivet 2003), directeur de l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM), aux fins de déterminer quel pourrait être l’apport des sciences humaines et sociales de l’université publique à la formation des imams. Daniel Rivet propose de valoriser les instruments de travail universitaires portant sur l’Islam (publication d’encyclopédies, de dictionnaires, des grands textes de la littérature et de l’humanisme arabes); de mobiliser le vivier des islamologues universitaires en activité; d’accorder une attention privilégiée à l’enseignement de la pensée islamique contemporaine avec une « raison islamique renouvelée en profondeur »; de contribuer à l’étude comparée du fait religieux. Il envisage également la création d’un institut de formation des imams « en terre non musulmane ». Cet institut de droit privé devrait bénéficier de l’apport de l’université publique et promouvoir un « islam des lumières ». Il serait couronné par un diplôme appelé magistère.

Former les cadres religieux musulmans à la laïcité

Finalement, à la suite de tous ces efforts et débats, c’est une formation à l’intégration des ministres du culte musulman/imams par le biais d’un diplôme universitaire[13] piloté par l’administration et articulé autour de l’apprentissage de la langue française et de la connaissance des lois de la République qui a été retenue. Cette solution permettait à l’administration de garder la main sur le contenu des formations et d’éviter un débat embarrassant sur la formation théologique des cadres religieux musulmans qui aurait pu, à tort, être considérée comme contraire au principe de laïcité. Ce diplôme d’université (DU) devait, à la demande du recteur de l’académie de Paris, être pris en charge par l’Université Paris IV avec le soutien de l’Université Paris II pour tout ce qui concerne les enseignements de droit. La demande de création de ce DU a cependant été repoussée par les étudiants membres du conseil des études et de la vie universitaires (CEVU) de Paris IV qui ont invoqué une atteinte à la laïcité en tant que ce diplôme s’adressait prioritairement à des ministres du culte. La formation préconisée par une commission interministérielle a cependant été créée et prise en charge en 2008 par la Faculté de sciences sociales et économiques (FASSE) de l’Institut catholique de Paris, établissement privé d’enseignement supérieur, sous la forme d’un diplôme intitulé « Interculturalité, laïcité, religion ».

La gestion de ce diplôme à destination d’agents cultuels musulmans par un établissement privé d’enseignement supérieur catholique a suscité des critiques de la part de certaines autorités religieuses musulmanes pour qui la formation de cadres religieux musulmans ne devait pas, par principe, relever d’un établissement d’enseignement supérieur privé catholique. Le premier DU de formation civile et civique créé dans une université publique naît en 2010. Il s’agit du diplôme d’université « Droit, société et pluralité des religions » de la Faculté de droit de l’université de Strasbourg[14]. Quant au troisième DU, créé en 2012 sous l’impulsion du préfet de la Région Rhône-Alpes, il constitue un modèle intéressant, dans la mesure où il associe trois partenaires, l’université catholique de Lyon, la Faculté de droit de l’université Lyon 3 et l’Institut français de civilisation musulmane (IFCM) de la Grande Mosquée de Lyon. La même année, la faculté de droit de l’université Montpellier 1 a instauré un DU « Religion et société démocratique ». Quant à l’IEP d’Aix-en-Provence, il a ouvert son DU « Pluralité religieuse, droit, laïcités et sociétés » en janvier 2014. Des DU de formation civile et civique soutenus par le ministère de l’Intérieur ont depuis été créés dans plus de 31 établissements (Bakir, Curtit, Fortier, Lozach 2021). Un DU à distance, corollaire de l’obligation de diplôme pour les aumôniers rémunérés fixée par un décret de 2017 (Messner, Prélot 2017), a été mis en place à la rentrée 2017. Les universités publiques, conscientes des enjeux sociétaux de ces diplômes, ne s’opposent plus à leur création.

La création de pôles universitaires d’islamologie

Le rapport Messner sur la formation des cadres religieux musulmans de 2015 (Messner 2015b)[15] avait recommandé la multiplication des DU de formation civile et civique sur le territoire français. Il a également repris la proposition Rivet visant à instaurer et consolider des pôles d’excellence en sciences humaines et sociales de l’islam aux fins de fédérer les meilleurs spécialistes français de ce champ d’études, « tout en développant des réseaux associant des enseignants-chercheurs et des chercheurs d’universités étrangères ». Francis Messner a par ailleurs créé un master d’islamologie rattaché à la faculté de droit de l’Université de Strasbourg dès 2010[16]. Dans le cadre du programme quinquennal 2013-2017, le master s’intitulait « Islam, droit et gestion » et comprenait un master 1 – mention « Islamologie, Droit et Gestion », un master 2 – spécialité « Islamologie » et un master 2 – spécialité « Finance islamique ». Dans ces formations étaient dispensés des cours d’histoire de l’islam, de civilisation arabo-musulmane, de lecture herméneutique des sources, de droit musulman, de sciences sociales des religions, d’histoire des religions, de langues – et notamment de langue arabe –, de finance islamique et des enseignements sur les courants de pensée dans l’islam. Il s’agit d’une formation scientifique, universitaire et non confessionnelle. Elle a pour objectif de former des chercheurs et enseignants-chercheurs professionnels, des acteurs sociaux, culturels et économiques, mais également des savants musulmans dont certains pourraient occuper des fonctions de cadres religieux musulmans (ministre du culte, enseignant de religion). Le master a bénéficié de la création d’un poste de professeur de droit musulman.

À la rentrée 2016, la faculté des sciences historiques de l’université de Strasbourg a ouvert une licence d’histoire et de civilisation des mondes musulmans annoncée par le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve à l’occasion des assises nationales de l’islam en 2016. Cette formation répond au besoin croissant de connaissance des traditions et des cultures musulmanes. Le contenu de cette licence basé sur une approche comparative et critique comprend des enseignements d’histoire des mondes musulmans, d’histoire des doctrines, de droit musulman, de critique des sources, de langue arabe et d’histoire des religions. À la rentrée 2018, le master d’islamologie a été restructuré et fort logiquement rattaché à la faculté des sciences historiques en continuité avec la licence d’histoire et civilisation des mondes musulmans.

Une licence d’islamologie annoncée par le ministre de l’Intérieur à l’occasion de l’Instance nationale de dialogue avec l’islam de 2016 a été créée par la suite au sein de la faculté des sciences historiques de Strasbourg[17]. La création de cette licence « est une commande de la ministre de l’Enseignement supérieur et du ministre de l’Intérieur, pour développer des études sur l’islam qui correspondent aux critères académiques français : une approche positive, historique et critique », explique Michel Deneken, alors président par intérim de l’université de Strasbourg.

Les recherches menées dans ces pôles devraient s’appliquer « à toutes les facettes du fait religieux musulman : histoire de l’islam, droit musulman, finance islamique, fondements doctrinaux, culture arabo-musulmane, approches des sources fondatrices, courants de pensée dans l’Islam, sciences sociales de l’Islam. » Ces pôles universitaires d’excellence seraient mobilisés

dans des domaines à l’intersection de la recherche et de l’enseignement universitaires et des matières enseignées dans les instituts privés de formation en sciences islamiques (linguistique, histoire de l’islam, étude scientifique des sources fondatrices de l’islam, art, culture, philosophie, droit musulman)

Messner 2015b

À la suite du rapport Messner sur la formation des cadres religieux musulmans et du Livre blanc du GIS Moyen-Orient/Mondes musulmans[18], le Gouvernement a annoncé des mesures de soutien à la recherche en islamologie ainsi qu’en sciences humaines et sociales sur l’islam de France. Une ligne de crédits de recherche intitulée « Islam religion, et société » a été ouverte pour la première fois à la rentrée 2015, avec pour finalité de répondre « aux besoins de connaissance de la diversité des institutions, courants, pratiques et discours relatifs à l’islam contemporain en France, de sa composition en mutations et recompositions permanentes. »

Les usages passés et présents du corpus religieux islamique, l’étude de la production scripturaire ancienne comme contemporaine ne sont pas non plus ignorés. Cette ligne de crédit privilégie une approche pluridisciplinaire intégrant sociologues, anthropologues, juristes, économistes[19].

Par ailleurs, un appel à manifestation d’intérêt en direction des établissements d’enseignement supérieur en vue du recrutement d’une dizaine de maîtres de conférences spécialisés en islamologie et voire sur les problèmes de « radicalisation », a été lancé en 2016.

Faisant suite aux rapports précédemment cités, un rapport détaillé consacré à la formation des imams et des cadres religieux musulmans de Catherine Mayeur-Jaouen, Mathilde Philip-Gay et Rachid Benzine, remis au ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et au ministre de l’Intérieur en 2016 (Benzine, Mayeur-Jaouen, Philip-Gay 2017), préconise l’instauration de pôles universitaires d’islamologie répartis sur le territoire national. Ils devraient proposer des enseignements et une recherche inscrits dans les différentes disciplines des sciences humaines et sociales. Pour ce qui concerne plus particulièrement la formation des cadres religieux musulmans, les deux rapports (Messner, Mayeur et alii) recommandent la création de bi-parcours entre universités publiques et instituts privés de formation d’imams. Ces bi-parcours permettraient selon le rapport Mayeur d’enrichir la formation des futurs cadres religieux aux côtés des autres étudiants et professionnels intéressés en s’appuyant sur le réseau national des diplômes universitaires (DU) de formation civile et civique.

Compléter l’offre de formation de l’université de Strasbourg par un enseignement non confessionnel de théologie

Le cadre général

Parallèlement aux préconisations susmentionnées dont la mise en oeuvre tardait, le projet d’un enseignement de théologie musulmane à Strasbourg à destination des cadres religieux a été relancé en 2016/2017 sous l’impulsion de Jean-Pierre Chevènement, alors président de la Fondation de l’Islam de France (FIF). Il a demandé à Francis Messner, membre du Conseil d’orientation de la FIF, de rédiger une note exposant les avantages résultant de la création d’un enseignement de théologie musulmane et de tracer les grandes lignes d’un cadre juridique facilitant cette création. Cette note a été adressée par Monsieur Chevènement au Premier ministre, au ministre de l’Intérieur et au ministre de l’Enseignement supérieur.

La note rappelle en introduction que les facultés de théologie ont été créées en vue d’intégrer les institutions religieuses et leurs membres dans la société en diffusant une pensée religieuse articulée à la méthodologie universitaire et respectueuse du socle des valeurs communes. Une faculté de théologie musulmane pourrait compléter les politiques publiques menées actuellement en matière de formation des cadres religieux musulmans. Elles mettent l’accent sur la formation dite profane des cadres religieux musulmans, alors qu’il importe, selon le rédacteur de la note, d’articuler entre elles toutes les composantes de leur formation (théologie, sciences humaines et sociales des religions, formation civile et civique) aux fins d’éviter un système de formation constitué de blocs disjoints épistémologiquement mettant chacun en oeuvre des méthodologies différenciées. Par le biais de la crise moderniste au sein de l’Église catholique en France, l’histoire nous montre que cette position quelque peu schizophrénique n’est pas tenable à moyen terme et qu’elle est source de frustration et de confusion pour tous les acteurs concernés. La création d’une faculté de théologie musulmane à Strasbourg aurait pu s’imposer non seulement comme un modèle de théologie universitaire musulmane, mais également comme un instrument efficace de formation des agents cultuels musulmans sur l’ensemble du territoire français. Elle aurait conforté l’émergence d’un islam de France. Son objectif principal aurait été la formation des intellectuels et des savants en mesure de développer un système libéral de pensée de référence pour l’ensemble des cadres religieux musulmans. Il aurait eu pour objectif de s’imposer comme un contre-discours adossé à une légitimité académique faisant face aux discours intégristes et littéralistes.

La faculté de théologie musulmane de l’université de Strasbourg aurait eu un caractère non confessionnel, c’est-à-dire fonctionnant sans intervention des autorités religieuses dans la nomination des enseignants et la définition des programmes, à l’instar de la faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg qui garantit une formation de qualité aux cadres religieux protestants tout en préservant sa liberté et son indépendance par rapport aux autorités religieuses (Lienhard 1988)[20]. Des aménagements prenant en compte la formation professionnelle et pratique des cadres religieux musulmans auraient pu être trouvés, comme cela est le cas pour la théologie protestante[21].

Les questions juridiques

Concernant la question de la compatibilité avec le principe de laïcité des facultés de théologie de droit local au sein d’une université publique, il est possible d’affirmer que le Conseil constitutionnel ferait bénéficier les facultés de théologie de la jurisprudence élaborée au sujet de la rémunération des ministres du culte. Le constituant de 1958 n’a pas eu l’intention de remettre en cause ce financement[22]. Mais si le droit local alsacien mosellan est compatible avec la Constitution de 1958[23] et que son maintien n’est pas remis en cause, son extension à de nouveaux cultes semble plus problématique au regard d’une décision récente du Conseil constitutionnel[24] disposant

[qu’] à défaut de leur abrogation ou de leur harmonisation avec le droit commun, ces dispositions particulières ne peuvent être aménagées que dans la mesure où les différences de traitement qui en résultent ne sont pas accrues et que leur champ d’application n’est pas élargi; que telle est la portée du principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de dispositions particulières applicables dans les trois départements.

Cette décision est sujette à interprétation. Ainsi, le président de l’Institut du droit local considère que le fait de créer un enseignement de théologie musulmane au sein de l’université de Strasbourg n’introduit pas de règles nouvelles dans le droit local, mais constitue un aménagement d’une discipline universitaire déjà existante. Il s’agit selon lui d’une modification des modalités de mise en oeuvre de la législation locale à laquelle ne peut être opposée la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui a cristallisé le droit local dans son état actuel (Woehrling 2021). Mais cette position n’est pas partagée par l’administration du ministère de l’Intérieur. Ils considèrent au contraire qu’une telle création serait contraire à la jurisprudence Somodia du Conseil constitutionnel[25].

Par ailleurs, autre difficulté, la création d’un enseignement public de théologie musulmane suppose l’instauration d’une section du Conseil national des universités (CNU) composée de spécialistes de cette discipline aux fins notamment de procéder à la qualification des candidats aux fonctions de maîtres de conférences et de professeurs de théologie musulmane. Il existe actuellement deux commissions spéciales consultatives : de théologie catholique et de théologie protestante (sections 76 et 77) qui qualifient[26] et promeuvent[27] les enseignants de théologie catholique et de théologie protestante. En fait, ces deux sections qui siègent à Strasbourg dans les locaux du rectorat sont assimilées à des sections du CNU[28], mais sont organisées et administrées selon un texte de droit local datant de 1976[29]. Elles se réunissent à Strasbourg et sont présidées par le Recteur de l’académie de Strasbourg qui représente le ministre de l’Enseignement supérieur. Les futurs enseignants-chercheurs du département de théologie de Metz sont qualifiés par la Commission spéciale consultative siégeant à Strasbourg et comportant des représentants de ce même département (Messner 2019). La création d’une section de CNU de théologie musulmane pourrait ainsi relever du droit local ou du droit général si l’on retient dans ce dernier cas l’hypothèse de la possibilité de créer un enseignement de théologie en régime dit de séparation[30].

Enfin, l’argument souvent avancé de l’existence d’un culte statutaire de rattachement préalable à l’instauration d’une faculté de théologie ne découle d’aucun texte juridique. Inversement aucun texte de droit local ne prohibe la création d’une faculté de théologie qui n’est pas liée à un culte statutaire. La création d’une faculté de théologie au sein d’une université publique n’est pas en droit local des cultes obligatoirement liée à l’existence d’un culte statutaire. Elle correspond surtout à une nécessité sociale et politique, ce qui est le cas actuellement pour le culte musulman. La mise en oeuvre de politiques publiques efficaces en matière de soutien à la formation des cadres religieux ne devrait pas être liée à la distinction entre cultes statutaires et cultes non statutaires. L’intérêt général devrait prévaloir en ce domaine[31] et motiver la recherche de solutions juridiques adaptées.

La création d’un département interfacultaire d’islamologie

Le dossier relatif à la formation des agents cultuels musulmans a refait surface lorsque le Président de la République, dans un discours du 2 octobre 2020, a souligné son caractère prioritaire et s’est engagé à trouver une solution. Cet engagement s’est finalement concrétisé deux ans plus tard avec la création d’un Institut français d’islamologie (IFI) représenté par un Groupement d’intérêt public. Le GIP IFI public est créé par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche/MESRI. L’université de Strasbourg qui s’est investie dans la réflexion sur l’islamologie et dans la création de DU de formation civile et civique ainsi que de la licence et du master en islamologie figure parmi les membres fondateurs[32] de ce groupement. Le GIP IFI a pour objectif de promouvoir « à l’échelle nationale, l’étude scientifique et non confessionnelle des systèmes de croyance, de savoirs et de pratiques propres aux différentes branches qui composent la religion musulmane », sans négliger l’apport des sciences juridiques et politiques et plus largement des sciences humaines et sociales. Par islamologie, les rédacteurs de la convention constitutive entendent : l’histoire du Coran et de son interprétation; l’histoire des traditions attribuées au prophète; l’histoire des différentes écoles de théologie musulmane et des diverses formes de l’islam spirituel; les arts de l’islam et les écoles juridiques de l’islam. Le GIP IFI a ainsi un rôle de coordination et de soutien pour développer l’enseignement et la recherche dans le domaine de l’islamologie, notamment par l’affectation de nouveaux emplois dans les disciplines concernées et le financement de programmes de recherche.

De manière générale, l’université de Strasbourg (Unistra) est bien préparée pour accueillir des étudiants et soutenir des recherches en islamologie en tant qu’elle s’impose comme un pôle unique de compétences dans le domaine des sciences des religions et de la théologie. En effet, l’étude des religions occupe une place importante au sein de l’Unistra comme en témoigne l’existence d’un Institut d’Histoire des Religions au sein de la faculté des sciences historiques, d’un master « Religions, histoire et sociétés » et d’un master en sociologie « Religions, Sociétés, Espace public », d’un master Études interreligieuses et des deux facultés de théologie, catholique et protestante. Mais surtout l’Unistra a, comme nous l’avons signalé, développé depuis 2016 une filière originale en histoire et civilisation des mondes musulmans (licence et, plus récemment, master), appuyée par le ministère de l’Enseignement supérieur au moyen de l’attribution de deux postes de maître de conférences à l’issue des campagnes de recrutement pour renforcer la connaissance scientifique de l’islam en 2016 et 2017. Cette filière est venue prendre le relais d’un master « Islamologie, droit et gestion », rattaché à la faculté de droit jusqu’en 2018 et appuyé précédemment par l’attribution d’un poste de professeur de droit musulman et d’islamologie. Des enseignements connexes à l’islamologie sont également délivrés à la Faculté des Langues dans le cadre du département d’études arabes, turques, persanes et hébraïques. Ils constituent une offre complète de formations en langues et civilisation orientales. Dans le cadre de l’IFI, avec la création de l’Institut d’islamologie de Strasbourg/INISTRIA[33], l’université de Strasbourg entend consolider une filière de formation complète portant sur l’étude du fait religieux musulman et notamment des pratiques et des discours religieux musulmans depuis la formation de l’islam jusqu’à nos jours; développer une offre de formation à distance y compris de cadres religieux musulmans; soutenir la production de recherches de haut niveau en islamologie, en particulier dans l’étude des textes fondateurs (études coraniques), des régimes de normativité (droit musulman, orthodoxies et hétérodoxies) et des formes de la transmission religieuse, au moyen de disciplines telles que l’histoire, la philologie critique, la philosophie, les sciences sociales et les sciences du religieux et faciliter un partage des savoirs auprès d’un large public; être un lieu de dialogue avec les réseaux académiques des pays voisins et de cette manière développer dans ce cadre des partenariats transfrontaliers sur les savoirs de l’islam.

Conclusion

Plusieurs « pôles » d’islamologie ont été instaurés dans les universités (Strasbourg, Aix-Marseille, Lyon) et grands établissements (EPHE, INALCO, EHESS) en France à l’issue de la création par voie règlementaire d’un GIP Institut français d’islamologie en 2022. L’institut de l’université de Strasbourg est original à cet égard. Il a en effet bénéficié de l’apport de la réflexion autour de la création d’un enseignement de théologie musulmane non confessionnelle et de l’engagement d’acteurs qui ont notamment favorisé la création du master d’islamologie et du master études interreligieuses. Cette histoire particulière fait que l’INISTRIA est prêt à assurer une formation académique des spécialistes du fait religieux islamique, tout en mettant ce savoir universitaire à disposition de l’éducation des ministres du culte et plus largement des cadres religieux musulmans. Il est en effet prévu de faciliter à Strasbourg l’instauration par les groupements religieux, de bi-parcours pour les futurs cadres religieux comprenant d’une part une formation dispensée par l’université publique et d’autre part un complément religieux/théologique donnée par les confessions religieuses intéressées. Cette solution permet aux futurs cadres religieux de s’inscrire dans une des licences ou le cas échéant un des masters de l’INISTRIA et de bénéficier du statut d’étudiant, tout en complétant leur éducation en vue d’une fonction de ministre du culte, d’enseignant de religion ou d’aumônier. Le défi qui reste à relever est celui de forger une bonne articulation intellectuelle entre l’enseignement universitaire et l’enseignement confessionnel.