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Lors d’un webinaire portant sur la médiation sociale avec les communautés autochtones organisé par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) le 28 mai 2020, la conférencière, titulaire d’un doctorat en anthropologie et en archéologie, a présenté une image d’une personne autochtone. Le titre de la photographie identifiait l’homme comme étant un « indien ». Aucune autre description ou contextualisation n’accompagnait le titre. La présentatrice a discuté du terme inapproprié tout en signalant, malgré sa désapprobation, qu’on doit le laisser tel quel dû aux particularités des théories archivistiques. Cette anecdote sert de prémisse à cet article. Elle présente à la fois un problème épistémologique et témoigne de la contribution des conceptions théoriques archivistiques traditionnelles à la marginalisation et à la dépossession autochtone dans les institutions de mémoire. Cet article tente de décortiquer et de complexifier cet épisode en mettant en lumière différentes problématiques qui concernent les documents d’archives représentant des populations autochtones produits par des entités coloniales et préservés dans les bibliothèques, centres d’archives et autres espaces culturels de mémoire.

Pour ce faire, nous allons d’abord signaler les composantes coloniales de la production d’archives sur l’Île de la Tortue (Amérique du Nord), fondée sur des concepts intellectuels de l’Europe de l’Ouest. Nous allons par la suite évoquer pourquoi les conceptions archivistiques traditionnelles qui accompagnent ce corpus sont problématiques et comment elles contribuent, de manière dynamique, au colonialisme d’implantation au Québec. Ces interrogations vont mener à l’exploration d’éléments de la gouvernance archivistique et une discussion sur la nécessité d’un changement de paradigme dans le monde archivistique. Il semble alors pertinent d’explorer différentes approches critiques qui ouvrent la porte aux concepts autochtones dans les paramètres archivistiques. Malgré le fait que chaque nation autochtone est souveraine et distincte, nous allons présenter des indicateurs, mis de l’avant par des chercheurs autochtones, qui rassemblent diverses perspectives. Les dernières parties de l’article se penchent sur l’extension des organisations de connaissances autochtones dans les interventions archivistiques, notamment par le biais d’une conversation sur la description archivistique. Nous allons par la suite discuter de la terminologie utilisée qui concerne des populations autochtones dans des bases de données en ligne de services d’archives du Québec.[1] En parallèle à cette conversation, nous allons offrir des perspectives sur le numérique, en positionnant celui-ci comme une technologie importante pour le développement d’ontologies autochtones, tout en signalant les défis qu’il présente concernant la préservation et la diffusion d’archives dans les espaces de mémoires.

Cet article confronte le pouvoir associé au créateur de documents dans l’univers politico-juridique et universaliste de l’archivistique traditionnelle au Québec. Il souligne que les valeurs juridiques et individualistes de la création de documents du modèle archivistique occidental sont, d’une part, incompatibles avec les visions du monde autochtones et, d’autre part, qu’elles résultent en la délégitimation de celles-ci dans les espaces archivistiques. Alors que plusieurs initiatives et recherches académiques, notamment en Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis et au Canada anglais – tel que démontré par les sources utilisées – évoquent des réflexions et des pratiques décoloniales dans les archives, ces conversations sont présentement absentes du paysage archivistique québécois. Nous désirons ainsi mettre en lumière des énoncés de discussions valables dans l’environnement archivistique au Québec afin de stimuler des approches transformatives.

Portées coloniales dans les archives

L’arrivée de colons européens et l’expansion graduelle des colonies anglaises, françaises et autres sur l’Île de la Tortue ont directement confronté les conceptions de mémoire, systèmes de valeurs, balises juridiques et organisations de connaissances se trouvant sur les territoires. L’empiètement graduel des empires européens sur les terres autochtones est à la base de la colonisation, mais elle inclut également des composantes intellectuelles et épistémologiques. Cette présence européenne fut accompagnée par la production de documents, la rédaction d’ententes, de traités et de rapports afin de justifier les actions des colons et valider la pertinence de leur présence en Amérique du Nord. Ces documents textuels créés par les colons sur le territoire nord-américain étaient spécifiquement produits pour les métropoles européennes. Nous avons qu’à penser aux Relations des jésuites, publiées entre 1632 et 1674, qui ont sans contredit participé au développement de l’entreprise impériale française en Amérique du Nord. Ces Relations, en plus de représenter les activités de colons en Nouvelle-France, étaient conçues afin d’attirer l’attention de Paris, surtout l’appui financier de la métropole, afin de développer les missions catholiques et, par conséquent, procéder à la christianisation des populations autochtones. La rédaction et la distribution de ces documents ont véritablement influencé la portée de l’effort colonial, « ses longues descriptions de moeurs « sauvages » sont mâtinées de vigoureux plaidoyers pour une entreprise coloniale française et catholique » (Desbarats, 2014, p. 55). Audra Simpson (2014) mentionne que ce type de documentation produite par les empires européens était « required for governance, but also so that those in the metropole might know themselves in a way that fit with the global processes under way » (p. 96). Les archives coloniales furent produites à travers des justifications sociales, religieuses et économiques intrinsèquement attachées à une entreprise coloniale européenne.

La production d’archives à travers les décennies et siècles suivants a suivi la même direction, mariant occupation, expansion territoriale et création de documents. Loin d’être des expressions naturelles de transactions, les archives coloniales font état de perspectives, intentions, visions politiques et objectifs territoriaux. La production de documents textuels par les empires français, britannique et ensuite par les autorités fédérales, provinciales et institutionnelles fait état de la construction de légitimités coloniales. Ces dimensions juridico-coloniales associées à la production et la préservation de documents sont basées, selon Raymond Frogner (2010), sur des « fictions légales » qui évoquent des droits de souveraineté imaginés et construits pour l’entreprise coloniale. Frogner poursuit dans la même veine et souligne que la nature du projet colonial en Amérique du Nord, mis en lumière par la création de documents légaux et publics, signale des problèmes au niveau de la fiabilité des informations représentées dans ces documents. Ceux-ci témoignent de relativisme culturel et d’une compréhension imaginée et instrumentalisée des relations entre colons et populations autochtones (p. 87).

Le Québec, en tant que société, a de la difficulté à concevoir son apport à l’entreprise coloniale et à situer ses relations avec les nations autochtones. Pourtant, comme Catherine Larochelle et Ollivier Hubert (2019) l’exposent, différentes dynamiques du développement du Québec témoignent de sa participation à la culture coloniale et s’insèrent « dans les codes des impérialismes français et britanniques » (p. 12). Larochelle et Hubert poursuivent et mentionnent que « le Québec n’est pas uniquement alimenté par un discours produit par les autres colonisateurs et dont il serait un consommateur passif » (p. 14), mais plutôt comme entité active, notamment par l’entremise de missions d’organisations catholiques vers l’Ouest, façonnant ainsi des déploiements coloniaux. Différents fonds d’archives se trouvant dans les organisations religieuses catholiques font état de cette présence canadienne-française dans des activités coloniales, notamment dans le développement de missions chez des communautés autochtones à travers le Canada. En ce sens, ce n’est pas uniquement « le manque de connaissances des Québécois en général au sujet des autochtones » (Bousquet, 2016, p. 165) qui pose problème. La problématique principale se situe plutôt au fait que les relations entre nations autochtones et la nation québécoise sont instrumentalisées à travers des silences implicites et explicites, puisqu’elles ne cadrent pas avec les récits nationaliste-conservateur et négationniste qui prennent une place importance dans l’historiographie et dans les mémoires publiques du Québec (Gettler, 2016).

L’association des archives avec la construction de nations se trouve au coeur de la portée coloniale en Amérique du Nord. Kimberly Christen (2018) affirme que « [the] origins of modern archives are intimately linked to colonial logics of vanishing races, imperial projects of collection, and colonial nation-making strategies » (p. 403). La collecte de culture matérielle autochtone et la documentation des populations autochtones à travers des structures archivistiques eurocentriques sont associées à un développement de connaissances coloniales. La création de structures et d’infrastructures documentaires basées sur des visions et conceptions européennes représente une technologie coloniale en soi (Turner, 2020). Il en ressort que les actions archivistiques concernant les populations autochtones impliquent la documentation et la prise d’information sans contexte et la collection d’artéfacts qui dissocient les particularités relationnelles qui lient la matérialité avec les systèmes de connaissances autochtones (Cushman, 2013, p. 120). Plus encore, le contrôle de mémoire associé à la production d’archives est basé sur la délégitimation des récits et l’exclusion des corps, perspectives et systèmes culturels, sociaux et politiques autochtones (Ghaddar, 2021 ; Fraser et Todd, 2016). Ce processus s’articule par le biais de structures et d’infrastructures politico-légales qui influencent le projet colonial et l’implantation de valeurs eurocentriques.

Les études académiques sur le colonialisme d’implantation ont véritablement pris leur envol dans les années 2000 avec un article de l’anthropologue Patrick Wolfe (2006). Cependant, des énoncés similaires sont mis de l’avant par des Autochtones depuis des générations. Wolfe signale que le colonialisme d’implantation n’est pas un événement, mais bien une structure qui se régénère et se redynamise. Il est ancré dans une mesure performative. Ce processus est inscrit dans une dynamique de continuité, comme Audra Simpson (2016) le mentionne : « Settling thus is not innocent – it is dispossession, the taking of Indigenous lands and it is not over, it is ongoing » (p. 2). Le colonialisme d’implantation implique une logique d’assimilation des populations vivant sur le territoire et évoque également une occupation qui se traduit à travers des espaces sociaux, culturels et politiques qui ne sont pas nécessairement dépendants des institutions formelles au niveau gouvernemental (Wolfe, 2006). Un élément significatif qui ressort du paradigme de colonialisme d’implantation est que les forces coloniales se positionnent, d’une manière paradoxale, dans une dimension postcoloniale puisqu’elles se perçoivent comme formellement immiscées dans le territoire. Cette rupture imaginée avec la métropole, qui se traduit entre autres par la formation d’États-nations indépendants, s’effectue toutefois en continuité des organisations de connaissance, système de valeurs et visions du monde de ces métropoles. Cette notion de rupture formelle avec l’empire colonial est instrumentalisée dans une dimension où les acteurs coloniaux implantés dans l’environnement ne se perçoivent pas dans une relation de domination avec les populations autochtones (Veracini, 2011). Les mécaniques en cours se traduisent cependant par l’imposition dynamique de valeurs eurocentriques et par un effacement des altérités autochtones. Bien que le concept demeure peu exploré au Québec, les historiens Brian Gettler (2016), Catherine Larochelle et Olliver Hubert (2019) utilisent les composantes du colonialisme d’implantation dans leur approche, sans toutefois nommer le cadre de référence. Taiaiake Alfred et Jeff Corntassel (2005) indiquent également, sans se référer au terme de manière précise, que le colonialisme contemporain ne s’opérationnalise pas à travers l’élimination physique des Autochtones, mais plutôt par les tentatives implicites et explicites d’éradications de mémoires, géographies et expressions culturelles.

Les concepts archivistiques et les professions documentaires en Amérique du Nord se sont développés à partir de ces prérogatives coloniales et impérialistes (Ghaddar et Caswell, 2019 ; Ghaddar, 2020 ; Cushman, 2013 ; Frogner, 2015). L’association de procédés archivistiques avec le pouvoir colonial se traduit par la délégitimation des expressions culturelles autochtones, à travers des énoncés de provenance, authenticité officielle des récits et la préférence de médias selon des visions du monde européens. En d’autres termes, les définitions légales des notions d’évidence occidentales sont restreintes à un système de valeurs qui excluent d’autres organisations de connaissances (Anderson, 2012). Associés aux problèmes structurels de l’organisation de connaissances eurocentriques dans les conceptions archivistiques, les paramètres archivistiques contemporains ne possèdent tout simplement pas la capacité de tenir en compte l’autorité culturelle autochtone dans les rencontres coloniales (Frogner, 2010, p. 49). Les notions de contrôle d’espaces et de récits se trouvent ainsi au coeur de la direction et la préservation d’archives. En ce sens, « What counts as the truth […] is conditioned by the space from within which it is articulated, both the formal and informal rules that govern its production and the location, form, format and content of the records that preserve it » (Hodes, 2020, p. 1). Par le biais de recherches anthropologiques, la documentation de territoires autochtones et par la production de photographies, entre autres, les forces coloniales forgent des connaissances à partir d’observations obtenues, documentées et préservées selon leur conception du monde. Cette structure documentaire trouve sa valeur et sa légitimité à travers des notions étrangères aux communautés autochtones documentées dans les archives. L’érection d’infrastructures archivistiques représente ainsi un symbole de la force coloniale développée par des mécaniques socioculturelles, économiques et politiques qui impliquent la destruction des langues, modes de vie et indicateurs culturels autochtones (Christen, 2018, p. 403).

À travers le vingtième siècle, les archivistes ont adopté dans leurs valeurs professionnelles des positions de « neutralité » face à la production de documents et en ce qui concerne les interventions archivistiques. Les notions de l’archivistique positiviste traditionnelle, incluant les conceptions de respect des fonds, provenance, ordre original et autorité associée au créateur de documents, témoignent de reproduction de logiques ancrées dans des dimensions de pouvoir. En parallèle aux conceptions archivistiques positivistes, les structures et infrastructures des institutions de mémoire reproduisent des systèmes de valeurs qui forgent des mécanismes qui redynamisent des indicateurs coloniaux de manière perpétuelle (Christen et Anderson, 2019). Ainsi, les cadres de référence et les systèmes de classification et de catalogage dans les institutions de mémoires « continue to embody the worldview, values, power structures, and ways of knowing of the socio-cultural and political mainstream shaped by the ‘colonial power matrix’ » (McKemmish, Chandler et Faulkhead, 2019, p. 286). L’absence de perspectives critiques face aux archives juridiques et aux évidences légales basées sur des points de vue eurocentriques participe à ce déploiement colonial. Au mieux, ces évidences documentaires sont imparfaites ; au pire, elles contribuent directement au colonialisme d’implantation. J.J. Ghaddar (2021) affirme que « when archivists treat these records as reliable and authentic documents with a singular judicial and cultural context – the colonial one – they facilitate the institutionalization and legitimatization of the legal fiction designed to subjugate Indigenous nations to western legal orders » (p. 3). Basés sur des indicateurs positivistes, les dépôts d’archives traditionnels agissent comme gardiens de ces prérogatives coloniales et stimulent, par le fait même, le développement du colonialisme d’implantation.

Gouvernance archivistique et changement de paradigme

Dans cet environnement, il n’est pas surprenant que des communautés autochtones soient réticentes à collaborer avec des institutions qui ont contribué à l’effacement de leurs récits, à leur dépossession territoriale, au développement de pensionnats visant la destruction de leur identité et à l’exploitation d’une curiosité eurocentrique imaginée envers elles. Réalisant que les barèmes professionnels archivistiques sont inaptes à manoeuvrer avec leurs valeurs et points de vue, les populations autochtones se sont tournées vers des instances internationales (Janke et Iacovino, 2012). Des groupes autochtones ont travaillé sur un document des Nations Unies concernant les droits des peuples autochtones depuis 1993. Ces efforts ont mené, en 2007, à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des populations autochtones (DNUDPA). Le Canada fut l’un des seuls états à ne pas ratifier la déclaration. Il l’a toutefois fait en 2016, acceptant la déclaration dans sa totalité et appuyant ses mesures sans réserve. Il est pratiquement impossible d’imaginer comment le monde archivistique au Canada peut implémenter la DNUDPA sans effectuer un changement radical dans ses conceptions théoriques et les mandats archivistiques au niveau national et local (Bak et al., 2017, p. 3-6 ; McCracken, 2019, p. 194). L’article 11, par exemple, affirme que les peuples autochtones « ont le droit de conserver, protéger et de développer les manifestations passées, présentes et futures de leur culture, tels des sites archéologiques et historiques, l’artisanat, les dessins et modèles, les rites, les techniques, les arts visuels et du spectacle et la littérature » (Nations Unies, 2007, p. 6). Qu’est-ce que cet énoncé implique au niveau des enregistrements d’expressions culturelles autochtones effectués par les instances coloniales ? Considérant qu’une majorité de ces enregistrements, par le biais de documents textuels, photographies, dessins techniques et cartes, ont été effectués sans l’approbation des entités culturelles des différentes communautés autochtones, cet article de la DNUDPA fait ressortir des interrogations primordiales. L’article 11 poursuit en soulignant la restitution potentielle aux communautés autochtones « en ce qui concerne les biens culturels, intellectuels, religieux et spirituels qui leur ont été pris sans consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, ou en violation de leurs droits, traditions et coutumes » (p. 6). L’article 31, quant à lui, stipule que les populations autochtones ont « le droit de préserver, de contrôler, de protéger et de développer leur propriété intellectuelle collective de ce patrimoine culturel, de ce savoir traditionnel et de ces expressions culturelles traditionnelles » (p. 12). Des questions fondamentales concernant la définition de propriété intellectuelle émergent immédiatement. Ces interrogations vont être approchées dans la section suivante. Un projet de loi déposé en 2020 par le gouvernement du Canada concernant la mise en oeuvre de la DNUPDA est présentement à l’étude. Si adopté, il va offrir des bases de discussions et orienter les trajectoires à suivre pour les organisations culturelles.

Au niveau fédéral, la Commission de vérité et réconciliation du Canada a un impact considérable sur l’approche du milieu archivistique face aux populations autochtones. Les États-Unis, à titre de comparaison, n’ont pas encore développé de commission similaire à celles du Canada, de l’Afrique du Sud, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, mais ça ne saurait tarder. La résistance préliminaire de la Society of American Archivists[2] aux Protocols for Native American Materials[3] témoigne des relations complexes entre entités nationales. Ces conversations entre gouvernance archivistique, institutions de mémoire et nations autochtones font resurgir les limites théoriques et pratiques des conceptions eurocentriques de l’archivistique. Les différents énoncés de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, par exemple, n’impliquent rien de moins que la reconceptualisation des pratiques archivistiques et la décolonisation de ses paramètres (Bak et al., 2017 ; Ghaddar, 2016 ; 2019 ; Tood et Fraser, 2016).

Plusieurs chercheurs ont toutefois noté des problèmes méthodologiques dans l’organisation, la collecte de données et l’accès aux ressources documentaires de la commission (Gettler, 2017 ; Milloy, 2013 ; Griffith, 2018). Des observations font part d’une conceptualisation de la réconciliation décidée à l’avance et de la mobilisation d’archives vers un récit historique déjà construit (Ghaddar, 2016 ; Fraser et Todd, 2016 ; Gettler, 2017). La vérité est alors instrumentalisée pour cadrer dans les objectifs de réconciliation, où la notion de justice est inscrite dans un progrès linéaire basé sur une infrastructure légale coloniale (Hodes, 2019, p. 2). De plus, la collecte d’information fut restreinte à des paramètres définis qui ont empêché des conversations sur les relations entre communautés autochtones et colons précédant la Confédération canadienne (Ghaddar, 2016). D’autres analyses font également part de difficultés rencontrées face à la collecte de documents provenant d’organisations religieuses, des incongruités dans les descriptions archivistiques et schémas de métadonnées, des outils de recherche problématiques et des limites budgétaires qui ont bloqué l’exploration de certaines problématiques (Gettler 2017 ; Lougheed, Moran et Callison, 2015). La présentation des pensionnats autochtones comme un système homogène a également empêché des analyses importantes concernant les expériences vécues et les réalités des différents pensionnats (Gettler, 2017).

Malgré les problèmes conceptuels, méthodologiques et même éthiques face à l’érection de ses structures et infrastructures archivistiques, la commission représente peut-être le catalyseur qui va permettre une analyse profonde et une déconstruction des principes de l’archivistique traditionnelle. Le rapport préliminaire du Groupe de travail sur la réponse au rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Comité directeur sur les archives canadiennes (2020) offre des avenues qui confrontent directement les notions archivistiques classiques. En soulignant l’importance des valeurs de respect, responsabilité et réciprocité, le groupe de travail affirme que « les approches actuelles liées à la théorie, à la pratique et à la recherche en archivistique tirent leurs origines du colonialisme [et que celles-ci] portent préjudice aux Autochtones et marginalisent leurs points de vue » (p. 6). Le comité énonce l’importance de « repenser les archives pour prendre en compte les points de vue des Autochtones » (p. 17) et la nécessité d’ériger des espaces pour « axer l’apprentissage sur les points de vue des communautés autochtones représentées dans les collections » (p. 16).

La Déclaration de Tandanya–Adelaïde du Conseil international des archives (ICA), formellement soutenue par l’Association des archivistes du Québec, pousse dans des directions similaires. Reconnaissant la dimension à long terme de la transformation de paramètres archivistiques, la déclaration souligne l’importance de la « décolonisation de nos principes archivistiques par l’intégration de schémas autochtones de connaissance et l’ouverture à d’autres interprétations des archives publiques grâce aux concepts autochtones » (Conseil international des archives, 2020, p. 3). Elle indique également que « l’ICA est tout à fait favorable à la redéfinition des principes traditionnels de l’archivage » (p. 3). Ces énoncés de la gouvernance archivistique annoncent donc des changements systémiques aux conceptions fondamentales de l’archivistique traditionnelle. Ces discussions sont cependant actuellement timides dans le paysage archivistique québécois.

La Commission de vérité et réconciliation du Canada fait ressortir les tensions et différences entre le Canada et le Québec face à la compréhension du colonialisme. En outre, elle souligne l’indifférence marquée du Québec, dans les médias, au niveau archivistique et même à travers les disciplines des sciences sociales face aux relations entre entités institutionnelles et populations autochtones. Malgré la présence de six pensionnats autochtones officiels et quatre foyers fédéraux pour les Inuits, « le Québec a semblé montrer une relative indifférence à la commémoration de ce passé » (Bousquet, 2016, p. 173). L’absence de conversations profondes sur les pensionnats autochtones au Québec est sans aucun doute due à l’approche imaginée que les « Canadiens français ont eu une relation différente avec les Autochtones que les Canadiens anglais » (Larochelle et Hubert, 2019, p. 10). En somme si au Canada anglais la Commission de vérité et réconciliation confronte les historiens et les archivistes face aux regards et à la gestion des documents d’archives qui représentent les populations autochtones (McCracken, 2019, p. 183), au Québec, l’association de la commission avec le fédéral a provoqué une indifférence face à ces enjeux. À titre indicatif, aucune mention de la commission n’est évoquée sur le site web de la BAnQ (Gauthier, 2020).

Un mémoire présenté en janvier 2021 par l’Association des archivistes du Québec (AAQ) concernant la nécessité de réviser la Loi sur les archives met l’emphase sur les médias numériques, sans évoquer des problématiques reliées à des questions de représentation et de représentativité dans les archives. Ce mémoire associe l’environnement archivistique avec les institutions et l’autorité nationales, sans incorporer différentes dynamiques communautaires qui personnifient l’environnement numérique contemporain. En outre, l’accent sur la prédominance de certains formats et médias et sur la portée du créateur de documents symbolise une conception eurocentrique de l’archivistique qui délégitime les organisations de connaissances autochtones. Le mémoire réaffirme la valeur et l’importance de la Loi sur les archives en indiquant qu’« elle a fait du Québec un leader dans le domaine archivistique en développant une approche inspirée par le ‘records management’ des pays anglo-saxons tout en tenant compte de la tradition bien française de la gestion des archives dites ‘historiques’ » (Association des archivistes du Québec, 2021, p. 2). Cette déclaration n’indique pas si une révision de ces principes est pertinente ou si elle pose problème de façon quelconque. Nous signalons ici l’importance cruciale de situer l’archivistique au Québec dans sa sphère et spécificité nord-américaine. Cet environnement nord-américain inclut des populations autochtones dynamiques, vivantes et culturellement riches, qui doivent manoeuvrer avec des espaces culturels qui ont historiquement délégitimé leurs visions du monde. Un changement de paradigme est alors nécessaire au Québec pour prendre en compte les différentes orientations sociétales de l’archivistique, mises de l’avant à travers la recherche académique et des initiatives communautaires.

L’altérité comme valeur archivistique et organisations de connaissances autochtones

L’archivistique postmoderne du début du siècle et les tournants critiques de la dernière décennie, surtout mis en lumière dans la littérature archivistique anglophone, ont décortiqué et démystifié les prétentions de neutralité et d’objectivité des archives, des archivistes et des procédés archivistiques. Ces cadres de références soulignent les dynamiques de pouvoir associées à la création, l’évaluation, la description, la préservation et la diffusion de traces historiques (Cook, 2001 ; Schwartz et Cook, 2002 ; Harris, 2002 ; Gilliland, 2011 ; Caswell, 2019). Les perspectives critiques et la déconstruction des paramètres traditionnels eurocentriques, passe, entre autres, par des conversations orientées vers l’exploration de problématiques de représentation et de représentativité dans les archives.

Les développements théoriques de l’archivistique communautaire mettent en lumière un repositionnement des interventions archivistiques, dans une mesure de proximité entre les archives, les sujets et les communautés concernées (Flinn, 2007 ; Flinn et Shepherd, 2009 ; Bastian et Alexander, 2009). L’approche de l’archivistique communautaire accentue les portées sociales de l’archivistique et le potentiel rassembleur des archives. Les cadres de référence de l’archivistique communautaire sont orientés afin que des communautés marginalisées puissent s’approprier leurs récits et ainsi contrôler leurs mémoires. Pour les populations autochtones, ce courant archivistique est attrayant. L’archivistique communautaire évoque l’importance pour les communautés autochtones d’avoir accès, de s’approprier et d’interpréter les archives qui les concernent et, d’autre part, de développer des moyens de collecter et de préserver leurs mémoires selon leurs propres termes (Bastian, 2002 ; McCracken, 2015 ; Callison, 2014 ; Iacovino, 2010).

L’association de la portée des archives avec des conceptions communautaires de mémoire ressort également du paradigme de justice sociale. Il s’immisce dans les orientations pédagogiques critiques des sciences de l’information et dans les responsabilités des archivistes (Punzalan et Caswell, 2016 ; Cooke, Sweeney et Noble, 2016). Michelle Caswell et Marika Cifor (2016) poussent la réflexion concernant le rôle des archivistes et propose l’interrogation suivante : « What if we began to see archivists not only as guardians of the authenticity of the records in their collections, but also as centrepieces in an ever-changing web of responsibility through which they are connected to the records’ creators, the records’ subjects, the records’ users, and larger communities ? » (p. 25). Les interventions archivistiques associées au paradigme de justice sociale sont développées afin de faire remonter à la surface les dimensions relationnelles qui englobent les archives, tout en signalant la capacité des archivistes à affronter les problèmes d’égalité et d’équité dans les archives. L’archiviste émérite Jeannette A. Bastian (2019) mentionne que “Re-crafting and re-interpreting archival processes, re-purposing the records of the oppressor to benefit the oppressed, recognizing and legitimating alternate forms of records — all lie within the purview of the archivist” (p. 206). L’altérité comme principe éthique trouve son importance dans les différentes zones de contacts qui englobent les archives et qui caractérisent les interventions archivistiques. Ainsi, pour l’archiviste, la prise de conscience de sa propre altéritépermet de contextualiser ses pratiques. Les paradigmes de responsabilités affectives (Cifor, 2016) et d’empathie radicale (Caswell et Cifor, 2016) sont mis de l’avant afin de situer les sujets des documents, les responsabilités des archivistes et l’impact sociétal de leurs actions.

Des chercheurs façonnent ces valeurs à travers le développement d’une archivistique émancipatrice. Les trajectoires émancipatrices des interventions archivistiques annoncent une transformation sociale plutôt qu’une accommodation ou l’incorporation de récits marginalisés à l’intérieur de structures qui les discréditent au départ (Punzalan et Caswell, 2016 ; Ghaddar et Caswell, 2019 ; Sutherland et Purcell, 2021 ; Drake, 2019). Ce cadre libérateur s’inscrit, d’une part, dans une mesure structurelle qui reconnaît que les principes archivistiques positivistes contribuent à l’exclusion et la marginalisation de récits de personnes noires, autochtones et autres communautés marginalisées. Dans un second temps, le paradigme émancipateur de l’archivistique évoque la décolonisation des espaces de mémoires et pratiques disciplinaires. En ce sens, J. J. Ghaddar et Michelle Caswell (2019) écrivent que « a decolonial archival praxis begins from this understanding, that western colonialism, empire and race are much more pervasive aspects of our field than is usually considered » (p. 78). Par ailleurs, les dimensions intellectuelles émancipatrices signalent le développement de paramètres qui incluent les récits de ceux qui ont été marginalisés et opprimés par la violence symbolique et matérielle représentée dans les archives.

Ces notions décoloniales s’inscrivent dans un changement de paradigme au niveau épistémologique, comme l’anthropologue Vine Deloria Jr. l’indique :

If we are then to talk seriously about the necessity of liberation, we are talking about the destruction of the whole complex of Western theories of knowledge and the construction of a new and more comprehensive synthesis of human knowledge and experience… If we change the very way that Western peoples think, the way they collect data they gather, and how they arrange that information, then we are speaking truly of liberation

cité dans Simpson et Smith, 2014, p. 4

La confrontation des conceptions juridiques des pratiques archivistiques implique par conséquent des énoncés qui visent à forger de nouvelles valeurs associées au développement de connaissances : « Decolonial movement is one toward building new logics, structures, pathways, and frame works that prioritize and position Indigenousknowledge systems as the starting point — as they engage, refuse, and move toward archival actions that are both affective and embodied » (Christen et Anderson, 2019, p. 91). Dans ce contexte, la valeur émancipatrice d’une reconfiguration archivistique est associée à la résistance autochtone qui se déploie à travers différents énoncés et espaces socioculturels.

Pour les archivistes, la reconfiguration de paramètres disciplinaires et l’autochtonisation des environnements de mémoires représentent des responsabilités éthiques face au partage de l’information qui n’est pas basé sur l’extraction de données et la marchandisation de l’information représentée dans les archives (Christen, 2018). Le problème principal ne se situe pas dans l’absence de recherche sur les nations autochtones dans les archives. En effet, le problème est qu’il existe une rupture entre les connaissances autochtones représentées dans les archives produites par les chercheurs, organisations religieuses et entités gouvernementales et les communautés autochtones elles-mêmes. Les connaissances, visions du monde et les expressions sociales, culturelles et politiques autochtones se trouvent figées dans le temps à travers des conceptions archivistiques eurocentriques. Cet environnement contribue à un développement de connaissances avec de l’information qui est définie à travers l’archivistique classique comme étant non dynamique (Christen, 2018). Intégrer les conceptions du monde des nations autochtones dans les dimensions archivistiques, incluant les récits oraux et le storytelling (Marsh et al., 2016), permettent de positionner les archives dans leurs contextes historiques, sociaux, culturels et épistémologiques, constamment en mouvement. Une composante active aux expressions culturelles caractérise alors les dimensions relationnelles des conceptions de mémoire autochtones (Janke et Iacovino, 2012, p. 156).

Nous qualifions par conséquent toute attribution de finalité à des procédés archivistiques, y compris la diffusion, de chimère. Les interventions archivistiques sont vivantes et peuvent être réactivées selon différents paradigmes et d’une pluralité de manières. Des indicateurs peuvent être ajoutés et des métadonnées peuvent être révisées. Cela est d’autant plus évocateur dans un monde numérique où la préservation numérique s’affaire littéralement à maintenir en vie des composantes qui représentent des données. L’action de préserver n’est alors jamais définitive et complète.

Il est important de reconnaître le pouvoir et les limites des espaces archivistiques et des mesures institutionnelles publiques dans cette dimension active de l’archivistique, puisque « Indigenous resurgence does not hinge on reconciliation with the settler colonial state but is culturally grounded and community-driven » (Regan, 2018, p. 213). Les paramètres de décolonisation et de réconciliation font partie d’un processus dynamique, ultimement mené par les nations autochtones, avant tout pour elles-mêmes. À l’intérieur de leur sphère d’activité, les institutions de mémoire doivent alors adapter les lieux de rencontres aux conceptions autochtones afin de favoriser le développement de connaissances autochtones (Thorpe, 2019 ; McCracken et Hogan, 2021). Il est essentiel, par conséquent, que les bibliothèques, centres d’archives et musées prennent compte des systèmes de connaissances, relations et temporalités autochtones. La compréhension de l’étendue du colonialisme dans les institutions de mémoire et des différences entre systèmes de connaissances européens et les logiques intellectuelles autochtones représentent alors une réalisation primordiale pour les bibliothécaires et archivistes (Littletree, Bellarde-Lewis et Duarte, 2020). Le développement d’indicateurs décoloniaux dans les institutions de mémoires coloniales requiert une ouverture pour que les nations autochtones puissent participer de manière directe à la transformation des balises juridico-politiques des conceptions coloniales de l’archivistique traditionnelle (Littletree, Bellarde-Lewis et Duarte, 2020). Remodeler les pratiques et méthodes de rencontres implique la reconnaissance des relations complexes entre entités coloniales et nations autochtones et exige, surtout, la présence et la participation des populations autochtones dans le développement de pratiques et mécanismes archivistiques décoloniaux (Haberstock, 2020 ; Vézina, 2016 ; Huebner et Marr, 2019 ; Thorpe, 2014, p. 211).

Les systèmes de valeurs autochtones, dans ses particularités relationnelles, impliquent une perspective de nature empirique qui inclue les lois autochtones, la terre et les dynamiques communautaires de kinship (Younging, 2016). Le caractère décolonial s’inscrit alors dans des conceptions, espaces et pratiques. L’accès culturellement approprié aux contenus archivistiques qui les concernent s’opérationnalise à travers la survie culturelle et l’autochtonisation de la propriété intellectuelle (Vézina, 2016). Les indicateurs techniques et légaux de la propriété intellectuelle et du domaine public occidental sont tout simplement incompatibles avec les logiques de mémoires autochtones. Dans la conception positiviste eurocentrique, les droits intellectuels appartiennent aux individus et institutions qui créent les documents. À l’intérieur de ce schéma, les Autochtones représentés dans les documents n’ont aucun recours culturel et légal (Vézina, 2016). Pour les populations autochtones, les expressions culturelles ne sont pas individuelles, mais collectives. Toute manipulation, préservation et diffusion doit ainsi refléter cette dimension communautaire. Les institutions de mémoire ont alors l’obligation de s’engager à travers des notions d’altérité et de respect des concepts autochtones. Elles ont également la responsabilité de développer des structures et politiques de classification, de description, de préservation et d’accès ancrées dans les visions du monde autochtones (Callison, 2014 ; Duarte et Belarde-Lewis, 2015).

(Re)description archivistique et les promesses du numérique

La description est au coeur des actions archivistiques. Elle sert de lien entre la contextualisation des archives et la rencontre du public avec les documents. Si l’archivistique traditionnelle énonce que la description doit s’en tenir à l’information produite par les créateurs de documents, des perspectives critiques font part des problèmes associés à cette conception. La description archivistique est en soi une dynamique structurante. Tonia Sutherland affirme à juste titre que « descriptive practices, like any other tool, can be weaponized as a means through which power structures, both colonial and decolonial, are reaffirmed and reinforced » (p. 61). En d’autres termes, les archivistes ne peuvent effectuer de la description de manière neutre ou objective (Duff et Harris, 2002, p. 276). La portée de la description dans les espaces de mémoire s’inscrit dans des orientations sociales, culturelles et politiques qui exposent des transactions relationnelles qui incluent des dynamiques de pouvoir.

La provenance a été problématisée par des chercheurs afin d’incorporer différentes dimensions de pouvoir et d’envisager des descriptions archivistiques plus représentatives des contextes historiques et socioculturels qui englobent la production de documents. Entre autres, Tom Nesmith (2007) met de l’avant le concept de la provenance sociétale, qui fait émerger les intentions, dimensions socio-économiques et regards divers qui ont un impact sur les archives, principalement celles qui concernent les relations entre colons et populations autochtones. Chris Hurley (2005), quant à lui, met en lumière le concept de provenance parallèle afin de situer les différentes visions du monde et perspectives multiples rattachées aux archives. Ces deux paradigmes sont particulièrement éclairants pour approcher les contenus autochtones produits par des organisations coloniales. Ils complexifient la notion traditionnelle de la provenance qui met l’emphase sur les créateurs de documents. Les cadres de référence de provenance sociétale et de provenance parallèle ajoutent alors des variables aux contextes de production de documents et évoquent la dimension relationnelle de la description archivistique.

Afin d’explorer des indicateurs de la provenance et de la description archivistique qui concernent des contenus autochtones, nous avons effectué une recherche simple dans des bases de données accessibles en ligne de différents services d’archives.[4] Les termes « indien » et « amérindien » ont été recherchés dans les bases de données en ligne de la BAnQ, du Musée McCord, des Archives de la Ville de Québec, des Archives des jésuites au Canada, des Archives de Montréal et des Archives des Augustines.[5] Cette terminologie représente une création coloniale, basée sur une vision du monde qui ne tient pas compte des réalités et perspectives autochtones, et évoque, dans sa plus simple expression, les portées coloniales de la description archivistique. Cette recherche simple reflète les descriptions à tous les niveaux ainsi que l’indexation. Par exemple, le mot-clé « amérindiens » est utilisé aux Archives des Augustines ainsi qu’aux Archives de la Ville de Québec. D’autre part, même si les termes « indien » et « amérindien » se trouvent dans les descriptions à la BAnQ, différentes valeurs d’indexation utilisent la terminologie « autochtone » comme point d’accès. Finalement, une particularité intéressante de la base de données utilisée au Musée McCord est que la recherche à travers les mots « indien » et « amérindien » se rapporte au descriptif « autochtone ». Une contextualisation plus étoffée des items ressort également des descriptifs du Musée McCord.

L’utilisation des termes « indien » et « amérindien » dans les valeurs descriptives ne représente pas l’unique source de la problématique s’ils sont accompagnés d’une mise en contexte qui précise les conditions de création et le caractère colonial rattaché à la production de documents. Toutefois, l’absence de contextualisation généralisée dans les outils de recherche et dans la description individuelle des documents s’inscrit dans des procédés coloniaux qui caractérisent le colonialisme d’implantation. Les standards actuels de la description archivistique ne sont tout simplement pas aptes à conceptualiser les niveaux de complexité des archives pour offrir une compréhension globale du document et ses relations, incluant des questions de provenance et dynamiques de pouvoir rattachées à sa production (Brilmyer, 2018). Les limites descriptives ressortent alors de l’exploration des contenus autochtones dans ces services d’archives. Si l’on peut présumer que certaines descriptions sont l’oeuvre d’archivistes alors que d’autres semblent avoir été transmises par un titre produit par le créateur de documents, le manque de détails contextualisant les documents dans ces plateformes numériques est perceptible. Parallèlement, l’absence d’indicateurs précis, associés aux nations autochtones distinctes, concernant les particularités des actions et activités des communautés contribuent à la délégitimation des points de vue autochtones. En ce sens, l’attribution de mesures d’indexation comme « langue indienne » ou « langue amérindienne » aux Archives des jésuites du Canada illustre un effacement symbolique d’expressions culturelles particulières aux communautés autochtones.

Les services d’archives sont ultimement responsables des descriptions dans leurs outils de recherche et autres indicateurs. Il est nécessaire de réaffirmer que les documents d’archives coloniaux ne peuvent pas être décolonisés. Les archives coloniales sont le produit de dynamiques de pouvoir et les archivistes doivent s’assurer de ne pas façonner une version remodelée du colonialisme en effaçant ou en ignorant la réalité coloniale de ces archives. Il est alors important de faire la distinction entre les archives et leur agentivité et les interventions archivistiques et leur agentivité. Si, par leur contenu, des documents d’archives sont des mécaniques coloniales, les interventions archivistiques qui les contextualisent et servent de points d’accès à l’information n’ont toutefois pas à l’être. S’ils reproduisent des descriptions inappropriées et racistes dans leurs plateformes accessibles aux chercheurs, les institutions de mémoire sont responsables de ces actions et se positionnent comme tels. L’absence de la problématisation de la description et l’insertion non critique de langage offensant mènent à la reproduction de violences et peuvent signifier une forme d’aliénation de communautés représentées dans les archives (Wright, 2019). Reproduire du langage raciste dans des espaces archivistiques, qu’ils soient physiques ou numériques, contribue ainsi à la dépossession autochtone et à la régénération du colonialisme. Pour les chercheurs autochtones, les rencontres avec les catalogues, systèmes de classification coloniaux, descriptions inappropriées et erronées et l’absence de relations significatives qui accompagnent les documents qui les concernent peuvent provoquer des malentendus et des frustrations (Duarte et Belarde-Lewis, 2015). En d’autres termes, les descriptions archivistiques peuvent créer des barrières à l’accès.

Étant donné la valeur instantanée d’accès à l’information, le numérique peut contribuer à l’émergence de problèmes considérables. Nous ne pouvons plus traiter le numérique comme un simple instrument utilisé comme point d’accès aux traces historiques. Il fait partie intégrante des déploiements sociaux, culturels et historiques des archives et il est primordial de reconnaître son impact sociétal et structurant sur les rencontres avec l’information. L’utilisation de plateformes et outils numériques, à travers des objectifs de démocratisation du patrimoine documentaire, peut contribuer à la dépossession autochtone, sous forme de colonialisme numérique. Rendue possible grâce à la numérisation, la distribution d’archives en ligne peut mener à des utilisations d’expressions culturelles autochtones sans restriction et dépourvues de contextes historiques (Vézina, 2016, p. 95). Le libre accès, valeur au coeur de la démocratisation de l’information, peut donc être nuisible à la résurgence autochtone, en mettant de l’avant la prédominance des perspectives et points de vue coloniaux se trouvant dans les archives. Kimberly Christen (2018) explique que « while openness may seem to be a neutral and homogenous term and standard for access, it is in fact a culturally determined and political act. Making digital content open to all, to do with what they will without question, is very rarely what proponents of open access mean » (p. 406). De plus, à l’intérieur même de communautés autochtones, différents niveaux d’accès peuvent exister face au patrimoine. Le développement de plateformes numériques contrôlées par les communautés autochtones, avec différent niveau d’accès aux collections (Christen et Anderson, 2019, p. 101-106), met de l’avant des questions essentielles qui doivent se poser dans les institutions de mémoire non autochtones qui possèdent des documents sur des populations autochtones. Par conséquent, le potentiel des technologies numériques et les valeurs du libre accès ne doivent pas superposer le consentement des communautés autochtones face à leurs propres expressions culturelles représentées sous forme documentaire.

Pour les bibliothèques, centres d’archives et autres institutions culturelles de mémoire, étant donné la complexité des variables en jeu, débuter avec des projets réalistes et réalisables représente une première étape vers le respect des points de vue autochtones. Tel qu’énoncé par Marisa Elena Duarte et Miranda Belarde-Lewis (2015), « while knowledge organization researchers and practitioners may not be able to overhaul generations of social inequalities, adopting and including terms that reflect the experiences and perspectives of the marginalized is a step toward the redress of colonial power » (p. 682). La complexité des enjeux nécessite la contribution de différents acteurs et une humilité culturelle de la part des archivistes afin de développer, entre autres, une ouverture de la description archivistique, basée sur l’autoréflexion, la confrontation des déséquilibres de pouvoir et les responsabilités institutionnelles (Tai, 2020). Ce type d’approche s’inscrit dans le développement d’une archivistique réparatrice (Sutherland, 2017 ; Robinson-Sweet, 2018 ; Hughes-Watkins, 2018). En outre, les efforts de Bibliothèques et Archives Canada concernant l’évaluation et le développement d’initiatives collaboratives reliées aux contenus autochtones dans leurs collections représentent des exemples du pouvoir de la description archivistique (Charbonneau, 2019 ; Smith, 2019). La redescription archivistique est une activité concrète qui réinvente la pratique archivistique et contribue à l’orientation de l’archivistique vers de principes d’équité, de responsabilité, de réciprocité et de respect, à l’intérieur de structures interconnectées (Littletree, Bellarde-Lewis & Duarte, 2020). La révision de descriptions, indexations et métadonnées inappropriées et racistes représente ainsi une action à la portée des institutions de mémoire.

Les questions soulevées par rapport aux descriptions inadéquates dans les institutions de mémoire font ressortir les problèmes des outils et standards des sciences de l’information. Des initiatives de redescription et de changement de termes dans les schémas de vedettes-matières de la Bibliothèque du Congrès (LCSH), entre autres, sont en plein développement. Ce standard a un historique problématique qui inclut des termes imprécis et racistes. Ses valeurs universelles, la rigidité de ses composantes et ses bais culturels ne sont pas compatibles avec les valeurs et visions du monde autochtones. Plusieurs institutions ont, par conséquent, développé des itérations basées sur le système de classification Brian Deer afin de représenter de manière plus adéquate les expressions culturelles autochtones (Cherry et Mukunda, 2015 ; Swanson, 2015). Reconnaissant les difficultés associées au développement d’outils indépendants, d’autres initiatives sont développées afin de changer des termes inadéquats dans les LCSH. En outre, le Groupe de travail Red Team-Joint Working Group on Classification and Subject Headings et le National Indigenous Knowledge and Language Alliance (NIKLA)[6] ont développé l’outil First Nations, Metis and Inuit – Indigenous Ontologies (FNMIIO) afin de soutenir la souveraineté autochtone à travers le respect des ontologies autochtones dans les bibliothèques, centres d’archives et autres institutions culturelles de mémoire. Le point principal est de transformer les conceptions eurocentriques pour décrire des personnes, communautés et activités autochtones afin d’éviter de reproduire l’héritage inapproprié des LCSH et, par le fait même, de développer des mesures d’autochtonisation des organisations de connaissances (Doyle, Lawson et Dupont, 2015).

Une initiative de l’Association des archives du Manitoba, qui regroupe des archivistes, bibliothécaires et membres de communautés des Premières Nations et Métis, a mise sur pied, par l’entreprise d’un processus consultatif, une base de données où les membres peuvent ajouter des descriptifs. L’objectif premier est de mieux décrire les archives produites sur et par les populations autochtones (Bone et Lougheed, 2018). Le terme le plus évocateur est celui d’« Indien, » tout simplement inadéquat et inapproprié. Le seul changement de ce terme représente une amélioration significative (p. 86-88). Le groupe de travail signale également les problématiques reliées aux espaces géographiques et aux ontologies autochtones, en indiquant qu’une telle évaluation dépasse les objectifs du projet (p. 89-90). Pour les institutions de mémoire, il devient primordial d’intégrer les terminologies autochtones appropriées, notamment au niveau des connaissances et conceptions géographiques (Blaser, 2014 ; Hunt, 2014). La prise de conscience de différents niveaux d’amélioration potentielle ouvre toutefois la porte à de futurs développements. L’ajout de termes, la révision de formules inadéquates et une évaluation ciblée de différentes problématiques s’inscrivent dans une dynamique de coopération qui va se transformer en cours de route.

Cette archivistique communautaire, participative et collaborative souligne le potentiel vivant de déploiements numériques. La fragmentation des contenus, l’extraction de connaissances et la préservation de traces historiques autochtones dans des institutions d’archives loin des communautés ont historiquement forgé d’importantes barrières à l’accès. D’abord, le numérique offre des possibilités concrètes qui permettent à différentes communautés de s’approprier des archives qui les concernent et de façonner leurs propres collections numériques (Cushman, 2013 ; Marsh et al., 2016 ; Marsh, Punzalan et Johnston, 2019 ; Punzalan, Marsh et Cools, 2017). La résurgence des langues autochtones, par exemple, peut être stimulée par les possibilités du numérique (Cushman, 2013). Dans ce contexte, le contrôle d’archives numériques peut contribuer au développement ontologique autochtone et ainsi favoriser la souveraineté autochtone (Christen, 2011 ; Huebner et Marr, 2019). En parallèle, l’utilisation des médias sociaux et le développement d’expressions culturelles autochtones regroupées par l’entremise de plateformes numériques symbolisent le pouvoir rassembleur du numérique. Le développement de collections numériques, par le biais de rapatriement numérique, confronte alors l’universalisme des principes archivistiques eurocentriques, axés sur le document original, officiel et authentique (Christen, 2011). D’un autre côté, les institutions de mémoires non autochtones, par leur participation au rapatriement numérique et par la configuration d’initiatives favorisant l’accès et le contrôle des traces historiques par les communautés autochtones, peuvent prendre les devants et stimuler les rencontres afin que les archives participent à l’effort de décolonisation (Barrowcliffe, 2021).

Conclusion

Une réflexion concernant les contenus autochtones dans les bibliothèques, centres d’archives et musées exige davantage, comme cet article l’expose, que des initiatives qui favorisent l’accès au matériel. Alors que la numérisation et la mise sur pied d’actions qui attirent l’attention sur les rencontres entre entités coloniales et populations autochtones sont importantes, cet article fait valoir que les institutions de mémoire et les conceptions archivistiques doivent êtres redéfinies et réaménagées afin de poursuivre un engagement éthique. D’abord, la reconnaissance du pouvoir de l’archivistique traditionnelle, à travers sa contribution aux dynamiques coloniales et au colonialisme d’implantation, représente une étape primordiale. Dans un deuxième temps, le potentiel de développement de nouvelles valeurs et initiatives créatives orientées vers la construction d’environnements décoloniaux fait partie des possibilités archivistiques. La problématique principale se situe alors au niveau de la compréhension de l’effet structurant de l’archivistique plutôt que dans la volonté d’accueillir des récits divers dans les archives. Ainsi, comme cet article l’indique, l’archivistique possède la capacité de marginaliser et d’exclure, mais, en contraste, peut contribuer à un environnement transformateur qui respectent les différents points de vue et perspectives des populations représentées dans les documents d’archives. Le positionnement des institutions de mémoire est alors primordial.

Bien que nous avons fait part dans cet article de problématiques liées aux représentations eurocentriques des populations autochtones dans les institutions de mémoire, nous avons fait ressortir des interrogations cruciales qui touchent différentes conceptions archivistiques au sens large au Québec. En orientant les interventions archivistiques vers le développement dynamique de connaissances, plutôt que sur des composantes uniquement réservées à la préservation passive de traces historiques, nous avons souligné la valeur relationnelle des perspectives théoriques critiques, dans une mesure transformative. En parallèle à la mise en lumière de la portée coloniale des archives et des structures et infrastructures archivistiques traditionnelles, la nécessité d’une exploration de la prédominance blanche dans les archives et dans les conceptions et environnements archivistiques émerge et oriente des pistes de recherche futures. Ces cadres de références peuvent ainsi être mobilisés afin de développer des espaces de mémoire davantage représentatifs des sociétés contemporaines et respectueux de diverses conceptions de mémoire et perspectives communautaires.