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Introduction

Si l’on se réfère au Dictionnaire encyclopédique de l’information et de la documentation (Cacaly 1997, 222), l’espace documentaire est le « lieu dans lequel sont rassemblées et organisées des collections pluridisciplinaires ou spécialisées sur tous types de supports ». Avec l’accroissement des ressources numériques dans le renouvellement des pratiques culturelles et de lecture, le développement des réseaux socionumériques comme outils de communication avec les usagers, la mobilité dans les pratiques d’information, de lecture et de culture, la question des frontières spatiales et temporelles de l’espace documentaire se pose. Le numérique n’évacue pas la matérialité des espaces, mais la réactualise en déplaçant les limites, en décentrant les lieux documentaires, en diversifiant les usages. De nouveaux objets apparaissent, entre contenants (les ordinateurs, les tablettes, les écrans, les consoles, etc.) et contenus de connaissances, des objets tangibles autour desquels s’articulent des pratiques et des interactions sociales et cognitives. De nouvelles missions pour les structures documentaires se dessinent, liées à une exigence d’accompagnement du public dans le développement de compétences liées à l’information et à l’informatique, en particulier pour les plus démunis, qui ne bénéficient pas ou plus de l’école, parce qu’ils en sont sortis trop tôt, depuis trop longtemps, ou parce qu’ils n’y sont jamais entrés. Enfin, la perception de l’espace public a évolué ces dernières années vers des formes de démocratie participative et une revendication diffuse d’un droit universel d’accès à l’information, aux savoirs et aux compétences nécessaires pour participer aux débats publics, notamment autour de l’environnement, de la culture et de tout ce qui peut être considéré comme une part des « communs de la connaissance » (Hess 2007). Cette revendication passe par l’acquisition de compétences renouvelées, avec la capacité à créer et construire des objets dans une démarche collaborative et à l’aide d’outils mis à disposition du public dans des espaces ouverts et partagés. Le concept de fab lab y répond. Il a été créé par Neil Gershenfeld, professeur au MIT, à la fin des années 1990, pour encourager cette demande de développement d’une culture numérique pratique. Le « laboratoire de fabrication » (qui ne peut être considéré comme fab lab qu’avec la charte du MIT) est un lieu ouvert au public où sont mis à disposition toutes sortes d’outils, notamment des machines-outils (imprimante 3D, découpeuse laser, etc.) pilotées par ordinateur, avec des données stockées sur des plateformes collaboratives, en vue de concevoir et de réaliser des objets. Sa caractéristique principale est son ouverture. Il s’adresse aux entrepreneurs, aux designers, aux artistes, aux bricoleurs, aux joueurs, aux étudiants ou aux pirates, à tous ceux qui ont des projets de fabrication, des besoins d’outils, et qui souhaitent passer rapidement de la phase de conception à la phase de prototypage, de mise au point, de déploiement d’objets. De tels espaces, de tels projets ont-ils leur place dans les bibliothèques ? Depuis quelques années, les interrogations et les politiques se diversifient autour de l’espace documentaire incarné dans la bibliothèque, « lieu pratiqué » (Certeau 1990, 173), expérimenté, parcouru et représenté, lieu de la mise en relation et en réseau des usagers avec le milieu, les objets, le collectif, la pensée, les projets. Un nouveau récit se déploie dans les codes culturels, formels et esthétiques autant que dans les propositions d’usages, car les espaces convoquent de nouveaux types d’expériences, avec les objets, à travers les actions et les interactions qui déterminent des logiques d’usages, et dans une dynamique de construction commune. Les bibliothèques ont également élargi leurs perspectives et leurs projets en dépassant le seul point de vue de la lecture pour l’ouvrir sur les connaissances au sens large, pas seulement liées au livre, mais aussi aux activités, et plus largement sur leur rôle social dans la cité.

À partir des expériences croisées d’une professionnelle de la bibliothèque et d’une chercheuse en sciences de l’information et de la communication, nous proposons quelques pistes de réflexion sur les transformations qui sont en jeu dans les projets d’intégration de fab labs dans les bibliothèques. Pour la médiatrice en médiathèque, le fab lab est un horizon très proche, puisque le réseau des médiathèques de Plaine Commune, auquel participe celle d’Épinay-sur-Seine dans laquelle elle travaille, met en place un projet de fab labs impliquant quatre médiathèques et un « bibliobus ». Du côté de la recherche, un projet e-FRAN (Espaces de formation, de recherche et d’animation numérique, programme d’investissement d’avenir 2) intitulé Perseverons[1] vise la création d’un réseau de recherche et de formation incluant des laboratoires en informatique, en sciences de l’information et de la communication et en sciences de l’éducation, des enseignants et des réseaux d’entreprises, des fab labs, à partir de l’analyse des effets des usages d’objets numériques tangibles sur la motivation et la persévérance scolaires. Les usages de trois dispositifs différents sont particulièrement visés : les robots en tant que supports d’apprentissages, les tablettes en tant qu’outils pour les apprentissages, les fab labs en tant que « tiers-lieu » pour développer ou retrouver le goût des apprentissages. Notre axe de réflexion est donc celui des apprentissages.

Les fab labs peuvent-ils être au coeur d’un processus de diffusion d’une culture de l’information largement comprise et partagée, cristallisée autour des espaces et des objets qui s’y construisent ? Ils ouvrent une conception renouvelée du rôle et de la place de la bibliothèque comme partie prenante de l’accompagnement de tous les publics dans des apprentissages autonomes. Dans ce sens, le projet même de construire un fab lab en bibliothèque constitue un profond changement par rapport à la conception d’un savoir enfermé dans les livres. Mais les apprentissages restent l’horizon d’attente en même temps que la limite de ce type de projet, parce qu’ils sont complexes, exigeants, partagés.

Le renouvellement de l’espace documentaire et l’hybridation des fonctions

La considération de l’espace comme un construit matériel et social invite à s’intéresser aux représentations, aux systèmes de communication et à la valeur d’usage. Une sémiologie des environnements documentaires et des pratiques quotidiennes qui s’y déroulent permet de décrypter des tactiques de prétention ou de résignation sociale, de mobilité ou d’inertie, d’acculturation, de stratification ou de classification : chacun cherche sa place dans un ordre documentaire et cherche parfois à bousculer cet ordre selon sa trajectoire personnelle (Baudrillard 1972, 20). L’espace documentaire organise une expérience cognitive et relationnelle dont on attend de plus en plus qu’elle soit facilitante, « encapacitante », qu’elle offre, par la configuration, par les dispositifs et par la médiation, des possibilités d’agir, de comprendre, de modifier le rapport aux savoirs, d’avancer, pour tous et pas seulement pour les lecteurs assidus.

Les tiers-lieu

Ainsi est apparue, depuis quelques années, la notion de « bibliothèque troisième lieu » (Servet 2009), notion empruntée à la sociologie au début des années 1980 (Oldenburg), pour désigner un lieu distinct du foyer et du travail. Dans le monde des bibliothèques, le terme sert à définir un nouveau modèle de bibliothèque à vocation sociale et socialisante. Un lieu qui n’est plus seulement centré sur les ressources, mais qui intègre les médiations, un espace ouvert d’activités, de services, de rencontres. Cette approche s’appuie sur un ancrage physique fort et propose un modèle d’accessibilité, de flexibilité et d’accueil, favorisant la mixité sociale et les échanges informels par l’entremise d’une nouvelle approche culturelle et spatiale. D’autres types d’espaces conçus sur la même logique de l’hybridation et de l’effacement des frontières fonctionnelles et organisationnelles se sont développés, en lien avec la diffusion de pratiques numériques variées : les médialabs, dans lesquels on travaille sur les questions d’information, les hackerspaces, dans lesquels on s’intéresse aux compétences informatiques dans le développement de logiciels open source, ou les makerspaces qui englobent l’ensemble de ces espaces en y incluant ceux qui ont une vocation économique.

Des lieux d’inclusion sociale

Les professionnels des bibliothèques sont interpellés par ces évolutions et la légitimité de tels espaces au sein des autres services de la médiathèque. De plus en plus de médiathèques mettent en place des actions culturelles à vocation citoyenne et favorisent la création de temps d’échanges et de partage (les actions « Do It Yourself »). Ces actions ont pour but de favoriser la participation des usagers, leur autonomie et de faire de la médiathèque un lieu de rencontre et de partage des savoir-faire. Le fab lab s’inscrit à la fois dans la continuité des espaces numériques que propose la médiathèque et comme un outil de co-construction et d’échanges dans la gamme des services collaboratifs qu’elle propose. L’intérêt pour les médiathèques est d’offrir un espace d’inclusion sociale et de diffusion des savoirs par la culture du faire et du libre. Les fab labs répondent à une attente professionnelle forte qui est de remettre l’usager au coeur de la réflexion, de proposer des services innovants permettant à la fois de réduire la fracture numérique, d’encourager l’innovation et de renforcer le lien social. Au même titre que pour l’action culturelle et artistique en médiathèque, le numérique est devenu le levier du changement. Les fab labs représentent un service innovant pour les médiathèques et les bibliothèques et offrent l’occasion aux bibliothécaires de revoir leurs pratiques professionnelles, de bousculer les habitudes et de se confronter à une nouvelle posture professionnelle face aux usagers.

L’émergence d’un appel à la démocratisation de la culture technique et numérique : ce que l’on apprend dans un fab lab

Parmi ces nouveaux besoins repérés émerge celui de maîtriser les bases d’une culture numérique constituée autour de la machine, du langage, de l’algorithme et de l’information, à partir des trois dimensions que sont les façons de penser, les objets et les relations sociales à l’intérieur des réseaux. Jeannette Wing (2006) parle de « pensée computationnelle ». Dans l’histoire de cette pensée computationnelle aussi bien que des évolutions techniques du numérique et de l’Internet, s’est développée une conception libertaire, militante, égalitariste de la culture informatique pour la promotion d’une culture scientifique et technique partagée. Cette culture trouve sa place dans le fab lab.

Des espaces de rencontre et de création

Pour les militants d’une vision libertaire du numérique, la culture technique est jugée nécessaire pour que tout individu puisse agir avec et sur son environnement, gage de sa liberté et de son indépendance. À la fin des années 1990, les communautés des défenseurs du logiciel libre, le plus souvent militants, se développent sur la base du bénévolat et du volontariat, à l’instar de la communauté wikipédienne. Ces groupes souhaitent démocratiser la culture informatique entendue non pas seulement comme un ensemble de compétences procédurales liées aux ordinateurs et à la programmation, mais aussi comme la capacité à comprendre la place du numérique dans les rapports sociaux, à résister à l’informatique d’entreprise, propriétaire, et à préserver des « communs de la connaissance » (Stallman 2017). Les fab labs se situent dans cette perspective. Ils regroupent des personnes issues milieux sociaux, âges et métiers très variés, le souci de fabriquer étant ce qui les rassemble, dans un espace de rencontre et de création collaborative. Tous types d’objets en sortent, objets artistiques, objets de remplacement, prothèses, orthèses, outils. Ils s’appuient sur des machines de fabrication numérique et des réseaux qui permettent de s’échanger des fichiers dans le monde entier.

Dans le projet du réseau des médiathèques, la culture technique représente essentiellement une ouverture sociale et un moyen de valoriser le rôle de la médiathèque comme un espace central de socialisation et de rencontre, dans un contexte social où une forte proportion de la population se trouve en dessous du seuil de pauvreté, où le nombre d’élèves décrocheurs très jeunes dans les collèges est important, mais où le volontarisme politique est fort. Elle est un facteur dynamisant à partir de l’impulsion d’un programme Bibliothèques numériques de références[2] du ministère de la Culture, qui a permis de financer les équipements en machines à partir de 2016, et de former quatre référents dans la médiathèque, sur une équipe de 23 personnes. L’objectif de départ, pour la médiathèque, est d’intégrer l’usager (pas seulement lecteur) dans un espace collaboratif, de le rendre actif et libre.

Des espaces alternatifs d’apprentissage pour restaurer l’estime de soi

Les fab labs sont des lieux de développement de stratégies pédagogiques et éducatives qui associent des acteurs différents, en permettant des interactions autour des compétences en jeu. C’est à ce titre qu’ils font l’objet d’une partie du projet Perseverons. L’une des grandes questions posées par ce projet est celle de l’effet de cet espace très particulier qu’est le fab lab sur la persévérance scolaire, voire sur le raccrochage pour les jeunes qui ont quitté l’école, et plus généralement sur la motivation à apprendre. L’hypothèse est que, pour certains élèves, enfants, jeunes adultes, l’école constitue un cadre d’échec, et le fab lab une possibilité de retrouver confiance, envie, interactions sociales. Les fab labs analysés dans le projet sont liés au contexte scolaire malgré tout, par leur appartenance institutionnelle ou par leur vocation culturelle : deux sont situés dans l’enceinte de l’université, le troisième dans un centre de culture scientifique et technique. Dans la médiathèque Colette, le fab lab joue effectivement ce rôle de lieu de raccrochage en accueillant des groupes d’élèves qui sont dans des dispositifs de réintégration au collège. Les ateliers qui y sont organisés proposent aux élèves d’imaginer des projets à partir de leurs désirs et non de contraintes scolaires liées aux programmes. Le passage par la fabrication d’objets attirants pour les élèves (une coque de téléphone, par exemple), peut constituer un tremplin vers des démarches plus complexes de modélisation.

Dans le système scolaire actuel, en effet, les élèves en décrochage scolaire, ayant perdu toute appétence pour l’apprentissage, inadaptés à une organisation scolaire rigide réglée par l’évaluation et la sanction, sont susceptibles retrouver le plaisir d’apprendre dans des « outre-lieux » tels que les fab labs, qui permettent de passer de la conception au prototypage puis de la mise au point à la réalisation d’objets. Ces lieux d’apprentissage et espaces de créativité favorisent la rencontre et les interactions de différents acteurs autour d’objets partagés pour des usages différenciés dont on fait l’hypothèse qu’ils puissent aider des jeunes en difficulté ou en décrochage dans leur parcours scolaire. En effet, les compétences dans l’activité valorisent l’estime de soi à travers un espace-temps en décalage par rapport à l’école. Le travail accompagné se réalise le plus souvent à plusieurs, sur le mode de projet visant à s’organiser pour atteindre un objectif commun. L’atteinte de cet objectif représente alors une réussite qui permet de regagner confiance et de se sentir valorisé.

Dans le projet Perseverons, les espaces de créativité et de co-construction relèvent de plusieurs dispositifs : trois fab labs de la région, liés à l’Université de Bordeaux et à un centre de culture scientifique, technique et industrielle, dans plusieurs configurations possibles, dont la structure itinérante qui se déplace vers des publics, notamment auprès de médiathèques. Dans ce dernier cas, le fab lab fait le lien entre la médiathèque et un collège, offrant un espace médiateur. Ces espaces font l’objet d’une investigation à partir d’observations de type ethnographique, d’enquêtes et d’entretiens semi-directifs auprès de groupes d’adolescents, à l’occasion de stages scolaires et non scolaires et d’évènements particuliers (concours de robotique notamment). Ce travail vise particulièrement les modes de travail et de communication dans le processus du projet, la spatialisation, la temporalité, les interactions sociales entre les jeunes, entre les adultes et les jeunes, les affiliations ou désaffiliations, et les interactions personnes-machines, les évolutions des comportements et des modes de travail, les méthodes de recherche, de recueil d’information, de projection et de fabrication, de communication autour des projets mis en oeuvre par les jeunes.

Des espaces de créativité et de motivation

Dans ce cadre, les objectifs du projet visent une activité non maîtrisée (non formalisée à l’avance dans le détail des activités), nécessitant une réflexion, une adaptation, un entraînement (avec des échecs possibles dans une démarche d’essai-erreur) pour développer des tâches plus ou moins complexes. L’expérimentation repose sur l’hypothèse que la fabrication d’objets donne un sens à l’activité et aux apprentissages, crée des liens entre différents apprentissages et acteurs de l’éducation, suscite la curiosité et donc la motivation, valorise la réalisation et les compétences acquises. Ces hypothèses renvoient notamment au pragmatisme de John Dewey qui considère l’enfant comme un individu capable d’agir dans la société et non l’instrument d’un système qui le dépasse. Cette activité, indissociable d’un engagement, suppose que l’enfant soit considéré comme sujet agissant acteur de son propre apprentissage et non réceptacle d’un savoir accumulé. Pour Célestin Freinet, dans la même logique, l’apprentissage relève de l’expérience tâtonnée empirique puis méthodique et scientifique, outils et langage étant intimement liés pour construire l’autonomie sur l’expérience. La connaissance acquise par l’expérience est celle d’un être socialement situé dans le monde, qui interagit nécessairement dans des groupes et avec des outils qui lui permettent d’appréhender ce monde. L’usage d’un dispositif numérique spécifique incluant un espace, des outils et des relations sociales est censé apporter un cadre d’engagement dans les apprentissages. Célestin Freinet insiste sur l’éducation du travail et la « nécessité organique d’user le potentiel de vie à une activité tout à la fois individuelle et sociale, qui ait un but parfaitement compris, et présentant une grande amplitude de réactions […] » en valorisant le « sentiment de puissance » (Freinet 1994, 157). L’un des défis de la recherche est celui de déterminer la place respective de la situation de projet, de l’espace technique et des interactions sociales dans l’étayage de la motivation et des apprentissages. Cet étayage repose sur le développement des compétences psychosociales nécessaires au travail collaboratif dans des équipes diversifiées, de la créativité, d’une démarche entrepreneuriale, une éducation à une démarche écocitoyenne, des compétences numériques et techniques avec une concrétisation sous forme d’un prototype tangible, l’incitation à la mise en oeuvre d’une démarche transversale et complexe.

Des espaces qui interrogent la place de la technique

On le voit, l’objet d’un fab lab est bien culturel, si l’on accepte que la culture inclue les savoirs techniques. On a souvent recours à la rhétorique de l’innovation quand on évoque le numérique (Tricot 2017). Le fab lab ne constitue pas une innovation, concept souvent illusoire ou utopique. Il mobilise des compétences techniques dans une démarche de projet, ou plus précisément un apprentissage basé sur la conception (design-based learning) qui n’a rien de nouveau. André Tricot (2017) souligne que tous les dispositifs de travail en projet autour du « faire » ne sont pas efficaces sur les apprentissages qui requièrent attention et engagement, outre la mobilisation de ressources cognitives importantes. Et que les apprentissages en jeu sont spécifiques : dans le fab lab, on ne peut pas tout apprendre, mais seulement des connaissances techniques, qui, certes, peuvent servir de levier à l’envie d’apprendre. Certaines compétences liées à la manipulation de l’information et des ressources documentaires sont également en jeu, à travers la lecture ou la création de documentation technique, ou les projets qui associent la fabrication d’un objet avec des ressources culturelles nécessitant des recherches d’informations ou de documents. Mais le discours de l’innovation risque de produire l’illusion qu’avec des machines, un espace devient apprenant. Beaucoup de projets de fab labs sont technocentrés, du point de vue des financements et de l’image valorisée, au détriment des dimensions sociales, culturelles et pédagogiques. Ils risquent même de dériver vers des espaces de consommation où l’important n’est pas la démarche, mais les objets. Une imprimante 3D ne suffit pas à faire un fab lab, et les processus en jeu sont complexes.

La bibliothèque comme espace créatif et collaboratif : comment on apprend dans les fab labs

Le fab lab est susceptible de provoquer des bouleversements importants dans les interactions sociales qui se jouent au sein de la bibliothèque. Il est sans aucun doute porteur de diversité des pratiques.

Les « arts de faire »

Quand Michel de Certeau invite à s’interroger sur ce que chacun fabrique avec l’espace, qui est en partie déterminé par un système de production, et en partie créé par les individus dans une logique de braconnage, de résistance, de bricolages, de détournements d’usages, le fab lab propose a priori un espace pour les « arts de faire ». Le dispositif comme espace de pouvoir est ainsi remis en question par la créativité des individus et des groupes qui sont censés créer des formes plurielles d’usages ou réfuter les formes imposées et se réapproprier les espaces. Cette réappropriation peut acquérir une forme de légitimité. Mariangela Roselli (2014), dans une enquête sur les jeunes en bibliothèques, a montré que, malgré et souvent contre les règles de comportement dans les bibliothèques, le groupe construit un espace cognitif stimulant qui permet d’équilibrer les différences dans les rapports au savoir en renforçant solidarité et bienveillance. Elle suggère d’organiser la bibliothèque autour de l’espace vécu espace de jeu et pas seulement de lecture, de mouvement des usagers et du personnel, d’interactions en dépassant les traditionnelles assignations.

Les arts de vivre

Le fab lab peut ainsi obliger les professionnels à prendre en compte la bibliothèque vécue à travers les postures imposées ou proposées, les supports, les médiations et les animations. Avec le fab lab, la bibliothèque acquiert une pluralité de fonctions et d’espaces. Les relations entre les espaces sont clairement reconfigurées. Le principe centripète de fonctionnement est remis en question suivant un modèle d’organisation développé par Engeström (2011), la théorie de l’activité, dans lequel « le centre se dérobe ». Le traditionnel centre de contrôle, de coordination et d’initiative n’existe plus. Il est remplacé par un ensemble de noeuds qui modèlent l’organisation à partir des activités. Le contrôle est distribué et les actions coordonnées. Dans ce modèle, les médiations socioculturelles forment un système qui échappe aux actions individuelles, et les contradictions sont prises en compte dans la construction de connaissances. Albert Bandura montre également comment on apprend à travers les relations sociales, par vicariance, facilitation et anticipation cognitive. Ces apprentissages sont dits « situés » (Lave et Wenger 1991) parce qu’ils se construisent en situation d’échanges. Ils peuvent donner naissance à ce qu’Étienne Wenger désigne par la « communauté de pratique », un groupe uni par un engagement mutuel, une entreprise commune, un répertoire partagé. Néanmoins, le lieu présente un intérêt toujours important : les bibliothèques en tant « [qu’]espaces culturels publics de déconnexion attirent les jeunes qui viennent à la bibliothèque pour l’environnement normatif qu’elle procure » (Evans 2012) à recherche d’un cadre, de repères, d’un espace de travail.

Les arts d’apprendre

Plusieurs points apparaissent ainsi comme déterminants dans le fonctionnement du fab lab : le contexte (spatial, temporel, technique, humain) des activités proposées, la perception et la qualification de ce contexte par les usagers, les stratégies de travail possibles, les interactions sociales, l’engagement cognitif dans la tâche à travers l’activité, qui comprend la capacité à mobiliser des connaissances existantes, le système de valeurs en jeu dans les représentations de l’activité. De ce point de vue, les fab labs, sous une même appellation, représentent des réalités hétérogènes dans leur vocation, dans leur mode de fonctionnement et dans les types d’apprentissages qu’ils portent. Ceux qui sont dépendants de structures académiques privilégient des activités tournées vers les apprentissages utiles dans les parcours des étudiants, d’après Akila Nedjar-Guerre et Anne Gagnebien (2015) qui ont mené une enquête auprès de fab labs d’universités, et réfutent l’idée selon laquelle le principe contributif serait au coeur des fab labs. Pour elles, c’est la perspective des diplômes qui est essentielle. À l’inverse, David Vallat (2017) considère que « l’épistémologie du bricoleur » valorisant le faire est indispensable au fab lab dans une perspective de communs de la connaissance.

Cette question mériterait une enquête comparative auprès de plusieurs types de fab labs. Il est certain que l’institution « porteuse » et les origines des financements impriment une identité à chaque fab lab. Dans le cas de ceux de Bordeaux, les modes de fonctionnement relèvent de projets différents : accompagner les élèves avec leurs enseignants dans un cas, donc répondre à une commande venant de l’école avec un cahier des charges lié aux programmes, proposer un espace de fabrication orienté vers la robotique pour l’autre, avec une identité ingénierique forte, proposer un espace de partage pour le troisième, qui, créé dans un institut universitaire technologique, est le plus proche du projet originel et le plus divers dans les usages et les usagers réels. Dans tous les cas, les usagers ouvrent rarement la porte du fab lab seuls. Ils sont accompagnés, guidés pour entrer et pour fabriquer. Les fab managers impriment une identité forte au lieu, médiateurs culturels, ingénieurs, enseignants, salariés d’une grande entreprise à la retraite ou jeunes qui ont trouvé leur vocation. Dans ce sens, un fab lab en bibliothèque est un projet en soi, et la transformation des bibliothécaires en fab managers ouvre la perspective de créer des lieux de fabrication tournés vers la cité et ses enracinements culturels, et pas seulement les structures académiques. Dans cette transformation, les risques restent importants pour la bibliothèque de perdre le sens de sa mission.

Les résistances : le risque de perte d’identité

Pour Marc Augé, le lieu est identitaire, relationnel et historique. Le lieu anthropologique contient des possibilités de parcours, de discours, un langage. Le fab lab ne risque-t-il pas, soit de transformer la bibliothèque en « non-lieu », lieu de passage sans identité, sans affiliations, sans histoire, soit de subsister à côté de, mais pas dans la bibliothèque, en lui laissant ses caractéristiques fortes, sans en modifier profondément les usages, et surtout sans parvenir à faire émerger une force d’attraction suffisante pour qu’il devienne un lieu de construction de connaissances ? Une sorte d’atelier de bricolage à côté de la bibliothèque. La même question se pose pour les établissements scolaires qui installent des fab labs dans leurs locaux. Le risque est double dans ces projets : que la simple acquisition de machines soit confondue avec le projet complexe qu’est le fab lab, d’une part, que l’ancrage du fab lab dans un cadre institutionnel connoté pour des jeunes en difficulté ou en décrochage scolaire lui fasse perdre toute sa force d’attraction, de motivation, et tout son intérêt pédagogique, qui repose sur le décentrage, la mise en projet, la liberté. La question est d’autant plus prégnante que le fab lab, tout en s’appuyant sur un projet de technique ouverte, collaborative, partagée, dans les logiciels (libres), les plateformes (ouvertes) et les outils informatiques jusque dans les produits qui relèvent du open hardware le plus souvent, nécessite malgré tout des investissements importants en machines-outils, en espaces, en finances, en énergies et en personnels.

Cette dernière question du personnel conduit à s’intéresser aux compétences nécessaires pour qu’un projet de fab lab fonctionne. Même si la philosophie qui est à l’origine des projets est celle du bricolage, du partage des compétences et de l’ouverture, même si le fonctionnement est ouvert et collaboratif, l’entraide favorisée, l’autonomie encouragée, les fab labs nécessitent des fab managers qui disposent d’une culture technique suffisante pour pouvoir accompagner le public. Du point de vue de la culture professionnelle, la question se pose du lien entre les différentes missions qui sont assignées au bibliothécaire chargé de gérer un fonds documentaire, d’animer un espace, d’assurer des formes de médiation culturelle et d’accompagner le public. Dans leur diversité, ces missions, qui exigent des formes d’expertise, peuvent entrer en conflit les unes avec les autres. Dans le fab lab, la présence, voire la centralité de l’objet technique, appelle des compétences incontournables, comme celle de savoir réparer très rapidement une machine pour ne pas bloquer les projets de publics dont la persévérance dans la fréquentation du lieu est fragile. Ces compétences ne relèvent pas nécessairement des bibliothécaires eux-mêmes, mais d’un réseau qui doit être proactif et habile. Un conflit de légitimités et de temporalités peut naître de l’hétérogénéité des pratiques sociales en jeu, et le sentiment d’une difficulté à faire le lien, à créer un pont entre lecture, culture, technique. Alors, le fab lab dans la bibliothèque ne risque-t-il pas d’être une nouvelle étape vers la « bibliothèque sans bibliothécaire » redoutée par le regretté Bertand Calenge dans son blogue ?

Vers de nouvelles compétences pour les professionnels

La profession de bibliothécaire est en profonde mutation dans ces espaces, à l’image des mutations que vivent les médiathèques : nouveaux usages, nouveaux services et nouvelles perspectives pour une profession restée longtemps centrée sur la prescription. Ces mutations ont contraint le bibliothécaire à s’autofermer, se former, se questionner et se mettre à jour des technologies. Dans le cas du fab lab, de nouveaux questionnements émergent. Là où certains bibliothécaires trouvent un intérêt pour le bidouillage au même titre que l’usager en y défendant le respect même de cet espace participatif, d’autres se sont inspirés des nouveaux profils qui émergent pour se former et devenir fab managers ou encore techniciens fab lab. La charte des fab labs propose une description des responsabilités dans la gestion d’un fab lab qui peut aider le bibliothécaire à mieux définir ses missions.

Échanger les pratiques

La mise à disposition de la documentation est bien une compétence à exploiter dans ce cadre, pour contribuer à l’enrichissement des savoirs communs. Les bibliothécaires s’organisent et se forment à ces nouvelles missions, par les échanges de pratiques en interne ou sur Internet en initiant des groupes de discussions professionnels tels que Labenbib créé par la commission fab lab en bib de l’Association des Bibliothécaires de France, très actif sur Facebook notamment et qui diffuse un wiki en ligne. Des propositions de formation et d’autoformation sont faites par les adhérents et des échanges sur les pratiques et les projets menés dans le cadre du fab lab sont partagés et mis à jour. On constate également un début d’intérêt par les universités pour mettre en place des formations diplômantes pour le métier de facilitateur comme celle de Cergy-Pontoise qui a développé un diplôme universitaire (DU) « Métier Facilitateur » qui rencontre un succès avéré dans la communauté des facilitateurs et des fab manager. Les retours d’expériences des bibliothécaires seront intéressants à analyser tant sur le descriptif des profils que sur les pratiques in situ. Cela permettra d’apprécier la tendance, de définir les points à améliorer et de mettre en lumière des besoins en formation et l’émergence, peut-être, d’un nouveau profil professionnel, d’un nouveau métier. Au-delà d’être médiateur, facilitateur des échanges, quel avenir pour la profession de bibliothécaire ?

Devenir « facilitateur »

Le bibliothécaire se considère comme une ressource en lui-même, un médiateur et un facilitateur de la transmission des savoirs tout en ayant un positionnement horizontal puisqu’il sort de son cadre de profession habituelle et qu’il s’enrichit aussi en faisant avec les autres. Les professionnels affirment à ce propos que « le fab lab suppose également que le bibliothécaire quitte sa posture habituelle de “sachant” pour ne plus animer, mais pour faciliter les usages du fab lab. Traditionnellement, le bibliothécaire est vu comme une référence dans son institution, maître des lieux, des collections et des services » (Simon 2015). Peu d’études sont disponibles sur le rôle des bibliothécaires et les compétences développées dans ce domaine. Toutefois, des articles de périodiques professionnels abordent la question en faisant l’éloge de l’horizontalité des rapports usagers-bibliothécaires sur ce terrain fertile du partage des savoirs et de la co-construction. Pour Pascal Desfarges (2016), l’ingénierie de projet, la co-construction de connaissances, l’innovation sociale ou le partage des savoirs sont essentiels. Pour les professionnels des médiathèques, il est question d’innover en matière d’organisation, de décider de la responsabilité de la gestion et l’organisation à travers le métier de fab manager. Plus généralement, on confie cette mission à un « fin bidouilleur », un professionnel à l’aise avec les outils numériques, déjà mobilisé sur la médiation des espaces numériques. Le fab lab repose sur un échange horizontal des savoirs et le droit à l’échec. Ainsi, le bibliothécaire devient bidouilleur au même titre que les autres utilisateurs.

Un nouveau positionnement professionnel

Toutefois, une connaissance des techniques et outils mis à disposition exige une formation et une politique de recrutement ouverte vers la diversité et la complémentarité des compétences. De bibliothécaire, maître des collections, à « bidouilleur facilitateur », la mutation est peu confortable et peu commune pour les professionnels des bibliothèques, conduits à partager compétences et maîtrise des lieux, des outils et des projets avec les utilisateurs. Se pose alors la problématique du positionnement professionnel, de l’adaptation du métier face à ces nouveaux espaces, ces nouveaux services. La profession de bibliothécaire entretient un rapport compliqué fait de fascination pour tout ce qui est synonyme de progrès et d’innovation, et d’inquiétude face aux techniques. Anne-Marie Bertrand le rappelait avec Réjean Savard[3], montrant dès 2000 que dans « les programmes de formation continue des bibliothécaires, les nouvelles technologies écrasent de tout leur poids les autres sujets de formation en Amérique du Nord ». Du point de vue des représentations, les techniques à mobiliser dans le fonctionnement du fab lab sont étrangères à la profession, dont elles remettent en question l’identité, le socle de compétences à mobiliser, la légitimité. Du point de vue de la gouvernance, le fab lab nécessite également une conception souple, « habile » et réactive des relations de travail, du système de prise de décision, et du projet de service, plutôt partagé, alors que les bibliothèques ont un mode de fonctionnement hiérarchique, centralisé et relevant dans tous les cas d’autorités de tutelle, autant en lecture publique qu’en bibliothèque universitaire. Cependant, les recherches montrent que les fab labs ne fonctionnent pas sur un mode totalement anarchique et ouvert : le rôle des médiateurs est de créer des « microdispositifs de gestion » (Cléach et al. 2015) dans un cadre de référence culturelle commun, des affinités électives. C’est cet horizon culturel qui doit être considéré dans les projets de fab lab en bibliothèque.

Les bibliothécaires ont connu des évolutions dans leurs missions, les contenus de leur formation et leurs modes de fonctionnement qui se sont diversifiés, ce qui permet, dans une équipe, la complémentarité des compétences bibliothéconomiques, culturelles, techniques, médiatiques, communicationnelles et, de façon plus générale, un positionnement professionnel centré sur la médiation. Or le fab manager est avant tout un médiateur, et pas un expert, entre les publics, les compétences, les espaces. Cette fonction est mise en avant dans les fonctions des professionnels des bibliothèques en lien avec l’accueil des publics. Les professionnels qui accueillent des fab labs témoignent du fait que le fab lab fait perdre au bibliothécaire sa posture habituelle d’expert et même d’animateur pour le transformer en facilitateur des usages. Cet effacement peut être douloureux, car le bibliothécaire n’est plus le maître des lieux. Pourtant, il n’est pas contradictoire avec la mission proposée par Bertrand Calenge encore, qui est de (créer) « un espace social dynamisé autour de la connaissance[4] ». Ce dernier rappelle que ce ne sont pas les contenus qui font la bibliothèque, les livres, mais « un espace commun qui crée société autour de tous ces savoirs qui fédèrent le goût pour la connaissance d’une collectivité singulière ». Ces connaissances évoluent et la culture scientifique et technique, développée dans les fab labs, fait partie de cet espace commun aujourd’hui, dans un contexte sociotechnique où l’on est contraint de penser la technique non pas (seulement) contre l’Homme, mais également avec lui.

Peu d’études sont disponibles pour l’heure en France sur le rôle des bibliothécaires et les compétences à développer dans ce domaine, du fait de la grande jeunesse de ces espaces au sein des médiathèques. Toutefois, les articles qui sont consacrés au sujet abordent la question plutôt avec enthousiasme, en faisant l’éloge de l’horizontalité des rapports usagers-bibliothécaires sur ce terrain fertile du partage des savoirs et de co-construction. Pascal Desfarges[5], par exemple, montre que l’enjeu des fab labs se situe « en termes d’ingénierie de projet, de co-construction de connaissances, d’innovation sociale ou de partage des savoirs ». Il parle d’une « bibliothèque spéculative » dont la forme même appelle la critique sociale, la discussion, la remise en question des technologies et des économies des connaissances et de l’attention, la réflexion sur un projet de société durable qui s’incarne dans les espaces documentaires. Dans tous les cas, le fab lab semble transformer l’horizon de référence et les pratiques des médiateurs (Lhoste 2017).

Conclusion

Il est fort possible que le projet d’intégration des fab labs dans les bibliothèques se heurte à des obstacles importants en France, même si l’on voit les projets se développer dans des territoires qui se démarquent dans d’autres domaines comme l’ouverture des données. En dehors des bibliothèques, de nombreux projets se sont développés, à l’initiative de structures de l’enseignement supérieur, de collectivités territoriales ou d’associations. Ils présentent cette particularité de porter un projet social et politique utopique à partir de l’usage de machines et du développement de compétences techniques. Dans ce sens, ils sont caractéristiques de notre époque qui ne peut plus penser le politique et la culture sans impliquer la technique, mais une technique réenchantée.