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In memoriam… Ce dossier allait être mis sous presse lorsque nous avons appris la mort de Jean-Christophe Averty, survenue le 4 mars 2017. Sa parole animée et les images fortes de ses créations resteront.

Dans le contexte actuel, s’intéresser à l’oeuvre de Jean-Christophe Averty [1] semble aller de soi. Le brouillage des frontières entre les divers types de production audiovisuelle a modifié irréversiblement notre horizon médiatique. La distinction entre le haut et le bas semble définitivement compromise, tandis que l’écart entre le majeur et le mineur s’amenuise. Désormais, un vidéoclip peut proposer à son auditeur-spectateur une expérience interactive, des nouvelles télévisées parodiques peuvent être présentées par des personnages de synthèse, un film d’auteur peut être projeté en stéréoscopie à des spectateurs chaussés de lunettes spéciales, la visite d’un musée peut se faire sur Internet ou dans une salle de cinéma [2], etc.

L’horizon médiatique qui est désormais le nôtre est disparate. En tout cas, il est multiforme. Un peu comme l’oeuvre de JCA [3], qui date de plus d’un demi-siècle et qui mérite d’être exhumée, ne serait-ce que parce qu’elle nous montre que télévision a pu rimer avec émancipation populaire et liberté dans l’acte de création. Il y a une quinzaine d’années, Thierry Jousse et Olivier Joyard (2001, p. 51) soulignaient déjà le décloisonnement constitutif du geste d’Averty :

[…] Averty a traversé, avec une énergie inimaginable, la plupart des aventures textuelles, imagées, musicales du siècle dernier. Jazz, cinéma, écran carré. Poésie, bande dessinée, peinture. Surréalisme, pop art, comics. Il a voulu tout réconcilier, sans faire de différence entre les supports, parce que l’art, pour une fois, ne devait être ni majeur, ni mineur, seulement bien foutu ou dégradé.

Il est vrai qu’au temps du « premier » Averty, la télévision, à peine naissante, n’était pas encore sclérosée, et que certaines productions du nouveau média étaient empreintes des plus grandes aspirations. Profondément imbue de sa mission de service public, diversifiée et intelligente, la télévision n’était pas encore soumise aux lois du commerce. C’est dans cette télévision-là que Jean-Christophe Averty a exercé ses dons de créateur (doublés parfois de ceux d’un saboteur).

Des reportages des années 1950 — Les images et les jours (1953), [En direct des…] Jeux olympiques de Melbourne (1956), À vous de juger (1958) — jusqu’aux « biopic-follies [4] » des années 1980 — Georges Brassens unique (1979), Montant d’hier et d’aujourd’hui (1980), Dalida idéale (1984), Je suis comme je suis : Juliette Gréco (1991) —, les émissions de JCA ont couvert plusieurs décennies de la télévision française. Averty a réalisé des actualités filmées, des émissions pour enfants, des vaudevilles et des variétés, des documentaires sur des sujets nouveaux (le jazz, par exemple), des génériques d’émissions et des habillages d’intervalles télévisuels, des dramatiques sui generis, tout en occupant aussi à l’occasion les planches du théâtre et souvent les ondes de la radio. Entre pataphysique et performance, entre chorégraphie et graphisme — ou « chorégraphisme », pour reprendre l’expression d’Anne-Marie Duguet (2002, p. 108) —, Averty n’est le disciple d’aucune école, et il n’a pas, non plus, fait école. On retrouve son empreinte ça et là, à peine évoquée ou parfaitement assumée, de l’illustration (Hara-Kiri) au vidéoclip (Dayton et Faris), comme incitation à la libération des formes télévisuelles imposées ou encore tout simplement comme défouloir.

Les articles des auteurs réunis dans le présent dossier de Cinémas nous permettent de découvrir l’oeuvre injustement méconnue (notamment en raison des difficultés de circulation des matériaux télévisuels anciens) d’un grand créateur d’images en mouvement. Ces auteurs nous guideront dans le réseau des relations et des renvois qu’Averty, en bon « léonardien » qu’il était, savait tisser dans ses créations, en inventant par la même occasion des moyens de repousser les limites de la machine. Afin de reconstruire l’itinéraire — un peu mystérieux — de ce Méliès de la télévision, les contributions rassemblées ici couvriront surtout la première période de ce qu’est la télévision… selon Jean-Christophe Averty. En plus de permettre une plongée dans une oeuvre protéiforme et dans la réflexion sur la nature du média que cette oeuvre véhicule, notre dossier aidera à reconstruire le contexte historique et médiatique, particulièrement riche, de l’émergence d’un média nouveau, populaire et puissant, à la faveur d’un certain nombre de regards croisés France/États-Unis [5]. D’où la série d’observations qui suivent, et qui visent à mettre en relief les particularités de la télévision des origines, qu’une lecture rapprochée de l’oeuvre d’Averty permet de faire émerger.

La télévision et l’art vidéo, une synchronie à retardement

Commençons par la fin, en rappelant qu’en 2013, année de la célébration du premier demi-siècle d’art vidéo (anniversaire souligné par beaucoup d’événements, de publications, etc.), le travail de JCA a été salué — au même titre que celui de Nam June Paik — comme l’une des pierres angulaires de l’art dont on fêtait le cinquantenaire : l’année 1963, qui marque officiellement le début de l’art vidéo, c’est l’année où Nam June Paik présente ses treize « téléviseurs préparés » à la galerie Parnass de Wuppertal, en Allemagne, et c’est aussi l’année du lancement par Jean-Christophe Averty de son émission fétiche Les raisins verts (1963-1964).

Dans le présent dossier, l’oeuvre d’Averty est scrutée en parallèle avec l’art vidéo, tant d’un point de vue technologique que d’un point de vue formel, notamment par les vidéastes et plasticiens Joris Guibert et Marc Plas, qui sont aussi chercheurs et enseignants en audiovisuel : leurs lectures font prendre à Averty une place particulière dans l’histoire des formes du xxe siècle, de la rétroaction vidéo au calcul par algorithmes, en passant par les provocations des arts visuels, à l’ère du pop d’abord et de l’électronique ensuite.

Dans son article intitulé « Uscopie électronique. Muabilité & simultanéité », Joris Guibert se concentre sur les années 1960 et traite la vidéo comme un chapitre de l’histoire de l’électronique. Il étudie l’outil vidéo, issu des recherches qui se situent au croisement de l’audiovisuel et de l’électronique, en tant que principe créatif qui offre des possibilités plastiques spécifiques et de nouvelles perspectives d’expression expérimentale. Hors de tout déterminisme technologique, bien qu’elle soit intimement liée à la technique, l’oeuvre d’Averty devient ce facteur grâce auquel il est facile de marquer une division ontologique — ainsi que le propose Guibert — entre cinéma et vidéo : si le cinéma est un outil de fixation du réel, la vidéo est un outil de transmission d’images du réel.

Quant à Marc Plas (« Les utopies électroniques de Paik et d’Averty : investigations et expérimentations télévisuelles »), il assigne à Averty une place en bonne et due forme au panthéon de l’art vidéo, non loin du situationnisme et proche de la scène de la musique électronique des premiers temps. En tant que créateur multimédia habitué aux modèles classiques du détournement de la culture populaire, Plas souligne comment Averty, qui a pourtant oeuvré au sein de la télévision publique de son temps, dans un média qui s’adresse donc à tous, se retrouve aujourd’hui célébré plutôt dans des circuits alternatifs, réservés à quelques happy few (et c’est ainsi que l’oeuvre d’Averty devient en quelque sorte un geste théorique pour comprendre les médias…). Selon Marc Plas, qui plus est, la figure de Max Debrenne — clef de voûte et cheville ouvrière de l’expérimentation des images à la télévision française — offre les balises indispensables pour penser Jean-Christophe Averty avec Nam June Paik et construire des ponts entre production populaire et création expérimentale.

S’il est important aujourd’hui de lire cette époque des années 1960 dans une perspective intermédiale et d’essayer de comprendre comment vidéo, performance, expérimentation électronique et une certaine télé sont à mettre en relation, il est tout aussi crucial de souligner qu’Averty ne semble pas, ainsi que le faisait déjà remarquer John Wyver (1988, p. 117) dans les années 1980, avoir défini lui-même son travail comme relevant de l’art vidéo. Il est bien compréhensible que le public télévisuel d’Averty ne voie pas de rapport entre ses émissions — déconcertantes et controversées, mais populaires — et les expérimentations vidéo électroniques des mêmes années — plutôt élitistes. Paradigmes distincts, institutions différentes. Pour bien mesurer la chose, il n’est qu’à se reporter à des revues populaires des années 1960, comme Télérama ou Télé-Ciné : si on y salue par exemple l’audace du choix d’un texte d’Alfred Jarry pour en faire un téléfilm en 1965 (Ubu roi), on se plaint en revanche du rythme fatigant de son montage, au sens large du mot [6] ; ou bien, comme André S. Labarthe [7] (1966, p. 9), on souligne l’adéquation de cette création audiovisuelle avec le médium télé : « […] une émission d’Averty sur grand écran paraît lente. Le rythme dépend de la taille de l’écran et de la distance du spectateur. »

Bref, ce qui relève dans les émissions d’Averty de l’incrustation et de la superposition des couches (que permet et auxquelles incite l’image électronique) n’est absolument pas mis en relation avec l’art naissant de la vidéo, mais se trouve plutôt rapporté à l’un des deux modes « classiques » de traitement des images en mouvement, c’est-à-dire soit à la norme télévisuelle (moins rigide que celle d’aujourd’hui, mais tout de même), soit au modèle du cinéma.

Le graphisme en mouvement, une mise en page à l’écran

S’il est une expression parfaitement représentative de la conception visuelle d’Averty, c’est bien celle de « mise en page », qu’on ne s’attend pourtant pas à rencontrer dans le générique d’une émission télé. Or elle y figure souvent, de même que dans les propos d’Averty et dans des commentaires de l’époque. Ainsi trouve-t-on dans le générique d’une émission sur la danseuse et chanteuse de revue Zizi Jeanmaire, Plumes et diamants (1982), la mention suivante : « Mise en page et réalisation, Jean-Christophe Averty ».

Déjà en 1963, le créateur qu’est Averty considère en effet, comme il l’affirme dans un entretien publié dans Télé-Ciné, qu’il fait de la « mise en pages télévision comme on fait de la mise en pages de mode, ou d’un journal » ; c’est le cas notamment dans ses émissions de jazz du samedi soir, où on employait à son arrivée des cycloramas peints en gris et dépouillés pour habiller le studio ; sa solution pour donner du lustre à l’image consista, comme il le raconte dans ce même entretien, à peindre le fond en noir et à habiller les musiciens de noir ; au bout d’un certain temps, cette solution formelle se déclinera en un déploiement de musiciens habillés de blanc sur un fond noir, ce qui lui permettra « de faire des essais de contrastes graphiques comparables aux dernières recherches des photographes américains » (Averty 1963). C’est à partir de là, pourrait-on dire, que le style d’Averty, reconnaissable entre tous, prend son envol. C’est aussi à partir de là que les ballets deviennent, pour le réalisateur de télé qu’il est, des « ballets de formes », et non plus de simples « reportages sur des gens qui dansent ». La dimension de l’écran du tube cathodique, doté du charme intrinsèque de la miniature, bloque toute velléité de ce réalisme plutôt scolaire qui était le lot de la télévision en direct. Ainsi le critique de L’Express Morvan Lebesque [8] considère-t-il Ubu roi comme « un sac à malices visuelles, un dévergondage de découpages et papiers collés, entre l’Exposition surréaliste et le catalogue des Grandes Galeries ». On est ici dans une réflexion qui se concentre sur cet art nouveau que serait l’« art cathodique ».

L’article de Sylvie Pierre, « Influences et trajectoire professionnelle : de l’enfance à l’entrée à la RTF (1928-1952) », nous plonge au coeur d’une reconstruction des années de formation d’Averty. Le cinéma et la musique y jouent un rôle important, de même que les valeurs de l’école républicaine et la liberté parfois iconoclaste de la culture populaire en général, mais c’est tout particulièrement par l’influence de la bande dessinée que s’explique une grande part de l’imaginaire Averty. L’auteure procède à cette reconstruction, entre autres, par l’intermédiaire d’extraits d’entrevues inédites qu’elle a menées avec JCA, arrimées à une recherche bibliographique synchrone avec l’époque scrutée dans son texte. Elle parvient ainsi à cibler les « tenants » de cet univers de références, multiple et hétérogène, qui est celui du créateur. Par l’entremise de cet exercice, les « aboutissants », tels qu’ils apparaissent dans les oeuvres d’Averty pour la télévision (qu’il rejoint justement en 1952), nous semblent dès lors découler tout naturellement de la formation de cet homme multimédia.

La contribution de François Jost, intitulée « Du renoncement à la couleur à une esthétique et à une éthique du noir et blanc : Averty dans ses oeuvres », nous permet d’amorcer une lecture qui s’intéresse plus directement aux formes privilégiées par Averty dans ses émissions. Pour éclairer les choix d’Averty dans l’aménagement du profilmique (en studio, du moins) et dans la composition des images, l’auteur retrace ce qui relève d’influences figuratives variées et de propositions esthétiques éclectiques, émanant de l’usage particulier qu’Averty fait du noir et blanc. La grisaille y est effacée, les contrastes vifs y sont accentués. L’image platement réaliste s’estompe sous nos yeux. Ce qu’Averty offre au téléspectateur, c’est un éventail de compositions étranges en perspective aplatie, de schématisations de formes qui avoisinent l’abstraction et de collages télévisuels dignes d’un Georges Braque : d’où ces images stratifiées et construites, complexes comme les blasons du Moyen Âge, devant lesquelles se retrouve le téléspectateur.

À propos des Verts pâturages (1964), Jost évoque Méliès, sur la base des affinités entre l’oeuvre d’Averty et la cinématographie des premiers temps. Averty a d’ailleurs lui-même signalé son héritage méliésien, et ce à maintes reprises. Qui plus est, il a consacré au magicien de Montreuil une revue grand format pour la télévision, intitulée justement Le magicien de Montreuil-sous-Bois (1964), qui brosse un tableau des moments clés de la carrière de Méliès. Des scènes jouées en costume y alternent avec des numéros de danse inspirés de figures et de compositions empruntées à des plans-tableaux issus de la féerie méliésienne. Comme pris d’un délire cinétique soudain, Averty transforme des tableaux cinématographiques « corsetés » en à-plats cathodiques contrastés et kaléidoscopiques. Ou encore, il métamorphose des décors statiques pour en faire des éléments mouvementés. L’écran de télévision est alors vu comme une surface sans profondeur, sur laquelle on peut dessiner, comme Méliès dessinait par exemple, sur ses décors en à-plats, une portée musicale pour y disposer des figures volumétriques. Ainsi, chez Averty, de la dentelle formée par les jambes blanches d’un contingent de ballerines vêtues d’une combinaison noire, sur fond de scène noir, et qui nous ramène aux chorégraphies du Busby Berkeley des années 1930.

À la faveur d’un pareil mélange entre des mouvements kaléidoscopiques à la Berkeley et des décors fabriqués à la Méliès, c’est un univers commun qui s’expose : objets démesurés, corps morcelés, costumes extravagants, meubles biscornus, dessins caricaturaux, éclairages expressifs et explosions stupéfiantes. Dans les mises en scène de Méliès comme dans celles de Berkeley, non seulement les éléments de la composition sont disposés dans une perspective frontale et restent sans profondeur, mais ils ont une seule et même facture artificielle et relèvent de la même matière féerique. Entre à-plat et tableau, les images vidéo d’Averty — notamment celles d’Ubu roi (1965) ou du Songe d’une nuit d’été (1969) — s’enchaînent en une suite improbable d’apparitions farfelues [9]. S’y exprime une manière de voir l’image « mise en page » comme une sorte de graphisme en mouvement, terrain d’un échange fructueux où se superposent et se fondent divers pans de l’histoire de l’image animée.

De la guérilla télé, ou presque…

On peut le constater, la création d’Averty réserve des surprises à l’analyste : loin des standards, elle suppose une approche décloisonnée qui met en relief des relations éclectiques pas toujours évidentes. Par exemple, son oeuvre n’est pas si éloignée qu’on pourrait le penser de ce qu’on appelle la guerrilla television. Sans faire explicitement de l’activisme politique, Averty n’en propose pas moins, pour la télévision naissante, des principes qui s’apparentent à ceux que les collectifs de « guérilla télévisuelle » opposent aux idéologies dominantes de la télévision américaine et qui favorisent un croisement insolite entre vidéo, journalisme, arts plastiques et télévision, sur la base d’une critique acerbe de la société de consommation typiquement américaine des années 1960 [10]. C’est le temps de l’enregistreur vidéo portable, le fameux Portapak, qui est l’un des instruments de la lutte menée depuis l’intérieur même de l’institution télévision, avec des moyens reconduisant certes les effets de ce média de masse résolument hétérogène qu’est la télé, mais suivant des visées et une philosophie autres.

En effet, la télé accole l’un à l’autre tout et son contraire, sans « médiation » : des images de la guerre du Vietnam et les trouvailles d’une pub, l’homicide en direct d’un Lee Harvey Oswald et les flonflons d’un concours de danse. Dans un numéro spécial des Cahiers du cinéma consacré à la télévision, Serge Le Péron (1981, p. 43), faisant allusion à Bazin, ne parle-t-il pas de la télévision comme du « médium impur par excellence » ? C’est sur la base de cette hétérogénéité constitutive du médium qu’Averty bouscule les publics en reproduisant, émission après émission, depuis l’intérieur même de la programmation régulière, une « morale » de l’hétérogène, une « esthétique » de la cacophonie. Dans Montand chante Prévert (1968), émission constituée d’une suite de vidéoclips originaux qui connut un grand succès auprès du public, les vers du poète de « Ne rêvez pas / pointez » sont scandés en chanson par Montand à côté d’une télévision menaçante, qui martèle des ordres ; l’agressivité d’un procédé qui confine à la caricature jure avec le rôle social imparti à ce poste de télé qui trône dans des foyers pourtant tranquilles, où le spectateur ordinaire s’attend à se faire susurrer par Montand des poèmes harmonieux. Plus marquant et controversé encore, le fameux sketch de la moulinette des Raisins verts propose une mise en abyme de la tendance typique du média de masse à tout broyer. Soulignant que les journaux à grand tirage « glorifient le fait divers » en donnant à voir des horreurs sociales (« le crime, l’adultère, l’abandon d’enfants, la torture »), Averty (1963) fait remarquer que s’il passe des bébés à la moulinette, c’est justement pour accentuer l’horreur de ces faits de société, quitte à « se vautrer dans la bêtise pour […] la dénoncer » :

[…] les bébés à la moulinette qu’on voit tous les jours dans la vie, des gens qui assoient des bébés sur le feu pour les faire taire ou qui les foutent dans les poubelles, ou bien qui les abandonnent tout court, ce sont des faits divers que les gens lisent gravement. Mais quand vous prenez un bébé en celluloïd et que vous le foutez dans une moulinette alors tout le monde gueule. […] l’image du Congo où l’on fout des coups de crosse sur la gueule des soi-disant prisonniers, ils regardent ça avec un certain détachement. Mais si vous leur faites une synthèse humoristique et un double obscur de ce qui arrive couramment, et qui se tolère, et dont ils sont complices, moi le premier, ça les choque.

Combattre la télévision et ses procédés anesthésiants en la retournant contre elle-même… Et en assortissant cette surenchère de gags qui nous rapprochent d’une forme de distanciation brechtienne.

Dans sa contribution, intitulée « “Un jeu bête et méchant” : l’art du détournement du poste de télévision (1963-1964) », Caroline Tron-Carroz se penche justement sur certains effets caricaturaux des productions d’Averty. Elle consacre son étude aux relations directes, mais aussi analytiques, entre l’oeuvre du réalisateur et la tradition de l’illustration satirique française. À l’ère de l’après-Charlie, il s’agit en quelque sorte d’un jeu bête et méchant qui arrive à point nommé (à la fine pointe de l’actualité, si on peut dire) pour souligner la longue histoire des rapports étroits entre le discours irrévérencieux et scabreux de cette génération d’illustrateurs et le discours ramolli du média de masse — une association pour le moins inattendue. Ce qu’on voit émerger dans les descriptions et les commentaires de Tron-Carroz, ce sont les diverses façons qu’avait JCA de considérer la télévision comme une vaste entreprise de décervelage. On comprend comment il donnait dans un loufoque de surenchère qui savait dévoiler, du côté de la télé, la bêtise par le gag, sur un mode apparenté à celui de la satire cinglante, du côté de l’imprimé, d’un journal comme Hara-Kiri. Anne-Marie Duguet (1991, p. 47), citant Tristan Tzara, avait déjà souligné que l’humour d’Averty suivait en somme le mot d’ordre dadaïste selon lequel il fallait « travaille[r] avec toutes ses forces à l’instauration de l’idiot partout ». Et ce, en toute conscience, bien entendu. Et quel meilleur moyen que la télé, aux heures de grande écoute, pour aller dans ce sens ?

L’article de Lynn Spigel, « The American Connection: Jean-Christophe Averty and his U.S. TV Contemporaries », nous invite à plonger dans une histoire qui s’est déroulée parallèlement à celle de JCA. L’auteure se penche à cet effet sur les créations du pionnier Ernie Kovacs (qui, comme Averty, a été considéré après coup comme l’un des pères de l’art vidéo) et du couple Eames (Charles et Ray, deux graphistes de la télé américaine des premiers temps). Selon Spigel, le gag iconoclaste, la répétition loufoque et l’autoréflexivité, chez Kovacs, de même que l’art du trait et de la mise en page à l’écran, chez les Eames, sont dans la même veine que ce qu’on trouve chez Averty. Ce que nous propose Spigel, c’est une version amplement documentée — et passionnante — d’une histoire transatlantique de la « contre-télévision ».

Le rythme des variétés et le direct du jazz

Une part du travail d’Averty relève certes de la contre-télévision (eu égard notamment à ce qu’il met en scène sous l’angle de la provocation et de la distanciation [11]), mais il n’en reste pas moins que cette part-là cohabite avec une autre part, qui relève de ce qu’on pourrait appeler la télévision « normale » (faite de contenus hétérogènes, de formes fragmentaires, dans un rythme enlevant qui tient le spectateur en haleine et lui ôte toute velléité de « zapping »). La question du rythme joue d’ailleurs un rôle central chez Averty, qui s’est fait une spécialité de mettre la musique en images (d’abord en direct, comme le montre Mouëllic dans son texte), de travailler la forme — dès le milieu des années 1960, avec Happy New Yves (1965), par exemple — de ce qui allait bientôt s’appeler « vidéoclip » et d’orchestrer la polyphonie d’une émission de variétés.

À ce propos, Olivier Assayas (1981, p. 620) disait justement qu’il ne faut pas oublier que c’est par Averty, qui a « sans doute mis au point la plus pertinente des transcriptions visuelles de la musique », que le système des variétés est « arrivé à perfection » :

À mi-chemin entre une vulgate surréaliste, le dessin animé pop, l’art vidéo et le collage, il a trouvé une écriture à la fois populaire et élaborée, à la fois ironique et respectueuse qui semble faite pour retranscrire l’univers des chansons. On comprend d’ailleurs mal que son style, complexe sans doute, n’ait pas eu un effet plus stimulant sur la variété télévisée en général qui s’obstine à demeurer au stade de ce qu’on ne peut plus appeler que le pré-Averty.

Une vingtaine d’années avant que ces mots n’aient été écrits, Averty était en effet déjà en mesure de donner des leçons de rythme et de tempo (il avait alors dix ans de télévision derrière lui), comme il l’a d’ailleurs fait en 1963 [12] à propos des Raisins verts qui, malgré le délire iconoclaste de leur contenu, étaient des variétés, et dont il décline ainsi les composantes : « dix chansons, trois sketches, quatre ballets, cinq ou six horreurs, deux, trois euphonies bien placées ». L’important, ajoute-t-il, « c’est de varier le tempo ». Un principe : « Tout numéro ne doit pas dépasser les deux minutes trente sinon ça casse le rythme et c’est foutu. […] le rythme vient d’une succession de choses courtes. » Mais, alors, comment pouvait-il créer du rythme dans les années 1950, avec la contrainte du direct et de ses prises continues ?

Dans « Le jazz à la télévision française dans les années 1950 : du didactisme des premières représentations aux expérimentations de Jean-Christophe Averty », Gilles Mouëllic fournit un certain nombre de pistes pour retracer l’histoire des créations musicales de Jean-Christophe Averty — un chemin nécessaire à parcourir si on pense au rôle capital de passeur que celui-ci a eu en France pour la culture du jazz (et de la musique populaire en général). Averty filme des musiciens de jazz en studio en train de jouer : la musique est cueillie en direct, au moment même où elle sort de l’instrument, et les caméras swinguent au rythme du tempo musical. Un peu comme si un « ensemble » de caméras accompagnait un ensemble d’instruments de musique pour jouer d’un commun accord. Même s’il traite surtout des années 1950, Mouëllic observe que les créations télévisuelles d’Averty ne se limitent pas à la seule esthétique du direct, qui dominait largement à l’époque : ses émissions sur le jazz sont en effet émaillées d’images cinématographiques serties dans un savant montage qui en accentue le tempo. Dans son texte, Mouëllic commente la création télévisuelle comme on commenterait une improvisation musicale, comme si elle se jouait là devant le téléspectateur, dans une immédiateté sans fard. Les années 1960 allaient d’ailleurs bientôt rendre évident le fait que l’image télévisuelle (une image obtenue par une prise de vue vidéo) se décline toujours au présent, comme toute image électronique d’ailleurs, qui est une image intrinsèquement live (une idée qui va dans le sens des explications d’un Guibert).

Entre Sylvie Pierre (qui ouvre ce dossier) et Lynn Spigel (qui le ferme), la boucle est bouclée : un même regard historien et comparatiste sert à dresser les contours de cette époque ancienne de la télé, dans laquelle la création était à la fois éloignée de ce qui se faisait alors dans le monde du cinéma, restait sans lien revendiqué avec les arts visuels et ne relevait pas encore de la « communication médiatique ». Dans la création d’Averty, sans égard aux périodes considérées, une tension permanente : faire de la télévision électronique pour « faire échapper » le nouveau média « au théâtre et au cinéma » (Averty 1976, p. 98).

La télévision d’Averty à l’épreuve du temps…

C’est à la seule télévision contemporaine du premier JCA que nous nous sommes intéressés dans le présent dossier. Les périodes d’émergence (dont s’occupent souvent les deux signataires du présent texte dans leurs recherches) ont ceci d’emballant qu’elles sont libres des carcans de l’institution et que, à cheval entre rupture et continuité, elles exploitent tout aussi allègrement — et tout aussi uniment — l’ancien que le nouveau, conjuguant à la fois les valeurs sûres du patrimoine et les élans surprenants de la nouveauté. Ce qui fait l’intérêt de ces périodes, c’est — au fond — qu’elles sont future proof (expression « bête et méchante » du marketing des technologies). Pour valider plus avant cette idée voulant que les productions de JCA soient « à l’épreuve du temps », il faudrait poursuivre la recherche et proposer une suite à notre dossier… À qui le tour ?