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Alors que les Océaniens représentent une infime proportion de la population mondiale, les îles d’Océanie s’étalent sur un tiers de la surface du globe. Contrairement à une vision qui met l’accent sur les surfaces émergées, en suivant la description qu’en faisait l’écrivain et anthropologue d’origine tongienne Epeli Hau’ofa (1994), on est plutôt devant un vaste « océan d’îles », lesquelles sont jointes et non pas séparées par l’océan. C’est ce que soulignent les coéditeur.trices de ce numéro dans leur introduction. De ce point de vue, l’Océanie représente un territoire immense. C’est bien d’ailleurs de cette façon que ses habitants se la représentent, depuis longtemps, ce qui transparaît de façon évidente dans les histoires orales et les récits généalogiques qui unissent les insulaires d’une rive à l’autre du grand océan Pacifique.

L’histoire du peuplement de l’Océanie débuta il y a plus de 40 000 ou 50 000 ans avec l’arrivée, en provenance de l’Asie, d’Autochtones des îles connues aujourd’hui sous les noms de Nouvelle-Guinée et d’Australie. D’autres vagues migratoires suivirent. Aux environs du Xe siècle, les grands navigateurs austronésiens avaient relevé bien avant les Européens le défi de traverser le plus vaste océan du monde en foulant le sol d’Aotearoa (Nouvelle-Zélande). Ces voyages furent suivis à partir du XVIe siècle par plusieurs vagues de pêcheurs, d’explorateurs, de missionnaires et de colons venus d’Europe et des Amériques. Ces mouvements ont donné lieu à des rencontres et des transformations de toutes sortes. Depuis les premiers jours des explorations européennes dans le Pacifique, les îles d’Océanie ont d’ailleurs été l’objet d’un vif intérêt de la part des Occidentaux et ont été à la source de nombreux fantasmes. Elles continuent aujourd’hui à générer toutes sortes d’images exotiques, voire érotiques, de paradis perdus.

L’Océanie est depuis longtemps un site névralgique de l’histoire du monde en train de se faire. Elle fut et demeure au coeur de luttes de pouvoir et d’influence. Les îles du Pacifique ont présenté d’importants intérêts économiques et politiques pendant les heures de gloire de la colonisation : il n’est pas un centimètre carré qui n’ait pas été approprié par les puissances européennes. Pendant les guerres mondiales, l’Océanie fut à nouveau le lieu d’affrontements sérieux. Entre 1941 et 1945, elle fut le théâtre de la guerre du Pacifique qui opposa les États-Unis et ses alliés au Japon. Les Océaniens participèrent de façon cruciale à l’effort de guerre dans la région ainsi que sur les fronts européens, africains et moyen-orientaux, ce qui leur donna l’occasion de voyager et de rencontrer des membres d’autres peuples colonisés. Après la Seconde Guerre mondiale, ils prirent part aux mouvements de décolonisation qui s’amorcèrent alors. Les Samoa furent, en 1962, le premier État océanien à déclarer son indépendance. D’autres emboîtèrent le pas rapidement. L’Océanie constitue ainsi un lieu particulièrement intéressant pour explorer les voies de sortie du colonialisme, les sociétés de la région ayant des histoires coloniales et des trajectoires (post)coloniales diversifiées.

En dépit et, dans certains cas, à l’encontre de ces mouvements, l’Océanie demeura un espace stratégique pendant toute la guerre froide. La France, les États-Unis et le Royaume-Uni y aménagèrent des sites d’expérimentation nucléaire qui eurent des impacts importants sur les populations insulaires, tant sur le plan sanitaire que sur les plans économiques et politiques. Les derniers essais dans la région furent réalisés en Polynésie par la France en 1996 et des pourparlers sont toujours en cours pour gérer le lourd héritage de cette période.

Avec l’épuisement des ressources terrestres des autres continents, la région est aujourd’hui convoitée pour ses réserves d’hydrocarbures et ses gisements de ressources minérales en mer, dont des métaux stratégiques, appelés aussi « terres rares », utilisés dans la fabrication de certains composants aéronautiques, de matériel informatique ou encore d’ampoules à basse consommation. La maritimisation des enjeux économiques, qui comprend également une augmentation du transport maritime, s’ajoute à des enjeux géostratégiques, ce qui engendre une concurrence accrue entre les États du bassin Pacifique. Ces dernières années ont d’ailleurs été témoins du développement ou d’un redéploiement des flottes des pays limitrophes — dont les États-Unis, la Chine, la Russie et le Japon — ainsi que de manoeuvres navales et d’essais balistiques, pour ce qui est de la Corée du Nord. Les États-Unis et l’Australie ont même évoqué la possibilité d’établir une nouvelle base navale commune en Papouasie–Nouvelle-Guinée, sur fond de luttes d’influence avec la Chine, qui serait en pourparlers avec le Vanuatu pour y établir une base militaire. La Chine est en effet accusée d’utiliser la diplomatie du portefeuille (debt-trap diplomacy) avec plusieurs petits États indépendants d’Océanie. La stratégie consisterait à leur consentir des prêts à des taux préférentiels pour financer des infrastructures et, devant leur incapacité à rembourser, la Chine négocierait des concessions ou d’autres privilèges en échange de l’effacement de leur dette.

S’ajoute à cela un renforcement des partenariats économiques régionaux. On a qu’à penser à l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), entré en vigueur à la fin du mois de décembre 2018, qui regroupe 11 pays, dont le Canada ; les États-Unis, qui avaient engagé les négociations, s’en sont retirés à l’arrivée au pouvoir du président Donald Trump. On peut penser également au projet de Partenariat économique régional global (RCEP), qui inclut 16 partenaires, dont la Chine. L’accord devrait être signé avant la fin de l’année 2020.

L’Océanie est donc une région fort intéressante pour l’observateur de l’histoire du monde en train de se faire : lieu primordial de la formulation des questions fondamentales en anthropologie depuis sa fondation, elle est aujourd’hui un « laboratoire » fantastique pour les sciences sociales puisque sa constellation de petites sociétés positionnées de façons diversifiées dans les processus régionaux et mondiaux fait apparaître un éventail de possibles pour les populations locales sur les plans politique, économique, environnemental, social et culturel extrêmement riches pour l’ethnographie.

On retrouve par ailleurs en Océanie environ le quart de toutes les langues parlées dans le monde. Sur le plan environnemental, plusieurs zones de la région sont considérées comme des hot spots, c’est-à-dire des points chauds de la biodiversité. Si elle présente plusieurs zones écologiques uniques, une partie de cette richesse, pourtant, est aujourd’hui menacée par les risques que représentent la montée des eaux et la pollution des océans. La région et ses habitants sont donc aux prises avec des défis de taille qui rappellent leurs interconnexions, mais également leurs relations avec le reste du monde.

Il me semble inutile d’en ajouter davantage pour souligner tout l’intérêt d’un numéro spécial des Cahiers du CIÉRA consacré à la région, en particulier du point de vue de ses populations autochtones. Il s’agit d’une belle occasion d’explorer quelques-unes des dimensions des réalités autochtones d’aujourd’hui en Océanie et pour voir comment s’y posent de façon spécifique certains enjeux dans ce monde interconnecté. Ce numéro était fort attendu puisque, depuis sa création, le CIÉRA regroupe des chercheurs et des étudiants-chercheurs investis dans les études océaniennes et collaborant avec des Océaniens et des chercheurs océanistes d’un peu partout à travers le monde, sans que les résultats de ces collaborations aient toujours obtenu l’attention méritée.