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Une fois encore, voici un ouvrage qui témoigne de la vitalité des recherches ruralistes francophones. Christine Margetic, Hélène Roth et Michaël Pouzenc sont tous trois professeurs dans des universités françaises et membres de la dynamique Commission de géographie rurale. L’ouvrage publie quelques-unes des contributions qui ont été présentées lors d’un colloque tenu à Nantes par cette même commission, en 2014.

Pour appréhender l’entrée par l’innovation choisie par les coordonnateurs de cet ouvrage, un rapide retour sur les définitions s’impose. Joseph Aloïs Schumpeter fut l’un des premiers à montrer le caractère multiforme de l’innovation. Celle-ci peut être technologique (nouveaux procédés de fabrication, nouveaux produits, nouvelles matières premières) ; économique (nouveaux marchés) ; et sociale avec les nombreuses innovations organisationnelles qui peuvent toucher tous les domaines de la vie en société. Ainsi, comme l’expliquent les auteurs en introduction, entrer dans les campagnes européennes par le thème de l’innovation « permet de mettre l’accent sur les changements, intentionnels ou non, mis en oeuvre pour répondre à la demande “urbaine”, c’est-à-dire aux évolutions de la société dans son ensemble ».

Rassemblant 11 chapitres écrits par 22 auteurs, le livre nous emmène surtout dans l’Europe méditerranéenne (à l’exception de la Slovaquie) : la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce. Il est divisé en trois parties traitant respectivement du pouvoir conféré (ou non) par l’innovation, de la tradition et de ses renouvellements autour de la notion de terroir, ainsi que du rôle joué par les conditions géographiques dans la recomposition des territoires.

Dans un érudit chapitre introductif consacré à l’innovation en milieu rural, Jean Renard rappelle d’abord l’image conservatrice qui continue parfois de coller aux sociétés rurales pour souligner combien cette image est aujourd’hui remise en cause, mais pour rappeler aussi que les campagnes n’ont pas toujours été ces espaces d’immobilisme qu’on décrit parfois. Au moyen d’exemples variés, l’auteur apporte un éclairage utile sur la diversité des innovations ayant pu toucher les espaces ruraux et rappelle avec raison le rôle joué par les acteurs dans l’émergence, la diffusion et l’adoption des innovations : acteurs individuels qui peuvent être des entrepreneurs, mais aussi et souvent acteurs collectifs, que ceux-ci soient des collectivités territoriales ou issus du monde associatif et coopératif.

La première partie Innover c’est prendre le pouvoir rassemble trois chapitres. D’abord un chapitre (Ana María Porto Castro et al.) consacré au rôle qu’a pu jouer la formation dans l’insertion professionnelle des femmes en Galice et en Catalogne. Ce texte, sans être affiché ainsi, nous renvoie plus largement aux attentes portées par les institutions internationales concernant l’émancipation des femmes, ou plus exactement à l’intraduisible empowerment permettant de reprendre le pouvoir sur sa vie. Dans le contexte étudié, les auteurs montrent bien comment la formation a permis aux femmes de dépasser des stéréotypes de genre qu’elles avaient auparavant intériorisés. Le second chapitre (Jean-Baptiste Grison et  al.) est consacré à la façon dont la laine des ovins, sous-produit ayant perdu toute valeur depuis la fermeture des dernières filatures dans le Pays de Saugues, a pu devenir une ressource territoriale grâce à une réinvention de sa transformation et de sa commercialisation, ainsi qu’à sa réappropriation par divers acteurs locaux. Le dernier texte de cette partie (Julien Dupoux) décrit diverses innovations sociales portées par des acteurs associatifs sur le plateau de Millevaches et les enjeux de légitimité qui se jouent entre deux traditions : celle de la démocratie représentative portée par les élus locaux et celle, plus « fluide », portée par un monde associatif plus horizontal et participatif.

La seconde partie, Innover c’est faire du neuf avec du vieux, comprend elle aussi trois chapitres consacrés respectivement au renouvellement des activités touristiques et artisanales dans la région vitivinicole du Douro, au Portugal (Helena Pina et Pedro Teixeira), à l’introduction de la biodynamie dans des territoires viticoles ayant basé leur développement sur les appellations d’origine (Rory Hill) et à une visite sociohistorique de la notion de terroir (Christine Margetic). On ne saurait trop conseiller la lecture de ce chapitre aux lecteurs québécois qui s’intéressent au terroir et à sa mise en valeur, notamment grâce aux outils offerts par la Loi sur les appellations réservées et les termes valorisants (LARTV), unique en Amérique du Nord. Le terroir est un terme francophone qui n’a pas d’équivalent dans les autres langues. L’auteure nous offre un panorama complet de la notion en montrant sa double dimension physique et sociale. Elle rappelle aussi les risques qu’un marketing exacerbé et un usage généralisé jouant sur son fort capital symbolique auprès des consommateurs font courir au terroir et aux démarches rigoureuses de valorisation de leurs produits par des collectifs territoriaux. À trop vouloir le vendre, on risque que le terroir se dissolve et perde ce qui fait ses spécificités.

La dernière partie, Innover c’est « composer avec » pour recomposer les territoires ?, comprend quatre chapitres. Le premier chapitre (Rubén Camilo Lois Gonzalez et al.) nous intéresse à deux espaces frontières communs à la Galicie et au Portugal qui témoignent de dynamiques différenciées. Un développement permis par l’ouverture, l’attraction d’une petite ville et des efforts coordonnés des acteurs locaux, dans un cas, une marginalisation croissante du fait de l’absence d’une stratégie endogène de développement capable d’activer des ressources pourtant présentes, dans l’autre. Le second texte (Simona Giordano) propose une analyse fouillée d’une initiative originale portée par un parc national italien misant sur une agriculture qui développe tout à la fois des pratiques favorables à l’environnement et des produits de qualité. Ce texte sera riche d’enseignement pour un lecteur québécois habitué à visiter des parcs nationaux vidés de toute activité anthropique alors que les statuts de paysage humanisé ou de paysage culturel patrimonial restent à mettre en place. Il montre qu’un autre modèle de gestion associant protection des ressources environnementales et développement économique de l’agriculture est possible. Le troisième texte (Michel Lompech) nous emmène dans les campagnes de Slovaquie. Dans ces espaces ruraux marqués par la planification réalisée par l’État socialiste, les campagnes ont dû se réinventer. Elles l’ont fait de différentes manières, mais il est frappant de constater combien leurs trajectoires dépendent en fin de compte de leur proximité de la ville et de ses habitants. Le dernier texte (Dimitris Goussios et Laurent Rieutort) porte sur l’accueil de nouvelles populations dans des territoires grecs en voie de dépeuplement. Concertée et coopérative, la démarche décrite favorise l’établissement de jeunes familles ayant des projets économiques. Pour la plupart, il s’agit d’un retour dans la commune d’origine. Un intense travail collectif, visant en même temps à faire l’inventaire des ressources disponibles et à susciter les financements européens dédiés au développement rural ainsi que l’appui de la diaspora résidant en ville, permet à ces territoires ruraux fragilisés de s’appuyer sur des réseaux et des communautés élargies pour engager leur transition. En fin de compte, comme en Slovaquie, ce sont tout à la fois des ressources internes et la proximité relationnelle de la ville qui permettent à ces territoires dévitalisés de se recomposer.