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En raison de l’accroissement du volume des activités commerciales, du développement du marché des biens d’équipement et de l’essor de la consommation de masse, les opérateurs du commerce ont davantage recours de nos jours à l’endettement pour le financement de leurs investissements, et doivent dans le même temps accorder des facilités de crédit à leurs clients afin de favoriser leurs ventes. Le monde des affaires s’est ainsi donné des méthodes de financement adaptées aux réalités contemporaines, qui se révèlent de plus en plus complexes. Le crédit est devenu un élément incontournable de la pratique des affaires commerciales, mais son accès n’est rendu possible qu’en échange, bien souvent, de certaines garanties. L’octroi d’un crédit requiert généralement l’obtention d’une sûreté au bénéfice du prêteur (le créancier) sur les biens de l’emprunteur (le débiteur).

La sûreté permet au créancier de garantir sa créance en grevant certains biens du débiteur à son profit afin d’avoir préséance sur les créanciers ordinaires du débiteur, en cas de défaut de ce dernier. Cependant, en l’absence d’un mécanisme approprié de publicité et d’opposabilité à l’égard des tiers et d’un mode de réalisation uniforme entre les parties, la prolifération des garanties nuit nécessairement à leur efficacité. Il est donc très important de définir le régime juridique des sûretés développées par la pratique de manière cohérente, structurée et uniforme.

Parmi les garanties mobilières les plus usitées (celles qui portent sur des biens meubles), se trouve la réserve de propriété, dont l’usage a été généralisé dans la pratique commerciale par les vendeurs à crédit de biens meubles destinés au service ou à l’exploitation d’entreprises. Appelée « vente à tempérament » au Québec et « vente conditionnelle » en Ontario, la vente avec réserve de propriété permet au vendeur d’un bien de se réserver la propriété du bien vendu à des fins de garantie, jusqu’au parfait paiement du prix par l’acheteur. Le bien ainsi vendu est transmis à l’acheteur, mais le transfert de la propriété à l’acheteur est suspendu ou différé, jusqu’à ce que ce dernier s’acquitte de son obligation d’en payer le prix.

Selon une auteure, la réserve de propriété constitue ainsi un mécanisme particulièrement efficace pour protéger le vendeur contre la défaillance de l’acheteur, y compris en matière d’insolvabilité. Elle substitue au déséquilibre légal en faveur de l’acquéreur « un déséquilibre conventionnel en faveur du cédant[1] ».

« [S]ûreté parfaite selon tous les critères imaginables », ou « arme absolue entre les mains du créancier[2] », la réserve de propriété constitue probablement le moyen le plus simple à la disposition du vendeur pour se protéger lorsqu’il vend à crédit[3].

Toutefois, le foisonnement anarchique de cette sûreté-propriété a suscité des craintes quant à la propagation de sûretés occultes et une certaine insécurité juridique pour les transactions commerciales. Les tiers peuvent être injustement pris par surprise et trompés par l’apparence de droit que semble posséder l’acheteur sur le bien. Entre les parties, l’exécution de la réserve de propriété par le vendeur peut se révéler intempestive et abusive au détriment de l’acheteur. À l’inverse, l’absence d’un cadre juridique uniforme et structuré peut empêcher le vendeur d’exercer efficacement son recours et lui faire perdre son statut privilégié.

Au Québec comme en Ontario, les tribunaux, et par la suite le législateur, n’ont eu d’autre choix que de reconnaître la légalité de l’opération. En Ontario, dès 1882, est adoptée la Conditional Sales Act[4] qui prévoit déjà certaines exigences particulières en matière de publicité[5]. Au Québec, c’est l’affaire Banque d’Hochelaga[6] qui consacre en 1897 la validité de la réserve de propriété, tandis que l’affaire Venne[7] en définit la portée (d’une manière qui sera ultimement reprise par les rédacteurs du Code civil du Québec[8], à l’article 1745)[9]. En 1994, lors de l’entrée en vigueur du nouveau Code civil, il n’existait aucun régime général propre à la vente avec réserve de propriété, en dehors de la Loi sur la protection du consommateur[10]. Le nouveau Code est venu instituer un cadre normatif minimal, en complément de celui qui était déjà prévu pour la protection du consommateur[11], qui relève étrangement à la fois du droit des obligations mais aussi, pour certains aspects, du régime des hypothèques[12]. Notons par ailleurs que, si beaucoup s’accordent pour reconnaître à la réserve de propriété son statut de garantie, le terme « sûreté » n’a pas pour autant été retenu dans le Code civil pour la désigner comme telle[13]. D’ailleurs, le terme « sûreté » lui-même n’y a pas été défini[14], et seuls les articles 3102 à 3106 du Code civil emploient le terme « sûreté » pour traiter des garanties mobilières étrangères. Cette difficulté ne semble pas se manifester dans le régime applicable à la vente conditionnelle en Ontario, à laquelle la Loi sur les sûretés mobilières (LSM) de l’Ontario reconnaît un statut unique de sûreté[15].

Au vu du statut particulier de la réserve de propriété, notamment au Québec, la présente étude examine, dans un premier temps, son statut et son fonctionnement tant au Québec qu’en Ontario, en montrant ce qui les distingue et ce qui les rapproche (1). Dans un second temps, l’étude décrit les conséquences du cadre juridique actuel de la réserve de propriété à l’égard des parties et des tiers au Québec et en Ontario et les impératifs de modernisation et d’harmonisation qui découlent du manque de cohérence existant en la matière sur le plan législatif et jurisprudentiel (2). Notre étude comparative se restreint à la réserve de propriété portant sur des biens meubles acquis pour le service et l’exploitation d’une entreprise et exclut toute analyse en vertu des lois particulières ayant pour objet de protéger expressément les consommateurs.

1 Le statut et le fonctionnement de la réserve de propriété en matière mobilière au Québec et en Ontario

À travers l’étude du contexte historique des réformes entreprises en matière de sûretés mobilières au Québec et en Ontario, il est aisé de comprendre à quel point la tradition juridique de ces deux provinces a pesé sur le choix du régime applicable à la réserve de propriété. Malgré un même souci de réforme de leur cadre juridique antérieur et une volonté d’uniformisation de leurs lois en 1982[16], les deux législateurs provinciaux ont finalement manqué en quelque sorte leur rendez-vous (1.1). Cependant, au-delà des divergences évidentes, il n’en demeure pas moins que les deux régimes présentent certaines similitudes du point de vue du fonctionnement de la réserve de propriété (1.2).

1.1 Le contexte historique d’un rendez-vous manqué

Au cours du xxe siècle, la province de Québec et la province de l’Ontario ont toutes deux été aux prises avec le problème de l’encadrement juridique des nouvelles techniques de financement et de garanties. Au coeur de ces nouveaux procédés, les sûretés-propriétés, dont font partie les contrats de vente conditionnelle et à tempérament, se sont développées dans la pratique des affaires des petites et moyennes entreprises (PME) d’une manière anarchique et incontrôlée. C’est la raison pour laquelle les législateurs des deux provinces se sont donné pour objectif d’élaborer un droit des sûretés qui, tout en étant conforme aux nouveaux besoins du commerce, allait préserver la sécurité juridique des transactions commerciales. Cependant, comme nous le verrons ci-dessous, ce besoin de réforme commun a pris deux trajectoires opposées et a abouti à des régimes distincts. Un tel résultat ne peut susciter une grande surprise compte tenu des différences entre les traditions juridiques de droit civil et de common law.

1.1.1 La réforme des sûretés mobilières en Ontario et au Québec

1.1.1.1 La situation en Ontario

L’Ontario s’est très tôt saisie du problème que posait la vente conditionnelle en matière de sûretés occultes. Dès la fin du xixe siècle, cette province a su réagir en prévoyant un régime de publicité approprié pour renforcer la vigilance des tiers[17]. Toutefois, les sûretés mobilières obéissaient à des règles de fond et processuelles éparses assorties de principes de common law traditionnels parfois incompatibles avec l’effet de garantie recherché[18].

Ce système disparate et complexe avait pour effet de favoriser et de cautionner la propagation de sûretés occultes. En outre, les vendeurs de biens à crédit se sont servis du principe nemo dat quod non habet[19] pour contourner les règles applicables à la réalisation des garanties.

Dès 1967, l’Ontario a fait le choix politique d’adopter une loi unique, la LSM, dont les règles ont préséance sur les principes traditionnels de common law qui ne s’appliquent que dans la mesure où ils ne sont pas incompatibles avec la nouvelle loi[20]. Il s’agit d’une loi de droit nouveau adoptée sous l’impulsion des avocats ontariens de l’Association du Barreau canadien[21] et qui s’inspire du livre ix de l’Uniform Commercial Code des États-Unis de 1952[22]. Bien qu’elle ait été adoptée en 1967, la LSM n’est entrée en vigueur qu’en 1976 à la suite de l’effort entrepris par la province pour informatiser et centraliser son système d’enregistrement des sûretés[23]. Nous verrons un peu plus loin l’effet réel de l’application de cette loi.

1.1.1.2 La situation au Québec

Avec la reconnaissance de la validité de la réserve de propriété, la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Banque d’Hochelaga[24] de 1897, a également admis que le bien acquis dans le contexte d’une vente à tempérament, malgré toute apparence juridique contraire, ne faisait pas partie intégrante du patrimoine de l’acheteur. Le vendeur disposait, dès lors, de toute la latitude possible pour reprendre le bien dont le solde de vente n’avait pas été acquitté et pour s’opposer ainsi en toute iniquité à la saisie pratiquée par les créanciers de l’acheteur[25]. Cette analyse de la réserve de propriété est conforme à l’importance accordée en droit civil à la propriété. La Cour suprême admet ainsi que la propriété peut être utilisée en guise de sûreté, tout en refusant de l’assujettir aux règles de réalisation des sûretés qui supposent que soit attribué à chaque créancier garanti un rang opposable aux tiers dès la publication ou l’enregistrement de son droit sur le bien garanti. Or, cette absence de concurrence entre le vendeur à tempérament et les autres créanciers de l’acheteur occulte le caractère de sûreté de la réserve pour mettre l’accent sur la propriété du vendeur sur le fondement de l’absolutisme de la propriété, en vertu duquel il ne peut pas être attribué un rang sur un bien dont une personne est propriétaire.

En adoptant cette approche de la réserve de propriété, les tribunaux du Québec ont laissé se propager un système de sûretés occultes conférant un avantage excessif au créancier à l’égard des tiers mais aussi du débiteur. Ainsi, malgré les adaptations successives apportées à la vente à tempérament dès 1933 par le législateur québécois pour restaurer l’équité entre le vendeur à tempérament, l’acheteur et les autres créanciers de ce dernier[26], cette situation a longtemps perduré. Elle résulte, d’une part, des droits abusifs qu’il peut tirer de sa qualité de propriétaire du bien[27], mais aussi, d’autre part, de l’absence de publicité requise à son encontre sous prétexte que le droit de propriété ne peut être soumis à une quelconque publicité[28].

Pour mettre un terme à l’insécurité juridique résultant à la fois de l’absence de publicité des ventes à tempérament et de l’absence d’un régime de sûretés réelles unique auquel devraient être soumis de tels actes juridiques, l’Office de révision du Code civil (ORCC) s’est vu confier la tâche de soumettre des propositions de réforme du Code civil afin de structurer le cadre juridique des sûretés, y compris celui de la vente à tempérament. L’ORCC a ainsi proposé une réforme de fond en matière de sûretés réelles en vue de mettre un terme à toute incertitude juridique, d’empêcher la propagation des sûretés occultes (en abandonnant certains préceptes de droit civil attachés à la propriété, incompatibles avec la création d’un régime unitaire de sûretés), de rétablir l’équilibre entre les divers créanciers garantis (en les mettant sur un même pied d’égalité grâce à un système standard de publicité obligatoire qui leur conférait un rang de préférence déterminé par la date de publication des droits) et d’abolir l’absolutisme du droit de propriété lorsqu’il est utilisé à titre de garantie (en ne conférant au vendeur à tempérament qu’un droit réel accessoire, une simple sûreté sur la chose vendue). Au-delà de ces objectifs, il s’agissait également de soumettre à un régime de droit unique la réalisation des sûretés, d’encadrer leur rang de préférence, de créer un système informatique de publicité centralisé destiné à informer les tiers de l’existence de droits particuliers tels que celui du vendeur à tempérament et de son rang de préférence, et de se départir de tout régime distinct et parallèle ayant pour effet d’alourdir et de rendre plus complexe le régime des sûretés[29].

Pour atteindre cet objectif, l’ORCC a proposé d’instaurer une présomption d’hypothèque[30] qui avait pour objet de transformer en une seule sûreté toutes les opérations traditionnelles de garantie désormais désignées par le terme d’« hypothèque ». Nul contrat translatif de propriété ayant un effet de garantie ne pouvait exister en dehors du cadre de l’hypothèque[31]. Toutefois, de nombreuses critiques pouvaient être opposées à cette nouvelle institution. Elle faisait notamment craindre que la liberté contractuelle ne puisse s’en trouver entravée, ou que ne disparaissent certaines institutions juridiques telles que la vente à tempérament avec réserve du titre de propriété. Pour ces raisons, la présomption d’hypothèque a été reléguée aux oubliettes[32], sans que soit étudiée l’autre possibilité consistant à appliquer le principe de qualification selon l’« essence de l’opération », dont les tenants et aboutissants étaient plus proches de l’approche fonctionnelle retenue dans les provinces de common law et dans le livre ix de l’Uniform CommercialCode américain, et davantage en adéquation avec la liberté contractuelle des parties. En vertu de ce principe, toute opération juridique dont l’objet est de grever un bien d’un droit pour garantir l’exécution d’une obligation et qui ne constitue pas une sûreté de droit commun est assujettie aux règles applicables aux hypothèques en matière de publicité et de réalisation[33]. Selon ce principe, les parties demeurent libres de conclure toute convention contractuelle et de la qualifier comme bon leur semble, sous réserve des règles de publicité du régime hypothécaire. En cas de défaut, le bénéficiaire de cette garantie doit se soumettre aux règles de réalisation des sûretés applicables aux hypothèques.

1.1.2 Les effets de la réforme sur le statut de la réserve de propriété

1.1.2.1 La situation en Ontario

L’adoption de la LSM a permis habilement de « mettre fin aux incertitudes et à l’incohérence engendrées dans le domaine des sûretés par la multiplicité de lois et de principes de common law et d’equity[34] » en prévoyant un régime de sûretés unique qui régit ainsi toutes les étapes de la vie d’une sûreté. Elle fait échec à l’application de tout régime parallèle distinct et comporte des règles propres à la création de la sûreté[35], à son opposabilité[36] et aux conséquences de l’absence de publication des droits, à son rang de priorité en cas de concours avec d’autres créanciers garantis[37] mais aussi des règles propres aux droits et aux recours des parties pour réaliser la sûreté en cas de survenance d’un défaut[38].

Ainsi, peu importe la forme que prend l’opération commerciale, quel que soit le droit que détient le débiteur sur le bien grevé d’une sûreté et pourvu qu’il soit suffisant, l’article 2 dispose que la LSM s’applique à « l’opération qui, quels que soient sa forme et le propriétaire du bien grevé, constitue dans son essence une sûreté[39] ». Contrairement à ce qui existe en droit civil québécois[40], le terme « sûreté » est très largement usité dans la LSM (Loi sur les sûretés mobilières) et « est défini à l’article 1 […] comme un intérêt sur des biens meubles qui garantit le paiement, ou l’exécution d’une obligation[41] ».

Par conséquent, dans une vente conditionnelle avec réserve de propriété, le fait que la propriété n’est pas acquise au débiteur ne se révèle pas incompatible avec l’application de la LSM[42]. En effet, si cette loi exige que le débiteur détienne des droits sur le bien grevé, à aucun moment n’exige-t-elle qu’il en ait la propriété[43]. Le jugement dans l’affaire Euroclean Canada Inc. v. Forest Glade Investment Ltd., rendu en 1985, confirme le fait qu’un droit sur les biens grevés est suffisant et qu’il n’est pas nécessaire d’être propriétaire pour pouvoir consentir une sûreté[44]. C’est également la solution qui a été retenue dans l’affaire Re Giffen en matière de bail[45].

Or, dans une vente conditionnelle, l’acheteur a une apparence de droit sur le bien qu’il possède et pourrait donc le grever d’une sûreté au bénéfice d’un tiers. Il en résulte que le vendeur conditionnel, même s’il retient la propriété du bien jusqu’au complet paiement du prix d’achat, n’est protégé à l’égard des tiers que dans la mesure où il rend son droit opposable de la manière prévue par la LSM, tout comme le locateur. À défaut, la LSM ne peut s’appliquer en sa faveur et les droits des créanciers subséquents qui se sont conformés à cette formalité lui seront préférés.

Il convient d’ajouter que le vendeur conditionnel a tout intérêt à enregistrer la sûreté sur le bien vendu, dans la mesure où il bénéficie en vertu des articles 33 (1) et (2) de la LSM d’une protection de premier plan, une priorité spéciale appelée « sûreté en garantie du prix d’acquisition (SGPA)[46] ». La priorité du vendeur prime toute autre sûreté consentie par son débiteur à un autre créancier, même antérieur, à l’égard du bien qu’il lui a vendu[47] de même que le produit provenant de la vente de celui-ci[48]. Ainsi, le fait de ne pas enregistrer sa SGPA selon les règles prévues par la LSM[49] revient à accepter de courir le risque d’être privé du bénéfice de cette priorité, et d’être déchu de son titre de propriété en cas de concours avec un autre créancier[50], ou de voir son droit inopposable au syndic de faillite[51].

Enfin, le vendeur conditionnel peut également, en cas de défaut, exercer les droits et recours qui lui sont conférés par la partie v de la LSM[52]. En réalité, il s’agit autant d’une obligation que d’un droit, car les dispositions protectrices du débiteur de l’article 17 et des articles 63 à 66 ne peuvent faire l’objet d’aucune renonciation par ce dernier, en vertu de l’article 59 (5), de même que les obligations imposées par la LSM et les responsabilités qui en découlent ne peuvent faire l’objet d’une exclusion ou autre restriction dans le contrat de sûreté, aux termes de l’article 67 (3) de la LSM. Ces dispositions consistant en quelque sorte en des dispositions d’ordre public, nous pouvons dire que les modalités d’exercice d’une sûreté protègent davantage, à certains égards, le débiteur que le créancier garanti.

1.1.2.2 La situation au Québec

Plutôt que de choisir la présomption d’hypothèque comme régime uniforme de droit des sûretés, le Québec a finalement retenu, en dépit de tous ses inconvénients, l’option de procéder à nouveau à des interventions législatives ponctuelles pour favoriser l’équité entre les parties et prévoir un régime d’opposabilité[53].

La vente à tempérament échappe de ce fait au régime de simplification et d’uniformisation des hypothèques et obéit aux dispositions des articles 1745 à 1749 du livre v sur les obligations, ainsi qu’à celles du livre vi sur les priorités et les hypothèques[54].

Dès l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, l’article 1745 prévoyait de soumettre à l’inscription la vente à tempérament de biens acquis pour le service ou l’exploitation d’une entreprise en vue de son opposabilité[55]. Cette publication doit se faire en conformité avec les dispositions applicables en matière de publicité des droits régie par le livre ix.

La première intervention législative date de 1998 (entrée en vigueur en 1999) et prévoit que la publication de la réserve doit se faire dans un délai de 15 jours suivant la vente[56]. D’autres modifications intervenues en 1998 ont assujetti la reprise du bien par le vendeur aux règles d’exercice des recours hypothécaires (art. 1749 C.c.Q.) et ont ajouté une nouvelle modalité de publicité, l’inscription globale prévue dans l’article 2961.1 C.c.Q. et qui consiste, dans une relation d’affaires soutenue entre les mêmes parties, à procéder à une inscription unique pour la réserve de propriété portant sur plusieurs biens susceptibles d’être vendus dans le cours des activités d’une entreprise. Cette modalité d’inscription est à la vente à tempérament ce que l’inscription d’une hypothèque mobilière sur une universalité de biens est à l’hypothèque (art. 2954 C.c.Q.).

L’ensemble de ces modifications a eu pour effet de réduire les risques d’abus en matière de vente à tempérament et de protéger tant les tiers que le débiteur contre toute utilisation occulte de cette garantie et contre toute réalisation intempestive et sauvage autrefois cautionnée par la loi en l’absence d’encadrement particulier. La volonté de protéger les tiers s’illustre également par l’application d’autres dispositions générales du droit de la vente, telles que l’article 1714 C.c.Q. qui permet de faire échec au droit du vendeur à tempérament de reprendre le bien entre les mains des tiers acquéreurs subséquents aux termes de l’article 1749 C.c.Q. et qui prévoit en faveur de l’acquéreur de bonne foi dans le cours normal des affaires de l’entreprise le droit de se faire rembourser par le vendeur à tempérament le prix du bien, à charge pour ce dernier de se faire dédommager par son acheteur[57]. De même, l’article 2961.1 C.c.Q. énonce que le bien acquis dans le cours des activités d’une entreprise, lorsqu’il fait l’objet d’une inscription de réserve de propriété globale, est vendu libre de tout droit en faveur du tiers acquéreur sans que le vendeur puisse se retourner contre l’acheteur pour récupérer le produit de la vente, en l’absence de règle de report[58].

D’autre part, en l’absence d’un régime unique de sûretés, le vendeur à tempérament dispose de plusieurs moyens pour s’opposer à la réalisation d’autres sûretés sur le bien vendu, en marge des dispositions applicables à la vente, dont la saisie avant jugement selon l’article 734 du Code de procédure civile[59], l’action en inopposabilité (art. 1631 C.c.Q.) et le droit de s’opposer à la saisie du bien dont il est propriétaire (art. 597 C.p.c.).

Cela permet de mesurer ainsi à quel point, en l’absence d’un régime unique de sûretés fondé sur une approche fonctionnelle de l’opération, les règles applicables à la réserve de propriété peuvent avoir un effet limité. D’abord, l’assujettissement de la réserve de propriété à des régimes différents, dont le droit des biens, le droit de la vente et celui des hypothèques, contribue à cet excès de confusion et entraîne un certain nombre d’incertitudes légales. Ensuite, les règles propres à la réalisation des recours hypothécaires présentent une complexité qui n’est pas toujours en adéquation avec les besoins du commerce et elles peuvent se révéler trop onéreuses pour les PME qui ont largement recours à la vente à tempérament[60]. D’autre part, en raison de l’incohérence des choix du législateur qui tend à soumettre le vendeur à tempérament aux recours hypothécaires tout en lui niant les avantages de cette qualité, ce dernier est incité à avoir recours, avec la complicité du législateur, à un certain nombre de protections parallèles telles que la création d’hypothèques sur les créances de l’acquéreur et ses comptes à recevoir, pour suppléer l’absence de règle de report du produit de l’aliénation du bien vendu à tempérament en sa faveur, et à obtenir des clauses de subordination auprès d’autres créanciers de son acquéreur dont il n’aurait pas pu se prévaloir en tant que vendeur à tempérament selon une certaine lecture de l’article 2956 C.c.Q.[61]. Enfin, le vendeur à tempérament peut contourner la protection dont bénéficie le tiers acquéreur de bonne foi à l’encontre de la revendication du bien par son véritable propriétaire en vertu de l’article 1714 C.c.Q., puisque cette disposition ne s’applique pas en cas d’exercice d’un recours hypothécaire[62].

La volonté de préserver l’institution de la réserve de propriété sans vouloir la soumettre au même régime que celui qui est applicable aux autres sûretés révèle la difficulté du législateur à admettre que le vendeur à tempérament puisse se trouver, en sa qualité de propriétaire, sur un pied d’égalité avec le simple créancier hypothécaire. D’ailleurs, les droits du créancier hypothécaire ne sont conférés au vendeur à tempérament qu’en vertu de l’article 2660 C.c.Q., tandis que ceux du propriétaire sont intrinsèques à la propriété[63]. Ainsi, la vente avec réserve de propriété, bien qu’elle soit constitutive d’une sûreté, ne saurait en aucun cas équivaloir à une hypothèque[64]. Dans son recueil sur les sûretés réelles, Louis Payette oppose les qualités de créancier hypothécaire et de vendeur à tempérament, en soulignant combien il est inconcevable d’être à la fois propriétaire d’un bien et de détenir une créance hypothécaire à l’égard du même bien. À l’appui de son propos, il cite l’article 1686 C.c.Q. qui dispose que « l’hypothèque s’éteint par la confusion des qualités de créancier hypothécaire et de propriétaire du bien hypothéqué ».

Le caractère absolu de la propriété en droit civil pose également problème quant à la possibilité qu’un acheteur puisse consentir une sûreté sur un bien dont il n’a pas la propriété, bien que la Cour d’appel ait accepté, semble-t-il, une telle possibilité en matière de vente à tempérament[65]. En effet, la solution retenue par les législateurs de common law peut paraître étrangère au concept civiliste de propriété, qui ne connaît pas de distinction entre le legal title et l’equitable title, ou beneficial title, et qui ne confère que peu de droits à celui qui possède un bien par opposition à ceux dont jouit le propriétaire. Or, bien avant l’adoption de la LSM, la common law prévoyait déjà depuis longtemps que l’acheteur acquiert un intérêt en equity (equitable interest) sur le bien au fur et à mesure des paiements effectués, et qu’il détient ainsi un intérêt suffisant pour grever ce bien d’une sûreté, tandis que le vendeur conserve le titre légal[66].

Malgré les interventions ponctuelles du législateur québécois, la confusion qui régnait autour de la réserve de propriété reste ainsi entière : d’un côté, certaines dispositions du Code civil la distinguent de l’hypothèque (dont l’article 1686 C.c.Q.) ; de l’autre, lui sont appliquées mutatis mutandis les modalités de réalisation des autres sûretés (art. 1749 C.c.Q.).

1.2 Les similitudes et les divergences de fonctionnement entre les réserves de propriété québécoise et ontarienne

Les contrats de vente avec réserve de propriété, bien qu’ils soient désignés sous des appellations différentes au Québec et en Ontario (« vente à tempérament », d’un côté, et « vente conditionnelle », de l’autre) sont analogues. En droit civil québécois, la vente à tempérament est avant tout un contrat que le Code civil classe dans les ventes à terme[67], tandis qu’en Ontario, du point de vue de la garantie, le contrat de vente conditionnelle est d’abord une sûreté[68] et la nature exacte de la vente importe peu sur les effets de la sûreté. D’ailleurs, la LSM ne ferait aucune distinction entre la personne qui vend aux termes d’un contrat de vente conditionnelle et celle qui cède la propriété lors de la vente, en accordant à l’acheteur un terme pour le paiement du prix d’achat[69].

Si les similitudes entre les deux types de contrats proviennent du fait qu’il s’agit de la même institution, leurs différences découlent de choix de politique générale distincts et surtout du poids, ou de l’absence de poids, accordé à la propriété dans son régime juridique.

Comme nous pourrons le constater, les choix de politique générale du législateur sont la clé du bon ou du mauvais fonctionnement des mécanismes d’opposabilité des réserves de propriété et de réalisation des recours.

1.2.1 La constitution et la validité de la réserve de propriété

1.2.1.1 Le point de vue du droit interne

Pour ce qui est du droit interne, le choix d’une politique générale fait par l’Ontario a été de privilégier le statut de sûreté de la réserve de propriété[70]. À l’inverse, au Québec, ni la jurisprudence ni le Code civil n’ont fait preuve d’une aussi grande clarté : le second se refuse à adopter en droit interne le terme « sûreté », tandis que la première ne semble pas fixée[71]. De leur côté, les auteurs ne paraissent pas non plus d’accord entre eux. Par exemple, Louis Payette, Pierre-Claude Lafond et Roderick A. Macdonald n’hésitent pas à la qualifier de « sûreté », tandis que Marc Boudreault et Pierre Ciotola laissent voir un point de vue plus mitigé[72]. Certains la qualifient de « quasi-sûreté[73] », d’autres, de « sûreté-propriété[74] », tandis que certains s’abstiennent de la nommer pour éviter de lui reconnaître le statut de sûreté.

En Ontario, le statut de sûreté reconnu à la réserve de propriété découle d’un souci de simplification, de rationalisation et d’harmonisation, de clarté et de cohérence. La réserve de propriété attachée à la vente conditionnelle confère au vendeur une sûreté en garantie du prix d’acquisition qui prime les droits de n’importe quel autre créancier dont la sûreté grève les mêmes biens, dès lors que cette sûreté obéit à la définition de l’article 1 de la LSM et aux conditions de constitution et de validité contenues dans l’article 11 de cette loi. La SGPA dépasse dans son application la simple réserve de propriété, car elle s’applique à tout bailleur de fonds qui entreprend de financer le prix d’acquisition d’un bien[75]. Le contrat de réserve de propriété confère ainsi à celui qui s’en prévaut une priorité spéciale équivalente à ce qui existe en matière de réserve de propriété en droit civil, sans pour autant accorder la même importance au droit de propriété.

L’abandon de la prise en considération du droit de propriété par rapport à ce qui existait dans la common law traditionnelle permet de regrouper toutes les règles applicables à la réserve de propriété en une seule loi également applicable aux autres sûretés. Cela permet aussi de garantir une plus grande stabilité juridique, de conjuguer souplesse et simplicité ainsi que d’assurer une meilleure efficacité de la LSM.

En droit civil québécois, les règles sont plus rigides. En effet, la réserve de propriété est soumise au droit commun de la vente (art. 1708 C.c.Q.), de telle sorte que le transfert de propriété doit nécessairement se faire moyennant le versement d’un prix en argent, et qu’un prix qui correspondrait à autre chose que de l’argent relèverait d’un contrat d’échange[76].

Cette rigidité n’existe pas en droit des sûretés ontarien, où, en matière de vente de véhicules neufs, la jurisprudence admet sans problème que le prix d’achat puisse consister en la remise de véhicules d’occasion[77]. Comme cela doit être le cas en droit ontarien, la réserve de propriété doit, en droit civil, être stipulée avant ou au moment de la formation du contrat de vente, ce qui est normal dans la mesure où elle constitue une exception au transfert pur et simple de propriété. Elle n’est assujettie à aucun formalisme, c’est l’intention des parties qui gouverne et dès qu’une partie parvient à prouver une telle intention, celle-ci produit tous ses effets[78].

Enfin, en raison du choix d’une politique générale par le législateur québécois qui a préféré maintenir la vente à tempérament comme une institution qui se suffit à elle-même plutôt que de privilégier un régime de sûretés uniforme, la réserve de propriété de droit civil est vraisemblablement privée des règles qui font la richesse de la réserve de propriété ontarienne. D’une part, elle ne bénéficie pas de la règle du report des droits sur le produit de la vente, de telle sorte que dans le cas de l’inscription d’une réserve de propriété globale prévue dans l’article 2961.1 C.c.Q., et en matière de revente du bien dans le cours des activités de l’entreprise, le vendeur à tempérament ne bénéficie contre son acheteur que d’un recours personnel en dommages-intérêts, à l’exclusion d’un quelconque report sur le prix de vente, contrairement à la règle applicable en Ontario[79]. En outre, n’étant pas une hypothèque (art. 2956 C.c.Q.), et n’étant soumise à aucun rang, la réserve de propriété du droit civil québécois ne permet pas non plus de se prévaloir de l’avantage conféré par la clause de subordination rendue possible pour le vendeur conditionnel ontarien (art. 38 LSM).

1.2.1.2 Le point de vue du droit international privé

La question du droit international privé est tout aussi intéressante : comment la loi ontarienne qui envisage la réserve de propriété comme une simple sûreté et le Code civil qui, tout en la classant parmi les ventes à terme, refuse de l’assimiler à une hypothèque peuvent-ils aborder en droit international privé le problème de la réserve de propriété ?

Selon Alain Roberge, le « contrat de vente conditionnelle d’un bien destiné à être utilisé dans plusieurs juridictions pourra, selon que l’acheteur sera ou non domicilié au Québec, être assujetti aux dispositions du Code civil du Québec sur la vente à tempérament ou sera traité comme une “sûreté” dont la validité et l’opposabilité seront régies par le droit étranger[80] ». C’est également ce dont convient Michel Deschamps[81].

Il ne fait aucun doute que le bien vendu à tempérament au Québec et qui aurait été, par la suite, déplacé en Ontario doit être envisagé à la lumière de la LSM comme une sûreté (selon les dispositions pertinentes, à savoir les articles 1 et 5 à 8 de cette loi). Le contraire irait à l’encontre de l’esprit de la LSM qui veut rationaliser le concept de sûreté[82]. Les dispositions applicables au Québec sont les articles 3102 à 3106 du Code civil. Ceux-ci ont recours au terme « sûreté » (sans toutefois le définir) sans se cantonner dans l’expression « hypothèque mobilière », mais ils semblent en outre permettre qu’une réserve de propriété étrangère soit traitée comme une sûreté[83]. Ainsi, le transfert d’un bien acquis en Ontario avec réserve de propriété continuera d’être traité comme tel en vertu du droit international privé québécois, quand bien même la reconnaissance du statut de sûreté poserait problème en droit interne. Selon Louis Payette, l’application d’une règle contraire « placerait les vendeurs dans une situation inique[84] ».

1.2.2 Les mécanismes d’opposabilité de la réserve de propriété et de réalisation en cas de défaut du débiteur

1.2.2.1 Les mécanismes d’opposabilité de la réserve de propriété
Le droit interne

Une fois encore, le Québec et l’Ontario présentent dans ce domaine des similitudes mais aussi de grandes différences.

L’Ontario dispose d’un mécanisme d’opposabilité pluriel, complet et cohérent qui résulte de l’adoption d’une loi unique[85], travaillée en profondeur et en général bien comprise et appliquée par les tribunaux.

Les conditions d’opposabilité des sûretés sont prévues dans l’article 19 LSM[86]. La LSM prévoit, en particulier, trois modes d’opposabilité qui sont l’enregistrement (art. 23), la possession ou reprise de possession (art. 22 ; elle ne nécessite aucun enregistrement dans la mesure où la possession physique vaut publication du droit) ou encore l’opposabilité temporaire ou conditionnelle (art. 5 et suiv. ; par exemple, en présence d’un bien vendu avec réserve de propriété en provenance d’une autre province).

À l’inverse, l’adoption de dispositions ponctuelles pour réformer les règles applicables à la réserve de propriété québécoise a pour conséquence de ne prévoir, en ce qui la concerne, qu’une seule règle d’opposabilité : la publication (l’équivalent de l’enregistrement en droit ontarien)[87].

La publication, ou l’enregistrement, demeure la méthode d’opposabilité la plus usitée, y compris en droit ontarien[88]. Dans les deux provinces, l’avis donné de la connaissance du droit du vendeur ne peut en aucun cas suppléer le défaut de publicité. Au Québec, cette règle découle de l’article 2963 C.c.Q. et, en Ontario, de l’affaire Robert Simpson Co. v. Shadlock[89]. Il existe toutefois une exception à cette règle dont le vendeur peut tirer avantage en vertu de la LSM mais en aucun cas en vertu de la réserve de propriété de droit civil : il s’agit de l’hypothèse où un vendeur conditionnel a omis d’enregistrer son droit et qu’il cherche à l’opposer au créancier disposant d’une sûreté générale qui a été dûment enregistrée sur les biens de son débiteur. Le vendeur conditionnel peut opposer à ce créancier antérieur (grâce au pouvoir de vérification du contrat que lui confère l’article 18 de la LSM), la clause de subordination qui figure dans le contrat de sûreté qui le lie à son débiteur et en vertu de laquelle il a accepté de céder son rang pour permettre au débiteur d’acquérir de nouveaux biens. Même en l’absence d’enregistrement et bien que le vendeur conditionnel ne soit pas partie au contrat, la clause de subordination ainsi convenue est opposable au créancier garanti antérieur qui l’a signée[90]. Au Québec, les choix de politique générale du législateur empêchent le réservataire de se prévaloir de toute clause de subordination, puisqu’une telle clause ne peut être prévue qu’en faveur du créancier hypothécaire (art. 2956 C.c.Q.).

Le droit international privé

Selon l’article 5 (2) de la LSM, un vendeur à tempérament dont le bien aura été déplacé en Ontario et qui veut conserver sa priorité devra rendre celle-ci opposable avant l’entrée de ce bien en Ontario (ce qui est, selon nous, plutôt illusoire en pratique) ou dans le délai le plus court entre celui de 60 jours à compter de l’entrée du bien en Ontario, celui des 15 jours de la connaissance de ce déplacement ou encore avant l’expiration de la validité de la publication. Par exemple, si, au cours de la période pendant laquelle le vendeur peut encore enregistrer son droit, un créancier garanti subséquent de l’acheteur enregistre en Ontario un état de financement de sa sûreté sur le même bien, le droit de ce dernier sera subordonné à celui du vendeur, si celui-ci enregistre son droit dans le délai prévu[91].

Au Québec, le Code civil contient une disposition analogue (art. 3104) qui prévoit des délais plus courts qu’en Ontario, puisque la publication doit avoir lieu avant l’expiration du délai le plus court entre celui de 30 jours à compter de l’entrée du bien au Québec, celui des 15 jours de la connaissance de ce déplacement ou encore avant la date d’expiration de la validité de la publication. Comme nous l’avons indiqué plus haut, le vendeur à tempérament ne peut procéder à une reprise de possession pour rendre sa priorité opposable s’il dépasse les délais de publication, en l’absence d’autre mode d’opposabilité.

En outre, l’article 3104 C.c.Q semble plus rigoureux, car il précise à l’alinéa 3 que, en cas de revente du bien à un tiers dans le cours des activités du constituant, la sûreté du vendeur à tempérament n’est pas opposable à ce tiers acquéreur.

1.2.2.2 La mise en oeuvre de la réserve de propriété en cas de défaut du débiteur

Tant au Québec qu’en Ontario, les mécanismes de réalisation des droits du créancier garanti ont été mis en place de façon à éviter tout abus de sa part et à préserver un équilibre entre les droits des parties. L’Ontario dispose, à cet égard, d’un mécanisme souple et cohérent ne requérant du juge qu’une intervention très limitée[92].

La partie v de la LSM prévoit cinq types de recours, « la prise de possession [art. 62 (a)], la forclusion [art. 65 (2)], la nomination d’un séquestre [art. 60 (1)], la vente [art. 63] et l’action en justice en recouvrement du solde [de prix de vente][93] ». En outre, selon l’article 58, un cumul de ces recours est possible.

Au Québec, l’article 1749 (1) C.c.Q. prévoit que le droit de reprise du bien par le vendeur est assujetti aux règles relatives aux recours hypothécaires du livre vi du Code civil. De nombreuses critiques ont été dirigées à l’égard du système mis en place par le législateur québécois en 1994. Ces critiques sont la conséquence de la volonté de ce dernier de maintenir des règles propres à la réserve de propriété et de la tenir à l’écart des autres sûretés, tout en reconnaissant les limites de l’application des règles relatives aux recours hypothécaires à l’institution de la vente à tempérament. Par exemple, si le titulaire d’une hypothèque puise le fondement de son recours dans l’article 2660 C.c.Q., le titulaire d’une réserve de propriété dispose d’un droit inhérent à sa qualité de propriétaire lui permettant de « conserver le bien, le louer ou le vendre sans avoir à justifier […] d’un recours hypothécaire[94] ». D’autre part, certains ont avancé que le système des recours hypothécaires se prêtait mal à la vente à tempérament et exigeait d’importantes adaptations[95]. Ces recours ne seraient par ailleurs qu’alternatifs et non cumulatifs comme en Ontario (art. 58 LSM)[96].

D’un point de vue purement technique, d’aucuns déploreront que les mécanismes de l’Ontario soient nettement plus en adéquation avec les besoins du commerce des entreprises qui ont recours à la vente conditionnelle que ne le sont ceux du Québec, dont le formalisme, la rigidité et la lourdeur sont trop éloignés de la souplesse dont ont besoin les PME[97].

Alors que les délais de préavis d’exercice peuvent aller au Québec jusqu’à 20 jours pour un meuble (art. 2758 (3) C.c.Q.), la jurisprudence de common law ne prévoit en l’absence d’insolvabilité (où l’article 244 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité[98] requiert 10 jours) que le respect d’un préavis raisonnable[99]. En outre, le contenu de ce préavis est assujetti à des règles contraignantes[100].

Ce formalisme en droit québécois s’illustre également par le pouvoir interventionniste du juge. Le droit des sûretés ontarien, bien qu’il soit protecteur du débiteur en défaut, paraît toutefois plus libéral dans l’exercice des recours par le créancier que ce qui existe en droit québécois. Ainsi, au Québec, le vendeur à tempérament doit, en l’absence de délaissement volontaire, soumettre une requête en délaissement forcé, alors qu’à cet égard le droit du créancier ontarien de reprendre le bien sur lequel porte sa garantie ne procède que du seul défaut du débiteur sans autre intervention[101]. En effet, la législation ontarienne, outre le fait d’être moins formaliste, permet dans une plus large mesure que les recours hypothécaires soient exercés sans intervention du juge. De surcroît, en matière de prise en paiement (2778 C.c.Q.), le vendeur à tempérament québécois qui a déjà perçu la moitié ou plus du prix de vente ne peut prendre le bien qu’avec l’autorisation préalable du tribunal. Par contre, en Ontario, les entreprises ne peuvent se prévaloir de la protection similaire conférée par l’article 65 (1) de la LSM, qui ne profite qu’aux consommateurs. Le caractère libéral du droit ontarien trouve également écho dans le droit du vendeur conditionnel (qui n’a pas émis d’avis contraire) de continuer à revendiquer en vertu de l’article 64 (3) de la LSM les sommes dues après la reprise du bien[102], alors qu’en droit civil le délaissement volontaire ou le jugement qui en tient lieu libère le débiteur de la dette (art. 2782 C.c.Q.).

2 Les conséquences du cadre juridique actuel de la réserve de propriété à l’égard des parties et des tiers au Québec et en Ontario

Nous nous proposons d’étudier dans la seconde partie les conséquences découlant du choix des législateurs provinciaux quant au statut juridique de la réserve de propriété et de déterminer, à travers l’étude de la jurisprudence en la matière, dans quelle mesure le cadre juridique actuel de la réserve de propriété des deux provinces protège les intérêts des parties et des tiers (2.1).

Nous verrons ainsi à quel point, à partir d’un même concept et d’une même volonté de préserver les intérêts des parties et des tiers, les choix de politique générale peuvent donner lieu à deux solutions contraires allant même à l’encontre de l’effet recherché de protection des intérêts des parties et des tiers en cas de conflit de loi.

Dans ce contexte, nous nous pencherons sur les mesures de modernisation et d’harmonisation qui nous semblent s’imposer pour restaurer cette sécurité juridique des transactions et rendre fiable le cadre juridique de la réserve de propriété (2.2).

2.1 La dualité jurisprudentielle de la Cour suprême du Canada

De 1994 à 2004, la plus haute juridiction du pays va rendre deux décisions sensiblement opposées dans des affaires au contexte différent mais qui posaient pourtant des questions de droit semblables. Dans la première affaire, qui provenait de la Colombie-Britannique, la question était de déterminer si le locateur qui loue un véhicule automobile peut revendiquer la propriété du bien loué entre les mains du syndic de faillite, lorsqu’il n’a pas rendu son droit opposable selon la loi. Dans la seconde affaire provenant du Québec, il était question de l’opposabilité au syndic de la réserve de propriété sur un véhicule et une autocaravane vendus à tempérament lorsque le vendeur n’a pas publié ses droits.

Bien que le contrat de location à long terme soit par nature très différent du contrat de vente à tempérament avec réserve de propriété, la comparaison entre ces deux affaires nous intéresse en raison du fait que la situation du locateur est comparable à celle du vendeur qui s’est réservé la propriété du bien vendu à tempérament, à tout le moins aux fins de l’application de la Personal Property Security Act de la Colombie-Britannique[103]. En effet, les dispositions de celle-ci, analogues à celles de la LSM, prévoient que le contrat de location est constitutif d’une sûreté, au même titre que la vente conditionnelle.

La première décision de la Cour suprême du Canada, rendue dans l’affaire Re Giffen[104], est venue infirmer un arrêt rendu en 1996 par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. L’autre décision de la Cour suprême, rendue en 2004 dans l’affaire Ouellet[105], porte sur l’appel d’un jugement prononcé en 2003 par la Cour d’appel du Québec.

Quatre arrêts[106], une même question, deux positions différentes dans les quatre décisions, qui ont donné lieu à une sorte de jeu de raquettes, dans lequel la Cour d’appel du Québec, dans l’affaire Ouellet, va retenir les conclusions de la Cour suprême dans l’affaire ReGiffen, alors que la Cour suprême du Canada retiendra dans l’affaire Ouellet celles de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique.

Nous tenterons de déterminer pour quelle raison la Cour suprême en est arrivée à rendre deux décisions difficilement conciliables dans un domaine délicat où elle se devait, au contraire, d’apporter une certaine cohésion juridique.

2.1.1 L’atteinte de l’effet recherché par la Loi sur les sûretés mobilières dans l’affaire Re Giffen

Dans l’affaire de la faillite de Carole Anne Giffen, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[107] avait infirmé, en 1996, une décision rendue par la cour supérieure de la province en 1994[108] dans laquelle cette dernière avait conclu que dans le cas d’un contrat de location de voiture, constitutif d’une sûreté au sens de la Personal Property Security Act de la province[109] qui n’avait pas été rendue opposable au moment de la cession de faillite[110], le propriétaire du bien ne pouvait opposer à la saisine du syndic son titre de propriété. Dans cette affaire, la Cour d’appel a fait fi du choix de politique générale du gouvernement provincial et de son objectif de rationalisation du droit des sûretés par l’adoption d’un régime unique. Selon la Cour d’appel, le syndic ne pouvait obtenir plus de droits que le failli lui-même à l’égard des biens saisis, conformément à l’article 67 (1) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. Or, ces derniers biens ne faisant pas partie du patrimoine du débiteur, ils ne pouvaient être visés par la saisine.

La décision de la Cour suprême dans l’affaire Re Giffen était très attendue, car le jugement de la Cour d’appel était venu anéantir les efforts de rationalisation, de synthétisation et de lutte contre les sûretés occultes entrepris par le législateur provincial.

Dans sa décision, la Cour suprême rejette en bloc l’argumentation de la Cour d’appel[111]. Elle rappelle à celle-ci que le législateur provincial a adopté une loi qui s’inscrit dans le contexte d’un choix de politique générale et qui écarte, par là même, un certain nombre de concepts traditionnels de common law, notamment en matière de droits réels[112]. En effet, l’article 20 (b) (i) prévoit que la sûreté qui n’a pas encore été rendue opposable et qui porte sur des biens grevés est sans effet à l’encontre du syndic de faillite. Il modifie, d’une part, l’ordre existant en common law, en remplaçant le principe nemo dat quod non habet selon lequel il n’est pas possible de transférer un titre plus valable que celui que l’on possède, et il déroge, d’autre part, à la règle découlant de l’article 67 (1) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité en conférant au syndic de faillite un intérêt supérieur à celui que possédait le failli sur ses biens.

Ainsi, dès lors que les biens sur lesquels ils portent garantissent l’exécution ou le paiement d’une obligation, la revendication de droits réels mobiliers ne repose plus sur les concepts traditionnels du titre de propriété mais sur le concept de sûreté, déterminé par la loi provinciale. La Cour suprême déclare à cet égard que « [l]es droits des parties à une opération qui crée une sûreté sont expressément indépendants de la forme de l’opération et des questions traditionnelles concernant le titre de propriété. Ils sont plutôt définis par la loi elle-même[113] ». Le contrat de location de voiture constituant une sûreté au sens de la Personal Property Security Act, il devait donc être rendu opposable, ce qui n’avait pas été le cas en l’espèce. Par conséquent, le propriétaire négligent qui n’a pas rendu son droit opposable court le risque d’en être déchu en cas de conflit avec un intérêt concurrent tel que celui du syndic de faillite.

2.1.2 La confusion créée au Québec avec l’affaire Ouellet

Après la clarification que venait apporter la Cour suprême dans l’affaire ReGiffen quant à l’interprétation de la Personal Property Security Act de la Colombie-Britannique et, par analogie, quant à celle de la LSM, la plus haute juridiction du pays va laisser le Québec dans une certaine confusion.

Dans l’affaire Ouellet, la Cour d’appel du Québec avait confirmé en 2003[114] une décision rendue par la Cour supérieure en 2002[115], dans laquelle le juge Barakett soutenait que la vente à tempérament avec réserve de propriété, qui doit faire l’objet d’une publication auprès du Registre des droits réels et personnels mobiliers du Québec, devait être assimilée à une sûreté. En conséquence, et d’après les principes dégagés par l’affaire Re Giffen, le juge avait conclu que, la réserve n’ayant pas été rendue opposable dans les délais impartis, elle était tout simplement inopposable au syndic de faillite auquel est attribué le statut de tiers au sens des articles 1745 et 1749 C.c.Q.

À la suite de l’arrêt de la Cour d’appel, plusieurs se seraient attendus que la Cour suprême vienne fermer la boucle d’un courant jurisprudentiel majoritaire déjà bien établi[116], en profitant de cette occasion pour clarifier le régime juridique de la réserve de propriété au Québec pour harmoniser de la même façon la jurisprudence québécoise avec celle qui découlait de l’affaire ReGiffen de 1998[117]. Pourtant, contre toute attente, la Cour suprême a rendu un arrêt allant dans le sens contraire, en jugeant que la relation entre le vendeur et l’acheteur du bien vendu à tempérament devait être analysée comme un rapport de propriété et non de garantie, ce qui permettait ainsi au vendeur de revendiquer le bien entre les mains du syndic de faillite, malgré l’absence de publication de son droit.

La Cour suprême a fondé sa décision sur le même principe de respect de la politique générale du législateur provincial, déjà éprouvé dans l’affaire Re Giffen, à ceci près que l’interprétation qu’elle dégage du choix du législateur québécois semble dans ce cas beaucoup plus discutable. Il faut néanmoins reconnaître qu’il n’y aurait pas eu matière à discussion si le législateur québécois avait su faire preuve d’autant de clarté que le législateur ontarien à l’égard de la réserve de propriété.

Il convient, d’autre part, de souligner que dans l’affaire Lefebvre (Syndic de), où le jugement a été rendu le même jour à l’égard d’une affaire similaire mais dont nous ne parlerons que très brièvement ici[118], la Cour suprême a soutenu une position opposée à celle de la Cour d’appel en déclarant que la réserve de propriété était une institution à part entière distincte de la sûreté. Selon elle, tirer une conclusion contraire aurait eu pour conséquence de faire entrer par la porte arrière le concept de présomption d’hypothèque que le législateur québécois avait volontairement délaissé. Il est tout de même possible de se demander s’il y avait réellement lieu d’inférer du rejet de la présomption d’hypothèque par le législateur la volonté de rejeter le statut de sûreté de la réserve de propriété[119].

À cet égard, il semblerait que rien ne soit moins sûr. Certes, tous s’entendent pour convenir que la réserve de propriété n’est pas une hypothèque, mais il n’en demeure pas moins qu’elle est une sûreté. Louis Payette la décrit d’ailleurs comme une sûreté distincte de l’hypothèque[120].

D’autre part, Payette s’étonne du changement de voie qu’a semblé favoriser la Cour suprême dans cette affaire, qui avait confirmé trois ans auparavant un arrêt de la Cour d’appel affirmant que la vente à tempérament était une sûreté[121]. Selon la décision dans l’affaire Ouellet de la Cour suprême, la réserve de propriété n’est pas une sûreté et son défaut de publication n’a en aucun cas un effet translatif de propriété. Ce rejet du statut de sûreté a pour conséquence d’empêcher le syndic de faillite d’opposer un quelconque droit sur le bien réservé au vendeur réservataire même en l’absence de publication de la réserve de propriété, car ce bien n’a jamais été inclus dans le patrimoine du failli[122]. Cette interprétation nous laisse perplexe, car le choix d’imposer la publication d’un droit repose nécessairement sur la volonté d’atteindre un objectif qui, en matière de réserve de propriété, n’est autre que la lutte contre les sûretés occultes quelles qu’elles soient.

Le défaut de publication n’opérant pas un transfert de propriété, la Cour suprême a considéré qu’il fallait tirer de la loi les effets que le législateur avait voulu lui donner. Il s’agit de ceux qui sont prévus dans l’article 1749 C.c.Q., qui dispose que le vendeur à tempérament ne peut reprendre le bien qu’entre les mains de l’acheteur immédiat sujet aux charges dont il a pu être grevé en faveur de tiers. La question que soulevait le défaut de publication était de savoir si le terme « tiers » au sens de la loi incluait également le syndic de faillite.

En l’occurrence, la Cour suprême s’est écartée dans l’affaire Ouellet de la jurisprudence de l’affaire Re Giffen sur laquelle s’étaient pourtant fondés les juges des tribunaux de niveau inférieur en déterminant que la « relation juridique entre [l’acheteur] et le vendeur s’analyse alors toujours comme un rapport de propriété au sens juridique et non comme un rapport de garantie, en dépit de la fonction économique de cette forme de contrat[123] ». La Cour suprême a précisé que, lors de la faillite, « le syndic n’est investi que des droits que possédait le failli sur ses biens. Dans cet aspect de son rôle au moment de la faillite, il ne peut être considéré comme un tiers acquéreur et ne saurait s’opposer à la revendication du vendeur, toujours titulaire du droit de propriété sur ces biens[124]. »

Cette interprétation contraire à celle de l’affaire Re Giffen résulte probablement du fait que la position du syndic n’est pas précisée à l’article 1749 C.c.Q. comme elle l’est, à l’inverse, dans la Personal Property Security Act de la Colombie-Britannique et la LSM[125]. Néanmoins, cette argumentation ne résiste pas à un examen approfondi dans la mesure où, contrairement au caractère souvent limitatif des énumérations comprises dans la définition des termes employés dans les lois des provinces de common law, la généralité des termes employés dans le Code civil laisse à penser que le terme « tiers » pourrait inclure le syndic[126].

D’ailleurs, il est permis de douter, après une simple lecture des débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi de 1998 qui soumet la réserve de propriété aux obligations de publicité, que les rédacteurs de celle-ci aient eu pour intention d’exclure le syndic de son application[127]. Le ministre de la Justice de l’époque ne semblait pas favorable à un système de publication qui aurait pu introduire une quelconque discrimination entre les créanciers. En effet, il ressort des propos prononcés par ce dernier lors des débats parlementaires que le syndic de faillite n’est pas, selon lui, le simple continuateur de la personnalité juridique du failli, mais qu’il constitue également, en tant que représentant des créanciers, un tiers qui ne devrait faire l’objet d’aucune discrimination et à l’égard de qui la réserve de propriété devrait être publiée pour être opposable[128].

Enfin, la Cour suprême a ajouté à la confusion en laissant penser que l’application des modifications apportées à la définition de créancier garanti de l’article 2 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité[129], entrées en vigueur entre-temps, aurait conduit à la solution inverse[130]. Elle faisait référence aux dispositions de la Loi d’harmonisation[131] qui sont venues modifier l’article 2 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, où est désormais inclus dans la définition de créancier garanti le vendeur à tempérament dont l’exercice des droits est assujetti aux recours hypothécaires du Code civil. La question se pose à savoir si le législateur fédéral a présumé que le législateur québécois avait à l’esprit de faire de la réserve de propriété une sûreté qui obéissait aux mêmes exigences que les autres sûretés, tant au sujet de l’opposabilité qu’en matière de réalisation de la garantie, ou si, au contraire, le premier a voulu outrepasser le choix d’une politique générale fait par le second en considérant qu’il s’agissait là d’une sûreté. La Loi d’harmonisation ayant uniquement pour vocation de rendre compatibles les régimes issus des deux traditions juridiques du Canada[132], la première explication semble la plus probable[133].

Dans tous les cas, la coexistence de l’article 2 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et des dispositions du Code civil relatives à la réserve de propriété dans leur rédaction actuelle risque de rendre plus complexe l’analyse du statut de la réserve de propriété dont les interprétations sont déjà contradictoires. En outre, il ne faut pas minimiser les problèmes de conflit de loi qui peuvent en découler.

2.2 Les impératifs de modernisation et d’harmonisation

Il ressort de ce que nous avons vu précédemment que, malgré la préoccupation commune des deux provinces de vouloir préserver la protection des tiers et la sécurité du système de vente à crédit et en dépit des efforts accomplis pour atteindre cet objectif, le poids des traditions juridiques peut parfois nuire à l’effort de simplification et d’uniformisation entrepris.

Nous allons étudier à présent les éléments qui pourraient faire l’objet d’une éventuelle réforme et nous nous interrogerons quant à la direction que celle-ci devrait prendre.

2.2.1 Les impératifs de modernisation du droit québécois et la recherche d’un cadre normatif unitaire

Au cours des années, le législateur québécois a entrepris certains efforts pour réformer le cadre juridique de ses droits réels en mettant en place un mécanisme de publicité et des recours plus fiables. Toutefois, la réticence du Québec à assouplir sa conception de l’unité du statut réel, en se détournant d’un mécanisme fondé sur la finalité de l’opération, génère encore trop d’incertitudes. Le choix politique du législateur a été de laisser en suspens des questions d’importance en considérant qu’une législation ponctuelle suffirait à pallier les insuffisances et les incohérences du Code civil[134]. Pourtant, ces considérations vont non seulement à l’encontre de l’impératif de clarté d’un code mais aussi à l’encontre du besoin de sécurité des instruments de garantie.

L’absence de cohésion et de clarté du Code civil entraîne des interprétations et des qualifications douteuses. Comme l’a fort justement souligné un auteur dans un article encore très actuel, « [a]u lieu de faciliter une saine interprétation téléologique des conventions, fondée sur l’objet recherché par les parties et le véritable effet de leur contrat, le nouveau Code sert plutôt à compliquer la mission des tribunaux en privilégiant un formalisme disparate[135] ». Plus loin, il ajoute ceci : « les juristes ont oublié que la plupart du commerce québécois se fait en Amérique du Nord : l’existence des régimes de sûretés mobilières qui privilégient l’objet et l’effet des conventions plutôt que leur forme risque d’isoler juridiquement le Québec et d’accroître considérablement les coûts de crédit pour ses entreprises[136] ».

Il convient donc de prôner l’adoption d’un régime général des sûretés non plus fondé sur la forme des actes juridiques mais sur l’objet et la finalité, sans qu’il soit tenu compte des instruments de garantie utilisés. En outre, dans l’idéal, le législateur aurait peut-être intérêt à prévoir une disposition particulière dérogeant au principe de l’énumération limitative de droit civil en matière de sûretés, ou principe de numerus clausus, selon lequel les droits réels (dans notre cas les sûretés) n’existent que dans la mesure où ils sont prévus par la loi[137]. L’objectif serait d’adopter, comme dans le reste du Canada[138], une législation axée sur la finalité de l’opération envisagée[139] et de laisser aux parties la liberté d’agrémenter à leur convenance leur convention, avec comme seule exigence de se conformer aux règles d’opposabilité et de réalisation prévues par la loi.

Enfin, la critique du cadre normatif québécois en matière de vente à tempérament soulève une autre question qui apparaît en toile de fond de notre étude : à qui revient-il de transformer le cadre juridique québécois en cette matière ?

Il ressort du partage des compétences de la Loi constitutionnelle de 1867[140] et des articles 91 et 92 de celle-ci, que les matières de droit privé relèvent de la seule compétence des provinces. Il s’ensuit que le législateur fédéral ne pourrait pas contourner cette règle de séparation des pouvoirs enchâssée dans la Constitution pour imposer aux provinces de s’aligner sur le modèle qu’il s’est lui-même fixé au niveau fédéral. En l’occurrence, la seule situation où une loi fédérale telle que la Loi sur la faillite et l’insolvabilité pourrait avoir une incidence sur l’application de la loi provinciale se situe au niveau des conséquences du non-respect de certaines formalités, notamment celles qui sont exigées en matière d’opposabilité. Nous l’avons vu dans l’affaire ReGiffen[141], concernant l’application de l’article 20 (b) (i) de la Personal Property Security Act de la Colombie-Britannique.

Cette tâche peut-elle revenir aux tribunaux ? À notre avis, ces derniers ne sont pas les mieux outillés pour transformer le cadre normatif actuel, nous l’avons vu au fil de l’étude des affaires Ouellet et Lefebvre[142] qui annonçaient pourtant une certaine harmonisation de la jurisprudence en matière de droit des sûretés.

Le champ accordé aux tribunaux en droit civil est plutôt un rôle d’interprétation du droit qu’un véritable pouvoir de création prétorienne, comme il est davantage conçu en common law. Le droit civil est principalement issu d’un nombre de règles codifiées qui sont censées laisser peu de place au pouvoir du juge de déclarer le droit[143].

Ainsi, il revient au législateur provincial seul de se livrer à ce remaniement en profondeur en prenant soin, toutefois, d’éviter les révisions ou les modifications ponctuelles, qui ne sont pas en mesure d’atteindre l’effet recherché. Comme l’indique à nouveau Roderick A. Macdonald, « [lorsque] les modifications sont purement ponctuelles […] elles vont toujours être à la remorque de la pratique, et le processus de remaniement législatif n’aura jamais de fin[144] ».

2.2.2 Les besoins d’harmonisation de la Loi sur les sûretés mobilières et des autres Personal Property Security Acts

La prise en considération en temps opportun du problème que représentent les sûretés occultes par les provinces de common law, notamment l’Ontario, a fait en sorte que ces provinces ont été aux prises avec moins de problèmes que ne l’est actuellement le Québec en droit des sûretés. En effet, l’accueil favorable réservé à la LSM par la communauté bancaire et les autres parties intéressées a permis de mettre en pratique un système de sûretés en adéquation avec le respect de la situation des tiers qui rompt avec les situations d’incertitude résultant de la coexistence de plusieurs règles susceptibles de se trouver en conflit entre elles.

Pourtant, les différentes lois des provinces de common law, y compris la LSM, présentent certaines divergences qui nuisent à une parfaite harmonisation du droit canadien des sûretés. Ces divergences transpirent à la fois du cadre législatif et du cadre jurisprudentiel applicable aux sûretés.

Il s’avère ainsi indispensable pour un juriste pratiquant dans le domaine des sûretés à l’échelle nationale de connaître les variantes qui existent entre les dispositions québécoises, ontariennes et celles d’autres provinces. Ces nuances dans l’approche du sujet peuvent, dans certains cas, influer sur la sécurité des tiers. Sans prétendre vouloir traiter en profondeur et de manière exhaustive les différences juridiques entre les diverses lois sur les sûretés mobilières, nous nous contenterons de donner les exemples les plus frappants à ce sujet.

2.2.2.1 Le point de vue de la législation

Les dispositions des différentes lois sur les sûretés mobilières des provinces de common law sont quasiment identiques, à un article ou à un alinéa près. Néanmoins, ces dispositions peuvent parfois contenir des nuances significatives[145].

Par exemple, l’étude de l’article 5 (2) de la LSM et des dispositions équivalentes des autres lois, qui traitent de l’opposabilité temporaire, ou conditionnelle, permet de constater que ces dispositions protègent tout acheteur ou locataire d’un bien subséquent n’ayant pas eu connaissance de la sûreté régulièrement constituée et publiée dans une autre province, alors que la première, plus restrictive, n’accorde cette protection qu’au consommateur[146].

La coexistence de la sûreté créée par les articles 427 et 428 de la Loi sur les banques fédérale[147] et de la législation provinciale sur les sûretés suscite une autre question d’intérêt du point de vue de la multiplicité des lois et de la sécurité des tiers. En l’occurrence, la Saskatchewan a édicté dans l’article 9 (2) de sa loi qu’une banque ne pouvait se prévaloir à la fois de l’article 427 de la Loi sur les banques et des dispositions de la Personal Property Security Act sur un même bien[148]. De son côté, l’Ontario n’a pas légiféré sur la question et la Cour d’appel, dans l’affaire Bank of Nova Scotia v. International Harvester[149], a considéré qu’il n’appartenait pas aux tribunaux mais au législateur de s’exprimer sur cette question.

Enfin, la question de la vente à tempérament qui semble être habilement traitée en Ontario puisqu’elle confère à son titulaire une SGPA dont la nature est celle d’une priorité de premier rang par rapport aux autres sûretés (art. 33 LSM) procure des avantages moindres en vertu de la Personal Property Security Act de la Saskatchewan. En l’occurrence, dans cette dernière province, alors que toutes les autres sûretés qui ont régulièrement été rendues opposables échappent à la saisine du syndic de faillite, les biens grevés d’une sûreté garantissant le prix d’acquisition peuvent faire l’objet de sa saisine[150].

2.2.2.2 Le point de vue de la jurisprudence

Du point de vue de la jurisprudence, nous notons que, dans certaines circonstances, les tribunaux d’appel peuvent encore malheureusement se prêter à des interprétations distinctes de lois pourtant très similaires, qui peuvent nuire à une bonne compréhension du cadre jurisprudentiel des sûretés mobilières. Ainsi, bien que l’Ontario ait été la première à instaurer en droit canadien une législation moderne dans le domaine des sûretés mobilières, sa cour d’appel peut parfois rendre des décisions discutables si nous nous en tenons aux termes de la loi[151]. Cela tend à démontrer que même un régime unique de sûretés peut poser des difficultés d’interprétation ou mener à des interprétations difficiles à réconcilier[152].

Conclusion

Au-delà des disparités qui différencient l’Ontario et les autres provinces de common law du Québec en matière de vente à tempérament, les législateurs sont parvenus à instaurer, de part et d’autre, un régime d’opposabilité et des recours protecteurs à la fois des intérêts du débiteur, du vendeur, des autres créanciers et des tiers. Nous sommes cependant loin de pouvoir qualifier les efforts entrepris de véritable volonté d’harmonisation entre les différents régimes, et des difficultés subsistent en pratique. D’autre part, ces régimes sont d’un maniement relativement complexe pour les profanes, notamment pour les PME qui y ont fréquemment recours.

Pour sa part, le Québec a réussi à s’extraire en partie de la conception traditionnelle de l’unicité du statut réel, notamment avec la généralisation du concept d’hypothèque à toute catégorie de bien. Par ailleurs, nous avons vu que d’autres modifications d’ordre conceptuel seront nécessaires pour parvenir à davantage de cohérence entre les systèmes.

Malgré ces différences de régime, le Canada peut constituer une source d’inspiration pour la modernisation du droit des sûretés dans d’autres pays de tradition civiliste ou de common law, particulièrement en Europe.

Si les provinces canadiennes, y compris le Québec, parviennent à mettre en place un système harmonisé du droit des sûretés, celui-ci pourra en outre servir de modèle pour l’établissement de conventions au niveau international, puisque la recherche d’un droit uniforme se heurte à des difficultés conceptuelles et pratiques qui paraissent difficiles à surmonter à l’heure actuelle, et parmi lesquelles figure la question de la qualification de la réserve de propriété à titre de sûreté. Ce point fera sans doute encore l’objet de futurs débats, et nous espérons que le prochain rendez-vous que se fixeront les provinces à cet égard ne sera pas manqué cette fois.