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Les articles qui font partie du présent dossier thématique sont tirés des communications consacrées aux littératures francophones de l’Ouest, présentées lors du dernier colloque du Centre d’études franco-canadiennes de l’Ouest (CEFCO), qui s’est déroulé en ligne du 24 au 26 mars 2022. Le titre du colloque, « Privilèges et marginalisations dans la francophonie », se voulait un reflet des intérêts du comité d’organisation. L’objectif était de donner voix à la multiplicité des actrices et des acteurs d’origines diverses et d’aborder certains enjeux traditionnels des « marges » de la francophonie canadienne en adoptant des perspectives nouvelles, comme on pourra le constater dans les articles qui forment ce dossier. Dans le cadre du colloque, les conférencières et conférenciers ont présenté des analyses savantes sur des enjeux divers, dont l’accès aux soins de santé, l’éducation ainsi que les relations entre les Premières Nations, les Métis, la communauté francophone minoritaire historique au Canada et les nouveaux arrivants de tous les horizons. Lors d’une table ronde virtuelle, des artistes de la scène issus de générations et d’horizons différents ont discuté de la diversité dans le théâtre francophone de l’Ouest canadien et des conditions de son épanouissement. On s’est aussi intéressé aux défis auxquels les personnes queer, trans et non binaires ont à faire face au Canada, plus précisément en contexte linguistique minoritaire. Même s’il reste un grand travail d’intégration à faire en ce sens, les interventions étaient surtout porteuses d’espoir.

De toute évidence, l’art littéraire franco-canadien en milieu minoritaire demeure soumis aux contraintes et aux difficultés propres au contexte exigu et fragile dans lequel il est né – ce que François Paré a brillamment dépeint dans une série d’ouvrages importants dès le début des années 1990, dont Les littératures de l’exiguïté (1992) –, mais on constate dans ce dossier que les oeuvres et les études contemporaines témoignent de la grande variété d’approches et d’intérêts des écrivaines et des écrivains, des chercheuses et des chercheurs issus de ces communautés. En d’autres mots, la distance, qu’elle soit géographique ou culturelle par rapport aux grands centres de la francophonie, est de plus en plus habitée par des voix multiples et novatrices qui s’émancipent de la marginalité.

Ce qui est remarquable dans les articles qui forment ce numéro, c’est le soin qu’ont pris les autrices et l’auteur à ne pas déraciner les oeuvres de leur contexte culturel, qui est ancré dans une localité et a une spécificité propre. D’autre part, lorsqu’une méthode d’analyse moderne est utilisée (comme la poétique du trash), elle sert à porter un regard contemporain sur le texte afin de déconstruire les processus de marginalisation, dont le colonialisme est un exemple. Encore aujourd’hui, les effets néfastes de la colonisation se font sentir partout au Canada.

Parfois, c’est la langue du territoire qui s’impose à nouveau, après être passée par une traduction qui porte les marques d’un français parlé ailleurs que là où le texte est ancré. C’est le cas dans l’article de Madeleine Blais-Dahlem et de Janice Cindy Gaudet, intitulé « On a ajusté le ton : la narration de Halfbreed dans le contexte oral, culturel, relationnel et local de la Saskatchewan ». Les deux autrices nous racontent leur démarche dans l’adaptation en livre audio de la version française de l’oeuvre Halfbreed, originellement parue en 1973. L’autrice Métis, Maria Campbell, tenait à ce que ce projet soit réalisé en Saskatchewan et voulait choisir elle-même les personnes qui allaient y travailler. Rappelons que la traduction française du texte, parue en 2021, avait été confiée à Prise de parole, une maison d’édition établie en Ontario. Pour la version audio, Maria Campbell souhaitait que le français soit celui de la Saskatchewan. Cela voulait donc dire puiser dans la langue locale. Dans un souci d’authenticité, il a fallu mettre de côté la honte historique ressentie envers la « qualité » du français et ne pas hésiter à simplifier le vocabulaire et la syntaxe pour se rapprocher le plus possible de la réalité fransaskoise. Cela impliquait aussi un travail de vérification phonétique auprès des personnes intéressées, qu’elles soient métisses ou fransaskoises. En soi, on constate que cette démarche, proposée par Maria Campbell, a une portée décolonisatrice. Le projet de livre audio en français se révèle ainsi plus fidèle à l’univers du texte autobiographique, à la culture de l’auteure et donc, à l’auteure elle-même.

Dans « L’aliénation et l’exil : comment la situation minoritaire historique motive les choix éditoriaux dans l’Anthologie de la poésie franco-manitobaine », Rémi Labrecque s’intéresse aux critères d’inclusion qui sont expliqués dans l’introduction de J. R. Léveillé. L’ouvrage retrace l’histoire de la poésie de langue française au Manitoba. On y trouve deux pôles. D’abord, il y a ce que l’on pourrait appeler la poésie locale et folklorique du xixe siècle, constituée entre autres de chants patriotiques. Ensuite, il y a les oeuvres dont l’approche et l’esthétique sont plus modernes. En effet, les productions de la modernité veulent aller au-delà du folklore et explorer d’autres facettes que la situation de la langue en milieu minoritaire et la défense des droits linguistiques. C’est un caractère émancipateur qui s’insère dans l’approche plus générale de déconstruction des processus de marginalisation dans l’Ouest canadien.

Enfin, Isabelle Kirouac Massicotte, dans son article « La poésie trash de Charles Leblanc à l’épreuve de l’intersectionnalité », analyse l’oeuvre du poète franco-manitobain qui a publié au moins huit recueils de poésie depuis 1984. Engagé politiquement et dénonçant toutes les formes d’aliénation, cet auteur a souvent recours à un langage plutôt cru. C’est pour cette raison que Kirouac Massicotte a décidé d’étudier les poèmes de Leblanc à travers le prisme de l’esthétique trash, terme venu des waste studies, qui « invite[nt] à amorcer une réflexion sur les déchets » ainsi que sur leur mode de production. Cette approche permet d’analyser ce qui détermine la valeur et la dévaluation dans les systèmes socioculturels et économiques. Le trash se révèle un outil efficace pour analyser la marginalité, en mettant en lumière l’inadéquation à la norme. Leblanc souhaite nous faire voir la réalité par le biais de ce qu’elle a de laid pour marquer l’imaginaire du public, pour provoquer. En la nommant, il en fait la métaphore de certains individus, désignés comme étant « de trop ». Pour Leblanc, ultimement, le capitalisme est responsable de la production de déchets, chosifiant les travailleurs et travailleuses. De même, le système patriarcal relègue les femmes à une position subalterne, où elles se voient considérées comme souillures. Par sa poésie engagée, l’auteur appelle à la déconstruction des structures coloniales. S’il a recours à la provocation, c’est dans l’espoir de réveiller les consciences, de favoriser une plus grande inclusion et de faire trembler les bases de l’hétéropatriarcat. Il s’agit, en quelque sorte, d’un appel à l’action.

Voici donc trois articles proposant des regards contemporains éclairants sur des textes qui, s’ils sont issus des marges, restent profondément ancrés dans leur territoire.