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Située dans l’océan Indien, à l’Est de Madagascar, La Réunion forme avec les îles de Maurice et de Rodrigues, les trois îles principales de l’archipel des Mascareignes. Devenue département français d’outre-mer en 1946, cette ancienne colonie, peuplée dès le xviie siècle, a été la terre d’asile de différentes populations, qu’elles soient françaises ou encore africaines, malgaches, indiennes et chinoises dans le cadre de l’esclavage et de l’engagisme[1]. Résultat d’un métissage et d’un mélange à la fois phénotypique et culturel, le contexte social tel qu’il s’est dessiné à La Réunion, au fil des migrations, renvoie au « processus complexe de production de sociétés et de cultures “créoles”, soit des sociétés issues du brassage racial et culturel mettant en présence obligatoirement (mais non exclusivement) des populations africaines et européennes, dans le contexte de sociétés de plantation » (Massé 2013, 137).

D’origine indienne, le tambour malbar est un instrument de musique qui, à La Réunion, est notamment utilisé dans le cadre des manifestations religieuses hindoues depuis le xixe siècle. Fortement relié à cette circonstance en raison de sa principale fonction d’appel des divinités et en tant qu’instrument de musique sacrée, ce tambour a longtemps été réservé à un usage quasi-exclusivement religieux. Le tambour malbar s’est essentiellement fait connaître par les autres Réunionnais grâce à ce mode d’expression et ce, au point d’en faire une musique qui demeure aujourd’hui encore fortement religieusement connotée ; mais depuis une trentaine d’années, on note un tournant sans précédent dans l’usage qui en est fait. En effet, à partir du milieu des années 1980, une certaine expansion de sa pratique et de son répertoire, qui se traduit par l’intégration physique de cet instrument dans les musiques de concert de certains artistes créoles, fait qu’on observe aujourd’hui une utilisation parallèle de ce tambour au sein d’univers à la fois profane et sacré.

L’hindouisme auquel est attaché le jeu du tambourmalbar est localement appelé « religion malbar » ; cette religion correspond aux pratiques issues des cultes villageois majoritairement originaires d’Inde du Sud et dont la culture se diffuse à La Réunion au moins depuis la fin du xviie siècle. Cela dit, c’est dans le contexte de l’abolition de l’esclavage, avec l’arrivée de travailleurs engagés pour renforcer la main d’oeuvre locale qui commençait à faire défaut au sein d’une économie coloniale basée sur l’industrie sucrière, que les expressions culturelles d’origine indienne sont les plus éloquentes. Aussi les circonstances imposées par les nouveaux cadres de vie suscités par l’immigration reconfigurent-elles inexorablement les pratiques véhiculées par ces Indiens sur le sol réunionnais.

La sécularisation croissante de cette pratique instrumentale à partir des années 1980 s’inscrit dans un bouleversement identitaire plus global du contexte musical insulaire qui, à la même époque, oscille entre quête de la créolité (valorisation du mélange, de l’hybridité) et quête de l’origine (mise en avant des mémoires ancestrales, des racines). En s’appropriant le tambour malbar, les artistes du milieu musical sont à l’origine de bouleversements, tant du contexte rituel dont cet instrument provient, que du contexte créole vers lequel il migre ; d’un point de vue pragmatique, ces perturbations se traduisent par des transformations organologiques, structurelles et sonores qui s’opèrent à travers ce transfert dans le milieu créole. Sur le plan religieux, les répercussions ne sont pas seulement d’ordre matériel mais également moral, la décontextualisation du tambour malbar menant vers une relativisation des valeurs symboliques et des croyances liées au contexte hindou, et finalement à une redéfinition des usages, du statut et de la place du tambour. À cet égard, les fonctions religieuses et sacrées du jeu tambouriné d’origine indienne dans les îles créoles de La Réunion et des Antilles françaises ont entre autres été largement décrites par l’anthropologue Jean Benoist (1998[2]) et dans l’ensemble des travaux s’y rapportant de l’ethnomusicologue Monique Desroches[3] (de 1987 à 2014[4]).

Les rythmes du tambourmalbar, suivant en général un modèle à 12/8 aussi bien dans les contextes hindou que créole, sont interprétés à l’aide de deux baguettes en bois venant frapper sur la peau de chèvre qui recouvre le cadre métallique de l’instrument. L’une d’entre elles, le baguèt’, un bâton assez épais et légèrement courbé, tenu par une main, effectue des frappes vives (forte) et faibles (piano), respectivement aux centre et périphérie de la membrane, tandis que l’autre, le kouti, un bâton plus fin, est tenu par l’autre main qui frappe des coups faibles aux extrémités de la face du tambour. À cet égard, il faut noter que les subdivisions ternaires des rythmes, toujours exécutées sur le bord du tambour, sont réalisées par frappes alternées des deux baguettes : la baguette qui frappe habituellement au milieu du tambour rejoint alors la surface de jeu du kouti, soit l’extrémité de l’instrument, pour effectuer un son plus clair (figure 1). On observe ainsi un mouvement de va-et-vient du baguèt’ qui part du centre vers la périphérie, ce qui produit un contraste sonore évident entre ces deux aires de frappes.

Figure 1

Technique de jeu du tambour malbar

Photo : S. Folio-Paravéman

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À l’inverse, lorsque le motif mélodico-rythmique est exécuté au centre du tambour, le son du kouti (qui reste toujours en périphérie de la membrane) se fait entendre simultanément à celui du baguèt’ alors produit au centre : le jeu est donc ici homorythmique[5] (voir figure 4).

Le tambour malbar se joue debout, aussi bien de façon stationnaire qu’ambulante. L’instrumentiste passe la sangle (qui retient l’instrument) sur son épaule gauche (ou sur l’épaule droite s’il est gaucher), de manière à le stabiliser avec son bras. Cette stabilisation permet au poignet de venir à la fois bloquer le tambour par le haut et frapper les rythmes avec le kouti. Dans cette position de jeu, l’autre main demeure libre pour frapper les rythmes plus forts en intensité au centre du tambour avec le baguèt’, soit en alternance avec le kouti, soit simultanément avec lui. Dans le milieu religieux, le jeu du tambour malbar s’effectue ordinairement à l’extérieur, par groupe d’un minimum de trois instrumentistes dits tambourier[6] qui jouent donc du même tambour. À ces trois joueurs de tambour malbar se rajoutent ensuite au moins un joueur de morlon (tambour cylindrique) et un joueur de tarlon (crotales) pour une formation minimale totale de cinq musiciens. Pour être accordé, chaque tambour est disposé au-dessus d’une source de chaleur (en général un feu de bois, de charbon ou encore de carton) destinée à rétracter la membrane dans le but de rendre un son plus sec.

Les significations attribuées au tambourmalbar

S’il sera essentiellement question, au cours de cet article, des modes d’adaptation techniques (organologique et surtout compositionnelle) du tambour malbar en fonction des espaces de jeu où il est utilisé, ces adaptations dépassent le cadre du seul réajustement pratique ; en effet, selon Laurent Aubert, « toute modification du rôle et du contexte d’une musique implique nécessairement un déplacement structurel et sémantique de ses manifestations » (Aubert 2001, 10). Et l’auteur de préciser :

Les formes musicales ont certes toujours évolué au cours de leur histoire, quelle que soit l’époque ou l’échelle à laquelle on considère le processus. […] Mais la généralisation du processus d’hybridation culturelle que l’on observe aujourd’hui sur toute la planète est un phénomène sans précédent. Alors que les métissages et les syncrétismes historiques résultent de facteurs en quelque sorte « naturels », liés notamment aux migrations — volontaires ou forcées — et à la rencontre des cultures qui en résulte, l’hybridation s’en distingue avant tout par son aspect expérimental, volontariste et utilitariste

Aubert 2001, 10-11

Comme mentionné en introduction, l’exclusivité situationnelle dont relevait le tambourmalbar à La Réunion se trouve réévaluée à compter des années 1980. En effet, le décloisonnement progressif de cette situation remet en question la définition que l’on donne aujourd’hui à cet instrument de musique. Dans la mesure où tant les rythmes que le tambour lui-même sont devenus, pour beaucoup de Réunionnais, des éléments intimement liés à la sphère religieuse, il semblait impensable que le tambourmalbar puisse être à nouveau un jour utilisé à des fins autres que pour la religion, et encore moins par des agents extérieurs, souvent différents de ses usagers habituels.

Ce difficile passage d’un contexte à un autre s’explique non seulement par le fait que le tambourmalbar est, dans le milieu hindou, régi par un certain nombre de règles (reproduction des sons du répertoire déconseillée en dehors des cérémonies, incitation à suivre une période de jeûne préalable à l’emploi du tambourmalbar, etc.), mais également par le fait que même sorti de son cadre cérémoniel d’origine, l’instrument de musique conserve sa signification sociale (Folio-Paravéman 2020) (sons liés aux divinités, sacralité liée à l’usage religieux général, hindouisme lié à la présence des fidèles, etc.).

La double définition religieuse

Du fait de la fonction religieuse qu’il remplit dans le cadre rituel — qui consiste à marquer la présence de la divinité qu’il appelle —, le tambourmalbar est, d’après certains informateurs (officiants, fidèles, etc.) interrogés à ce sujet sur le terrain réunionnais depuis 2014, non seulement sacré par le rôle qu’il joue au sein du contexte musical rituel mais également sacré en lui-même. Le contenu tout autant que la forme sont donc hautement symboliques. C’est ce qu’explique, à propos de ce que représente le tambour malbar, l’officiant hindou Denis Mangata lors d’un entretien mené à son domicile en 2014 :

Le tambour doit être frappé en haut, au-dessus de la hanche. Pourquoi en haut ? Parce que le tambour représente le sein […] de la déesse Parvety ; c’est pour cela que lorsque l’on frappe du tambour, c’est le son mystique qui appelle la divinité. Et la déesse est obligée de répondre à la demande des fidèles. Après, le tambour doit toujours être accompagné du morlom. Et le morlom doit se situer à la base de la hanche. […] C’est donc frappé des deux côtés, à la base de la hanche, et cela représente le sexe de Shiva. Et la forme cylindrique, c’est — en exagérant un petit peu — comme la forme d’un sexe masculin. C’est pour cela que cet instrument représente Shiva. Lorsque l’on joue du tambour, avec le morlom, c’est un peu comme une procréation. Philosophiquement, c’est la procréation entre l’homme et la femme qui donne un son. Et d’après ce son, il y a une force ; il y a la divinité qui arrive[7]

Folio-Paravéman 2020

La présence complémentaire du morlon (dit ici morlom) est donc tout aussi indispensable que celle du tambourmalbar afin que le sacré opère. Par extension, les deux instruments en sont arrivés à être considérés sacrés en eux-mêmes non seulement par la fonction religieuse qu’ils remplissent, mais également par le type de circonstance (la religion) qui requiert leur contribution. Comme on peut le le constater dans de nombreuses sociétés,

[…] l’instrument est en effet conçu comme un objet hautement signifiant : une image de l’homme, d’une divinité, d’un pouvoir, voire du cosmos tout entier, et la musique qu’il produit est souvent considéré [sic] comme la voix où le message de l’entité qu’il personnifie

Desroches et collab. 2011, 17

Dans le cas du tambour malbar, et le discours de cet officiant de Saint-Gilles-Les-Hauts le montre bien, on a affaire à une véritable personnification religieuse des instruments de musique du culte hindou, en l’occurrence ici le morlon et le tambourmalbar, ce qui accentue l’importance de l’émetteur (les tambours) du message sacré tout autant que celle de l’émission (la musique de ces tambours) de ce message. La forme importe donc tout autant que le fond, l’univers symbolique du tambour malbar pouvant être représenté par des « attributs » tant visuels que sonores qui constituent des « signifiants essentiels » pour l’interprétation de cet univers (Mifune 2011, 303).

L’institution de différents niveaux de sacralité

La diversité des significations attribuées au tambourmalbar trouve en partie une explication à partir des témoignages relatifs au caractère sacré de l’objet, lesquels ont la particularité de s’élever à plusieurs niveaux. Dans l’espace religieux hindou, forme et fond sont sacrés tandis que dans l’espace du spectacle créole, ces deux notions sont dissociées, avec une forme de désacralisation où seul le statut de l’objet continuerait néanmoins de relever du sacré. Souvent, la transplantation dans le domaine du spectacle transforme la performance musicale de certaines oeuvres (Bouët 2007[8]). Certes, si le tambour malbar demeure un instrument destiné, comme tant d’autres, à produire de la musique, la connotation spécifiquement religieuse de ce tambour ne laisse pas indifférente la plupart des Réunionnais qui s’y intéressent ; aussi beaucoup d’artistes font-ils le choix de créer leurs rythmes personnels en se constituant un répertoire musical qui leur est propre, afin de ne pas porter préjudice au fond sacré d’origine qui est communément admis par l’ensemble des musiciens. Bien que les tambours utilisés dans le groupe des « Tambours Sacrés de La Réunion » soient qualifiés de sacrés, alors même que l’usage qui en est fait n’a rien à voir avec le sacré du rituel religieux (j’y reviendrai), c’est pourtant dans le sens d’une dissociation fond/forme que sont envisagées les créations musicales à travers le discours que me livre le président de cette formation lors d’un entretien mené à son domicile en 2014 : « Tous les rythmes, toutes les chansons que nous faisons, nous les avons inventés nous-mêmes ! Parce que comme nous savons que ce sont des chansons qui ne sont pas religieuses, [pas] cultuelles […] donc on a la paternité de ces créations[9] ! » (Folio-Paravéman 2020)

À partir du moment où la musique émanant du tambourmalbar est originale, ces artistes semblent s’assurer qu’aucun fondement religieux ne soit ainsi compromis. C’est dire la grande importance qu’ils accordent au répertoire des rythmes rituels — et moins à l’instrument de musique lui-même — en termes de sacralité. Ainsi qu’en convient également un artiste de maloya[10], interrogé en 2014 lors d’une séance de répétition donnée à Saint-Pierre avec son groupe de musique,

L’instrument, on peut le mettre dans tous les styles ; […] un instrument, c’est un instrument. C’est un instrument à part entière. […] C’est ouvert sur tout, quoi. Et à mon avis, l’avenir de la musique c’est ça : c’est justement trouver des… fusionner avec plein de choses[11]

Folio-Paravéman 2020

C’est donc davantage à un phénomène d’appropriation par la forme que nous assistons lorsqu’on étudie le passage du tambourmalbar du contexte hindou au contexte créole. Le fond, c’est-à-dire le contenu, n’est pas réellement l’élément visé : c’est l’instrument de musique en lui-même qui intéresse les artistes, notamment en raison de son timbre, de sa sonorité[12], auxquels ils sont sensibles. C’est en ce sens que l’entretien avec Tyéri Abmon se poursuit :

J’essaie davantage d’employer des phrases qui ne sont pas employées dans… dans la tradition hindouiste […] moi, ce qui m’intéresse, c’est la sonorité du tambour. Ce ne sont pas les phrases qu’ils emploient, et d’ailleurs, une fois, j’ai fait écouter mon disque à un prêtre ; le gars il était étonné : parce qu’il s’était fait une idée du tambour et qu’il sonnait toujours [reproduction vocale du pattern], alors que là, il n’y avait rien de tout ça quoi ! Ben il n’y avait que la sonorité. Et là voilà, le gars m’a regardé avec des yeux ronds, ben ouais : moi, je prends la sonorité, après, la rythmique est infinie. Donc, il fallait faire comprendre un p’tit peu, voilà. Donc, c’est juste une explication à avoir, quoi… avec les gens qui pensent que le tambour, il y a une phrase, elle est figée, alors que c’est la rythmique… et c’est inépuisable[13] !

Folio-Paravéman 2020

L’anecdote relatée dans ce discours, qui correspond d’ailleurs parfaitement à l’idée de dissociation fond/forme dans le cadre du spectacle musical, suggère que la sonorité du tambourmalbar est tellement associée au contexte hindou que même lorsque les rythmes rituels en eux-mêmes ne sont pas utilisés, il est difficile de ne pas établir de liens étroits entre timbre et circonstance religieuse. Les propos tenus par Tyéri Abmon sont assez révélateurs de la manière dont les Réunionnais perçoivent la pratique instrumentale du tambourmalbar.

Si les répertoires musicaux utilisés dans les milieux hindou et créole sont sensés se différencier les uns des autres, il arrive pourtant que certains des rythmes interprétés par les artistes de la scène musicale créole réunionnaise se rapprochent incontestablement des modèles religieux : inspiration trop prononcée ou variation involontaire ? Les Réunionnais sont divisés dans leur jugement quant à la musique produite par le tambourmalbar et par rapport à la perception de cette musique en milieu créole ; étant donnée la relative plasticité de l’instrument (instrument de percussion, jeu avec deux baguettes, etc.), il va de soi que certaines dispositions tambourinées passent d’un univers musical à l’autre, et soient communes à plusieurs contextes de jeu. C’est notamment la problématique soulevée par Aurélie Helmlinger au sujet du geste musical dans son étude sur le steel-pan, qui pourrait en partie expliquer les analogies que l’on note entre rythmes sacrés et rythmes inventés dans le jeu du tambour malbar :

Les contraintes physiques auxquelles l’instrumentiste est confronté participent à la forme de la musique : les caractéristiques techniques du jeu d’un instrument donnent nécessairement lieu à des combinaisons faciles, difficiles ou impossibles. […] [L’] approche [du geste musical] permet de mieux cerner les choix de l’instrumentiste, et de comprendre la récurrence de certains traits par les regards croisés des contraintes gestuelles et culturelles

Helmlinger 2001, 3

Il est clair que ces créations, bien qu’issues de ce fond culturel originel, n’ont plus du tout la même fonction. Mais reste encore à apprécier ce qui, dans la musique interprétée au tambourmalbar hors contexte, relève réellement de l’original. Dans le cas du Conservatoire où l’enseignement de cet instrument commence à être répandu depuis quelques années, un professeur, interrogé à cet égard lors d’un entretien mené à son domicile en 2015, me précise la pédagogie adoptée dans ses cours en ces termes :

Nous n’irons pas dans le sens des rythmes que nous entendons dans les… dans les cérémonies. Bon, il y aura des trucs qui s’en rapprocheront […] C’est-à-dire qu’après, ce seront surtout des trucs inventés. Mais bon voilà, de toute façon quand tu entends le son du tambour, cela te ramène tout de suite au temple ! Bon, ça… […] dans la tête des gens de toute façon, voilà. Mais, les rythmes, ce seront plutôt des rythmes inventés ou juste des petites mises en place rythmiques, des breaks, des trucs comme ça ; mais nous n’irons pas forcément chercher dans les temples. Nous nous en inspirerons bien évidemment — parce que bon, voilà, les sources d’inspiration c’est… voilà, bien sûr — mais ce sera plutôt, on va dire, aller dans un sens de créativité. De créativité, d’invention… voilà. Ou d’arrangements. Voilà. C’est plutôt dans ce sens-là[14].

Folio-Paravéman 2020

Au fil du temps, les artistes réunionnais assument avec moins de tabou la part — quand elle existe sciemment — éminemment religieuse qui se trouve dans leurs compositions musicales, certains n’hésitant pas de nos jours à insérer, pour des raisons esthétiques qui leur sont propres, des pans entiers du répertoire sacré au sein de représentations qui s’affranchissent de l’encadrement rituel traditionnel. C’est ce que me confie par exemple le président des « Tambours Sacrés de La Réunion » lorsqu’il me déclare avoir réorganisé la structure-type de leur performance musicale, en débutant par une « phase cultuelle », phase « où le groupe opère une sorte de “remerciement”, d’ “hommage aux ancêtres et aux dieux” qui ont permis que cet instrument — le tambour malbar — soit aujourd’hui aux mains de ces danseurs-musiciens » (Folio-Paravéman 2020, 601).

Les usages du tambourmalbar dans les contextes hindous et créoles

Pour rendre compte des spécificités liées aux différentes situations de jeu du tambour malbar, les espaces de production dont il sera ici question sont limités à trois études de cas. Issues des collectes de données menées durant ma thèse (de 2014 à 2019), leur mise en perspective est particulièrement révélatrice du caractère protéiforme de l’instrument. D’abord, je choisirai parmi les formules rythmiques du répertoire en usage dans le cadre religieux hindou celle qui accompagne les rites de bénédiction dits avsion. Je présenterai ensuite l’usage qu’en fait la troupe artistique « Les Tambours Sacrés de La Réunion », une formation composée en majorité de tambours malbar. Enfin, j’aborderai le cas du maloya, une des traditions musicales les plus emblématiques de La Réunion qui, depuis la fin du xxe siècle, intègre le tambour malbar au sein de son instrumentation.

L’usage du tambour malbar dans l’espace religieux

Revendiqué dès le xixe siècle comme étant l’accessoire indispensable de toute manifestation religieuse hindoue par les travailleurs indiens désireux de poursuivre la pratique de leurs rites au sein de leur nouvel environnement social, le tambour malbar occupe une place et un statut hautement symboliques non seulement pour les descendants de ces émigrés originaires de l’Inde mais également pour l’ensemble des autres Réunionnais qui ont été marqués par l’expression religieuse de cette musique tambourinée depuis des décennies.

Pour appréhender le traitement du rythme du tambourmalbar dans le cadre des cérémonies religieuses hindoues, l’étude des pièces instrumentales issues du répertoire religieux destinées à l’accompagnement des rituels s’avère particulièrement révélatrice : le rite qui sera ici pris en exemple consiste en la bénédiction des offrandes que les divinités reçoivent au cours des rituels organisés chaque année en leur honneur dans différentes communes de l’île. Connue sous le nom de « avsion » (ou encore « avsyon »), cette phase rituelle se caractérise par une figure rythmique éponyme (le baguèt’ avsion) qui lui correspond tout spécialement et qui, par son caractère cyclique, donne une bonne idée des principes de composition sur lesquels la musique se base et de son fonctionnement global.

Le rapport au contexte

Dans le discours musical religieux du tambour malbar, la présence des subdivisions ternaires est moins accentuée que celle des frappes vives qui, en fait, permettent l’identification des formules rythmiques dont l’officiant a besoin pour que ses gestes rituels soient accomplis correctement (figure 2[15]). En effet, à chaque moment du rite correspond une musique particulière donnant à l’ensemble du rituel toute sa pertinence et toute sa cohérence d’un point de vue liturgique, le but étant de sensibiliser les entités qui réagissent à l’appel des fidèles et dont la manifestation rend efficace la complémentarité rite/musique en retour.

Cycliques, les phrases musicales développées dans le discours qu’adopte le tambour malbar à des fins religieuses s’apparentent à un langage musical que sont censées reconnaître les divinités invoquées. Parfois riche, l’orchestre rituel peut aller jusqu’à inclure sept tamboursmalbar, voire davantage, en y ajoutant par exemple deux morlon et deux tarlon, et même deux sati (timbales).

Figure 2

Extrait du baguèt’ avsion

Transcription : S. Folio-Paravéman

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La correspondance entre rythmes et rites

Bien que le moment rituel dit avsion ne consiste pas directement en l’invocation d’une divinité, mais seulement en la préparation d’offrandes lui étant destinées, il reste indirectement rattaché à l’entité puisque l’on se situe dans une phase préalable à sa venue. Le lien avec le divin est donc déjà établi à ce moment précis du culte.

Que ce soit pour avsion ou pour les autres rites, comme je l’ai précisé précédemment, chaque pièce instrumentale du répertoire musical du tambourmalbar leur correspond spécifiquement. En d’autres termes, la musique change à chaque fois qu’une nouvelle étape du déroulement d’un rituel est franchie. Le procédé musical est donc toujours le même d’un bout à l’autre de la cérémonie, à savoir l’accompagnement par une musique tambourinée construite et organisée sur toute la durée du rituel, qui en délimite et en structure le déroulement. Comme le déclare Christian Barat dans sa thèse, « les rythmes changent en fonction des divinités et en fonction des phases de cérémonies » (Barat 1980, 421) :

L’ensemble instrumental de base […] est suffisant et indispensable pour produire l’accompagnement musical des cérémonies ou fêtes religieuses familiales ou publiques, aussi bien dans les phases qui se déroulent à la maison ou au [temple] […] que pour les phases extérieures […]

Barat 1980, 421

Par la longueur relative de son interprétation, chaque formule rythmique appartenant au répertoire religieux du tambour malbar s’apparente à un énoncé musical, en ce sens qu’il renvoie à une situation précise et désigne un moment particulier du culte. En effet, la caractérisation de la divinité ou de la phase cérémonielle par le tambourmalbar établit une correspondance sémantique du fait que, « en relation avec des éléments extramusicaux », cette musique s’inscrit « dans un réseau de communication » où elle possède « des significations extrinsèques dues aux renvois symboliques qui [lui] sont associés » (Mifune 2011, 299). Comme abordé également au sein de mon travail de thèse (Folio-Paravéman 2020), chaque rythme doit être en adéquation avec le rite effectué. En d’autres termes, ils doivent rester conformes au réseau de correspondance, érigé comme un véritable langage connu à la fois par les musiciens et les membres de la prêtrise et dans lequel chaque divinité ou phase cérémonielle correspond à un rythme.

L’usage du tambour malbar chez « Les Tambours Sacrés de La Réunion »

« Les Tambours Sacrés de La Réunion » (figure 3) sont une troupe composée d’environ une vingtaine d’artistes. Les instruments de musique utilisés, en majorité des tamboursmalbar, comprennent également deux autres types de tambour d’origine indienne : le sati et le morlon (je rappelle qu’il s’agit respectivement d’une timbale et d’un tambour cylindrique) — deux instruments par ailleurs également présents dans le contexte rituel hindou réunionnais.

Figure 3

« Les Tambours Sacrés de La Réunion »

Photo : Fabrice Sindraye

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L’effectif relativement important de ce groupe (voir figure 3) impose ici un certain format instrumental qui nécessite une prise en charge du tambourmalbar différente de celle observée dans le milieu religieux, tant du point de vue de l’organologie que du rythme. À ce propos, il faut préciser que pour plus de commodités pendant la performance qui a lieu, dans les milieux hindou comme créole, à l’extérieur, beaucoup de musiciens optent aujourd’hui pour un tambourmalbar synthétique ; en employant des tambours en matière plastique, les contraintes liées à l’amollissement de la peau de chèvre lorsque le temps est humide ou pluvieux, ou quand la nécessité de se procurer parfois une source de chaleur pour l’accordage des tambours devient problématique, se trouvent ainsi résolues. C’est en tous cas ce que laisse entendre le président des « Tambours Sacrés de La Réunion » en ces termes :

Pour chauffer les tambours, on a évolué aussi avec le temps. […] Au niveau du spectacle — compte tenu des sollicitations que « Les Tambours Sacrés » ont eues — dans les pays européens, c’est interdit de faire un feu en ville. Il ne faut pas de feu en ville. Donc là-dessus, nous sommes partis — comme c’est le cas pour les ravanes[16] de l’île Maurice — on est partis sur du synthétique. D’ailleurs, en Inde, on a aussi du synthétique. Donc, nous, maintenant, nous avons les tambours à peau et les tambours synthétiques. Donc chauffer n’est plus un problème[17]

Folio-Paravéman 2020

En ce qui concerne le mode de jeu adopté dans ce genre de formation instrumentale, il existe une forte corrélation entre musique et mise en scène, « Les Tambours Sacrés de La Réunion » se caractérisant également par des créations chorégraphiques qui rappellent par ailleurs les performances tambourinées actuellement véhiculées en Inde du Sud. La combinaison de la danse et de la musique, assurée par les musiciens eux-mêmes, semble ainsi affecter et orienter les conditions de jeu du tambour malbar et, au final, la forme musicale globale de la troupe. Celle-ci se singularise par la création de rythmes se résumant alors à une énumération plus ou moins successive de différents breaks rythmiques caractéristiques, à deux ou quatre temps subdivisés (6/8 ou 12/8[18]). En comparaison avec l’usage rythmique qui est fait du tambour malbar dans le cadre religieux, la présence des subdivisions ternaires prend ici plus de place ; contrairement à l’organisation sonore du milieu rituel, la logique structurelle est assurée par la danse et non par la musique elle-même, tant la scénographie est importante (les danseurs-musiciens s’exécutent en rangées, à chaque rythme correspond un pas de danse précis, etc.).

L’historique de la troupe

« Les Tambours Sacrés de La Réunion » sont une association culturelle. Ainsi que me l’a expliqué Philippe M’Roimana, son président, c’est en 1996 que cette troupe voit le jour. L’impulsion est donnée par Jérôme Galabert, actuel fondateur du festival Sakifo, qui invite l’un de ses confrères, l’ancien directeur du festival d’été de Nantes, Bertrand Delaporte, à venir à La Réunion.

En 1996, le festival d’été de Nantes devait avoir pour thème « les routes indiennes » ; l’année précédente, en 1995, Bertrand Delaporte entame donc un séjour à La Réunion afin d’entrer en contact avec des artistes de la diaspora indienne qu’il espère inviter à son festival. C’est alors qu’il rencontre Gilbert Pounia, un musicien indo-réunionnais. Pour lui présenter sa musique et sa culture, ce dernier invite à son tour quelques tambourier de Grand-Bois (Sud de l’île) à faire une démonstration musicale. Ce jour-là, le cousin de Philippe M’Roimana, Éric Buffa, et Philippe M’Roimana lui-même sont présents. Ce dernier se rappelle alors l’enthousiasme du directeur pour le jeu du tambourmalbar.

Philippe M’Roimana se considère, selon l’expression qu’il emploie, comme le cinquième doigt de la main qui a donné naissance aux « Tambours Sacrés de La Réunion ».

Il faut savoir qu’aux débuts de cette aventure, la troupe ne portait pas encore le nom qu’on lui connaît aujourd’hui. Au départ, elle s’appelait « Les TamboursMalbar de La Réunion ». Mais très vite, Gilbert Pounia demande que soit modifié le qualificatif « malbar » dont la connotation est selon lui trop communautariste[19]. C’est lors d’une répétition à la maison de disques « Discorama » de Saint-Denis, au Nord du département, que le qualificatif « sacré » va supplanter celui de malbar dans l’intitulé du groupe, pour donner le nom définitif « Les Tambours Sacrés de La Réunion ». Et le président de l’association de préciser qu’à ce jour, dans les médias, l’expression « tambours sacrés » est d’ailleurs devenue commune.

Le répertoire de la troupe

La majorité des modèles rythmiques composant le répertoire artistique mis au point par « Les Tambours Sacrés de La Réunion » se caractérise par le break. Ce que j’appelle ici, d’une façon aussi générale qu’incomplète, « break » ou « break rythmique », et qui reprend l’idée de la courte interruption d’une séquence musicale dans l’univers du jazz, renvoie à une terminologie de terrain que j’ai mise au point pour caractériser, au niveau étique, des moments d’interventions (uniquement rythmiques dans le cas du tambour malbar) qui, d’une certaine façon, viennent « casser » une trame musicale continue ; les paramètres de la danse et du nombre des danseurs-musiciens qui tiennent une place importante dans la prestation artistique expliquent cette caractéristique rythmique.

Dans un souci de lisibilité, et cela vaut pour toutes les transcriptions musicales, du domaine créole autant qu’hindou, sont représentées par des croix les frappes faibles provenant des rythmes produits au bord du tambour, tandis que les notes pleines sont réservées aux frappes vives émanant des coups exécutés en son centre.

Les deux exemples de transcription musicale qui suivent permettent de mettre en évidence d’une part les plus ou moins longues plages rythmiques de subdivisions ternaires (figure 4, mes. 2 ; figure 5, mes. 1), d’autre part l’insertion d’un geste musical induit par la danse au sein d’un enchaînement rythmique (figure 5, mes. 2) qui se caractérise par une cessation du jeu tambouriné (j’y reviendrai) et que je traduis ici par deux soupirs pointés.

Figure 4

Exemple de modèle rythmique joué par « Les Tambours Sacrés de La Réunion », Saint-Pierre, 2015

Transcription : S. Folio-Paravéman

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Figure 5

Exemple de modèle rythmique des « Tambours Sacrés de La Réunion », avec présence d’un geste chorégraphique sur les deux soupirs pointés, Saint-Pierre, 2015

Transcription : S. Folio-Paravéman

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Les breaks sont identifiables par le caractère relativement bref et répétitif de leur énoncé ; ils sont également toujours assurés par les sons joués au centre du tambour. Les breaks représentés dans les exemples ci-dessus se résument à une succession de cinq notes (figure 6), dont trois réellement audibles puisque marquées par le baguèt’ au centre.

Figure 6

Isolement d’un break

Transcription : S. Folio-Paravéman

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La nature courte et répétitive de ces motifs, ainsi que l’aire de frappe sur laquelle ils sont exécutés incite à les considérer comme des breaks étant donné que l’essentiel du modèle rythmique restant consiste en des subdivisions ternaires marquées continuellement par le rythme périphérique interprété au kouti. C’est pour cette raison que le terme « break » paraît ici le mieux adapté à la qualification de ce mode de production instrumentale en raison du caractère éminemment intermittent de ces interruptions rythmiques.

L’insertion d’un geste musical induit par la danse (voir figure 5) se traduit par une brève interruption silencieuse du flot continu des subdivisions ; c’est précisément à cet endroit que se produit un geste d’abord chorégraphique : sur les deux temps que dure cette pause musicale vient se greffer une courte mais expressive levée de bras (celui qui assure la rythmique principale au baguèt’), qui reprend aussitôt la suite de l’enchaînement rythmique sur le quatrième temps. Le corps du danseur-musicien pivote au même moment de 90 degrés sur la droite (figure 7).

Cette levée de bras installe une certaine intensité dans le jeu musical ; ce moment de tension, par la fonction qu’il remplit, s’apparente lui aussi à un break, au même titre que ceux provoqués par les autres interventions sonores qui ponctuent la performance tout au long de son déroulement.

Figure 7

Geste musical des « Tambours Sacrés de La Réunion »

Schéma : S. Folio-Paravéman

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L’usage du tambour malbar dans le maloya

Évoqués dès la seconde moitié du xxe siècle dans une chanson créole datant de 1973, les rythmes du tambour malbar ne cesseront d’occuper progressivement et de plus en plus concrètement le devant de la scène musicale réunionnaise. Réticents envers ce genre d’initiatives qui, pour beaucoup de croyants, porte atteinte au bienfondé de leurs convictions religieuses et à l’intégrité de leur propre culture, certains membres des communautés indiennes de La Réunion condamnent cette pratique en exprimant leur inquiétude face à l’inévitable dévalorisation d’un héritage transmis à des fins bien précises (en l’occurrence religieuses) depuis des générations. Cela dit, de plus en plus d’artistes en quête d’une plus grande représentativité de la réalité musicale insulaire, et afin qu’aucune facette identitaire de la musique réunionnaise au sens large ne soit oubliée, n’hésitent pas à extraire le tambour malbar de son univers religieux pour compléter la série de tambours qui accompagnent leur musique, notamment dans le maloya.

Hormis l’ajout occasionnel de certains instruments polyphoniques comme la guitare ou encore l’accordéon, le maloya est un genre musical réunionnais qui se caractérise par une base d’instruments de percussion avant tout : le roulèr, un tambour en forme de tonneau, est le tambour le plus emblématique de la formation. Il est en général accompagné du kayamb, un hochet en forme de radeau, du pikèr ou du sati[20], idiophones en bois ou en fer percutés, et souvent du triangle, du djembé, des congas ou du bobre, un arc musical à résonateur annexe. Le chant est traditionnellement responsorial et est interprété par un soliste et un choeur qui lui répond ; basé sur des couplets et un refrain, ou sur une succession de couplets, le texte se répartit donc entre le chanteur qui l’initie et le choeur qui reprend en tout ou en partie ce qui a été énoncé par le soliste, selon un schéma « exposition-réexposition[21] ».

Figure 8

Le groupe « Kréolokoz » en concert, Saint-Leu, 2015

Photo : S. Folio-Paravéman

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Le tambourmalbar occupe un rôle bien précis au sein de cette instrumentation ; les observations produites sur le terrain montrent en effet que l’instrument est surtout utilisé pour le renfort ou la conduite de parties solistes. À ces moments précisément, tous les tambours exécutent en général une même figure mélodico-rythmique : dans ces moments de jeu en homorythmie, le timbre du tambour malbar rendu par l’usage du baguèt’ se fait alors nettement entendre, contrairement au reste du temps où seules les subdivisions produites par le kouti en périphérie de membrane sont à peine audibles[22] puisque noyées dans la masse polyrythmique générale. Aussi certains groupes de musique (figure 8) préfèrent-ils n’employer le tambour malbar qu’aux moments jugés véritablement opportuns musicalement parlant et non sur la durée totale de l’oeuvre interprétée.

Sur cette photographie, de gauche à droite, les instruments de musique présents sont le clavier, le roulèr, le tambourmalbar ou le kayamb, la basse électrique, la guitare acoustique et une petite flûte droite. Les rôles du tambourmalbar et du kayamb sont ici confiés à un même instrumentiste qui alterne entre les deux instruments, respectivement lors des solos instrumentaux et lors des parties instrumentales et vocales.

Le cas du renfort rythmique

Durant le déroulement d’un concert de maloya, le tambourmalbar a souvent un rôle d’accompagnement. Quand se présentent les cas de renforts instrumentaux sur un solo exécuté par exemple par un autre instrument, le tambourmalbar conserve ce caractère, tout en devenant néanmoins un peu plus expressif dans ses rythmes (figure 9[23]).

Figure 9

Le groupe « Kréolokoz » en concert, Saint-Leu, 2015, sans tambour malbar

Phot-o : S. Folio-Paravéman

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Ce sont des instruments généralement mélodiques qui font office de solistes et que le tambourmalbar vient accentuer ; le rôle du tambour est alors de soutenir la mélodie, afin de la mettre en avant. Il est à noter par ailleurs que la mise en avant du tambourmalbar se fait de préférence aux moments où la voix ne chante pas, ceci afin d’assurer, d’un point de vue sonore, une meilleure audibilité de l’instrument.

Figure 10

Exemple de solo mélodique accompagné au tambour malbar dans un maloya, Saint-Leu, 2015

Transcription : S. Folio-Paravéman

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Le cas de la conduite rythmique

Lorsqu’on se situe au niveau de l’introduction (figure 10[24]) d’un chant de maloya, le jeu du tambourmalbar s’étend plus volontiers à toute la durée de cette partie et est, de ce fait, plus à même d’être complexifié ; les rythmes exécutés se rapprochent alors davantage du modèle de « thème rythmique » plutôt que de celui de « motif rythmique », faisant ainsi passer l’instrument du statut d’accompagnement à celui de lead rythmique. Le thème développé dans l’introduction pouvant également se retrouver plus loin au fil de l’interprétation musicale, on obtient donc une mise en avant notable du tambourmalbar qui revient plusieurs fois au cours du morceau de maloya, en appui à des moments d’exécution purement instrumentaux et donc particulièrement expressifs. Comme dans le milieu religieux, les phrases musicales se caractérisent par leur longueur ainsi que par des cycles particulièrement élaborés dans leur enchaînement et leur reprise.

Figure 11

Exemple d’un début de thème d’introduction au tambour malbar dans un maloya

Transcription : S. Folio-Paravéman

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Dans le cas où le chanteur soliste s’accompagne lui-même au tambour malbar dans un concert de maloya, l’interprétation d’un thème (introduction, ritournelle, interlude, etc.) par le chanteur-musicien en question pourrait également expliquer l’absence du chant pendant le jeu forte du tambour malbar. Aussi la production des rythmes du tambour et celle du chant que cumule un même interprète au sein d’une oeuvre musicale imposent-elles une certaine organisation structurelle : ainsi, au moment où le soliste débute sa partie vocale, soit il ne procède qu’à des subdivisions rythmiques au kouti sur les côtés du tambourmalbar, soit il suspend carrément son jeu pour se vouer entièrement à son interprétation vocale. À l’inverse, lorsque cesse le chant et débute une partie uniquement rythmique, le jeu du tambour avec prééminence du baguèt’ peut alors s’épanouir sur le thème instrumental (ou proposer un motif de transition par exemple entre deux couplets), le soliste n’étant en effet contraint par aucun autre impératif musical à ce moment précis.

Conclusion

Sur le plan structurel, ce qui différencie le mode de jeu du tambourmalbar dans le maloya de celui attesté pour avsion, c’est le fait que l’intervention notable de l’instrument dans le contexte créole ne dure que le temps d’une ouverture ou d’une introduction, voire d’une conclusion, tandis que dans le contexte hindou, c’est l’intégralité de la pièce instrumentale du répertoire religieux qui est assurée par le tambourmalbar et les autres instruments de musique du rituel (morlon, tarlon, sati, etc.). Si les références à l’esthétique musicale du milieu indo-réunionnais que l’on peut relever dans certaines musiques créoles se résume à l’utilisation d’un seul des instruments de musique de l’orchestre (un tambour malbar et/ou un morlon et/ou un tarlon par exemple), il faut savoir que certaines ouvertures de concert de maloya n’hésitent pas à mettre en scène l’effectif complet de l’orchestre, sans toutefois que la panoplie entière reste présente pendant l’intégralité de la chanson. Pour autant, il n’en demeure pas moins que dans le contexte hindou, la formation instrumentale d’origine est en règle générale plus imposante que dans la plupart des musiques du contexte créole — exception faite des « Tambours Sacrés de La Réunion » dont l’effectif instrumental se compose d’un nombre particulièrement élevé de tambours malbar.

Si l’analyse de ces trois circonstances de jeu n’est qu’une esquisse de la réalité des usages rythmiques du tambourmalbar à La Réunion, elle permet néanmoins de proposer une première approche de l’éclatement actuel de sa pratique et de son répertoire. À travers ces trois exemples (tableau 1), on comprend en effet que la façon dont est abordé le jeu du tambourmalbar conditionne l’usage qui peut en être fait. Le rapport au contexte, dans la définition des différents usages de ce tambour que l’on observe aujourd’hui, est donc déterminant non seulement quant à son milieu d’origine, mais également pour ce qui est de la sphère créole. Dans l’espace religieux, par exemple, c’est l’action rituelle qui sollicite la présence continue des rythmes qui doivent être interprétés, selon des règles liturgiques précises (voir plus haut), aussi longtemps que nécessaire, d’où l’utilisation d’un répertoire de formules spécialement conçu à cet effet. Dans le deuxième cas, soit celui de la troupe des « Tambours Sacrés de La Réunion », l’omniprésence de la danse contraint à de courtes énumérations rythmiques, d’où le recours au break, comme j’ai tenté de le montrer. Dans le cas du maloya, enfin, l’importance du chant impose un partage musical préalable à respecter, les parties dédiées à l’expression du tambourmalbar s’apparentant tantôt à des motifs (quand l’intervention est courte), tantôt à des thèmes (lorsque l’intervention est plus longue).

La variation des contextes d’usage du tambourmalbar à La Réunion a, on l’a vu, un impact évident sur la nature des rythmes, lesquels vont être choisis en fonction de leur adéquation (compositionnelle, pragmatique) à la circonstance de jeu. La mutation du cadre religieux d’origine vers celui du spectacle musical occasionne des contraintes d’ordre technique et entraîne des ajustements devant répondre à des besoins d’adaptation.

Le tambourmalbar, dans sa forme, son timbre et son répertoire, demeure encore une forte référence religieuse dans les mentalités réunionnaises. Cela s’explique d’une part par le fait que cette connexion est très ancienne (au moins depuis le xixe siècle) et d’autre part, par le fait qu’elle perdure encore aujourd’hui, probablement parce que les deux tendances coexistent, l’emprunt créole n’ayant pas supplanté l’usage hindou.

Tableau 1

Résumé des caractéristiques situationnelles du tambour malbar en fonction de ses usages

Résumé des caractéristiques situationnelles du tambour malbar en fonction de ses usages

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Hormis les divergences d’opinion à propos des rythmes prétendument spécifiques à l’usage qui en est fait lorsque ceux-ci ne s’inscrivent pas dans le champ religieux, certains fidèles ont pu assouvir leur besoin de séparation des deux entités sacrée et profane dans les différentes formes organologiques sous lesquelles le tambour se présente. En jouant sur des tambours en plastique, parfois agrémentés des couleurs du groupe, voire même personnalisés, les instrumentistes qui s’illustrent dans le domaine du divertissement s’inscrivent dans une rupture esthétique qui les stigmatise aux yeux des détenteurs traditionnels de cet art religieux. Mais si cette propension a d’abord concerné le cadre du spectacle musical, on observe aujourd’hui un recours aux matières synthétiques aussi bien dans le milieu créole que dans le milieu hindou. L’inverse est tout aussi vrai quant à l’utilisation du tambour malbar dans sa version traditionnelle (peau de chèvre et cadre métallique), que ce soit dans son milieu d’origine (l’hindouisme réunionnais) ou dans le milieu récréatif (concert, fêtes communales, etc.).

C’est lors d’un entretien réalisé en 2014 à Saint-Gilles-Les-Hauts que l’officiant Denis Mangata émettait l’idée de réserver l’usage des tamboursmalbar synthétiques (mais aussi des morlon et éventuellement des autres instruments du rituel hindou) au domaine profane afin de réserver les traditionnels tambours en peau de caprins à l’usage sacré ; de cette façon, pensait-il, le type de pratique tambourinée aurait été plus aisément reconnaissable puisque relié à la nature des instruments utilisés. Le risque de confusion entre les deux pratiques aurait été ainsi, à son avis, considérablement réduit et l’amalgame, évité.

Ayant relayé cette proposition lors des entretiens que j’ai menés par la suite dans le cadre de mes enquêtes de terrain, il m’a été rétorqué que le recours au synthétique ne s’inscrivait, ni visuellement ni auditivement, dans l’esthétique de certaines musiques, comme le maloya par exemple ; en effet, l’instrumentation traditionnelle de ce genre musical réunionnais étant en général le produit d’un artisanat local, il semble évident pour les artistes du maloya que si insertion du tambourmalbar il doit y avoir, sa facture originelle doit être respectée.

Bien que certains artistes préfèrent opter pour le côté simple et pratique de l’utilisation du tambourmalbar en n’hésitant pas à employer des tambours en plastique, d’autres restent attachés à une certaine « authenticité[25] » dans leurs usages instrumentaux : c’est une façon pour eux de demeurer cohérents avec leurs habitudes musicales.

Il ne fait aucun doute que la sécularisation du tambourmalbar divise les Réunionnais, non seulement au sujet des productions sonores nouvellement créées, mais également au niveau des préférences morphologiques de l’instrument employé. Il est apparu que dans beaucoup de témoignages plus ou moins formalisés, la démarcation entre les deux pratiques parallèles — sacrée et profane — du tambourmalbar ne serait pas assez franche. Le cas du qualificatif figurant dans la dénomination du groupe « Les Tambours Sacrés de La Réunion » (voir plus haut) est un exemple qui revient souvent dans les discours pour illustrer le manque de discernement dont se plaignent certains Réunionnais.

Il va sans dire que les sens et les valeurs que revêt le tambourmalbar, lorsqu’il est utilisé dans l’une ou l’autre des situations décrites dans cet article, dépendent du contexte de production de la musique qui, en retour, en conditionne la réception. De plus, les types de réception étant eux-mêmes très disparates du fait de la diversité culturelle de la société réunionnaise, ils déterminent à leur tour la nature des significations à retenir et des valeurs à attribuer. En conséquence, s’il est crucial de noter cette disparité de la réception musicale à La Réunion, celle-ci l’est non seulement du point de vue collectif mais également du point de vue individuel, ce qui dissémine davantage encore les modalités de perception qu’un acte musical peut susciter localement. Ainsi que le remarque Geneviève Vinsonneau à propos des sociétés multiculturelles en général,

Une même situation n’est pas vécue de la même manière pour des acteurs issus de sous-groupes distincts du système social élargi. Les normes et les valeurs impliquées sont le plus souvent hétérogènes, les enjeux de leurs porteurs ne sont pas les mêmes et les conflits d’intérêt s’intriquent avec les conflits de valeurs pour compliquer un scénario irréductible à une close entre deux cultures

Vinsonneau 2002,12-13

Nous ne pouvions terminer cette étude sur les circonstances de jeu et sur les usages rythmiques du tambourmalbar, sans en revenir à la question essentielle à savoir si l’usage rythmique est réellement susceptible de caractériser une certaine circonstance de jeu. À la lumière de ce qu’indiquent les pratiques actuelles, il semble bien que ce soit l’ensemble visuel et sonore qui révèle la nature de la situation musicale à laquelle le destinataire assiste. Dans les trois cas (un dans le contexte hindou et deux dans le contexte créole) précédemment décrits, la différence de pratique instrumentale est manifeste ; se limiter à la seule analyse auditive rendrait difficile, voire impossible, la différenciation des usages instrumentaux, dans la mesure où les rythmes sacrés et profanes employés sont à peu près semblables dans leur écriture, et le timbre, du fait d’une facture parfois similaire, comparable.

L’approche du répertoire musical en vigueur dans l’espace religieux à laquelle cet article s’est intéressé, en comparaison avec l’étude rythmique du répertoire sécularisé, aura permis une mise en perspective intéressante ; en établissant le rapprochement entre des pratiques parallèles du tambour malbar, on remarque que celles-ci renvoient à ces situations de jeu à la fois éclatées et singulières dans l’esthétique et la démarche artistique prônées par les acteurs sociaux.