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Paru en 2018, le livre Musique et politique en Allemagne, du iiie Reich à l’aube de la guerre froide d’Élise Petit propose une première analyse comparée des politiques musicales en Allemagne de 1933 à 1949. La particularité de cette publication réside dans l’extension de la période choisie au-delà de la fin de la guerre, ce qui permet de mieux comparer le rôle politique joué par la musique sous le régime national-socialiste avec celui qui lui a ensuite été accordé sous les quatre gouvernements alliés au cours du processus de reconstruction de l’Allemagne.

Cette caractéristique distingue Musique et politique en Allemagne d’ouvrages précédents se concentrant exclusivement sur l’une ou l’autre de ces deux périodes. Les enchevêtrements entre musique et politique sous le iiie Reich sont notamment abordés, en anglais, dans les écrits de Michael Meyer[1], d’Erik Levi[2], de Michael H. Kater[3] et dans le récent collectif des Routledge Handbooks[4] et, en allemand, dans ceux de Fred Prieberg[5], d’Eckhart John[6] et du collectif dirigé par Wolfgang Benz, Peter Eckel et Andreas Nachama[7]. Présenter une brève sélection de travaux similaires sur la période de l’après-guerre est plus complexe, en raison des politiques culturelles distinctes des quatre régimes alliés se partageant le territoire. Certains auteurs — Bernard Genton[8], Elizabeth Janik[9], Irmgard Jungmann[10] — abordent les quatre de front, soit sur l’ensemble du territoire allemand, soit spécifiquement à Berlin. D’autres circonscrivent leur propos aux interventions de l’une ou l’autre des forces gouvernantes : Walter Hixson[11] et David Monod[12] étudient les démarches américaines ; Gabriele Clemens[13], les démarches britanniques ; Jacqueline Plum[14], Margarete Mehdorn[15] et Andreas Linsenmann[16] les démarches françaises ; et Maximilian Becker[17], les démarches soviétiques. Le mérite de Musique et politique est donc non seulement de prendre en considération deux périodes aux politiques contrastantes, mais également de réussir à synthétiser, dans sa deuxième partie, quatre approches politiques et culturelles rivales.

Depuis 2019, Élise Petit est maîtresse de conférences en histoire de la musique et directrice du département de musicologie de l’Université Grenoble Alpes. Musique et politique en Allemagne se base sur sa thèse Velléités et utopies de ruptures. Les politiques musicales en Allemagne de 1933 à 1949, soutenue en 2012 à l’Université de Paris-Est. Depuis, elle poursuit ses travaux dans des veines similaires, continuant de s’intéresser à la construction identitaire par la musique et aux processus de reconstruction musicale au sortir des grands conflits mondiaux. Elle publie ainsi des articles sur l’utilisation des chants populaires allemands sous le régime nazi (Volkslied), sur les enjeux idéologiques de la « Nouvelle musique » (Neue Musik) en Allemagne après 1949 et sur l’emploi destructeur de la musique dans les camps de concentration, ce dernier sujet faisant également l’objet d’un livre à venir.

Le propos de Musique et politique en Allemagne s’appuie sur un dépouillement minutieux de multiples fonds d’archives conservés en Allemagne et dans les pays alliés, reflétant les positions, officielles ou non, de chacun d’entre eux. La mise en parallèle au sein du même ouvrage des politiques du iiie Reich et de celles de l’occupation alliée permet d’en cerner les ruptures et les continuités. De ce parallèle émergent des questions d’ordre éthique, esquissées dans l’introduction : est-il possible de reprogrammer une société sans avoir recours à des procédés manipulateurs ? Où se situe la frontière entre éducation et propagande dans un contexte de rivalité nationale ?

Le sujet de l’ouvrage est clairement établi par son titre, délimitant le territoire étudié à l’Allemagne même, et la période, de l’accession au pouvoir d’Hitler le 30 janvier 1933 à la création de deux États allemands distincts en 1949. Cette période est divisée en deux sections principales, consacrées respectivement aux politiques du régime national-socialiste et à celles des gouvernements alliés après la fin de la guerre. Dans les deux cas, Petit structure ses observations autour de trois concepts fondamentaux organisés en chapitres distincts, soit les concepts de pureté, de peuple et de rupture. Elle explique ainsi le choix de ces trois concepts : 

Ces trois notions, intrinsèquement idéologiques, couvrent à elles seules dans un même espace culturel une part significative des enjeux d’alors pour l’action publique, de leurs impacts sur la vie artistique et musicale, de la place et de l’instrumentalisation de la musique, de l’opposition des régimes entre eux.

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Le premier chapitre, intitulé « Le nouvel ordre nazi et l’obsession de la pureté », s’ouvre sur le constat que la notion de pureté est difficile à définir autrement que par la négative, c’est-à-dire par ce qu’elle exclut plutôt que par ce qu’elle est. Pour les arts, cela prend la forme d’un rejet complet de tout ce qui s’est fait sous la République de Weimar, production qualifiée de « dégénérée » et rapidement associée aux origines juives de certains musiciens, comme dans le cas du dodécaphonisme d’Arnold Schönberg. La Neue Musik, associée entre autres à Hindemith, a été également marquée au fer rouge et rejetée. En lieu et place, les nazis prônaient un retour aux traditions du passé — quitte à devoir en inventer. Suit une description de la conception et du contenu des expositions Art dégénéré (Entartete Kunst, 1937) et Musique dégénérée (Entartete Musik, 1939), ainsi que des rivalités au sein du parti national-socialiste qui en ont accompagné la genèse.

Dans le deuxième chapitre, intitulé « Peuple, musique et asservissement », l’autrice se penche sur l’emploi de la musique comme outil fédérateur et créateur de communauté (Volksgemeinschaft). Il y est question de l’usage de chants simples et rythmés afin d’instaurer un rythme commun pour la marche, ou encore de l’amplification du sentiment d’appartenance aux groupes jeunesse par le chant. Petit y aborde également le renouveau du répertoire lyrique par la nazification de l’opéra populaire (Volksoper), à travers l’emploi de livrets glorifiant les traits héroïques considérés allemands. Le résultat est une mise au pas constante et délibérée de la musique comme outil de propagande efficace et accessible dans toutes les sphères de la vie sociale. Des partitions de Volkslieder viennent illustrer la discussion, mais leur reproduction dans la présentation originale en lettrage gothique (Fraktur) peut présenter un obstacle au déchiffrage.

Sous un titre ambitieux qui aurait gagné à être mieux circonscrit (« Paradoxes et ambivalences du régime nazi »), le troisième chapitre se révèle le plus faible de l’ouvrage. Une exposition du manque de cohérence dans la politique culturelle nazie est suivie de vignettes biographiques illustrant les effets de ce manque de cohérence sur le destin individuel de différents compositeurs, tour à tour valorisés et honnis par le régime (Paul Hindemith, Wilhelm Furtwängler, Richard Strauss, Hans Pfitzner, Carl Orff et quelques autres). Des sections décrivant des paradoxes similaires dans la position nazie envers le jazz et envers la Ligue culturelle juive viennent compléter cette démonstration. Cependant, davantage de transitions auraient contribué à assouplir le flot de cette suite de récits. La partie suivante de ce chapitre aborde le lourd sujet de l’utilisation de la musique au sein du système concentrationnaire. On sent que l’autrice aurait beaucoup à dire, mais elle peine à imprimer au texte un niveau de cohésion à la hauteur des chapitres précédents. Le lecteur curieux n’en attendra qu’avec plus d’impatience la parution annoncée du prochain ouvrage d’Élise Petit, consacré spécifiquement à ce sujet.

Dans la seconde partie du livre consacrée aux politiques de reconstruction culturelle et musicale des régimes alliés, l’autrice reprend la structure établie autour des concepts de pureté, de peuple et de rupture, mais doit également tenir compte des différences progressives qui se creusent entre les régimes occidentaux et le régime stalinien.

Dans le cas de la pureté, à laquelle est consacré le quatrième chapitre (« Purification de l’Allemagne et de la vie musicale »), le revirement est à 180 degrés : les musiciens considérés « impurs » par le régime national-socialiste sont dorénavant encouragés et mis de l’avant par les nouvelles autorités, puisque ce sont les moins susceptibles d’avoir collaboré. À l’Ouest, le rejet des douze années passées sous l’emprise nationale-socialiste se manifeste par une réhabilitation du jazz et des expérimentations modernistes caractéristiques de la période de la République de Weimar. À l’Est, la musique passe de véhicule propagandiste nazi à véhicule propagandiste communiste. Ce revirement complet donne naissance au concept utopique d’« Heure zéro » (Stunde Null), censé exprimer une table rase idéologique et un départ à neuf.

Le cinquième chapitre (« Nouveaux peuples et nouvelles musiques ») est constitué d’un historique détaillé de la reprise des activités culturelles dans chacune des zones prises en charge par un des gouvernements alliés. Un angle d’approche élargi, incluant un ensemble d’activités culturelles (théâtre, cabaret, médias écrits), permet de situer la place de la musique dans l’ensemble de ces activités. Selon Petit, les nations alliées se perçoivent en position d’infériorité (Grande-Bretagne, États-Unis) ou de supériorité (France, URSS) face à l’Allemagne, la « patrie de la musique », ce qui se reflète dans leurs efforts de reprise musicale.

Poursuivant le récit de la reprise des activités culturelles dans les différentes zones, le sixième chapitre, intitulé « Illusions et utopies de ruptures : dans les ornières du nazisme », amène le lecteur à explorer les difficultés rencontrées dans la mise en application d’une rupture nette avec le régime précédent. Pour l’Ouest, il s’agit de retirer les éléments corrompus par l’emprise d’un régime totalitaire et de raviver rapidement une société dévastée, tout en évitant de tomber dans le piège de l’exclusion arbitraire. À l’Est, après deux années d’une collaboration inconfortable avec les autres gouvernements alliés pour mener à bien le processus de dénazification, les organisations établies au cours de cette première phase sont à leur tour instrumentalisées. C’est le cas par exemple de la Ligue culturelle pour le renouveau démocratique de l’Allemagne (Kulturbund zur demokratischen Erneuerung Deutschlands), fondée dans un esprit démocratique antifasciste — et certes socialiste — puis de plus en plus usurpée à des fins propagandistes par le Parti socialiste unifié d’Allemagne (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands). Des systèmes de contrôle par l’État similaires à ceux qu’on proclamait rejeter se mettent en place. Partout, la rééducation de la jeunesse pour éradiquer l’influence de l’endoctrinement nazi constitue un défi.

Cette synthèse du contenu de l’ouvrage permet d’entrevoir certaines forces et faiblesses du fil d’Ariane choisi. L’organisation de l’information selon les trois concepts de pureté, de peuple et de rupture se superpose bien à la chronologie sous-jacente du récit. Cependant, des chevauchements entre les concepts de pureté et de rupture se font sentir. À chaque changement de régime, la quête de pureté du nouveau régime s’exprime par une volonté de rupture avec la période précédente, que ce soit les nazis rejetant en bloc les valeurs de la république de Weimar, ou les Alliés imaginant la construction d’une nouvelle Allemagne à partir d’un point zéro. Par ailleurs, cette organisation par concepts fait parfois en sorte qu’un même sujet est évoqué dans plus d’un chapitre. Heureusement, la calibration adroite de l’information permet d’éviter la redite et d’approfondir le sujet autour du concept du moment.

Il est regrettable que l’index ne référence que les noms propres de personnes, alors qu’il aurait certainement été utile d’y inclure certaines notions telles que « liste des artistes bénis de Dieu » (Gottbegnadeten-Liste) ou « art dégénéré » (entartete Kunst), pour ne nommer que ces deux exemples. De plus, inclure les noms d’ensemble comme l’Orchestre philharmonique de Vienne ou celui de Berlin aurait permis du même coup d’en uniformiser les appellations (qui apparaissent parfois en allemand, parfois en français) et les disparités de traduction.

Ces légers défauts n’empêchent cependant pas Musique et politique en Allemagne d’offrir une excellente entrée en matière sur un sujet complexe. Dans une écriture précise et sans complaisance, Petit réussit à brosser un panorama fouillé et multidimensionnel, naviguant habilement entre perspective globale et détails historiques. Le lecteur novice en ressortira avec une compréhension poussée des enjeux politiques et culturels de l’époque, alors que le lecteur spécialiste appréciera l’éclairage unique fourni par les concepts de pureté, peuple et rupture.