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Les oeuvres de Joseph Haydn (1732-1809) sont très difficiles à dater correctement en raison des nombreux manuscrits manquants. De plus, plusieurs catalogues[1] recensant les oeuvres du compositeur proposent différentes dates pour les mêmes oeuvres, disparité qui s’explique par le fait que l’origine de certaines des oeuvres attribuées à Haydn ne fait pas consensus et que les compositions répertoriées ne sont pas exactement les mêmes d’un catalogue à l’autre. Pour ces raisons, une partie substantielle de la production de Haydn est pratiquement impossible à situer précisément dans le temps. Réunies, ces divergences ont pour effet d’une part de brouiller la chronologie, et d’autre part de rendre particulièrement ardue la tâche de produire un découpage cohérent et adéquat des différentes périodes de composition de Haydn.

La question qui se pose ici est celle de la périodisation de la vie et de la production de Haydn, et plus précisément, en l’absence d’une datation certaine pour un bon nombre d’oeuvres, de déterminer selon quels critères elle peut être établie. Comment déterminer ce qui caractérise une période et procéder à un découpage si l’on ne peut identifier avec certitude les oeuvres qui en font partie ?

L’objectif du présent article n’est pas de régler définitivement la question, ni de proposer une périodisation alternative à celles que l’on retrouve déjà dans la littérature courante, mais plutôt de proposer une réflexion sur le travail de périodisation et les défis qu’il suppose. Cet article a également pour objectif de remettre en question certains découpages que l’on retrouve dans la littérature courante puisque, comme nous le verrons, ils ont une incidence importante sur notre perception de la vie et de l’oeuvre de Haydn.

Pour ce faire, nous étudierons et comparerons différentes périodisations se rapportant à Haydn dans le but de relever leurs points communs, mais surtout leurs disparités. Puisque la manière dont l’histoire est écrite varie en fonction de l’époque, le corpus de littérature secondaire étudié ici est composé d’ouvrages et d’articles majoritairement publiés dans les décennies 1980 et 1990, ce qui permet d’éviter de fausses relations entre des ouvrages très éloignés dans le temps[2]. Plusieurs ouvrages de référence qui font autorité encore aujourd’hui sont parus au cours de ces années, d’où leur choix. Parmi eux, on compte les biographies de Marc Vignal (1988), Howard Chandler Robbins Landon et David Wyn Jones (1988), ainsi que celle de Jens Peter Larsen et Georg Feder (1983). Les importants travaux sur le style classique de Charles Rosen (2011 [2000]) et A. Peter Brown (1980) font également partie de ce corpus. Certains ouvrages plus anciens ont également été sélectionnés en raison de leur importance particulière. Il s’agit ici de la biographie de Geiringer (1984 [1958]) ainsi que de l’ouvrage de Vernon Gotwals (1968), ce dernier contenant la traduction d’entretiens qu’ont eu Georg August Griesinger (1769-1845) et Albert Christoph Dies (1755-1822) avec le compositeur lui-même.

Le corpus étudié ici est assez varié, et comprend des ouvrages dont le contenu est soit biographique, soit esthétique, relié au classicisme de manière générale ou encore portant sur un aspect bien précis de cette période. Comme nous le verrons, la variété est nécessaire dans le cadre de cette recherche, dans la mesure où la manière dont la périodisation a été effectuée dépend largement de la nature de l’ouvrage.

Dans un premier temps, nous verrons qu’il est difficile de déterminer à quel moment commence la « jeunesse » de Haydn, et que notre perception des oeuvres comprises dans cette période varie en fonction de la date choisie. Par la suite, il sera question des années dites Sturm und Drang[3], dont l’existence même, en tant qu’ensemble, est loin d’être unanimement reconnue par les musicologues et historiens. De plus, les années 1775 à 1780 se démarquent dans la carrière de Haydn en raison du ralentissement important de son rythme de composition. Ces années seront considérées séparément, car elles soulèvent une question spécifique : comment inclure une période sans production musicale significative dans la périodisation de l’oeuvre d’un compositeur? Nous aborderons finalement les problématiques reliées au concept de maturité et aux critères employés afin de délimiter cette période chez Haydn.

Le début de la période de jeunesse

La jeunesse de Haydn, considérée sur le plan de la composition, bien entendu, comme on le verra dans un instant, soulève d’emblée une question : quand commence-t-elle ? Cette interrogation peut sembler simple à première vue, mais il vaut tout de même la peine de s’y attarder. Les « premières années », les « années d’exploration et d’apprentissage », les « années de style galant », toutes ces dénominations renvoient à une période comprise entre la naissance de Haydn en 1732 et quelque part dans la décennie 1770. Une raison pour laquelle ce flou subsiste dans la littérature courante est que, selon le type d’ouvrage, une même terminologie peut être utilisée pour désigner des périodes de temps différentes. Par exemple, dans les biographies écrites par Larsen et Feder (1983), Vignal (1988) et Landon et Jones (1988), les années de jeunesse renvoient littéralement à l’enfance du compositeur, c’est-à-dire de sa naissance jusqu’à sa dix-huitième année en 1750. Cependant, il est évident qu’en fonction de l’aspect spécifique sur lequel un auteur se penche, il n’est pas nécessairement pertinent de couvrir les premières années de vie du compositeur ; c’est pourquoi, dans un ouvrage portant sur le style de composition de Haydn, la jeunesse du compositeur peut plutôt signifier « jeunesse compositionnelle ». Lorsque c’est le cas, par exemple dans Le style classique : Haydn, Mozart, Beethoven de Charles Rosen (2011), le début de cette période est situé aux alentours de 1750. Ainsi, le moment où débute la période de jeunesse (ou les premières années, années d’apprentissage, d’exploration, etc.) dépend de l’approche adoptée dans l’ouvrage où cette période est abordée.

D’autres termes employés dans la littérature dominante pour désigner les premières années de la vie créatrice de Haydn soulèvent autant d’ambiguïté, puisqu’ils peuvent renvoyer à plus d’un moment dans la vie de Haydn. C’est notamment le cas pour les années dites d’« apprentissage ». L’ambiguïté s’explique d’abord par le parcours académique du compositeur. Haydn est recruté dès l’âge de sept ou huit ans, soit en 1739 ou en 1740, par Georg Reutter (1708-1772) pour faire partie des choristes de la Cathédrale Saint-Étienne de Vienne (Feder et Webster 2001). Toutefois, il n’attend pas d’être pris sous l’aile de Reutter pour commencer son apprentissage musical. Avant son entrée à la cathédrale, Reutter suggère à Haydn d’entrainer sa voix en chantant des gammes. En l’absence de professeur qualifié pour lui enseigner la technique italienne du do, re, mi, il cherche à acquérir une technique en autodidacte (Gotwals 1968, 85). À son départ de la cathédrale en novembre 1749, Haydn n’est toujours pas parvenu au terme de son apprentissage. Pour subvenir à ses besoins, il enseigne et remplit de petits contrats en tant que musicien indépendant ; mais surtout, dans les années 1750, Haydn s’impose un emploi du temps rigoureux, partagé entre ses obligations de professeur et les longues heures qu’il passe à se former lui-même (Grave et Grave 1990, 5). C’est afin de parfaire sa formation qu’il étudie les ouvrages Gradus ad Parnassum (1725) de Johann Joseph Fux (1660-1741) et Der volkommene Capellmeister (1739) de Johann Mattheson (1681-1764), ainsi que des oeuvres de compositeurs influents comme Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788). Il est donc tout à fait juste de supposer qu’à partir de la décennie 1750, l’apprentissage de Haydn se poursuit, ce qui explique qu’on ne fasse pas nécessairement une distinction avec les années qui précèdent.

L’élaboration d’un style personnel

La fin de la période de jeunesse de Haydn est située presque invariablement par les spécialistes dans la première moitié de la décennie 1760. Dans les ouvrages considérés ici, la principale raison évoquée pour justifier ce moment est une modification majeure dans la situation professionnelle du compositeur. En effet, son emploi à la cour du prince Paul Anton Esterházy (1711-1762) constitue un événement marquant dans sa carrière (Larsen et Feder 1983, 19[4]). Qu’il soit question de son embauche en tant que vice-Kapellmeister en 1761 ou de sa promotion à titre de Kapellmeister en 1766[5], cet emploi favorise le début d’une production musicale importante. De plus, si les oeuvres des années 1750 ne sont pas encore marquées par un style individuel, celles des années 1760 démontrent l’élaboration d’un langage de plus en plus personnel (Geiringer 1984, 181-182). On peut donc effectivement affirmer que les années d’apprentissage, « caractérisée[s] par l’absence de maturité propre à l’adolescence et la soumission à des modèles étrangers », sont alors terminées (Geiringer 1984, 181).

Sur le plan esthétique, on observe également une transition entre les décennies 1750 et 1760. Comme le laisse entendre Philip G. Downs dans son ouvrage Classical Music : The Era of Haydn, Mozart, and Beethoven (1992), l’héritage baroque est encore présent dans la sphère musicale au cours des années 1750, et l’élaboration du nouveau style, qu’on qualifiera de « classique », n’est entamée qu’à partir des années 1760. Les oeuvres de Haydn datées des années 1750 seraient donc encore marquées par l’esthétique baroque et le style galant, et l’évolution stylistique qui marque la musique viennoise des décennies suivantes se retrouve de la même manière dans les oeuvres de Haydn. C’est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle Geiringer discerne chez lui un style de plus en plus personnel au cours de ces années.

Comme nous l’avons vu plus haut, les différentes dates employées pour encadrer une même période de sa production, ainsi que le caractère flou de la terminologie employée, rendent très difficile l’intégration de la jeunesse du compositeur dans une périodisation. À la lumière des exemples que nous venons de proposer, nous pouvons observer que cette période débute soit en 1732, soit en 1750, et qu’elle prend fin lors de l’élaboration d’un style plus personnel chez Haydn, quelque part dans les années 1760. La raison pour laquelle nous accordons ici autant d’importance au commencement de ce qu’on qualifie de « période de jeunesse » est que, volontairement ou non, le fait de ne pas séparer l’enfance de Haydn de ses premières années en tant que professeur, compositeur et musicien indépendant a pour conséquence de déprécier les oeuvres composées à cette époque. En effet, insérer ces compositions dans le même chapitre où l’on raconte l’enfance de Haydn peut donner l’impression qu’elles sont moins sérieuses, moins importantes que les oeuvres qui suivront. Dans la simple mesure où toutes les oeuvres composées par Haydn au cours de sa vie peuvent avoir une importance sur le plan historique, il convient à mon avis d’aborder la décennie 1750 séparément.

La période Sturm und Drang

Sur le plan stylistique, il y a consensus dans tous les ouvrages consultés : les années précédant la décennie 1770 sont successivement marquées, chez Haydn, par l’Empfindsamkeit[6] et le style galant. Toutefois, l’impact du courant stylistique Sturm und Drang ne fait pas l’unanimité en ce qui concerne l’oeuvre de Haydn. Comme l’explique A. Peter Brown, l’une des premières recherches portant spécifiquement sur le Sturm und Drang est menée en 1909 par Theodore de Wyzewa dans un article dont l’objectif est d’expliquer l’évolution stylistique de Haydn autour de l’année 1770 (Brown 1980, 10). Et pour certains historiens, il semble certain que le compositeur ait été influencé par ce courant. C’est le cas de Vignal, qui en fait la caractéristique principale des années 1766 à 1775 (Vignal 1988, 866-1021). Downs affirme pour sa part que la sonate Hob. xvi :20 est le chef d’oeuvre le plus représentatif du Sturm und Drang (Downs 1992, 241). Or, l’idée que la production de Haydn puisse comporter une telle période semble tout à fait insolite pour d’autres chercheurs, dont Larsen et Feder. Ces derniers sont plutôt d’avis que cette appellation, même si elle ne renvoie qu’à une similarité entre les caractéristiques stylistiques des oeuvres de Haydn et celles que l’on associe au Sturm und Drang en littérature, ne convient tout simplement pas pour le compositeur (Larsen et Feder 1983, 29).

Sur le plan de la périodisation, il est tout de même justifiable de regrouper les années 1766 à 1775 dans la mesure où une réelle expansion du langage musical de Haydn peut être observée. L’utilisation plus fréquente du mode mineur, les contrastes dynamiques subits, la production d’oeuvres principalement instrumentales et le plus grand déploiement de celles-ci sont des manifestations de cette expansion. Pour reprendre l’exemple de Downs, la sonate Hob. xvi :20, composée dans la tonalité de do mineur et d’une durée deux fois plus longue que les sonates composées dans les années 1750, est une parfaite illustration de ces développements (Down 1992, 241).

Une pause dans les activités de composition

L’année 1775 marque un nouveau tournant pour Haydn sur le plan compositionnel. Comme l’écrivent Larsen et Feder, « la deuxième moitié des 30 années passées à Eisenstadt et Esterháza est l’époque de Haydn, le directeur d’opéra[7] » (Larsen et Feder 1983, 38). Alors qu’il s’est révélé très productif dans les années précédentes, Haydn compose très peu d’oeuvres instrumentales entre 1775 et 1780 : seulement une douzaine de symphonies et quelques oeuvres de musique de chambre, ce qui représente un très net ralentissement du rythme de composition de Haydn, autrement très soutenu. En revanche, la composition d’opéras continuera à l’occuper à la cour d’Esterházy jusque dans les années 1780.

En comparaison avec d’autres genres, l’opéra est assez peu représenté dans la production de Haydn. Le catalogue Hoboken[8] n’en recense que treize, dont sept qui datent de la période comprise entre 1775 et 1785. La plupart des oeuvres représentées à Esterházy sont d’ailleurs d’autres compositeurs, parmi lesquels Karl Ditters von Dittersdorff (1739-1799) et Niccolò Piccinni (1728-1800). La mise en place et la direction de ces opéras constitue certainement une énorme charge de travail pour Haydn. Comme le soulignent Larsen et Feder, « l’année 1786 a été l’une des plus chargées. En plus de huit nouveaux opéras, neuf reprises ont été produites, totalisant 124 ou 125 représentations (sans compter les répétitions), le tout sous la direction de Haydn[9] » (Larsen et Feder 1983, 39). On peut donc supposer que l’opéra était bel et bien un genre privilégié au cours de cette décennie, sans doute au détriment des autres genres musicaux.

En ce qui concerne la périodisation, ce segment particulier de la vie de Haydn suscite quelques réflexions. De tous les ouvrages étudiés ici, seuls ceux de Larsen et de Vignal isolent les années lyriques des autres malgré le fait que, comme nous l’avons vu, cette période est caractérisée par une nette décroissance du nombre d’oeuvres composées par Haydn. Comment alors intégrer les années 1775 à 1780 dans une périodisation cohérente de ses oeuvres ? Il s’agit certes d’un changement de cap dans sa production, mais il semble difficilement justifiable d’isoler ces années des autres, du moins sur la base de critères strictement musicaux. D’un autre côté, ces années se démarquent bel et bien dans la carrière du compositeur; l’argument inverse serait donc qu’il convient tout à fait de considérer ces années séparément.

Sur la base du corpus étudié, les années 1775 à 1780 illustrent parfaitement les liens étroits entre la périodisation et les critères choisis pour l’effectuer : tous deux ont une incidence sur la sélection des événements qui constituent l’Histoire. Lorsque la périodisation est effectuée sur la base de critères stylistiques, peu de considérations en lien avec les opéras de Haydn sont soulevées (par rapport aux symphonies, sonates pour clavier et quatuors à cordes). C’est notamment le cas dans l’ouvrage de Rosen (2011), qui considère les années 1775 à 1791 comme une seule et même période. Inversement, c’est sur la base d’événements biographiques et du développement artistique de Haydn que sa production est découpée dans l’ouvrage de Larsen et Feder (1983), qui confèrent beaucoup plus de poids aux années où le compositeur agit en tant que directeur d’opéra.

La maturité de Haydn

Plusieurs événements marquants ont lieu dans la vie de Haydn autour de l’année 1780, parmi lesquels la révision de la clause d’exclusivité dans son contrat de travail en 1779 (Landon et Jones 1988, 183). Si Haydn composait jusque-là exclusivement pour les besoins et les goûts du prince Nicolaus, on peut supposer qu’il jouit maintenant d’une plus grande liberté compositionnelle. La publication de ses oeuvres partout en Europe ajoute d’ailleurs à sa notoriété. Haydn fait également la rencontre de Mozart (1756-1791), vraisemblablement en 1784, et la grande influence que les deux compositeurs exercent l’un sur l’autre transparait sur le plan musical. Pensons par exemple aux oeuvres que Mozart dédie à Haydn, ou encore aux citations que l’un fait de la musique de l’autre (Vignal 1988, 270).

Pour donner suite à la période de ralentissement qui vient d’être évoquée, Haydn retourne à des genres qu’il avait jusque-là délaissés, dont le quatuor à cordes (Landon et Jones 1988, 174). Il compose en 1781 son cycle de quatuors op. 33, considéré par plusieurs musiciens et musicologues comme un sommet dans sa production. À propos de ces quatuors, Rosen écrit : « Nous avons là l’acte de naissance du contrepoint classique » (2011, 147). Selon Geiringer, la période de maturité, ou de la « perfection classique », du compositeur débute la même année (Geiringer 1984, 182).

Tous les ouvrages consultés s’accordent sur un point : il n’est plus ici question d’années d’exploration, d’apprentissage ou d’expansion. Haydn a bel et bien atteint sa pleine maturité en tant que compositeur. Cela dit, les raisons pour lesquelles les auteurs font entrer Haydn dans une nouvelle ère ne sont pas toujours explicites, ce qui mène à la question suivante : qu’est-ce qui caractérise la maturité d’un compositeur ?

Il est vrai que la multitude d’événements marquants qui se sont produits dans la première moitié de la décennie peut être à l’origine d’un tournant stylistique chez Haydn. Ayant maintenant l’autorisation de faire éditer ses oeuvres, il compose pour un plus large public, et — nous ne pouvons que le supposer — sans contrainte esthétique dictée par les goûts de son employeur. Comme il a été mentionné, l’une des conséquences qu’entraîne la publication à grande échelle de ses oeuvres est que Haydn devient de plus en plus populaire partout en Europe. Au début des années 1780, il reçoit plusieurs commandes de l’étranger, en l’occurrence de Paris, de Naples et d’Espagne, en plus d’être invité à Londres (Downs 1992, 224-225). Il est ainsi probable que la reconnaissance de ses pairs et du public, pour qui il peut maintenant librement composer, est l’une des raisons pour lesquelles cette période est associée à l’avènement de la maturité chez Haydn.

Sur le plan musical, plusieurs changements stylistiques peuvent être remarqués. D’abord, Haydn délaisse de plus en plus le clavecin au profit du pianoforte, instrument qui exige un style d’écriture et des moyens techniques très différents ce qui fait que, comme le souligne Downs, les nouvelles oeuvres composées par Haydn sont écrites de manière plus pianistique (Downs 1992, 427). Downs ne précise toutefois pas ce qui constitue, selon lui, une écriture plus pianistique. En se penchant sur les partitions des sonates pour clavier, on peut constater que les oeuvres plus tardives couvrent un plus grand registre, comprennent des indications de nuances plus fréquentes et davantage d’articulations. Qu’elles correspondent ou non au style « plus pianistique » auquel Downs fait allusion, ces indications représentent une innovation sur le plan compositionnel.

Une mise en garde s’impose toutefois : le fait que Haydn compose dans un style ou avec des moyens nouveaux n’est pas un facteur suffisant pour déterminer s’il s’agit ou non d’une période de maturité puisque ces innovations peuvent aussi bien être attribuées à une période d’expansion. Par ailleurs, il est arrivé que Haydn lui-même qualifie ses oeuvres de « nouvelles » ou « innovatrices », la nouveauté étant à l’époque un terme vendeur et donc employé pour des raisons commerciales, et sa correspondance montre qu’il a utilisé cette stratégie à plusieurs reprises, notamment pour les quatuors op. 33 (Downs 1992, 433). Downs affirme à ce propos que « plusieurs auteurs se sont ensuite penchés sur les quatuors afin de découvrir ce qu’ils avaient de spécial : certains ont dit que rien de nouveau ne s’y trouvait alors que d’autres ont dressé des listes de procédés innovateurs[10] » (Downs 1992, 433). Il est donc possible que traditionnellement, certaines oeuvres soient considérées comme innovatrices ou complètement nouvelles sans qu’il soit vraiment possible de le justifier sur la base de leurs caractéristiques musicales.

Comme semble l’affirmer Geiginger, la complexification du langage expressif est également une caractéristique des oeuvres composées à partir de l’année 1780, « complexe » pouvant être compris comme un synonyme de sophistiqué ou de subtil dans la mesure où, pour reprendre l’expression de l’auteur, les oeuvres tardives composées par Haydn démontrent une « suprême maîtrise » de son style (Geiringer 1984, 181).

En résumé, il est très difficile de déterminer avec précision quels sont les éléments qui, de manière unanime, font en sorte que l’on considère que Haydn entre dans une phase de maturité musicale à partir des années 1780. Nous proposons que ce sont à la fois des événements dans la sphère professionnelle et personnelle, ainsi que des innovations et des changements dans le langage musical de Haydn qui font dire aux musicologues que cette période marque bel et bien un tournant vers sa maturité.

Deux problématiques

Comme nous l’avons vu, la maturité de Haydn n’est pas établie selon un moment ou une oeuvre précise, mais bien selon un amalgame de facteurs. D’un autre côté, il est possible qu’un compositeur identifie lui-même dans sa carrière un moment charnière qui, selon sa propre perspective, le fait entrer dans une période de maturité. L’exemple de Haydn et des quatuors op. 33 a toutefois montré que de tels propos ne sont pas nécessairement garants de vérité ce qui implique que c’est au chercheur que revient la tâche de « délimiter » cette période, affirmation problématique en soi. Que l’on puisse l’identifier avec précision implique que l’atteinte de la maturité consiste en un instant, une oeuvre ou un événement assez précis, ce qui contredit le fait que le développement artistique d’un compositeur est un processus qui s’échelonne dans le temps. Constater la maturité d’un compositeur se ferait donc rétrospectivement à la suite de la prise en compte de la totalité de sa production. Compris de cette manière, il serait naïf de croire qu’un événement ou une oeuvre spécifique, que l’on pourrait situer précisément dans l’histoire, puisse représenter le début officiel d’une maturité stylistique.

Par ailleurs, attribuer à un artiste une période de maturité est une manière de séparer ses oeuvres, et du même coup insinuer que celles qui précèdent cette période sont de moindre envergure. C’est d’ailleurs ce que Webster affirme en relation avec l’op. 33 de Haydn : « la glorification des quatuors de l’op. 33, composés en 1781, […] fait en sorte de reléguer tout ce qui les précède au rang d’immature, de préparatoire[11] » (Webster cité par Bauman 2004, 340). À l’instar de Rosen, qui préfère traiter du « style du dernier Haydn » (Rosen 2011, 417), et dans le but d’éviter de connoter négativement les oeuvres qui n’en font pas partie, « la période de maturité » mériterait peut-être d’être renommée au profit d’un terme plus neutre.

Conclusion : à propos du style classique

Nous avons vu qu’en ce qui concerne Joseph Haydn, la terminologie se rapportant aux années de jeunesse ou d’apprentissage s’avère problématique puisqu’elle renvoie à des périodes de temps différentes en fonction du type d’ouvrage étudié, et qu’elle a pour effet de conférer aux oeuvres de cette période une moindre importance. Nous observons le même phénomène pour les oeuvres précédant la « période de maturité ». Cela ne veut pas dire que de telles expressions sont à proscrire : elles peuvent être au contraire un outil efficace pour raconter l’Histoire. Sur la base du corpus étudié ici, c’est plutôt l’absence de définition claire et explicite de la terminologie employée qui nous amène à conclure qu’elle doit être utilisée avec prudence.

Une question qui s’est posée implicitement tout au long de notre recherche est la suivante : comment positionner Haydn par rapport au style classique ? Dans tout effort pour comprendre et expliquer la manière dont ont été découpés la vie et l’oeuvre du compositeur, la périodisation de l’époque dite « classique » dans son ensemble apparaît de façon sous-jacente. En effet, Haydn traverse au cours de sa carrière pratiquement toute la période, du style galant des années 1750 jusqu’au romantisme naissant au début du xixe siècle. Il est donc tentant de considérer ces courants comme des boîtes dans lesquelles il est possible de ranger les oeuvres de Haydn.

L’ouvrage de Geiringer illustre cette dynamique de façon particulièrement éloquente. Selon ce dernier, « l’activité créatrice de Joseph Haydn peut se diviser en un certain nombre de périodes nettement distinctes » (Geiringer 1984, 181 ; c’est nous qui soulignons). Comme nous venons de tenter de le démontrer, le terme « nettement » devrait être employé avec prudence. Les périodes définies par Geiringer sont toutes d’une durée approximative d’une décennie et correspondent à la périodisation courante de l’époque classique au sens large.

Comme le démontre Brown, la période classique peut être soumise aux mêmes questionnements qui ont été soulevés ici pour le cas de Haydn. Quand la période commence-t-elle ? Quant au vocabulaire employé pour la désigner, quelles sont les irrégularités entourant son utilisation ? Brown offre également dans son article un résumé de l’histoire de la période classique dans sa forme la plus couramment acceptée. En se référant à la composition des quatuors à cordes op. 33 de Haydn et à l’étude qu’en fait Mozart, il affirme :

Ces événements ont refermé une importante zone grise dans l’histoire musicale, créée par la mort de J. S. Bach et de Haendel. Au cours de ces trois décennies [1750 à 1780], plusieurs styles se sont manifestés de manière évidente, avec le style insipide – communément appelé galant, rococo et préclassique – représentant un extrême, et l’autre représenté par les expressifs Empfindsamkeit et Sturm und Drang. Dans le cas de Haydn et de Mozart, le style expressif apparaît autour de l’année 1770 et son influence diminue vers la fin de la décennie. Au cours des années 1780, les deux compositeurs atteignent le parfait équilibre entre l’émotion et l’élégance, le style et la forme, ce qu’on appelle le classicisme[12]

Brown 1980, 9

Selon Geiringer, jusque dans les années 1760, Haydn compose dans le style galant. Dans la décennie suivante, ses oeuvres sont influencées par le Sturm und Drang, et il atteint sa maturité dans les années 1780. Le musicologue affirme également que dans les années 1790, « [au] pur classicisme viennent à nouveau se joindre des traits expressifs et subjectifs qui apparentent Haydn au Romantisme naissant » (Geiringer 1984, 182). Il y a donc, dans la perspective de Geiringer, une très forte correspondance entre le déroulement de cette phase historique que l’on qualifie de « classique » et le développement musical de Haydn. Cette correspondance n’est pas problématique en soi, et il est tout à fait vraisemblable que Haydn ait été très sensible aux courants et aux styles de son temps. Geiringer considère toutefois que ces périodes sont « nettement distinctes » et qu’elles s’accordent parfaitement au « récit du déroulement de l’époque classique dans sa forme la plus acceptée » (Brown 1980, 9), il convient donc de se questionner sur l’exactitude d’un tel découpage. Un peu de perspective est nécessaire, car si les courants esthétiques et stylistiques sont certainement des outils qui aident l’historien à délimiter une époque ou une période — et les mélomanes à mieux les apprécier —, il ne faut pas oublier qu’ils sont eux-mêmes nommés et datés a posteriori, selon une tradition.

Dans un contexte où la terminologie floue et le manque le consensus dans la littérature dominante rend très difficile la tâche de produire une périodisation claire et cohérente de la vie et de l’oeuvre de Haydn, la manière dont est mené ce découpage prend donc, on le constate, une grande importance. Comme nous croyons l’avoir démontré, la périodisation engendre d’une part, de manière implicite, une forme de hiérarchisation des oeuvres de Haydn. D’autre part, cette même périodisation a une influence certaine, tout comme les critères à partir desquels le découpage est basé, sur le contenu d’un ouvrage. Il apparait donc que, même pour un compositeur comme Haydn qui a été l’objet d’innombrables recherches, il est toujours possible de bouleverser la manière dont son « histoire » a été écrite jusqu’à présent et de renouveler notre compréhension de sa vie et de son oeuvre.