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Une littérature diffère d’une autre, antérieure ou ultérieure, moins par le texte que par la manière d’être lue[1].

Jorge Luis Borges, Nota sobre (hacia) Bernard Shaw, 1951a

Millions of items of the outward order are present to my senses which never properly enter into my experience. Why? Because they have no interest for me. My experience is what I agree to attend to. Only those items which I notice shape my mind—without selective interest, experience is an utter chaos. Interest alone gives accent and emphasis, light and shade, background and foreground, intelligible perspective, in a word.

William James, Principles of Psychology, 1950

Comment distingue-t-on les singularités socialement légitimes (différences, dissemblances, diversités, raretés, extravagances, etc.) des figures inquiétantes du désordre (déviances, pathologies, anomies, aliénations, etc.) qui activent la « main invisible de l’intervention » (psychologues, médecins, travailleurs sociaux, sociologues, etc.) ? Quelles sont les conditions normatives de l’étonnement, de l’inquiétude et de l’indignation qui mobilisent les sociologues (et autres « logues ») ? Comment bascule-t-on de la série « observer, comprendre et laisser être » à celle « s’inquiéter, analyser et intervenir » ? L’une des manières d’aborder radicalement ces questions est de tenter de se situer au niveau des conditions de l’attention sociologique (et autres logiques) au sens de son acception latine (attentio) la plus élémentaire, à savoir « tension de l’esprit vers quelque chose ». William James postule explicitement le rôle que joue l’attention dans l’opération primordiale de discrimination entre ce qui compte et ce qui ne compte pas dans toute expérience. Sans l’intérêt sélectif qui est rendu possible par la pratique primordiale et incontournable de l’attention, l’expérience ne serait que du pur chaos. Dans les mots de James : « My experience is what I agree to attend to. Only those items which I notice shape my mind—without selective interest, experience is an utter chaos » (1950, 402)[2]. Le but de cet article est de proposer un argumentaire exploratoire qui rende compte des contours de l’« inquiétude primordiale » qui mobilise l’attention sociologique ainsi que de la manière de « lire le social » qui en découle.

Nous proposons de développer notre argumentaire en cinq temps : 1) distinguer deux formes élémentaires d’articulation des conditions de l’attention (ressemblance et analyse) lorsqu’il s’agit d’appréhender un phénomène inconnu ; 2) tenter d’esquisser les caractéristiques essentielles d’un espace d’ordre en termes de fonctions liminaires (possible–impossible, pensable–impensable, etc.) et d’interfaces (humain–non humain, social–psychologique, conforme–déviant, etc.) ; 3) problématiser les « évidences » du nouvel espace d’ordre autour de la consolidation des transversalités de l’émotion et de l’intersectionnalisation ; 4) décrire la manière dont « la main invisible de l’intervention » distingue les statuts d’« anormal » (pathologie, problème, déviance, etc.) et d’« anomal » (différence, dissemblance, diversité, etc.) pour « classer » les différents phénomènes ; et, enfin, 5) énumérer quelques caractéristiques contemporaines de notre « manière sociologique de lire » l’univers du social problématique, c’est-à-dire notre manière spécifique de « porter attention » au social.

Nous ferons essentiellement appel aux travaux de Michel Foucault et de Jorge Luis Borges pour aborder ces questions. Ces deux auteurs, l’un de manière explicite et systématique, l’autre de manière littéraire et implicite, s’efforcent de mettre en lumière les dimensions politiques et les stratégies de pouvoir qui investissent les discours tenus sur des opérations de classification, de nomenclature, d’ordonnancement et d’établissement de hiérarchies aussi bien au niveau des taxinomies scientifiques que de la « lecture » ordinaire du monde social.

Ressemblance et analyse : deux conditions de l’attention

Lorsque Marco Polo arrivant à Sumatra aperçoit pour la première fois un rhinocéros, il est confronté à un dilemme classificatoire classique : ajouter un nouvel animal qu’il n’a jamais vu à l’univers des vivants, ou tenter de l’inclure dans l’univers des espèces connues de son vivant en soupesant ressemblances et différences. Sa première impression est viscérale et nous renseigne davantage sur ses repères esthétiques que sur sa zootaxie de fortune : « c’est une bête très laide »[3]. À court de références dans le réel, il puise dans l’imaginaire fantastique, se tournant vers un animal qu’il n’a jamais aperçu mais qui lui permet de mobiliser un jeu des ressemblances : la licorne. Il s’agit ainsi de modifier la classe des licornes, un idéal-type disponible dans son horizon taxonomique, pour faire place au laid et encombrant rhinocéros.

Source : Images en libre circulation sur Internet
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Le rapprochement entre le rhinocéros (être inconnu, mais réel et vivant) et la licorne (être connu, mais fantastique et désincarné) sur un même horizon épistémique, loin d’être une opération cognitive naïve, répond aux figures du savoir qui organisent la manière de se représenter le monde à l’aube de la Renaissance. Si l’on suit les catégories de l’épistémè de la Renaissance telles que Foucault (1966a) les décrit, Marco Polo s’inscrit dans le droit fil des quatre figures de la ressemblance : « convenientia », « aemulatio », « analogie » et « jeu des sympathies » qui opèrent le rapprochement des « choses » (objets, êtres vivants, personnages, chimères, mots, etc.) à la fois (ou tour à tour) en termes de distance, de fonctions, de contextes et même de qualités internes (ontologie) par le déploiement d’un jeu incessant de similitudes. Lorsqu’on parle d’opération épistémique de « rapprochement », il ne s’agit pas d’une opération purement spéculative sans conséquence sur le réel, car ces quatre catégories de la connaissance « déplacent » littéralement les « choses » (objets, êtres vivants, personnages, chimères, mots, etc.) d’un univers à un autre, que celui-ci soit fantastique ou réel, discursif ou matériel.

Le savoir mobilisé par l’explorateur est, selon les termes de Foucault, « pléthorique et pauvre » puisque le jeu de ressemblances peut s’étendre à toute chose, qu’elle soit réelle ou imaginaire, pratique ou discursive. Et ce, à l’infini. La ressemblance peut « tout » embrasser en termes d’espace et de temps aussi bien newtoniens (absolus et universels) que mythiques (circulaires et historiques). Faire l’histoire d’un animal, par exemple, revient à compiler tous les signes dont on dispose sur cet animal (descriptions, images, expériences réelles, fables, mythes, etc.) selon un principe de prolifération (accumulation) et non d’analyse (discrimination). Du côté des facultés de la cognition, l’expérience et l’érudition aussi bien que l’imagination et la description se trouvent sur un même pied d’égalité pour « lire » des « objets » (au sens épistémique du terme) appartenant indistinctement à la nature, au langage, aux pratiques et au merveilleux. Ce n’est pas un défaut de la connaissance, mais la mise en acte des règles formelles spécifiques d’un savoir qui « rapproche » les mots et les choses et, de la sorte, les fait « tenir ensemble », comme le « mot » licorne et la « chose » rhinocéros se rapprochent et se lient dans la « lecture » performative de Polo. Tel qu’on le verra plus loin, nos « manières de lire » contemporaines ont recours aussi à des procédés à la fois normatifs et épistémiques qui arriment (ou éloignent) les mots et les choses et qui, parfois, devraient nous faire sourire aussi.

Umberto Eco, qui commente avec amusement la célèbre rencontre entre Marco Polo et le rhinocéros, se demande à son tour ce qu’il se serait passé si Polo était débarqué en Australie plutôt qu’à Sumatra et s’était heurté à une bête au moins aussi laide que le rhinocéros, à savoir l’ornithorynque. La description qu’Eco fait de cette bête décourageante pour le classificateur demeure certes plus proche de nous que celle de Polo. On demeure après tout dans le même régime de savoir qui exclut formellement le rapprochement avec les êtres fantastiques pour saisir ce qui est devant nous. Si l’on décortique le regard d’Eco à notre tour, on voit bien qu’il puise alors dans les unités élémentaires connues d’autres espèces, classes ou catégories (castor, canard, poisson, amphibien, marsupial, reptile, etc.) pour faire du « nouveau » avec du « connu » en suivant, en fin de compte, les critères modernes de forme et de fonction. Tel qu’Eco le décrit, l’ornithorynque est :

long de cinquante centimètres en moyenne, pesant environ deux kilos, il a un corps plat recouvert d’un pelage marron foncé, n’a pas de cou et possède une queue de castor ; il a un bec de canard, de couleur bleuâtre dessus et rose bigarré dessous, il n’a pas de pavillons auriculaires, chaque patte se termine par cinq doigts palmés et armés de griffes ; il passe suffisamment de temps sous l’eau (et s’y nourrit) pour qu’on le considère comme une poisson ou un amphibien, la femelle pond des oeufs, mais elle allaite également ses petits, bien qu’on ne perçoive aucune tétine et qu’on ne voie pas non plus, d’ailleurs, les testicules du mâle, qui lui sont internes.

1997, 82

Source : Images en libre circulation sur Internet
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Techniquement, l’ornithorynque est, en principe, une réponse morphologique et fonctionnelle, étrange mais réussie, aux exigences d’un milieu. Deux activités formelles et normatives s’affrontent, se définissent mutuellement et se complètent dans un équilibre homéostatique : organisme et milieu. L’ornithorynque, même s’il est laid, existe et fonctionne, c’est-à-dire qu’il appartient empiriquement à l’univers du vivant et interagit à son tour avec un milieu qu’il modifie du fait de sa seule présence dynamique. Mais dire qu’il existe et fonctionne ne suffit pas à apaiser l’étonnement qu’il provoque, ni à expliquer la pertinence, le nombre et l’agencement de chacune des parties. En effet, on ne peut pas affirmer que toutes les caractéristiques morphologiques et fonctionnelles de l’ornithorynque sont nécessaires à la vie ou encore à l’ajustement avec le milieu. Rien ne dit que toutes ces caractéristiques, étranges ou non, répondent à des impératifs vitaux ou encore aux exigences spécifiques d’adaptation au milieu. Mais rien ne dit non plus qu’il y a plus de désordre (incohérence) que d’ordre (cohérence) dans l’ornithorynque que dans un kangourou, une bête familière en Australie et, cette fois, plutôt sympathique et rassurante.

Eco constate sans surprise, tout comme nous d’ailleurs, beaucoup de similitudes entre les parties de l’animal (analyse en pièces détachées) et celles d’autres êtres vivants dûment répertoriés dans les zootaxies disponibles. C’est, en somme, la vision classique et normative de la médecine expérimentale de Claude Bernard, pour qui la « maladie » désorganise ou décompose les parties d’un organisme en santé sans pour autant les altérer. Or, il y a une différence fondamentale : l’« étonnement » d’Eco émerge du « désordre » plutôt que de la maladie, c’est-à-dire de l’assemblage sui generis de l’ensemble plutôt que de la nature des parties, qui ne posent aucun problème pour lui si elles sont prises séparément. Cet assemblage ne peut être « lu » comme « désordonné » que par rapport à une autre « licorne harmonieuse » qui sommeille implicitement dans l’esprit d’Eco, qui est également le nôtre. Bref, c’est sa « manière de lire » (ou de porter attention) qui est bousculée et bouscule à son tour la singularité de ce sui generis qui est devant lui en cherchant normativement à le désagréger, à le classer et, enfin, à le nommer. Car l’ornithorynque (ou le rhinocéros de Polo) était en silencieuse harmonie de facto avec son milieu jusqu’à l’arrivée impromptue du sémiologue, qu’il soit explorateur ou chercheur.

En effet, si l’on pousse plus loin le « dilemme classificatoire » auquel Eco est confronté, ou plutôt son étonnement, tout comme celui de Marco Polo, il n’est pas vraiment de nature fonctionnelle ou vitale, mais plutôt « esthétique[4] » : pourquoi ces parties (et fonctions) qu’on connaît bien en pièces détachées se retrouvent-elles sur le même être, c’est-à-dire dans une même figure singulière du vivant ? En un mot, il y a bel et bien une licorne (idéal-type), esthétiquement parlant, autant dans la tête d’Umberto Eco que dans celle de Marco Polo, qui fait jaillir dans leur esprit l’étincelle de l’étonnement (ou parfois de l’inquiétude) qui signale que « quelque chose » n’est pas à sa place, n’est pas bien assemblé, ne se trouve pas dans le bon ordre ou dans la bonne série d’éléments du réel. Les deux, Polo et Eco, trouvent « étonnante » leur bête rétive aux zootaxies disponibles dans leurs horizons du savoir et, de ce fait, mobilisent deux réponses épistémiques qui répondent à leur besoin d’interprétation (intention primordiale) façonné par les dispositifs épistémiques de leur temps (figures du savoir). Il faudrait ne pas perdre de vue que chacun d’eux, explorateur et sémiologue, nomme et classe sans que les deux bêtes n’aient rien demandé ni posent problème à quiconque ni à quoi que ce soit.

N’est-ce pas une opération semblable à laquelle doivent se livrer les sociologues (et autres « logues[5] »), en faisant appel à d’autres sous-régimes du savoir, lorsqu’il s’agit de « lire » (ou de porter attention à) un phénomène social qui semble inattendu, nouveau ou original et qui de ce fait nous étonne, indigne ou inquiète ? Les situations empiriquement multiproblématiques (pauvreté extrême, déviances, criminalités, syndromes hybrides, troubles de personnalité mal définis, dépendances multiples, handicaps, etc.) incarnées dans une même singularité et qui sont de plus en plus courantes dans le domaine de la sociologie des problèmes sociaux n’annoncent-elles pas l’émergence de nouvelles figures de l’outsider en pièces détachées ? On assiste à l’hybridation à géométrie variable, voire au métissage, des figures déjà connues (itinérant, toxicomane, fou, caractériel, délinquant, pauvre, prostituée, etc.) qui se fragmentent et interpellent la capacité heuristique des catégorisations existantes. Faut-il faire appel à une nouvelle licorne fantastique[6] ou encore mobiliser une série de pièces détachées sécularisées pour les assembler ensuite en innombrables cas de figure ? Faut-il « enchanter et regrouper » ou « désenchanter et démultiplier » ? Toutefois, ce n’est pas seulement d’une disputatio sur le statut du réel « étonnant » (inquiétant ou indignant) qui est devant nous (rhinocéros, ornithorynque, nouvel outsider, etc.) dont il s’agit alors, mais également (et en même temps) des procédés à la fois normatifs et épistémiques qui sont mobilisés pour jauger ce qui est aperçu (ou ignoré) à partir de certaines figures du savoir et des coordonnées concrètes de la « rencontre » (rues de la ville, institution, cabinet du médecin, bureau du travailleur social, communauté particulière, etc.). Et ces procédés qui balisent les conditions de l’attention (« tension de l’esprit vers quelque chose ») engagent d’un même geste autant le phénomène à nommer et à classer que le monde de l’observateur (sociologue, sémiologue ou explorateur), y compris la situation[7] singulière d’observation.

En effet, si le rhinocéros à l’état sauvage de Marco Polo et celui qu’on aperçoit dans un zoo ne sont pas ontologiquement très différents, nos manières situationnelles, processuelles ou contextuelles de l’appréhender et d’y porter attention le sont assurément. « Lire » un phénomène inattendu n’est jamais un acte de pure connaissance, puisque notre manière de lire nous oriente du même coup sur ce qui doit être fait en termes d’action, à savoir : « intervenir et corriger » ou « observer et laisser être ». Le regard sécularisé d’Eco procède à la dissection analytique du phénomène observé en pièces détachées tout en gardant un idéal-type dans sa tête (en quelque sorte une licorne en creux) sans lequel il n’y a pas d’étonnement (inquiétude ou indignation) possible. Mais le regard de Polo n’est pas plus accueillant que celui d’Eco lorsqu’il « rapproche » explicitement sa bête inattendue des sympathiques licornes pour qu’elle s’y accommode.

Les regards de l’un (analyse) et de l’autre (ressemblance) font entrer l’ornithorynque et le rhinocéros dans un « espace d’ordre » par deux procédés différents, mais dont la fonction épistémique et normative est identique. Ni l’un ni l’autre des deux taxinomistes de fortune (prémoderne et moderne) ne permettent aux deux bêtes rétives de « parler d’elles-mêmes », même si le seul fait de leur existence empirique (morphologie et fonction), située (milieu et ajustement) et à première vue non problématique devrait plaider en faveur de procéder à « accueillir » leur singularité en mobilisant à la série « observer et laisser être ». Pourquoi alors les obliger à entrer de force dans un « espace d’ordre » (fantastique ou réel, fragmenté ou continu) préalablement établi plutôt que de créer des nouvelles cases dans leurs taxinomies en vigueur ou, mieux encore, voire de ce fait même, procéder à une remise en question générale de l’ordre en vigueur ? N’est-ce pas la question normative (que doit-on faire de ces deux bêtes rétives qui sont devant nous ?) qui sous-tend, oriente, hante même, l’opération intellectuelle de classification ? Peut-on séparer les opérations de nommer, classer et intervenir ? Pour y voir plus clair dans ces interrogations, tentons d’esquisser une définition d’« espace d’ordre » au sens le plus fondamental et radical de ce terme.

Qu’est-ce qu’un espace d’ordre ? Limites et interfaces

Quand Foucault évoque la célèbre « classification chinoise » de Borges dans la préface de Les mots et les choses (1966a), il nous montre les effets performatifs qu’un espace d’ordre provoque autant sur le réel que sur la manière de le lire[8]. En effet, dans une petite nouvelle célèbre[9], Borges (1951b) imagine une encyclopédie chinoise qui classe un ensemble d’animaux dans une série continue, à savoir : a) appartenant à l’Empereur ; b) embaumés ; c) apprivoisés ; d) cochons de lait ; e) sirènes ; f) fabuleux ; g) chiens en liberté ; h) inclus dans la présente classification ; i) qui s’agitent comme des fous ; j) innombrables ; k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau ; l) et caetera ; m) qui viennent de casser la cruche ; n) qui de loin ressemblent à des mouches. Pour Foucault, l’émerveillement, l’étrangeté, le sourire, voire le sens du monstrueux, que cette taxinomie provoque à sa seule lecture, émerge de l’« impossibilité nue » de la penser. Mais qu’est-il donc impossible de penser ? Non pas les animaux fantastiques, ineffables ou loufoques, car ils sont ainsi décrits, mais plutôt le voisinage, par exemple, entre chiens en liberté, sirènes et cochons de lait. En un mot, ce qui déstabilise le lecteur (ou plutôt sa « manière de lire ») est la série alphabétique (a, b, c … n) qui rapproche (ou lie) dans un même espace d’ordre des catégories explicitement hétéroclites.

La performativité de l’espace d’ordre qui rend visibles ou invisibles, rapproche ou éloigne, lie ou délie différentes parcelles du « réel » est illustrée par Foucault dans ces termes : « Où pourraient-ils se rencontrer [les animaux de la série] sauf dans la voix immatérielle qui prononce l’énumération, dans le “non-lieu” du langage ? » (1966a, 8) Qui dit visibilités, voisinages, rapprochements et juxtapositions « légitimes », dit en même temps invisibilités, évictions, exclusions et partages « légitimes ». Cette voix immatérielle qui structure un espace d’ordre est parfois celle du sociologue (et autres « logues ») qui propose de nouveaux voisinages et partages tantôt aussi rassurants que ceux des sémiologues en Australie, tantôt aussi étonnants que ceux des explorateurs occidentaux à Sumatra. Les espaces d’ordre tels que Sumatra et l’Australie sont également ceux des ruelles des métropoles, des labyrinthes institutionnels où l’on s’égare, des configurations familiales aux multiples liaisons, des possibilités inépuisables de variances de genre, des figures multiformes et labiles de la santé mentale, etc. Ce sont en effet autant de séries que la voix du sociologue tente d’articuler, au sens fort du terme et en mobilisant son autorité, en leur attribuant des statuts ontologiques, discursifs et normatifs différents.

Mais pourquoi l’agencement « cohérent » de ces voisinages, partages et exclusions semble-t-il si décisif et, a contrario, semble-t-il si lourd de conséquences s’il ne l’est pas ? Foucault explique qu’il y a pire désordre que celui de l’incongru, de l’hétéroclite ou du disparate, à savoir celui qui fait scintiller les fragments d’autres ordres possibles. On ne parle pas ici des utopies, car elles désignent un espace d’ordre cohérent qui ne prétend pas au réel (sirènes, paradis, fictions, etc.) et car elles s’énoncent ouvertement comme étant chimériques. Les utopies, à la manière des contestations frontales systématiques d’un ordre (anticapitalisme, antipsychiatrie, antimédecine, etc.), font partie constituante de tout ordre cohérent, en quelque sorte comme des phénomènes de la surdétermination goffmanienne[10]. Foucault pense plutôt aux hétérotopies « qui minent secrètement le langage, brisent les noms communs… ruinent d’avance la syntaxe, pas seulement celle des phrases, mais celle qui fait « tenir ensemble » les mots et les choses » (ibid., 9). Pensons aux familles homoparentales, aux enfants transsexuels, aux mères porteuses, aux trouples, aux cyborgs, aux transhumanismes, aux xénogreffes, etc. qui sont autant d’incarnations d’ordres ontologiquement réels et empiriquement fonctionnels qui travaillent de l’intérieur les grammaires de genre, de la filiation, du psychisme, en fait, de l’humain lui-même[11]. Ces phénomènes à la fois « intersectionnels » et « intersectoriels »[12]de facto nous obligent à problématiser les grammaires « conformes » (ordinaires, cohérentes, conventionnelles, etc.) comme des instances arbitraires (conditions historiques de possibilité qui se transforment) et non comme des ordres fondamentaux (conditions apodictiques inaltérables)[13]. Si les utopies consolent (la famille idéale, la société harmonieuse, la sexualité libérée, l’humanité authentique, la santé mentale, la fin du capitalisme, etc.)[14], c’est parce qu’elles sont de connivence implicite avec l’espace d’ordre comme sa contestation « officielle » (ou le revers rassurant de l’envers), voire elles contribuent à plusieurs degrés à le rendre psychologiquement supportable. Si les hétérotopies inquiètent, tout comme le rhinocéros et l’ornithorynque qui s’invitent d’eux-mêmes dans un espace d’ordre qui ne les avait pas prévus, c’est parce qu’elles laissent scintiller des fragments d’autres ordres possibles qui sont bien réels et nullement chimériques.

Mais qu’est-ce qu’un espace d’ordre suivant les pistes proposées par Foucault ? « L’ordre est à la fois ce qui se donne dans les choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se regardent les unes les autres et ce qui n’existe qu’à travers la grille d’un regard, d’une attention, d’un langage » (ibid., 11). Loi intérieure (ontologie), réseau secret (dispositions et positions) et manière de lire (grammaire) dessinent ainsi les trois piliers d’un espace d’ordre. En effet, si l’ordre se donne dans les choses « comme loi intérieure », c’est qu’il opère les grands partages entre vivant et non vivant, social et psychologique, réel et imaginaire, humain et inhumain, etc. C’est-à-dire qu’il distribue formellement, entre autres, les statuts ontologiques liminaires (possible–impossible), dresse des clôtures normatives (normal–déviant) d’intelligibilité (pensable–impensable) et déploie des paramètres de visibilité (visible–invisible). Du point de vue du classificateur, il semble nécessaire de disposer d’une fonction liminaire élémentaire (possible–impossible) et d’un ensemble d’interfaces qui permettent éventuellement d’opérer le basculement d’un statut à un autre, d’établir des séries cohérentes de phénomènes, de proposer des écarts légitimes, des distributions ordonnées, des stéréotypes pédagogiques, des cas d’espèce révélateurs, etc.

La fonction liminaire[15] ainsi que l’ensemble d’interfaces constitutives de tout ordre se trouvent au coeur de tout cadre sociologique, bien que formulés de différentes manières. Pensons au rôle joué par l’« adaptation primaire » dans les analyses sociologiques d’Erving Goffman, à savoir ce « contre quelque chose » (2007, 373) qui permet de s’affirmer, de prendre distance et, enfin, de se constituer de manière singulière par rapport à un ordre cohérent qui se dévoile par bribes dans des situations concrètes. Toutefois, se singulariser par rapport au commun (cadre, ordre, grammaire) ne veut pas dire postuler un ordre « autre » (une nouvelle « adaptation primaire »), mais plutôt mettre en lumière le feuilleté des « distances » possibles et pensables qui modulent la « loi intérieure » des choses par des déclinaisons normatives multiples (déviance, anormalité, pathologie, différence, dissemblance, etc.) qui continuent à prendre comme référence les « adaptations primaires » officielles.

Toutefois, s’il semble incontestable que cette fonction liminaire fondamentale et ses interfaces sont incontournables en tant qu’horizon normatif pour le classificateur spontané ou professionnel, elle n’est nullement nécessaire pour la « vie elle-même ». En effet, cette dernière, un peu comme les « mauvaises herbes » de Goffman, trouve son chemin sans demander la permission au taxinomiste de service qui n’a donc le choix que de se trouver périodiquement « étonné » (inquiet ou indigné) face aux « mauvaises herbes » inattendues ou, pire encore, face à l’évidence du « désordre organisé » qui laisse scintiller d’autres ordres hétérotopiques possibles. Si l’on tire les conséquences logiques de ce qui précède, plusieurs interrogations fondamentales se posent à la manière des disputatio philosophiques, mais cette fois pour les formes de l’attention sociologiques. Évoquons-en quelques-unes : Comment savoir s’il y a plus de « mauvaises herbes » non classifiées[16] qu’une rassurante pelouse verte dans l’épaisseur même du réel « officiel »[17] ? Comment « voir » les mauvaises herbes sans le « cadre » ordonné de la pelouse bien entretenue qui les définit comme « hétérotopiques[18] » ? Ou encore, comment sortir d’un cadre sans un autre cadre[19] ? Les mauvaises herbes sont, tout comme l’ornithorynque ou le rhinocéros, la preuve incarnée ou empirique d’une « loi intérieure » des choses qui laisse entrevoir un ordre « autre » qui demande qu’on mobilise une manière de lire « autre » si l’on veut vraiment « voir » le phénomène inattendu et non pas simplement chercher à le maîtriser ; c’est-à-dire à le « gouverner », en quelque sorte, par son classement dans un espace d’ordre qui ignore sa prétention « empirique » à la singularité.

L’individu transsexuel qui est « né » dans un mauvais corps « existe » et, de ce fait, interpelle à la fois les interfaces de genre et celles des clivages institués corps–esprit, autant que la xénogreffe et le cyborg « existent » et, de ce fait, forcent l’actualisation de facto à la fois des interfaces respectives entre l’humain et l’animal et entre l’humain et la machine. Le curseur normatif de l’espace d’ordre se déplace et retravaille[20] à la fois les frontières du réel et du virtuel, du vivant et du technique, du conforme et du déviant, du normal et du pathologique, voire du pensable et de l’impensé. Les nouvelles figures du social qui s’imposent de facto aux métiers de l’intervention (du/de la travailleur·euse social·e au/à la policier·ère, en passant par l’intervenant·e communautaire) n’interpellent-elles pas en même temps les interfaces disciplinaires, institutionnelles et ontologiques disponibles au point de mobiliser explicitement ou implicitement de nouvelles « manières de lire » dans le feu de l’intervention ? Autrement dit, n’est-on pas en train de voir émerger un nouveau « cadre » (espace d’ordre) qui nous permet de sortir du cadre ?

Pensons à la figure classique de l’« itinérant » (problème social incarné il n’y a pas si longtemps dans un personnage-stéréotype) autant qu’au problème social de l’« itinérance » (« situation-problème » en termes d’exclusion, d’inégalité, de pauvreté, etc.) qu’on ne parvient pas à dénombrer ou à mesurer sans controverses significatives, parce qu’on ne s’entend pas sur « ce » qu’on compte[21], voire sur ce qu’on « doit voir » lorsqu’on perçoit le phénomène (individus ? situations ? conditions ? intersections problématiques ? classes d’inégalités ? incarnations d’exclusions ?). Loin de pouvoir les réduire à des « usagers des refuges » (individus) par la référence à l’ancien fétichisme de l’institution totale ou encore au phénomène du « sans-abrisme » (situations) en référence à des dynamiques d’exclusion sociale, on les situe de plus en plus comme l’incarnation d’une « intersectionnalisation problématique » au carrefour des enjeux de gestion sociale, de santé et de sécurité.

Lorsque les équipes d’intervention d’avant-garde en matière d’itinérance[22], ou encore en matière de gestion de crises psychosociales d’urgence[23], agissent dans les contextes urbains contemporains, plusieurs questions émergent dans le discours des intervenant·es : Sur quoi on est en train d’intervenir ? Qu’est-ce qui se trouve devant nous ? Policier·ères, travailleur·euses sociaux, sexologues, psychologues, intervenant·es de crise et infirmier·ères expriment leur étonnement commun par ces formules qui désignent au bout du compte l’inadéquation de la « manière de lire » officielle disponible pour comprendre les « cas impossibles » qui se présentent empiriquement à eux et elles et défient leurs stratégies d’intervention. Lorsque les intervenant·es témoignent de l’« impuissance » de leurs stratégies d’intervention « linéaires et sectorielles » et définissent leur action effective comme étant celle de « colmater les failles » à dimensions multiples mettant de l’avant un style d’intervention « circulaire, morcelée et enchevêtrée » façonné dans le feu de l’action, ne désignent-ils pas « en creux » le visage empirique de ce qui nous interpelle comme étant un problème social aujourd’hui ?

En effet, l’univers du « social problématique » est de plus en plus marqué par les figures concrètes de l’intersectionnalisation et de l’intersectorialité auxquelles on ne peut répondre, en toute cohérence, que par des stratégies d’intervention situées et dynamiques (négociation, collaboration, circularité, etc.) et interdisciplinaires (domaines d’expertise universitaire, expérientielle et pratique) qui articulent une nouvelle « manière de lire », ce qui « pose problème » en le déclinant de plus en plus fréquemment comme complexe, multidimensionnel, multiproblématique, polymorbide, etc. Toutefois, une autre interrogation de fond complique encore davantage l’analyse : comment sortir du dilemme classique entre réalisme (on intervient en mode « hybride » parce que la réalité est « hybride ») et constructivisme (on construit la réalité comme étant « hybride » parce qu’on intervient en mode « hybride ») ? Est-ce l’intervention intersectionnelle qui « sectionne » (fractionne, segmente, morcelle, découpe, etc.) la réalité en l’organisant comme intersectorielle (secteurs, zones, régions, dimensions, etc.), ou bien est-ce la réalité même qui est « naturellement » fragmentée en « secteurs » et appelle une autre manière d’intervenir ?

Nouvelles « évidences » de l’espace d’ordre contemporain : intersection et émotion

La distinction que Georges Canguilhem postule entre ordre organique et ordre social peut nous aider à mieux saisir ce qui se présente comme une « évidence » à l’attention sociologique lorsque le classificateur spontané ou professionnel est poussé à classer les phénomènes inattendus dans un espace d’ordre. Il soulignait en effet que l’une des différences entre un ordre organique et un ordre social demeure l’inversion de certaines « évidences », à savoir : dans l’organisme, l’ordre (la santé–la physiologie) est plus facile à saisir que le désordre (la maladie–la pathologie), alors que dans l’organisation sociale, le désordre (ce qui pose problème) apparaît plus « évident » que l’ordre (modèle de société souhaité). Cette « évidence » du désordre, c’est-à-dire la lisibilité « viscérale » de certaines régions du social comme problématiques, se double d’une nécessité normative d’intervention tout aussi « viscérale ». En effet, l’injonction « il faut agir » se déploie avec intensité variable sans égard aux indices objectifs de nocivité[24] sur des phénomènes aussi divers que la toxicomanie, le décrochage scolaire, la dépression, l’alcoolisme, la prostitution, la dépendance, le chômage, le suicide, la solitude, la souffrance ou l’itinérance, dessinant en filigrane un espace d’ordre par le biais de ses fissures. Cette « évidence » du désordre et l’injonction normative d’intervention qui en découle demeurent les deux critères incontournables non seulement d’appréhension mais aussi de gestion des problèmes sociaux, c’est-à-dire les dynamiques profondes d’un espace d’ordre par lesquelles on classe, on nomme et on gouverne les phénomènes de l’univers du social problématique[25].

Toutefois, la « nécessité d’intervenir » qui oriente l’attention du sociologue est de plus en plus suscitée par des « évidences » qui se présentent sous un mode « intersectoriel » du désordre : essentiellement, les croisements entre des indices jugés problématiques de vulnérabilité sociale (pauvreté, démunition, isolement, exclusion, etc.), de risques sanitaires (santé physique et mentale, contagion, espérance de vie, etc.) et de sécurité (dérangement, danger, violence, etc.). En d’autres mots, une nouvelle sensibilité normative s’institue progressivement sous la fragmentation de l’ancienne qui se révèle de plus en plus incapable de faire entrer dans un espace d’ordre ce qui se pose « intersectionnellement » comme problème. Dans cette optique, on ne peut que difficilement aujourd’hui faire entrer le rhinocéros dans la classe « toute faite » de licornes dans une logique de « normation[26] » sans controverses éthiques, incompréhensions scientifiques ou protestations politiques. Mais il est également problématique de dissoudre la singularité de l’ornithorynque en pièces détachées et le priver ainsi de « parler en son nom » à partir de son existence « identitaire[27] », « située » et « ancrée » dans un milieu concret.

N’est-ce pas le propre des sociétés singularistes (Martuccelli 2010) de travailler sans relâche, dans une dialectique incessante entre le commun et le singulier, à la reconstitution in fine d’une individualité pour tout un chacun qui revendique l’autonomie, le respect et la dignité ? Autrement dit, les intersections de facto, loin d’imploser les lieux de synthèse (sociaux, politiques, culturels, etc.), délimitent des nouvelles voix singulières qui refusent de s’assimiler à des populations problématiques « prêtes à porter » définies extérieurement sans leur participation. Les itinérant·es, les toxicomanes, les prostitué·es, les mourant·es, les délinquant·es, les déficient·es intellectuel·les sont devenus des « personnes[28] » itinérantes, mourantes, dépendantes, contrevenantes, etc. qui incarnent une singularité irréductible à leurs seules déclinaisons problématiques (dangerosité, vulnérabilité, problèmes de santé physique et mentale, dysfonctionnements, etc.) qui souvent écrasent leurs dimensions non problématiques (identités, capacités, compétences, ressources, potentialités, etc.). Cet humanisme singulariste qui donne une nouvelle épaisseur sociologique aux « personnes » (plutôt qu’aux acteurs, aux agents, aux citoyens, etc.) est largement exprimé et articulé par la multiplication de revendications « subjectives » de reconnaissance de la différence, de respect des pratiques et des formes de vie alternatives, d’injonction à la vie digne (et non seulement à mourir dans la dignité), de prise en compte de nouvelles formes de souffrance et de sensibilité, de refus des dynamiques humiliantes ou des réductionnismes statutaires, etc.

On ne s’étonnera pas que les transformations des critères de l’espace d’ordre qui permet d’appréhender et de donner forme au « social problématique » incarné par des « personnes » intersectionnellement situées mettent de l’avant plus que jamais la logique de l’émotion qui détecte de nouvelles formes de souffrance, d’irrespect, de non-reconnaissance ou d’indignité, qui travaillent aussi bien la forme que le fond de la « consistance » même de ce qui pose socialement problème. Aujourd’hui, la logique de l’émotion[29] qui oriente l’attention du sociologue semble l’événement le plus novateur en termes de mobilisation de l’espace d’ordre qui répertorie et hiérarchise les phénomènes dignes de compassion et détecte les blessures infligées à la dignité morale des « personnes » souffrantes, ignorées ou humiliées. Il ne s’agit nullement de l’empathie humaniste qu’on peut ressentir lorsqu’on est témoin de la souffrance de tel ou tel groupe, population, classe ou ensemble d’individus plus ou moins vulnérables ou stigmatisés, mais d’une véritable injonction normative transversale qui permet de repérer, nommer, classer, mesurer, hiérarchiser les atteintes à la dignité des « personnes » et même à habiliter l’émotion comme critère de pertinence pour légitimer des objets de recherche, des approches méthodologiques ou même déclencher des controverses éthiques.

En quelque sorte, on assiste à la constitution d’un véritable niveau de la réalité (région du social), qu’on pourrait appeler le « secteur émotionnel », qui est aujourd’hui articulé, organisé et stimulé par les dispositifs concrets variés et largement disséminés (politiques institutionnelles, programmes de formation et campagnes de sensibilisation autour du respect, de l’intégrité et des conduites responsables, bureaux contre le harcèlement psychologique, sexuel ou moral, lieux d’écoute, de parole et de partage des souffrances, etc.). Ces dispositifs non seulement accueillent et mettent en forme, mais aussi suscitent la plainte morale, sensibilisent aux atteintes à la dignité et aux demandes de respect, révèlent les déficits de reconnaissance à revendiquer, les formes de souffrance à nommer, etc. Car l’émotion est devenue à la fois une grille de lecture transversale qui affecte directement les logiques de désignation, de visibilité et d’action auprès de ce qui « pose problème » (étonne, inquiète, menace, etc.), un enjeu collectif qui commande d’agir en termes de politiques de protection ou de promotion de la subjectivité malmenée (la « question émotionnelle »), tout en construisant empiriquement une région de la réalité (le « secteur émotionnel ») à prendre en compte (souffrance sociale, dignité morale, respect statutaire, compassion éthique, reconnaissance sociale, etc.) comme jamais auparavant dans l’histoire des sociétés modernes.

La montée des revendications plutôt subjectives d’« égalité affective » découlant du travail de la logique de l’émotion sur le social concurrence aujourd’hui les demandes plutôt objectives d’« égalité sociale ». En effet, l’expression « souffrance sociale » est aujourd’hui bien plus prégnante que celle de « justice sociale » en tant que rhétorique politique pour mobiliser les actions contre les disparités statutaires sociales criantes, les injustices politiques, les formes de domination, etc. (Astier et Duvoux 2006 ; Otero 2012). Mais si tout le monde est stimulé à revendiquer la reconnaissance de sa souffrance subjective, à détecter son identité ignorée ou sa dignité bafouée, est-ce que cela veut dire que tout va de plus en plus mal comme une certaine sociologie critique l’affirme ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire de souffrir et de s’émouvoir quand tout le monde souffre et s’émeut ? Le champ de l’émotion et de la souffrance subjective est devenu un espace social fécond où l’on peut valoriser des significations, mettre en oeuvre des stratégies, mener des luttes, faire avancer des causes, obtenir des reconnaissances, mais aussi tout simplement exprimer des facettes banales de sa subjectivité et satisfaire des demandes d’empathie ordinaires tous azimuts. Ce n’est donc une question ni morale, ni psychologique, ni psychopathologique, mais bien avant tout sociologique : l’institutionnalisation de la logique de l’émotion est la condition de possibilité d’une souffrance psychologique de masse.

La possibilité même de mener à bien des recherches avec des « sujets humains » est attachée à une « police[30] » des émotions lorsque l’obtention du certificat d’éthique devient la sanction institutionnelle incontournable qui valide la « compassion épistémologique et méthodologique » du protocole de recherche soumis aux experts qu’on appelle personnes « versées en éthique ». L’institution du regard compassionnel et de l’injonction à la dignité dans le fonctionnement réel de multiples dispositifs d’accueil des plaintes multiformes (comités, bureaux, commissions, instances, ordres, syndics, etc.) produit de nouvelles alliances et hybridations à la fois disciplinaires et citoyennes (éthiciens, juristes, médecins, patients, contrevenants, partenaires de la recherche, etc.) (Michaud 2019) qui multiplient et renforcent les visages du respect, de la dignité ou de la compassion à l’infini. Dans ce contexte de chasse tous azimuts à la moindre indignité et aux foyers de souffrance subjective, un combat politique se déclenche entre des éthiques maximalistes (actualiser la police de l’émotion et les droits positifs en tout temps par des moralismes, paternalismes et éthiques de la vertu) et les éthiques minimalistes (se limiter à ne pas nuire délibérément[31]) qui balisent les nouvelles interfaces entre respect et abandon, tolérance et ingérence, paternalisme et autonomie (Ogien 2007 ; Otero 2020).

Anormal ou anomal ? La main invisible de l’intervention

Une autre remarque classique de Canguilhem (1950) peut nous aider à mieux comprendre la nature des interfaces de problématisation du social, à savoir la distinction entre les notions d’« anormalité » et d’« anomalie ». Anomalie dérive de la racine grecque an-omalos, qui signifie rugosité, aspérité, inégalité. Il s’agit en principe d’un terme descriptif, alors que le mot anormal (nomos signifie loi, norme, etc.) implique explicitement la référence (et l’écart) à une commune mesure (équerre, moyenne, modèle, etc.) ou à un ordre normatif avec ses fonctions liminaires et ses interfaces opérationnelles. En anatomie, nous dit Canguilhem, l’être anomal (organisme, organe, muscle, condition, etc.) désigne ce qui s’éloigne par son organisation (ornithorynque, araignée à neuf pattes, muscle surnuméraire, dextrocardie, hermaphrodisme, etc.) de la grande majorité des êtres auxquels il doit être comparé. Être anomal ne veut nullement dire être désorganisé, mal organisé ou dysfonctionnel, mais être organisé autrement, c’est-à-dire incarner en quelque sorte la preuve hétérotopique (et non pas utopique) d’un autre ordre empiriquement possible.

L’adjectif anomal est toutefois tombé en désuétude au fil du temps et a été assimilé de manière illégitime au champ sémantique de l’adjectif anormal qui a fini par l’avaler, ce qui non seulement modifie le sens original du terme, mais aussi légitime un feuilleté sans fin d’interventions correctrices possibles qui s’attaquent à l’expérience empirique d’un ordre empiriquement « autre ». En effet, une anomalie n’est pas pathologique, car l’« incidence fonctionnelle » de l’organisation « autre » ne peut être empiriquement démontrée, mais plutôt moralisée comme étant « incorrecte » par rapport à un modèle préalable, plus fréquent ou plus connu. Toutefois, n’est-il pas évident que l’enfant gaucher réussit à écrire correctement à l’école, que l’araignée à neuf pattes arrive à tisser sa toile, que le coeur à la mauvaise place du dextrocardiaque bat au bon rythme, que l’ornithorynque australien et le rhinocéros de Sumatra vivent leur vie « anomale » au-delà des classifications et des classificateurs ?

En effet, une anomalie devrait faire partie de l’« histoire naturelle » plutôt que de la pathologie fonctionnelle, en ce sens que l’anomalie est un phénomène à expliquer tandis que l’anormalité appelle une intervention, un traitement, une thérapeutique, une correction. En un mot, la « manière de lire » un phénomène étrange, exotique ou statistiquement sous-représenté tantôt comme anomalie tantôt comme anormalité est systématiquement doublée des questions normatives : que doit-on faire de lui ? comment doit-on le gouverner ? Si on « lit » un monstre dangereux plutôt qu’une sympathique licorne dans le même support vivant, les réponses en termes d’intervention seront fort différentes et, parfois, lourdes de conséquences. En un mot, on gouverne comme on lit. Les interventions policières à Montréal auprès des individus itinérants, souffrant des problèmes de santé mentale, ou encore racisés, en état de crise, illustrent ce phénomène car elles se déroulent, à l’occasion, en toute disproportion des moyens employés par rapport aux dangers réels encourus par les policier·ères qui sont mobilisé·es. Ces cas de figure dramatiques témoignent de la mobilisation des interfaces qui guident viscéralement la « main invisible » de l’intervention, qui se solde à l’occasion par la mort injustifiée et violente des personnes interpellées, qui sont plus vulnérables que menaçantes et dangereuses[32].

Un autre exemple riche pour la réflexion sur l’attention sociologique en fonction des jeux d’interfaces est la double controverse autour de la signification et de la croissance relativement récente et rapide du nombre de personnes, notamment des enfants, ayant reçu un diagnostic de TSA (trouble du spectre de l’autisme)[33]. Quant à la question de la signification, deux positionnements opposés s’affrontent : d’un côté, les TSA seraient des anomalies appartenant au registre de la neurodiversité qui se présentent comme des conditions « autrement » fonctionnelles qu’il faut « comprendre et respecter », de l’autre, les TSA seraient des anormalités dysfonctionnelles appartenant aux registres clinique et déficitaire vis-à-vis desquelles il faut « analyser et intervenir ». Quant à la question de la croissance rapide, les deux positionnements classiques soulignent tantôt l’existence d’une réalité vérifiable quant à l’augmentation réelle du nombre de personnes autistes, tantôt l’effet artificiel de l’étiquetage médical abusif jumelé à l’élargissement nosographique du spectre des diagnostics psychiatriques.

Cette double controverse scientifique classique (anomalie versus anormalité, réalisme versus constructivisme) est mise à mal par l’ambivalence politique actuelle de la critique sociologique et anthropologique, également classique, de la médicalisation et de ses déclinaisons (biologisation, psychiatrisation, pharmaceuticalisation, etc.) (Nader 2012 ; Collin 2016), qui semble de plus en plus appartenir à un espace d’ordre qui devient désuet à plusieurs égards. En effet, il devient de plus en plus difficile de trancher « politiquement » entre une intervention aidante et souhaitée (dysfonctionnement à atténuer) et une intervention illégitime et imposée (identité à respecter), compte tenu de la démultiplication des cas de figure intermédiaires du nouvel humanisme singulier et personnel aussi bien que de l’intersectionnalisation des dimensions identitaires tantôt concurrentes, tantôt complémentaires. D’une part, la critique sociologique de la médicalisation peut être un outil efficace qui contribue à légitimer des revendications identitaires sur la base, entre autres, de conditions neurologiques longtemps pathologisées. D’autre part, elle peut contribuer également à légitimer la déresponsabilisation des pouvoirs publics ou à diminuer la solidarité face au sort de personnes avec des capacités (ou caractéristiques) différentes qui sont objectivement placées en situation de fragilité statutaire (supports insuffisants, blocages fonctionnements, accès difficile à des ressources, etc.). Du même coup, où placer alors les interventions de la médecine identitaire, cosmétique et de confort, lesquelles, en fonction des cas de figure, deviennent tour à tour politiquement revendiquées ou rejetées[34] ?

La problématisation sociologique se double alors d’un dilemme éthique issu de l’inefficacité actuelle de l’interface classique anormalité–anomalie pour trancher sur le statut de ce qui pose (ou non) problème (et à qui), à savoir : intervenir et corriger, mais à quel prix, dans quels cas et dans quels contextes ? Ou encore : respecter et laisser être, mais à quel prix, dans quels cas et dans quels contextes ? Les interfaces entre identité et altérité, dysfonctionnement et alter-fonctionnement, handicap et différence, etc. doivent être non seulement actualisées, discutées en permanence et de manière plus fine dans les sociétés du nouvel humanisme singulier et personnel, mais aussi de manière davantage « située » en intégrant comme jamais auparavant les voix des personnes directement interpellées et, parfois, de leur entourage (familles, réseaux, communautés, etc.) dans un contexte de montée de la biocitoyenneté[35] (Fassin 2001) qui donne une épaisseur politique inédite aux « conditions » (neurologiques, physiologiques, physiques, etc.) qui oscillent entre les pôles du dysfonctionnement (à traiter ou supporter) et de l’alter-fonctionnement (à respecter ou laisser être).

Face au constat empirique d’un « différentiel des capacités » et des « obstacles à l’accès à des biens sociaux communs[36] » des individus singuliers, il s’ensuit une discussion éthique et politique portant sur le droit à un « différentiel de supports » afin de ne pas se cantonner derrière les rhétoriques creuses du respect de la différence ou de la critique médicale classique qui se traduisent parfois par une forme concrète d’abandon. En effet, on ne peut plus faire l’économie de la discussion systématique des conséquences matérielles et symboliques non seulement de l’intervention, mais aussi de la non-intervention, au-delà des positions dogmatiques constamment ébranlées par les cas de figure de plus en plus divers et complexes, tellement les rhinocéros et les ornithorynques sociologiques semblent se multiplier, minant les stéréotypes de l’ancien espace d’ordre. Dans ce sens, la sensibilité éthique envers les inégalités sociales (supports, ressources, opportunités, etc.) aussi bien que la sensibilité envers le respect identitaire (reconnaissance, tolérance, dignité, etc.) semblent destinées politiquement à converger, à se compléter et à se relancer dans une dynamique constante de va-et-vient entre le commun et le singulier afin d’assouplir la logique rigide de l’interface anormalité–anomalie de l’ancien espace d’ordre.

Et si, suivant cette optique, l’« hypothèse réaliste » (augmentation effective du nombre des cas de TSA, TDAH, etc.) et la critique sociologique qui la conteste (marquage diagnostique abusif) étaient plus complémentaires qu’opposées en fonction des cas de figure intermédiaires et spécifiques dans la dynamique sociétale entre le commun et le singulier ? On se demande de plus en plus dans les milieux d’intervention pourquoi la nécessité de « différentiels de supports » à faire valoir dans certaines situations statutaires ouvertement inégalitaires et la demande de respect des « voix identitaires alternatives » devraient être opposées au lieu d’être distribuées et dosées dans un continuum où les conditions empiriquement « subsyndromiques » (ou les feuilletés ontologiques de « conditions » intermédiaires) sont plus fréquentes que les stéréotypes militants ou les catégories syndromiques formalisées. Du même coup, si l’on s’en tient à la controverse qui oppose la croissance réelle des individus catégorisés TSA à l’hypothèse d’une fausse épidémie (phénomène du surdiagnostic), les arguments empiriques quantitatifs ne parviennent pas aisément à se faire valoir, car on ne s’entend pas, tout comme dans le cas de l’itinérance entre autres, sur la nature de ce qu’on dénombre et mesure. Ou l’on sous-estime le phénomène et on le néglige, voire on l’abandonne, ou l’on stigmatise le phénomène et brime des identités en les empêchant de s’épanouir. Puisque bien des cas de figure ne sont que partiellement comparables, toute tentative de chiffrement est devenue suspecte, contestable et, parfois, carrément blessante. Tout chiffrement est devenu à la fois émotionnel, éthique et politique, ou plutôt politiquement émotionnel et éthique.

Les cas de figure extrêmes posent à leur tour des problèmes également extrêmes lorsque l’épaisseur identitaire n’est même pas au rendez-vous pour ébaucher des figures minimalement positives. En effet, nommer ceux et celles qui incarnent les univers précaires de la grande vulnérabilité contemporaine (itinérance chronique, dépendances graves, troubles de santé mentale fort handicapants, etc.) moins par leurs appartenances, aussi ténues soient-elles (ancrages sociétaux ou identitaires positifs), que par leurs désaffiliations, transgressions, déficits et insuffisances, suscite de nouveaux dilemmes sociologiques et éthiques autour de ce qu’on pourrait appeler les « anomalies par défaut ». Ces individualités négatives sont tellement marquées par des carences, des impuissances et des dérèglements à la fois multiples et dramatiques qui révèlent brutalement l’absence criante (ou l’inadéquation radicale) de supports pour leur venir en aide. N’est-on pas en face du réseau liminaire commun (le réseau secret de l’espace d’ordre dont parlait Foucault) qui lie « en creux » les domaines de la grande vulnérabilité physique, sociale, psychique et sécuritaire vers l’« expérience totale » de la limite anthropologique[37] ? Car on se heurte vite à la « non-spécificité » radicale de l’expérience de la survie biologique des anomalies par défaut.

N’est pas encore une fois « la loi intérieure des choses » qui semble modifiée par le rapprochement asymptotique opéré par l’interface entre humanité et non-humanité, lorsque l’emprise des besoins essentiels « non spécifiques » du corps semble prendre toute la place de l’expérience ? Et lorsqu’on est presque dans l’abîme des limites de l’espace d’ordre qui définit l’humain, tout ce qui reste à faire est-il de « réduire les méfaits[38] » en abandonnant tout espoir de réhumanisation ? N’est-ce pas simplement aujourd’hui la politique officielle d’intervention en matière de toxicomanie, mais de plus en plus l’attitude complémentaire de l’injonction implicite « il n’y a rien à faire » à part gérer les conditions minimales de la survie biologique ? N’est-ce pas également une continuation logique, mais extrême et décompensée, des politiques de désinstitutionnalisation qui, dès les années 1950, se sont montrées impuissantes à déployer les supports différentiels nécessaires pour pallier les besoins des « anomalies par défaut » autrefois à l’abri du regard public en ne se rabattant que sur l’attention minimale envers des corps « déshumanisés »[39] ?

Entre l’hypersensibilité de l’éthique compassionnelle pour tout et son contraire (éthiques maximalistes) et l’abandon spectaculaire mais « respectueux » des individus « enfermés dehors » dans des situations limites, n’est-on pas en train de jouer à fond le paradoxe des sociétés contemporaines où rectitude politique et dédouanement des responsabilités collectives face au sort de plus fragiles se jouent sous un fond de cynisme consensuel[40] ? L’idéal-type de la « dévolution » décrit par Danilo Martuccelli (2004) comme une figure extrême de la régulation des anomalies par défaut en est un bon exemple. Cette figure opère au travers d’une volonté radicale d’économie de toute forme apparente d’imposition auprès des individus extrêmement vulnérabilisés en les confrontant aux conséquences directes de tous leurs actes d’échecs répétés encore et encore qui minent toute possibilité aussi minime soit-elle de construction d’une identité positive.

L’un des défis majeurs auxquels font face les sociétés actuelles d’individualisme de masse est celui de trouver la manière d’agir efficacement sur les inégalités sociales (positions sociales, rapports de force, etc.) et de santé (années vécues en bonne santé, espérance de vie, etc.) tout en évitant le double piège de la standardisation bureaucratique de l’État providence des trente glorieuses et de la promotion psychosociale néolibérale des « capacités » individuelles des acteurs inégalement supportés. Si l’on se rappelle les deux derniers travaux importants de Robert Castel (1995 ; 2009), qui analysent les transformations historiques de la question sociale, du monde du travail et du salariat, on constate que tous les deux finissent sur la même réflexion, à savoir l’urgence de réfléchir sérieusement aux nouveaux supports de l’individualité contemporaine.

Lire la manière de lire : les nouvelles conditions de l’attention

Si l’on revient à la vision de Borges, qui était par ailleurs aveugle, celle-ci postule qu’autant la mémoire absolue que la réalité absolue sont des impensés qui ne peuvent être énoncés que par voie de la « fiction » qui est elle-même une manière de lire, une perspective, une posture. Bref, un point de vue. La mémoire absolue est impensable[41] car il est impossible de tout sauvegarder sans devenir littéralement incapable de penser du fait de l’accumulation paralysante des matériaux entassés au gré des contingences de l’expérience de l’esprit qui perçoit, voit, rêve, imagine, pense sans cesse. Car la condition de possibilité la plus élémentaire de l’opération de penser, dit Borges, c’est d’oublier les différences.

La réalité absolue[42] est également impensable, car comment saisir toutes les choses à partir de tous les endroits (places) et à partir de tous les angles (perspectives) possibles ? Et même si cette expérience était possible, comment rendre compte à la fois de la simultanéité et de l’énumération dans une tentative de formulation de la réalité sans inventer une nouvelle forme de langage pour exprimer l’impensable ? Cette nouvelle forme de langage inventé, forcément une fiction parmi d’autres possibles, est incontournable pour penser toute « réalité ». Dans cette optique borgésienne, une « fiction » est loin d’être un récit fantastique ou irréel, mais plutôt un véritable espace d’ordre, dont la fonction est d’ordonner, coordonner, classer, nommer, censurer, ignorer, voire inventer. La « fiction », ainsi entendue – tout comme les classifications des taxinomistes –, se mêle sans cesse et inéluctablement à la réalité au point de ne plus la distinguer, car elle, loin d’être un élément extérieur ou artificiel, fait inéluctablement partie de manière légitime de toute « réalité pensable ». Bref, de toute réalité tout court. Dans une perspective borgésienne, il n’y a aucun sens à distinguer « fiction » et réalité car l’une ne peut pas être énoncée, pensée, formulée, sans l’autre. La seule réalité possible, énonçable, capable d’être formulée est celle qui est « déjà-là », mise en forme par une « fiction », c’est-à-dire que la prétendue réalité absolue est une « vraie fiction » au sens qu’elle est irréelle, impensable, insaisissable. La seule réalité digne de porter ce nom serait ainsi un composé inextricable, dirait Foucault, d’ordre, de mots et de choses.

La conceptualisation foucaldienne de l’espace d’ordre rejoint cette intuition borgésienne (la fiction ordonne, modifie, s’entremêle, rend possible et constitue la réalité) car elle embrasse simultanément trois dimensions indissociables : la loi intérieure des choses (ontologie), un réseau implicite (dispositions et positions) et une manière de lire (grammaire). À la lumière des transformations évoquées et discutées au long de ce texte, peut-on énoncer quelques caractéristiques saillantes du nouvel espace d’ordre du « social problématique » qui guide la main invisible de l’intervention contemporaine ? Nous avons illustré par quelques cas de figure révélateurs le travail incessant des interfaces telles qu’anomalie–anormalité, humain–inhumain, conforme–déviant, normal–pathologique, légitime–illégitime, licite–illicite, etc. qui révèlent l’espace d’ordre qui se dessine aujourd’hui non seulement sur le plan des procédures mobilisées (figures du savoir), mais également (et en même temps) de la redéfinition de la nature même des choses (domaines de la réalité). L’émergence de ce nouveau cadre, c’est-à-dire la nouvelle « pelouse verte » de l’espace d’ordre, nous permet à la fois de sortir l’ancien cadre et de le redéfinir à nos yeux contemporains comme inadéquat ou illégitime, tantôt à certains égards, tantôt intégralement. Ce n’est qu’à partir de ces nouvelles conditions de l’attention que nous pourrons répondre dans le « feu de l’intervention » à des questions essentielles telles que : quelle licorne sera en droit de côtoyer quel rhinocéros ? Laquelle des deux bêtes sera dangereuse, pourquoi, pour qui et dans quel contexte ? Laquelle sera en droit d’« être elle-même » paisiblement ? Laquelle devra être « gouvernée », c’est-à-dire aidée, supportée, corrigée, réprimée ou abandonnée[43] à son sort ?

Les nouvelles figures du savoir qui opèrent tantôt le rapprochement et tantôt l’éloignement entre les mots et les choses donnant forme aux conditions de l’attention sociologique contemporaine laissent entrevoir quelques éléments communs de l’espace d’ordre qui se dessine :

  1. effondrement de la lecture populationnelle à l’origine de la construction classique de stéréotypes sociologiques homogènes (itinérant·e, criminel·le, prostitué·e, toxicomane, etc.) au profit des règles de l’individualité contemporaine (responsabilité, autonomie, initiative, performance, etc.) qui définissent le nouveau visage de l’humanisme ordinaire ;

  2. intersectionnalisation de la consistance du réel problématique par la définition de seuils critiques, notamment dans les croisements des domaines du social, de la santé et de la sécurité qui définissent l’ontologie de l’« évidence du désordre » et légitiment l’intervention hybride ;

  3. passage des « classes » dangereuses, en danger et dérangeantes aux « individus » dangereux, en danger et dérangeants, en résonnance avec les dynamiques profondes de singularisation du social ;

  4. hybridation et mise en réseau des domaines disciplinaires, des stratégies d’intervention et des acteurs multiples de l’intervention sur le « social problématique » exprimées concrètement par les dispositifs relevant de la justice thérapeutique, la police communautaire, les infirmier.ères de rue, les tribunaux spécialisés en problèmes sociaux variés, les équipes mixtes (social, sécurité, médecine, psychologie) d’intervention, etc.) ;

  5. consolidation de la « police émotionnelle » en tant qu’ensemble de dispositifs qui détectent les atteintes à la dignité, les exigences de respect, les déficits de reconnaissance, les formes de souffrance, etc., tout en donnant une consistance sociale réelle au « secteur émotionnel » ;

  6. omniprésence corrélative de l’éthique compassionnelle (dignité, émotions, blessures morales, respect, reconnaissance, etc.) pour légitimer (ou délégitimer) des plaintes subjectives, revendications identitaires, formes de victimisation positives et demandes d’intervention ;

  7. nouvelle sensibilité méthodologique marquée par la méfiance de l’observation systématique « objectivante », de la mesure et du dénombrement au profit de la montée de la prise en compte sensible des paroles situées comme source de véridiction[44] ;

  8. redéfinition (voire dédouanement) des responsabilités (ou assurances) collectives à l’égard des « anomalies par défaut » qui se déclinent dans des nouvelles figures de la retenue telles que l’abandon respectueux, l’écoute contemplative, les repérages des autonomies discrètes dans les « vies moindres » (Namian 2012), etc. ;

  9. démultiplication et visibilisation des dilemmes éthiques maximalistes à l’endroit des enjeux mineurs tous azimuts et invisibilisation corrélative des clivages objectifs, statutaires, positionnels, etc.[45] ;

  10. démultiplication de cas de figure intermédiaires dans la dynamique sociétale entre le commun et le singulier qui alimente sans cesse le principe de précaution et fragmente le social problématique dans un feuilleté de cercles concentriques subsyndromiques qui stimule la singularisation à l’infini.

L’attention sociologique (et autres logiques) au sens de son acception la plus élémentaire en tant que « tension de l’esprit vers quelque chose » permet de « lire le social » en tentant de saisir les contours de l’« inquiétude primordiale » qui délimite les régions contemporaines du social problématique et guide la « main invisible de l’intervention ». Les conditions de l’attention sociologique distribuent les statuts des phénomènes inattendus (licornes, rhinocéros, ornithorynques) en fonction des normes émotionnelles telles que l’étonnement (curiosité), l’indignation (morale) et l’inquiétude (peur) qui sont indissociablement reliées à des modes d’agir différenciés en termes de nature, d’intensité et de conséquences.

Dans La gestion des risques (1981), Robert Castel attirait déjà l’attention sur deux phénomènes complémentaires dans la dynamique de régulation des risques sociétaux qui se sont assurément approfondis et généralisés : la transformation de l’expert spécialisé en expert général et la généralisation des continuums des « ensembles souffrants ». Le premier est l’effet du repérage et de l’investissement inépuisable et systématique des interstices inter-catégorielles et trans-catégorielles de la part des disciplines de l’intervention. La deuxième dérive de l’institutionnalisation d’une sensibilité « souffrante-blessante » tous azimuts qui rend légitime a priori toute intervention. Car quel quidam ne souffre pas ? Quelle expérience n’est pas potentiellement souffrante ? Une armée d’intervenants spécialisés sont de plus en plus amenés à agir de manière « non spécialisée », tels des pompiers « réducteurs de méfaits » qui étendent le feu en ouvrant des nouveaux foyers potentiels d’incendie à l’infini. Dans cette logique où le feu éblouit davantage qu’il n’éclaire, des enjeux subjectifs dérisoires rivalisent en attention avec des phénomènes objectifs préoccupants (tels que les inégalités sociales grandissantes) qui se trouvent alors invisibilisés par la performativité de l’indignation de l’éthique maximaliste de l’intervention sociale au sens large.

Hier comme aujourd’hui, on classe et on gouverne comme on lit.