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Cet ouvrage ravira deux catégories de lecteurs : d’une part, ceux qui s’intéressent aux liens éventuels entre terminologie et traduction, ou s’interrogent sur ce point ; d’autre part, ceux pour qui traduction et terminologie ne sont pas des phénomènes purement occidentaux et contemporains, mais avant tout des produits d’une culture. Héba Medhat-Lecocq, son auteure, a en effet réuni, pour l’écrire, ses compétences d’arabisante, de traductologue et de terminologue, rencontre qui n’est pas si fréquente…

Il comporte, outre une préface de Jean René Ladmiral (i-iii), huit chapitres rassemblés en trois parties : « Deux disciplines, même chantier. Quelques éléments de définition nécessaires » (7-54) ; « Dans les méandres des deux disciplines : deux traversées théoriques nécessaires » (55-140) ; « Au confluent des deux disciplines. Réflexions méthodologiques et théoriques » (141-208).

La problématique est d’emblée indiquée : préciser les lieux de rencontre entre terminologie et traduction et rechercher « une approche cohérente susceptible de répondre aux besoins des acteurs oeuvrant dans les deux domaines » (3).

Le premier chapitre (« Langues spécialisée, langue technique, langue scientifique : des différences ? », 11-25) s’emploie d’abord à mettre en place – et c’est la moindre des choses – la terminologie du domaine, et à rectifier quelques préjugés encore vivaces : « on ne peut aucunement réduire le savoir spécialisé à une liste de termes scientifiques accompagnés chacun de sa définition » (19), par exemple. Il situe également la traduction spécialisée au sein du vaste univers traductionnel. Il s’agit ensuite de préciser les différences et les relations entre objets, concepts et termes (27-50). Les premiers sont extralinguistiques, les seconds sont mentaux, les troisièmes relèvent de la langue. C’est qu’il n’est pas si simple de conceptualiser le concept, un peu comme le temps chez saint Augustin – ou d’ailleurs la traduction… En tout état de cause, le point de convergence de ces différentes approches est, pour Héba Medhat-Lecocq, le sens (51-52).

Toute la deuxième partie va être consacrée à une mise en perspective historique des éléments en question, d’abord de la terminologie, ensuite de la traductologie. Ce qui est fait de manière remarquable. La partie terminologique a également pour originalité de revenir sur « le legs du passé de la discipline terminologique dans le monde arabe et en Occident » (61-68), avant d’en venir à la théorie générale de la terminologie, due à Eugen Wüster, puis à tous ceux qui ont enrichi ce domaine par la suite (69-90). Il faut ici saluer la clarté des explications, en particulier concernant la formation et l’appréhension des termes en arabe. L’approche de la traductologie est elle aussi d’abord historique (93-112), mais tient à s’ancrer dans une pratique. En témoigne le titre du chapitre 2 de cette partie : « Penser la traductologie à l’aune de la traduction » (91-136). Là encore, cet ouvrage peut être considéré comme un excellent guide, qui réussit l’exercice difficile de se montrer synthétique sans en rester au cliché. On y trouvera la plupart des grands noms de la traductologie tels qu’ils sont connus dans le domaine francophone. Il reste à la troisième partie à faire converger les deux disciplines. D’abord, en instituant « Le discours spécialisé comme univers partagé » (145-156) puis, en s’appliquant à montrer en quoi la traduction et la terminologie sont en fait deux faces d’une même médaille (157-186), avant de proposer « une approche conceptuelle en terminologie comparée et en traduction », sans impérialisme de l’une ou l’autre de ces disciplines. Ce qui, là non plus, n’allait pas de soi.

Nous l’avons dit, l’auteure procède à une présentation aussi objective que possible des différents courants qui traversent tant la terminologie que la traduction. Elle a néanmoins sa préférence : « la forte corrélation entre la démarche onomasiologique réfléchie et la déverbalisation, deux actes mentaux nécessaires lors du passage d’une langue à l’autre » (210). Bref, Wüster, penchant normatif (5) plus Seleskovitch ? Et le fait est qu’on est frappé par la compatibilité et les emboîtements entre les travaux de ces deux figures. D’autres appariements seraient au demeurant possibles (par exemple entre démarche sémasiologique, fondée sur les corpus, et traduction pragmatique), mais toute liberté est de toute manière laissée au lecteur de choisir ses propres associations. Cet ouvrage lui facilitera grandement cette tâche, et il faut s’en féliciter. Les tenants de la théorie générale de terminologie sauront au passage gré à l’auteure de rappeler, comme naguère Danielle Candel (2004), que celle-ci ne se limite pas à une apologie de la normativité (188-189). D’une manière générale, c’est par les auteurs individuels plus que par les théories que passe Mme Medhat-Lecocq, nous y reviendrons.

Cet ouvrage pose une autre question qui n’est pas anodine : dans quelle mesure peut-on considérer que la langue compte dans l’élaboration d’une pensée traductologique ou terminologique ? Dirions-nous la même chose si nous pratiquions ces disciplines aux États-Unis, ou en Allemagne, par exemple ? Cette question renvoie un des paradoxes de la traductologie jusqu’à il y a une vingtaine d’années : on pouvait y voir la juxtaposition de différents courants nationaux, avec peu d’interpénétration, provincialisme à la fois absurde et significatif. Avec ce livre, nous avons une tentative de réponse à cette question de l’universalité de la traductologie et de la terminologie à partir de la sphère arabophone, et de ses particularités – y compris dans la dimension de rédaction technique, inhérente aux métiers de la traduction. Le tout étayé par des exemples et des éléments scientifiques. Ce livre répond donc à un questionnement tout à fait essentiel : quelle terminologie pour la traduction professionnelle ? Question qui reste d’actualité car, dans de nombreux masters en France ou ailleurs, elle trouve encore une réponse peu satisfaisante, qui consiste à faire de la terminologie un pis-aller : trop souvent, elle est considérée comme nécessaire mais ni comme plaisante ni comme glorieuse. Grave erreur ! À bien des égards, cet ouvrage pourrait constituer un manuel fort utile pour l’enseignement dans les formations professionnelles, y compris celles dans lesquelles l’arabe est absent. Non, décidément, la réflexion terminologique, dans ses liens avec la traduction et la traductologie, n’est toujours pas une évidence.

Cela n’interdit pas pour autant la critique. Lors des rééditions, car nous pensons que cet ouvrage mérite une ample diffusion, il pourra être nécessaire de corriger quelques coquilles, en général sans gravité, à une exception près : le deuxième siècle de l’Hégire (62) ne correspond pas au XVIIIe siècle de l’ère chrétienne, mais au VIIIe siècle.

On pourra aussi débattre de certains points. Ainsi, lorsque Mme Medhat-Lecocq affirme « quand le même objet est conceptualisé différemment, il y a lieu de le considérer comme deux objets différents, chacun ayant un champ conceptuel distinct » (205). Certains diraient que l’arborescence, dans un tel cas, ne sera pas la même, sans pour autant qu’il y ait différence ontologique.

On peut également observer une tendance à embrasser l’ensemble des problématiques traductologiques comme terminologiques à partir de concepts qui seraient invariants et fixés dès les tout premiers temps de la réflexion sur ces domaines, à savoir la fidélité et la dichotomie entre lettre et esprit. N’est-ce pas considérer qu’il n’y a pas au final de rupture épistémologique ? N’est-ce pas faire, comme si la traductologie ne s’était pas progressivement constituée, sinon comme une science, au moins comme une discipline à dimension scientifique ou praxéologique ? Peut-être une telle approche aurait-elle pu s’enrichir, sur ces points, de l’apport de chercheurs comme Andrew Chesterman (1997/2016). Enfin, le choix d’aborder les grandes théories de la terminologie et de la traductologie principalement par les auteurs qui y sont associés peut non seulement produire des effets d’autorité, mais aussi donner l’impression que procurent certains arts martiaux extrême-orientaux : une pléthore de maîtres et une absence de disciples. Peut-être, pour parler des différents courants de la terminologie et de la traductologie, pourrait-on imaginer d’aborder la question, justement, en terminologue, par exemple à partir d’un tableau matriciel présentant un certain nombre de caractéristiques qui seraient présentes ou non dans certaines théories, défendue par certains auteurs. Si tant est, toutefois, que cela soit réalisable…

En tout état de cause, ces critiques sont de peu de poids devant l’intérêt scientifique et pédagogique de cette publication. Dans les formations en traduction, il est d’usage de recommander aux étudiants la lecture des ouvrages terminologiques de Maria Teresa Cabré (1993/1998) et, surtout, de Marie-Claude L’Homme (2004/2020). Sans rien retirer à ces deux sources précieuses, nous n’avons pas peur d’affirmer que ce livre signé par Héba Medhat-Lecocq peut non seulement figurer à leurs côtés, mais possède en outre l’avantage de faire le lien directement et à parts égales entre terminologie, traduction et traductologie. Le sous-titre « Approche interdisciplinaire » de la page de titre est donc non seulement justifié, mais fort appréciable.