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Depuis le début de la mondialisation, on observe la prolifération continue des points de contact entre la traductologie et le sujet de la criminalité. Malgré cela, les recherches vouées à leur compréhension restent peu nombreuses[1]. Ne serait-ce que pour cette raison, l’ouvrage Traduire la criminalité : Perspectives traductologiques et discursives, dirigé par Giuditta Caliendo et Corinne Oster, devrait être salué comme une contribution remarquable au domaine. Au demeurant, ce recueil de huit chapitres doit aussi être salué pour la variété de sujets qu’on y aborde – comme la traduction littéraire, journalistique, audiovisuelle et juridique. Autrement dit, cet ouvrage s’aventure bien au-delà du sujet de prédilection des traductologues dans ce domaine, soit la traduction de la fiction sur la criminalité, notamment du roman policier.

Au chapitre des aspects positifs de ce recueil, on ne saurait passer sous silence le large éventail de cadres théoriques qui y sont mobilisés pour analyser les représentations discursives de la criminalité organisée. Divisé en quatre parties de deux chapitres chacun, le recueil inclut plusieurs approches : les approches littéraires (Fiona McCann, Cathy Fourez) ; les approches linguistiques, discursives et multimodales (Inge Lanslots, Paul Sambre) ; les approches sémiotiques, audiovisuelles et cinématographiques (Giuseppe Balirano, Frédérique Brisset) ; et les approches traductologiques dans le contexte européen ; sans compter une perspective jurilinguistique (Giuditta Caliendo et Giuseppina Scotto di Carlo ; Hanaa Beldjerd et Armand Héroguel)[2].

En fait, l’éventail de cadres théoriques de cet ouvrage est si large qu’on pourrait même dire qu’il en menace la cohésion. Le but de l’introduction générale, intitulée « La traduction était presque parfaite : défis traductologiques autour de la criminalité », ainsi que des présentations spécifiques de chacune des quatre parties semble d’ailleurs être d’éviter un tel risque[3]. Le risque d’incohésion est écarté non seulement en raison du fil conducteur de l’ouvrage, la criminalité organisée dans un contexte de mondialisation, mais aussi parce que, dans les différentes approches traductologiques, on aborde toujours le sujet sous l’angle principal de la sociologie de la traduction.

Ce recueil a été précédé d’une journée d’étude tenue en 2016 sur le sujet « Traduction et criminalité – La représentation discursive du crime organisé »[4]. Lors de cette journée, les participants ont exploré le rôle de la traduction dans les représentations discursives de la criminalité organisée dans un contexte de mondialisation[5]. Dans le recueil, les directrices proposent d’approfondir l’analyse des effets de la mondialisation sur ce sujet de recherche, comme en témoigne leur usage fréquent, dans l’introduction générale autant que dans les présentations spécifiques, des expressions représentations internationalisées (p. 20), imaginaire mondialisé (p. 22), imaginaire globalisé (p. 23), circulation transnationale (p. 69) et circulation du cinéma mondialisé (p. 122). Le sens de ces adjectifs – internationalisé, mondialisé, globalisé et transnationale –, qui semblent être utilisés comme des synonymes interchangeables, n’y est néanmoins pas défini.

La traduction est le dénominateur commun de l’ensemble des sujets et des cadres théoriques abordés dans ce recueil. Aussi, dès l’introduction générale, les directrices adoptent une approche sociologique de la traduction, ce qui leur permet de mettre en évidence les points de chevauchement avec les tendances récentes de la discipline (Pym, Schlesinger et Jettmarová 2006 ; Wolf et Fukari 2007). Elles s’y réfèrent dans ces termes : « La sociologie de la traduction, domaine de recherche en plein essor (Wolf 2007), examine les implications de la traduction en tant que pratique sociale en y intégrant l’analyse textuelle et extratextuelle » (p. 17). Ce choix théorique n’est pas incohérent avec le présupposé fondamental du recueil selon lequel la mondialisation serait un cadre inévitable, dans le contexte actuel, pour comprendre les représentations discursives de la criminalité organisée.

À la simple lecture du titre du recueil (« Traduire la criminalité »), le lecteur comprend immédiatement le rôle que l’on attribue à la traduction. Le terme traduction n’y est cependant pas utilisé dans son sens strict, c’est-à-dire dans le sens de transfert interlinguistique. Il l’est plutôt dans son sens large, soit comme une métaphore pour illustrer les différentes modalités de la « médiation discursive[6] ». Dans le recueil, le terme traducteur est lui aussi étendu à « d’autres médiateurs du discours comme “passeurs de sens” »[7]. Néanmoins, ce que Beldjerd et Héroguel, les auteurs du chapitre « Traduction et réponse judiciaire en matière de criminalité organisée » (dans la quatrième partie), expriment à propos du droit pourrait tout aussi bien être appliqué à la criminalité : « On ne traduit pas le droit, on traduit des textes » (p. 230).

Le terme traduction n’est pas utilisé dans son sens métaphorique seulement dans le titre ; il l’est aussi fréquemment tout au long du recueil. Pour présenter le chapitre de McCann, « Traduire la “criminalité” : la question de l’idéologie dans Mon traître et My Traitor de Sorj Chalandon » (dans la première partie), Oster utilise l’expression première traduction comme métaphore pour représentation fictionnelle : « […] nous avons affaire chez McCann à un texte que l’on pourrait déjà qualifier de “première traduction” d’une situation étrangère pour un lectorat français » (p. 31). À propos du chapitre de Balirano, « Traduire la proxémie masculine dans la représentation du crime organisé napolitain : le “rendu” audiovisuel dans Gomorrah the series[8] » (dans la troisième partie), les deux directrices utilisent le terme traduction comme synonyme d’interprétation[9] : « […] la lecture des codes visuels et haptiques de cette culture à contexte fort fait l’objet d’une “traduction” de la part des spectateurs issus de cultures à contexte faible habitués aux productions anglo-saxonnes » (p. 21). Ces emplois métaphoriques sont délibérés, comme en témoignent les guillemets. On soulignera néanmoins que, dans la plupart des cas, on n’y a pas eu recours.

Les auteurs eux aussi se servent du terme traduction de manière métaphorique. Dans le chapitre « La narcocultura en forme documentaire » (dans la deuxième partie), Lanslots utilise l’expression traduction à l’écran (p. 246) afin d’analyser la manière dont deux documentaires récents sur la criminalité organisée au Mexique constituent une représentation audiovisuelle de ce phénomène. Lanslots n’aborde aucune problématique liée spécifiquement à la traduction dans ces documentaires. Pourtant, il se sert souvent du terme traduction comme métaphore de représentation audiovisuelle, par exemple dans la question rhétorique suivante : « Peut-on analyser le documentaire comme s’il était la traduction d’un processus étroitement lié à la société ? » (p. 75).

À propos des deux chapitres de la deuxième partie, Caliendo reconnaît que le terme traduction n’y est pas toujours utilisé dans son sens strict : « Les études présentées dans cette deuxième partie proposent d’interpréter la traduction au-delà du sens plus traditionnel de transfert interlinguistique » (p. 69). Pourtant, ni les directrices ni les auteurs ne définissent les différents sens que l’on donne métaphoriquement au terme traduction, soit implicitement, soit explicitement, dans le recueil. Outre les passages déjà cités, il n’est pas nécessaire de chercher bien loin pour trouver d’autres exemples d’emplois métaphoriques du terme traduction. Par exemple, mentionnons les sens métaphoriques de médiation discursive (dans « traduction […] de la criminalité » [p. 31]), de représentation fictionnelle (dans « première traduction » [p. 30]), de représentation audiovisuelle (dans « traduction […] à l’écran » [p. 22]) et d’interprétation (dans « traduction de l’image » [p. 123]).

Les directrices se servent du terme traduction dans un autre sens encore, soit comme métaphore pour traduction culturelle (Bhabha 1994), notamment dans le passage suivant : « […] la Camorra semble résister au transfert de sens et aux tentatives de traduction effectuées vers l’étranger » (p. 21). Ce recueil n’est certes pas le seul ouvrage à aborder la traduction comme une métaphore pour faire référence aux différentes modalités de médiation interculturelle. Cet usage est en effet si fréquent, notamment dans les études culturelles et postcoloniales, qu’il est devenu un sujet de recherche à part entière en traduction[10]. Cela serait dû au fait que la notion de traduction culturelle, dont le caractère problématique est mis en évidence par D’hulst (2008), s’est « configurée comme le trope par excellence de la médiation interculturelle, au moment où s’est popularisé le discours sur l’interculturel et sur la globalisation ou “glocalisation” de nos sociétés » (D’hulst 2010 : 54).

L’usage quelque peu abusif du terme traduction tout au long du recueil est ainsi symptomatique des profondes mutations des savoirs dans le contexte de la mondialisation. Selon Wolf (2007), dont les recherches sont citées à plusieurs reprises par les directrices, l’énorme potentiel de la notion métaphoriquement conceptualisée de la traduction dans le contexte actuel serait le résultat de la substitution des visions statiques sur la culture (fondées sur la tradition et l’identité) par un paradigme dynamique des processus d’interaction culturelle ; et la place centrale occupée par la notion de traduction comme un tel paradigme à partir des années 1990 serait intimement liée à la contribution des recherches en traduction à la compréhension de la construction de la culture, aussi bien qu’à la crise du concept de représentation dans le domaine des études culturelles.

Dans ce contexte, on comprend tout à fait les avantages d’avoir recours à la notion de traduction comme fil conducteur dans le recueil Traduire la criminalité : Perspectives traductologiques et discursives, qui inclut des recherches très variées sur les représentations discursives de la criminalité organisée dans un contexte de mondialisation. Cette notion y est comprise non pas comme un concept aux contours précis, mais comme une métaphore permettant d’aborder un grand nombre d’approches, notamment celles discursives, littéraires, multimodales, sémiotiques et culturelles. Il est regrettable, néanmoins, que cette métaphore ne soit ni justifiée ni abordée explicitement, ou encore qu’on n’en analyse pas les différents emplois qui oscillent, outre le sens strict de transfert interlinguistique, entre des sens très éloignés les uns des autres, notamment ceux de médiation discursive, de représentation fictionnelle, de représentation audiovisuelle, d’interprétation et de traduction culturelle.