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Le fait qu’une action soit accomplie seulement « par devoir » semble pouvoir conférer une certaine valeur morale à son auteur. Pourtant, lorsque Paul affirme qu’il fait ce qu’il fait « parce qu’il l’a promis » — et non pour une autre raison —, son explication n’est-elle pas purement tautologique, la nécessité d’agir par devoir s’expliquant alors par le devoir ? Tel est le problème — « le problème motivationnel du catégorique » (p. 16) — auquel Vincent Boyer s’attelle dans son ouvrage. Les trois premiers chapitres du livre seront consacrés à l’examen critique des doctrines — l’utilitarisme et les approches humienne et kantienne du devoir — qui prétendent apporter une solution à ce problème. Il ne s’agira pas, ensuite, de proposer une nouvelle « théorie éthique normative » (p. 19). L’auteur préconise plus radicalement un changement de méthode : « […] commencer par la description d’une pratique, celle de faire des promesses et d’apprendre à les tenir pour en tirer des conclusions “morales”, notamment des conclusions sur le sens du “catégorique” » (p. 20). Le modèle de cette méthode « pragmatiste » sera fourni par les analyses de la pratique de la promesse proposées par Elizabeth Anscombe notamment.

Le problème et la méthode sont donc particulièrement bien définis dès le départ de cette enquête palpitante qui nous plonge au coeur de questions morales fondamentales telles qu’elles peuvent être éclairées par la philosophie contemporaine.

L’entreprise peut toutefois paraître étonnante. L’expression « agir par devoir » est habituellement associée aux morales « déontologiques » — notamment kantienne —, plutôt qu’aux autres théories morales examinées dans l’ouvrage. Anscombe est même connue pour avoir préconisé l’abandon de l’idée de « devoir moral » — idée non seulement illusoire mais nuisible à ses yeux[1]. À quelles conditions, par conséquent, notre auteur pourra-t-il en faire un usage pertinent ? Tel sera le fil conducteur de notre propre enquête sur l’enquête menée par Vincent Boyer.

Le premier chapitre explique l’échec de la « déontologie utilitariste » (p. 23) à rendre compte du « catégorique ». Mais l’expression elle-même n’est-elle pas contradictoire ? Un des grands mérites du travail de Vincent Boyer est de nous donner de bonnes raisons de nous affranchir de la distinction scolaire entre déontologisme, conséquentialisme et éthique des vertus, classification dont la genèse est limpidement restituée à partir du « tournant métathéorique » (p. 35) amorcé par Sidgwick (p. 58 sq.). Contrairement à ce que suppose cette classification, l’utilitarisme est bien une théorie du devoir et, en ce sens une « déontologie ». C’est la typologie introduite par C.D. Broad qui fait du « déontologisme » une position extrême qui s’opposerait radicalement aux théories « téléologiques » : « Les théories déontologiques, dit-il, soutiennent qu’il y a des propositions éthiques de la forme : “Il est toujours bon (ou mauvais) d’accomplir telle ou telle sorte d’action dans telles ou telles circonstances, quelles que puissent être les conséquences”[2] ». Mais, selon la formule d’Elizabeth Anscombe, ce « déontologiste » est une « bête fictive » auquel s’oppose fictivement une approche « téléologique » (p. 68-69). Le refus du conséquentialisme n’implique nullement qu’il y ait des actions qu’il faille toujours accomplir indépendamment de leurs conséquences bien qu’il puisse impliquer que l’on n’agisse pas toujours en fonction des meilleures conséquences de nos actes — ce qui est fort différent. Aux yeux de l’utilitariste, « nous avons le devoir moral de choisir l’action qui produira le plus de bien-être » (p. 26). Toutefois, cette définition du devoir empêche l’utilitarisme de rendre compte de la tenue d’une promesse comme « acte de fidélité » (p. 28-29) — selon la terminologie empruntée à Michael Thompson — c’est-à-dire un acte accompli simplement « par devoir » de tenir sa promesse.

Ce que l’on a appelé « l’utilitarisme de la règle » ne permet-il pas, pourtant, de rendre compte du motif de la promesse ? Cette question est examinée à travers l’analyse approfondie de différentes interprétations de l’article de John Rawls, « Deux concepts de règle », dont Vincent Boyer avait déjà offert la traduction en français[3]. Dans l’interprétation qui a souvent été donnée de ce texte, pour l’utilitarisme de la règle, « un acte est moralement mauvais s’il est interdit par une règle utile », telle que « Il faut tenir ses promesses » (p. 86). Mais comment l’utilitariste authentique pourrait-il, dans des circonstances données, suivre une règle tout en sachant que cela n’entraînerait pas des conséquences optimales ? Une telle théorie ne peut être que « paralysante » (p. 97). L’agent perdrait ses raisons de tenir sa promesse s’il se trouvait dans une situation où l’action qu’il s’apprête à accomplir n’était pas jugée utile. Vincent Boyer montre, en « revenant au texte » (p. 107), que l’article de Rawls ne prétend pas fournir une nouvelle « méthode de l’éthique » mais cherche plutôt à « amender […] l’utilitarisme classique » (p. 104-105). Aux yeux de Rawls, l’utilitarisme cherche seulement à donner « un critère objectif de justification » de certaines institutions et non des actes individuels (p. 107). Par conséquent, si l’utilitarisme demeure pertinent dans son usage « politique » — pour juger de la valeur de certaines institutions — « ses prétentions éthiques à propos de l’obligation des promesses » ne sont pas recevables (p. 110). Finalement, l’utilitarisme de l’acte ne permet pas de rendre compte des « actes de fidélité » et « l’utilitarisme de la règle » n’est pas une doctrine éthique cohérente (p. 111).

La pensée de Hume parvient-elle, quant à elle, à rendre compte de la catégoricité « constitutive » (p. 115) propre aux « pratiques de justice » ? Elle se distingue radicalement d’un utilitarisme : « […] ce sont les motifs de l’agent et son caractère qui sont estimables moralement » (p. 117) et non les seuls résultats de son action. C’est pourquoi Hume peut distinguer les « vertus de justice » des vertus « de bienveillance ». C’est à ce titre que son analyse de la promesse sera intéressante — Vincent Boyer y reviendra dans sa conclusion. Mais sa conception internaliste de la motivation — l’idée selon laquelle les raisons « morales » ne peuvent être en elles-mêmes motivantes — n’est-elle pas un obstacle à la compréhension du catégorique (p. 119-120) ?

Pour Hume, une action n’est vertueuse ou vicieuse qu’en tant qu’elle est « le signe d’un certain caractère » (p. 122). Mais l’idée selon laquelle une action ne serait bonne que parce que l’agent l’accomplirait « parce qu’elle est bonne » impliquerait selon lui un cercle (p. 134). Est-ce bien le cas ? Les difficultés que soulève la thèse de l’artificialité de la vertu de justice sont minutieusement analysées (p. 134-156). Vincent Boyer rappelle que Hume lui-même reconnaît la « catégoricité » des devoirs de justice, c’est-à-dire le fait qu’ils s’imposent à l’agent indépendamment de ses sentiments naturels (p. 145). Mais comment peut-il concilier cette thèse avec l’idée de l’« inertie motivationnelle » de la morale, selon laquelle il serait logiquement impossible d’agir seulement « par devoir » (p. 146) ? Pour résoudre ce problème, Hume recherche le motif naturel caché des actions justes. À ses yeux, c’est « l’intérêt » qui constitue ce motif. On tient ses promesses pour ne pas perdre sa réputation, ne pas être puni ou rendre possible un échange avantageux (p. 157-158). Mais, comme le suggère Vincent Boyer, « ne réintroduit-on pas ainsi de l’hypothétique au coeur du catégorique » (p. 158) ? De plus, un « habile fripon » pourrait aisément en tirer argument pour ne pas agir justement quand son intérêt l’exige (p. 161). C’est une solution « fictionnaliste » qu’il apporte finalement à ce problème. Nous faisons en effet, selon Hume, comme si l’honnêteté ou la fidélité répondaient à des motifs naturels — bien que cela ne soit en réalité pas le cas — parce que c’est utile (p. 165). Ainsi, les agents font comme s’ils choisissaient les actions justes parce qu’elles sont justes, bien que, sans le savoir, ils suivent ces lois parce qu’elles sont utiles à la société (p. 167). On peut dire en ce sens que « la part de la moralité qui concerne ce que l’on se doit les uns les autres repose sur un sophisme » (p. 170). Vincent Boyer reconnaît néanmoins à Hume le mérite d’avoir perçu de caractère conventionnel et par conséquent non naturel de la promesse. Il faudra désormais considérer cette « découverte » comme un « acquis » (p. 193).

Mais Vincent Boyer juge que Hume échoue à rendre compte du catégorique. Non seulement celui-ci réduit en quelque sorte l’obligation morale à une « superstition utile » (p. 183), mais encore « il nous empêche tout simplement d’être des agents » (p. 184). En effet, nous ne pouvons pas être tenus pour responsables de nos actions si nous sommes condamnés à en ignorer les raisons réelles et par conséquent si nous sommes manipulés. Dit autrement, agir par devoir, chez Hume, ce n’est pas agir en première personne mais adopter « le point de vue du spectateur » (p. 186-187). Or, ce point de vue est incompatible avec « l’engagement » qu’implique une « expression d’intention » distincte d’une simple « prévision » fondée sur l’observation. Vincent Boyer annonce ainsi le recours qu’il fera aux analyses de l’action d’Elizabeth Anscombe : la conscience que j’ai de ma propre action est une connaissance « pratique », explicable par des « raisons d’agir » et non une connaissance « observationnelle », justifiable par des « preuves » (p. 188-189).

Il faut donc savoir comment des « actes de fidélité » sont possibles sans supposer que ceux-ci soient au fond illusoires puisque, s’il existe des actes de fidélité, c’est précisément parce que le motif du devoir n’est pas seulement un « filet de secours » de la moralité (p. 204). Dans la troisième partie de son ouvrage, Vincent Boyer se propose d’examiner l’hypothèse selon laquelle les théories « déontologiques » — au sens où elles font « du motif du devoir le seul motif moral véritable » — ne seraient pas les mieux à même de rendre compte des actes de fidélité (ibid.). Il s’agira d’abord de montrer qu’il n’existe pas d’argument direct en faveur de la thèse « déontologique » (p. 206 sq.). L’examen de l’argumentation de David Ross en faveur de la thèse selon laquelle le devoir serait le meilleur motif pour rendre une action moralement bonne dans The Right and the Good permettra de l’établir. Celle-ci repose sur l’idée selon laquelle on ne pourrait pas agir moralement en agissant contre sa conscience (p. 207-208). Or, comme Ross lui-même finira par le reconnaître, ce n’est pas nécessairement le cas. Cette thèse se heurte d’abord au problème des dilemmes moraux, dans lesquels la conscience peut commander des actions opposées (p. 216-220). Mais Ross n’est jamais parvenu non plus à justifier l’idée selon laquelle le motif du devoir serait d’une espèce « supérieure » à tout autre motif (p. 220). Selon Philip Stratton-Lake, ce motif aurait le mérite d’avoir un lien non accidentel avec la bonté de l’action qu’il motive (p. 220-221). Cette thèse se fonde sur l’idée selon laquelle « on ne peut jamais attribuer au hasard que l’agent soit justifié ou non d’avoir fait ce qu’il a fait » — ce que Vincent Boyer propose d’appeler la « condition kantienne de contrôle » (p. 222) —, idée qui tendrait à exclure toute « fortune » de la morale. Mais cette idée, comme l’ont montré Bernard Williams et Thomas Nagel, est « un présupposé discutable » (p. 223). L’argument de Stratton-Lake impliquerait, de plus, une pétition de principe : « […] le motif du devoir est censé à la fois rendre mon action moralement bonne et exprimer mon intérêt, en tant qu’agent, envers la qualité morale de cette action » (p. 224).

Vincent Boyer examine ensuite la défense kantienne de la thèse « déontologique ». Mais il commence pour cela par écarter certaines critiques sans doute trop superficielles de l’approche kantienne. C’est l’occasion pour lui de mettre de nouveau en évidence les limites des dichotomies habituelles. Tout d’abord, du point de vue de l’éthique kantienne, la priorité de la loi sur la valeur ne signifie pas la priorité des règles sur les conséquences. À certains égards, l’éthique kantienne est téléologique puisqu’elle accorde une valeur absolue à la volonté bonne et en fait ainsi une « fin en soi » (p. 227). Ne peut-on pas, néanmoins, reprocher au déontologisme kantien son minimalisme, celui-ci ne permettant pas de rendre compte de la moralité des actions surérogatoires — d’héroïsme par exemple (p. 230 sq.) ? La notion de « devoir imparfait » semble répondre à cette difficulté : nous avons du « mérite » à accomplir nos « devoirs de vertu » (p. 236). Mais elle menace cette fois de faire passer l’éthique kantienne du statut d’un « minimalisme » moral au statut non moins problématique d’un « maximalisme » dans lequel l’agent moral se verrait contraint, en quelque sorte, de placer la barre morale toujours plus haut pour remplir le devoir qu’il a de se perfectionner moralement (p. 238-239). De plus, l’« exclusivité du motif du devoir dans la vie morale » (p. 241) ferait de nous, selon l’expression de Michael Stocker, des « schizophrènes moraux » parce que ce motif serait voué à entrer en conflit avec les contraintes ordinaires de la vie éthique (p. 242-243). Ainsi, par exemple, il ne paraîtrait pas moralement louable, dans une relation personnelle d’amitié, de rendre service à son ami « par devoir » (p. 244-247). En analysant cet exemple sous différents aspects, Vincent Boyer montre pourtant que le motif du devoir n’exclut pas nécessairement les autres motifs de la vie éthique. De manière générale, il n’est pas en soi contradictoire de désirer faire ce que l’on fait et de le faire néanmoins « par devoir » — désirer visiter son ami et le faire par devoir par exemple (p. 247-255). On ne pourrait donc pas reprocher au motif du devoir de nous pousser à accomplir des actions moralement « répugnantes » (p. 255-256). Vincent Boyer se propose de montrer pour finir que « l’opération déontologique » ne permet pas néanmoins de rendre compte des « actes de fidélité » (p. 256).

L’affirmation selon laquelle une action ne serait morale qu’à la condition d’être accomplie par devoir « manque de finesse descriptive » (p. 258). Elle ne rend pas compte, en particulier, de la différence de « grammaire » qu’il y a entre la justice et la bienveillance. Cela apparaît notamment dans la manière dont Kant analyse le cas du « philanthrope mélancolique » dans les Fondements de la métaphysique des moeurs. Sont mises alors abusivement sur le même plan l’attitude du commerçant prudent qui n’agit pas selon son devoir de justice et celle du philanthrope par sympathie qui n’accomplit pas son devoir de bienfaisance « par devoir ». D’où cette « bizarrerie » selon laquelle ce serait seulement du misanthrope dont on pourrait être sûr qu’il agit moralement quand il agit conformément au devoir (p. 271-276).

Plus généralement, il n’y a pas lieu de limiter le champ de la moralité aux seules actions accomplies par devoir dans la mesure où « nous sommes responsables de toutes les actions » (p. 260). Vincent Boyer s’appuie sur les thèses défendues par G.E.M. Anscombe pour montrer qu’il n’existe pas d’action humaine qui soit moralement « neutre » puisqu’elle a été choisie en prenant en compte une certaine échelle de valeurs. On ne peut donc pas faire comme si la moralité s’ajoutait accidentellement à l’action (p. 262-263).

Enfin, le « motif du devoir » ainsi conçu ferait perdre toute « factualité » aux actions par devoir dans la mesure où celles-ci devraient être accomplies « sans raison » (p. 268-269) — c’est ce qui fonderait « l’inconditionnalité » du devoir (p. 270). Dès lors, l’action ne serait tout simplement pas « descriptible » en tant qu’action (ibid.). Là encore, c’est déjà la théorie anscombienne de l’action intentionnelle qui est mobilisée.

On peut donc dire, à la lumière des analyses de Vincent Boyer, qu’en donnant un sens trop étroit, cette fois, au « catégorique », la conception kantienne de « l’agir par devoir » n’échoue pas moins que les théories précédemment examinées à en rendre compte. C’est pourquoi il serait ruineux de vouloir réduire la question du motif du devoir à cette approche.

Il faut par conséquent changer de méthode. Vincent Boyer adopte pour finir la méthode « pragmatiste » qu’il entend privilégier. De ce nouveau point de vue, il convient d’abord d’analyser la promesse comme « jeu de langage » (p. 277-364). S’il fallait considérer la promesse comme une « pensée », la pensée que l’on promet serait « privée », c’est-à-dire accessible au seul locuteur et dépourvue de tout critère « public » (p. 290-291). Or, comme Hume nous l’a appris, la promesse ne s’explique que par la société (p. 294-295). Elle repose sur « tout un rituel explicite » répondant aux besoins et aux intérêts de la société (p. 295).

Il serait préférable de l’analyser comme une « intention » (p. 292) : « […] il ne suffit pas de penser que l’on est en train de promettre, il faut promettre intentionnellement » (p. 298). La promesse est en effet à la fois consciente et volontaire (p. 301). Elle relève de « la forme de description des actions intentionnelles » (p. 303). Le jeu de langage de la promesse dépend d’un certain « contexte » (p. 308-309) : il faut que la promesse soit faite à quelqu’un d’autre, qu’elle puisse être réalisée et que la personne à qui l’on promet y trouve un intérêt. Promettre implique en outre un « transfert d’autorité », celui à qui la promesse est adressée se trouvant investi du pouvoir exclusif de lever l’obligation de la tenir.

Mais la notion de « jeu de langage » ne permet pas à elle seule de rendre compte de la « force normative » de la promesse (p. 314). Pour saisir la promesse d’un point de vue proprement « éthique », il faut la comprendre du point de vue de sa « nécessité pratique » ou « nécessité aristotélicienne », c’est-à-dire qu’il faut découvrir ce qui rend cette convention nécessaire au sens où nous en aurions besoin (p. 338-339). La nécessité pratique a en cela un fondement « naturel » (p. 342). L’institution de la promesse est « nécessaire » aux sociétés humaines comme il est « nécessaire » qu’une plante ait de « bonnes » racines — selon l’analogie proposée par Philippa Foot (p. 344) — ou qu’elle soit arrosée — selon une analyse proposée par Anscombe (p. 347). C’est un moyen appréciable de faire faire aux gens certaines choses sans faire usage de la force, de la menace ou des récompenses (p. 346).

L’obligation des promesses n’en demeure pas moins « défaisable » (p. 348 sq.)[4]. Vincent Boyer compare sous ce rapport la promesse au raisonnement pratique que l’on peut « défaire […] en mentionnant un objectif qui aurait dû être pris en compte par l’acteur », selon les explications données par Vincent Descombes (p. 349). Ainsi, l’obligation de la promesse peut-elle être « défaite » par des circonstances inattendues qui feraient que nous agirions mal en la tenant. C’est le propre de l’agent vertueux que d’avoir acquis la capacité de saisir ces circonstances particulières (p. 357), cette « ouverture au contexte étant l’une des définitions de la sagesse pratique » (p. 359). Mais, comme tient fort justement à le souligner Vincent Boyer, « pouvoir dans certains cas remettre en cause l’obligation de tenir nos promesses ne nous conduit pas à une sorte de scepticisme pratique où l’on ne saurait même plus s’il faut, dans la plupart des cas, tenir nos promesses » (p. 360).

Il s’agit finalement d’allier, à l’instar de philosophes comme Anscombe, Foot et Thompson, un « conventionnalisme radical » à un « naturalisme radical » (ibid.) : s’il est possible qu’il soit rationnel d’agir « pour la seule raison que l’on a promis », « c’est, d’une part, parce que nous avons été éduqués dans une pratique particulière qui nous a fait acquérir la vertu de fidélité, et, d’autre part, parce que la pratique de la promesse elle-même peut […] transmettre sa bonté aux actions individuelles » (p. 368). Vincent Boyer se demande pour finir si le versant « naturaliste » de cette thèse ne serait pas désormais « intempestif » (p. 370). Son versant « conventionnaliste » permettrait cependant de le contrebalancer. Cette remarque permet à l’auteur d’attirer une nouvelle fois notre attention sur le caractère « égarant » de ce type de dichotomie en philosophie morale, un des apports les plus précieux de l’ensemble de son travail.

Notre enquête nous conduit à comprendre comment Vincent Boyer peut penser rigoureusement l’agir « par devoir » — un aspect important de la moralité — sans pour autant épouser les thèses « déontologiques » — « épouvantail théorique » (p. 82). Il faut pour cela dépasser les fausses oppositions. Il serait certes illusoire de penser le caractère « catégorique » du motif du devoir comme un « hypothétique » — que ce soit à la manière des utilitaristes ou à la manière de Hume. Pour autant, ce catégorique ne doit pas être pensé comme un absolu — comme le prétendent certaines théorisations du « déontologisme ». Que le devoir soit une raison suffisante d’agir — « Parce que je l’ai promis » — n’implique pas qu’il soit non seulement la seule bonne raison d’agir d’un point de vue moral, mais encore une raison d’agir indéfaisable.

Inévitablement, la solution apportée à l’énigme soulève à son tour de nouveaux questionnements. Vincent Boyer évoque lui-même les difficultés que soulève le « naturalisme » impliqué dans la proposition anscombienne. On pourrait se demander, sous ce rapport, comment rendre compte du catégorique du point de vue d’une psychologie morale qui n’admettrait plus l’idée d’un « devoir moral » autonome. En quel sens, exactement, peut-on dire que l’on agit « par devoir » lorsque l’on agit « par vertu » ? Si, comme le montre de manière très convaincante Vincent Boyer, le « catégorique » s’accommode très bien de ce qui pourrait passer pour une « impureté » au regard des critères « déontologiques », comment éviter que l’expression « par devoir » ne demeure quant à elle durablement associée à cette conception de la motivation morale ? La remarquable richesse de l’ouvrage de Vincent Boyer démontre la fécondité de l’approche qu’il préconise pour aborder ces questions.