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INTRODUCTION

La majorité des conseils ou des commissions scolaires des communautés francophones et acadiennes subissent actuellement les effets d’une pénurie grandissante en personnel enseignant certifié. Il est possible d’aborder cette problématique sous deux angles : 1) le recrutement et 2) la rétention. Cet article présente l’analyse de données tirées d’une étude à base d’entrevues portant sur la rétention du personnel enseignant ayant moins de cinq ans d’expérience dans une école de langue française au Canada, à l’exclusion du Québec. L’équipe de recherche s’est penchée plus particulièrement sur l’expérience de résilience de 28 individus en insertion socioprofessionnelle.

Bien que les récits recueillis témoignent de l’influence de plusieurs facteurs internes et externes sur le processus de résilience, nous nous intéressons ici uniquement au rapport qu’entretient le nouveau personnel enseignant de l’élémentaire (maternelle à la 8e année) avec les enfants qu’il considère comme des élèves en difficulté scolaire, et ce, avec l’aide reçue, ou non, de la part de son employeur.

Dans les pages qui suivent, nous présentons d’abord une revue ciblée de la littérature scientifique sur le sujet de la mobilité, du décrochage et de l’attrition chez le personnel enseignant en insertion socioprofessionnelle. Nous verrons que la tendance actuelle est de délaisser les études quantitatives à grande échelle en faveur d’études qualitatives, en raison du trop grand nombre de facteurs de risque de décrochage identifiés par ce premier type de recherche, et de la difficulté qui en découle de proposer des pistes de solutions concrètes à l’attrition (Kamanzi et al., 2017). Notre étude s’inscrit dans cette tendance. Dans la suite de l’article, nous présentons le processus de résilience tel qu’il est théorisé par Ungar (2018), les deux discours prédominants en ce qui concerne l’enfant en difficulté scolaire, notre méthodologie et les résultats obtenus.

RECENSION DES ÉCRITS

Cette recension est divisée en deux parties. Dans la première, nous verrons que l’attrition du personnel enseignant est une réalité internationale et que certains contextes professionnels exacerbent ce phénomène. La seconde partie présente les deux discours identifiés dans la littérature sur l’enfance en situation de difficulté scolaire.

La problématique de la mobilité professionnelle chez le personnel enseignant est internationale (Lothaire et al., 2012). Au Canada, Kamanzi et al. (2015) rapportent que près d’un membre du corps enseignant sur quatre pense souvent à quitter sa profession. Un nombre important d’études quantitatives font état d’un nombre plus ou moins grand de facteurs individuels et contextuels qui placent le nouveau personnel enseignant à risque d’abandon (Karsenti et al., 2008; Karsenti et al., 2013; Kirsh, 2006; Schaeffer et al., 2012).

Parmi les facteurs individuels qui peuvent contribuer au choix de quitter la profession enseignante, on trouve les caractéristiques émotionnelles et les besoins psychologiques de la personne, le sentiment d’incompétence, la rencontre de difficultés relationnelles avec les élèves, l’isolement, les attentes irréalistes fondées sur une idéalisation préemploi de la profession enseignante, les conditions de vie personnelles ainsi que les profils universitaire, professionnel et sociodémographique du personnel enseignant.  Pour leur part, la complexification de la profession, l’environnement social, le manque de soutien au cours de l’insertion socioprofessionnelle, les conditions de travail, la formation inadéquate, le peu d’occasions de développement professionnel ainsi que les contextes institutionnel, démographique et socioéconomique des écoles sont des facteurs externes qui peuvent influencer le parcours professionnel enseignant.

Or Kamanzi et al. (2017) indiquent que « les expériences émotionnelles négatives dues à des relations difficiles avec les élèves constituent le facteur exerçant le plus d’influence sur le désengagement professionnel » (p. 126). Pour leur part, Auclair Tourigny (2017) et Mukamurera et al. (2019) évoquent, entre autres, l’hétérogénéité des groupes-classes et la prise en charge des élèves en situation de difficulté scolaire, alors que l’analyse de 69 articles écrits sur le sujet permet à Karsenti et al. (2013) de conclure « [qu’un] public et un milieu d’enseignement difficiles » (p. 561) sont des facteurs de risque au décrochage chez le personnel enseignant débutant. 

A contrario, Schaefer et al. (2012) remettent en question la tendance à traiter les facteurs de risque au décrochage, tant individuels que contextuels, en vase clos puisqu’ils sont fortement imbriqués les uns dans les autres. À cet effet, Clandinin et al. (2009), qui conceptualisent l’attrition comme un processus et une trajectoire plutôt qu’un point d’arrivée, ont décrit comment les intentions de 40 nouveaux membres de la profession en Alberta ont varié à l’intérieur des 5 premières années de pratique. Une telle perspective permet de brosser un tableau plus complexe des individus à travers les notions du soi professionnel et du rapport à la profession (Clandinin et al., 2015; Kamanzi et al., 2015; Schaefer et al., 2012) et de mieux comprendre comment les aspects de la vie professionnelle et personnelle de chaque individu sont inséparables, et doivent, dès lors, être considérés comme une expérience vécue en interaction avec un cheminement de carrière (Schaefer et al., 2014). Ainsi, le choix de quitter un poste en enseignement serait tributaire d’un parcours propre à chaque individu et relierait des caractéristiques personnelles et institutionnelles. De ce fait, toute solution proposée aux défis rencontrés par le nouveau personnel enseignant doit être adaptée aux particularités individuelles et contextuelles de la personne (Kutsyuruba et al., 2014; Schaefer et al., 2012). 

Cet article explore le lien qu’il est possible de tirer entre le rapport de 26 personnes aux élèves qu’elles identifient comme en difficulté et leur processus de résilience socioprofessionnelle en enseignement dans une école de la minorité francophone de leur province. Considérant ce qui précède, notre analyse tiendra compte du parcours de chaque individu, du contexte sociolinguistique particulier des écoles de langue française et de la pénurie en personnel enseignant.Avant de présenter notre cadre théorique, il nous semble pertinent d’aborder la question des discours qui peuvent circuler au sujet des élèves en difficulté scolaire.

Le rôle de l’école dans la reproduction des inégalités sociales est démontré depuis des décennies (Bourdieu et Passeron, 1970; Willis, 1977). Cette reproduction se fait en partie par la construction discursive de la normalité et de la différence (Kahn, 2015). De fait, le discours biomédical sur la différence a dominé pendant longtemps en milieu scolaire (Ainscow, 2005; Jordan et Stanovich, 2004) et y est encore fortement ancré (Fortier et al., 2018). Selon cette perspective, les enfants ayant un comportement ou un parcours d’apprentissage qui s’éloigne de la norme de référence sont déficitaires et leurs anomalies cognitives, affectives ou culturelles légitiment leur marginalisation scolaire. Cependant, un deuxième discours est mis de l’avant tant par des chercheurs en éducation que par certaines politiques d’inclusion scolaire. Plus sociologique, cette perspective considère que la reproduction d’une norme unique par l’école placerait certains élèves en situation de difficulté scolaire (Benoît, 2014; Kahn, 2015) alors que l’hétérogénéité est la norme de tout groupement humain.

Or, même lorsque ce second discours tend à prédominer, les systèmes scolaires sont structurés de telle sorte que seuls les enfants identifiés par le personnel enseignant, ou diagnostiqués à la suite d’une évaluation psychologique ou orthopédagogique, reçoivent un soutien particulier à l’apprentissage. Nous verrons que les tensions entre ces perspectives médicales et sociales influencent le processus de résilience de certains membres du personnel enseignant en insertion socioprofessionnelle qui doivent composer avec la diversité de leurs élèves. De fait, plusieurs enseignantes et enseignants éprouvent des difficultés à répondre aux besoins diversifiés dans leur classe tout en respectant les exigences du curriculum (Bergeron et al., 2011). Par ailleurs, la résilience est mise à l’épreuve par la structuration de l’école en groupes-classes sous la tutelle d’une personne, responsable à elle seule de la conciliation de deux discours présents (l’élève est en déficit ou la situation place l’élève en difficulté), et où l’un ou l’autre domine à divers degrés, dépendamment des contextes scolaires dans une perspective de succès scolaire pour tous.

Cadre théorique : la résilience, un processus

Cet article mobilise la théorie écologique de la résilience telle qu’elle a été développée par Ungar (2008; 2013a; 2013b; 2018). Bien que la résilience soit généralement considérée comme capacité individuelle, Ungar (2013a) la définit comme processus faisant appel à « la capacité des individus et de leur environnement à interagir de manière à optimiser les processus de développement » (p. 256, traduction libre) en contexte d’adversité. Par ailleurs, la résilience « est observée lorsque les individus adoptent des comportements qui les aident à se frayer un chemin vers les ressources dont ils ont besoin pour s’épanouir » (Ungar, 2013a, p. 256, traduction libre).  

Selon le modèle d’Ungar, en contexte d’adversité, les comportements humains s’inscrivent dans un ou plusieurs des processus de résilience parmi les suivants : la persistance, la résistance, la récupération, l’adaptation et la transformation. La persistance est ici comprise comme le maintien d’un système de comportements avec le soutien de son environnement, malgré les pressions subies en faveur du changement, alors que la résistance est le maintien des comportements sans aide externe, ou en fonction de ses propres moyens. Pour leur part, la récupération et l’adaptation sont des processus de reconstruction, mais le premier entraîne peu de changements comportementaux alors que le second implique une modification importante du système de comportements. Finalement, la transformation est un processus de résilience donnant lieu à un changement en profondeur, non seulement des comportements, mais bien de l’identité, ici enseignante, de la personne, d’une communauté humaine ou de tout autre système écologique. 

Comme précisé, le processus de résilience nécessite l’investissement de ressources et, dans la majorité des cas, de ressources externes à la personne ou au système écologique. Ungar (2018) insiste également sur le fait que les ressources externes doivent être pertinentes aux yeux de la personne en contexte d’adversité; sans quoi, elle ne pourra en faire un usage efficace.  La conciliation des perspectives du personnel enseignant et de son milieu de travail à l’égard de la diversité peut donc avoir une incidence sur le bien-être du personnel enseignant. Dans cet article, nous verrons que les ressources proposées par les milieux scolaires de langue française diffèrent de celles attendues par le nouveau personnel que nous avons rencontré et que plusieurs y perçoivent un contexte d’adversité. Devant ce manque de concordance, le personnel enseignant interviewé résiste, s’adapte, récupère ou se transforme à divers degrés.

Par ailleurs, bien que la résilience soit généralement comprise comme une caractéristique ou un processus positif, Ungar (2018) signale qu’elle peut avoir des conséquences positives ou négatives, selon l’interprétation que l’on en donne. Une personne peut, par exemple, choisir la profession enseignante avec l’intention d’adopter une pratique pédagogique en particulier, mais, devant les contraintes de son environnement scolaire, modifier cette pratique pour en emprunter une autre. Cette conséquence sera jugée comme positive ou négative selon la perspective tenue au sujet de la pédagogie finalement mise en oeuvre. Que certaines des personnes rencontrées dans le cadre de cette étude aient choisi de quitter l’enseignement peut, en ce sens, être perçu tantôt comme une conséquence négative, tantôt comme une conséquence positive de leur processus de résilience.  Du point de vue de la pénurie en personnel enseignant certifié qui sévit à l’heure actuelle, le choix d’un membre du personnel de quitter la profession risque d’avoir des conséquences négatives sur le parcours de ses élèves. 

MÉTHODOLOGIE

Les données présentées ici sont tirées d’une étude qualitative à base d’entrevues portant sur la décision du nouveau personnel enseignant de demeurer ou de quitter la profession enseignante en contexte minoritaire francophone. Notre corpus est composé de 28 entrevues auprès d’enseignants et enseignantes à l’emploi d’un conseil scolaire depuis 5 ans ou moins, et qui ont pensé quitter leur emploi ou qui ont quitté leur emploi avant la fin de cette période. 

Afin de recruter des participantes et participants, des invitations ont été publiées sur les réseaux sociaux LinkedIn et Twitter. La technique de recrutement dite « boule-de-neige » a également été utilisée (Fortin et Gagnon, 2016). L’entrevue semi-dirigée individuelle téléphonique, d’une durée de 30 minutes et plus, portait sur les thèmes suivants : 1) questions générales au sujet du parcours enseignant; 2) enjeux reliés au métier d’enseignant en milieu minoritaire; 3) l’étiquette de « décrocheurs »; 4) l’employeur et la prévention; et 5) facteurs de risque et de protection.

Une analyse inductive générale (Blais et Martineau, 2006) des entrevues transcrites a donné lieu à la définition de 38 codes et 4 noeuds organisés dans le logiciel NVivo. Les noeuds sont 1) Acteurs; 2) Facteurs de risque; 3) Parcours professionnel; 4) Facteurs de protection; et le code élèves a été associé 38 fois au premier et une fois au quatrième noeud. Il a par ailleurs été associé à 166 reprises au noeud Facteurs de risque. Notre grille d’entretien, axé sur la discussion des raisons qui ont incité nos participantes à considérer ou à mettre fin à leur emploi, a certainement influencé cette fréquence. S’ajoute à cela le fait que la population enseignante ciblée par l’étude peut avoir tendance à témoigner plus vigoureusement de ses expériences négatives avec des élèves et des conseils scolaires que ne l’auraient fait des enseignantes et enseignants qui, ayant pu franchir les difficultés rencontrées en début de carrière, sont restés dans la profession.

RÉSULTATS 

Dès sa première journée d’enseignement, le nouveau personnel enseignant se trouve seul responsable d’un groupe d’élèves derrière une porte close symboliquement ou matériellement. De ce fait, son insertion socioprofessionnelle s’accomplit dans un contexte d’adversité. Dans un tel contexte, le personnel enseignant construit la différence en termes de déficit et évite ainsi de prendre sur ses épaules l’ensemble de la responsabilité pour leurs difficultés à assurer la réussite de chaque élève. Nous verrons que dans ce contexte, le personnel enseignant entame un processus de résilience et de négociation du sens de sa situation, surtout lorsque celle-ci se démarque de celle imaginée au cours de sa formation universitaire et de ses stages en enseignement. Suivra un regard sur l’influence positive que peut avoir l’appui signifiant dans un contexte d’empathie professionnelle pour le processus de résilience du personnel enseignant en insertion socioprofessionnelle. Un tel appui semble mener au développement, par le personnel enseignant, à des relations humaines marquées d’empathie envers ses élèves.

L’insertion socioprofessionnelle : un contexte d’adversité

L’entrée dans toute profession est un contexte d’adversité, ou de stress, en ce sens qu’il exige un changement dans le fonctionnement de l’individu pour répondre aux exigences d’un nouvel emploi (nouvelles tâches, nouvel horaire, nouvelle identité, nouveaux collègues, etc.). De plus, l’insertion socioprofessionnelle est un moment de passage du statut social comme étudiante ou étudiant à celui de professionnel ou professionnelle. Alors que dans d’autres professions il peut exister des modalités d’accompagnement organiques, en raison de la présence d’équipes de travail, ou de la prévision d’une entrée progressive dans ses responsabilités, l’entrée dans la profession enseignante se réalise dans un cadre institutionnel organisé en unités (classes) sous la responsabilité d’une seule personne pour la majeure partie de la journée. Ainsi, lorsque l’on entame sa première année d’enseignement, on se rend compte, comme les participantes suivantes le disent, que :

[…] au jour en jour, je trouve qu’on est pas mal isolées dans nos salles de classes […] (entrevue no 4, p. 8).

On est beaucoup laissées à nous même. Tsé comme on t’jette à l’eau, apprend à nager un p’tit peu (entrevue no 10, p. 5).

Par ailleurs, la création de liens avec le personnel enseignant déjà en place peut être difficile, rendant ainsi le sentiment d’isolement encore plus grand, comme le dit une enseignante : « […] à moins qu’toi tu peux aller vraiment te faire des belles alliances avec d’autres profs, t’as personne là pour t’aider » (entrevue no 27, p. 17).

Cela est le cas, peu importe la nature du poste : suppléance ponctuelle et à long terme, ou un poste permanent. Or cet article concerne spécifiquement le cas du personnel enseignant permanent ou en voie de permanence. Ainsi, l’étude de la résilience du personnel enseignant en voie de permanence est l’étude de sa capacité à mobiliser des stratégies pour surmonter cet effet d’isolement et les autres éléments de stress qu’occasionne la prise en charge autonome de ses premières classes. Le personnel enseignant que nous avons rencontré avait soit quitté l’enseignement, soit considéré sérieusement de le faire. Les perceptions rapportées dans le cadre de cet article sont donc celles de personnes qui ont du mal, voire n’ont pas réussi, à se frayer un chemin vers le bien-être professionnel.

L’insertion socioprofessionnelle et la construction de la différence

Plusieurs participantes se sont dites surprises par la diversité des besoins rencontrés dans leurs premières classes et ont fait part de difficultés rencontrées avec sa prise en compte. D’une part, une certaine incompréhension d’une approche inclusive à l’enseignement peut entraîner un sentiment de débordement. Une participante, par exemple, tombe dans le piège d’une logique de l’individualisation qui peut guetter les personnes appelées à faire la mise en oeuvre de l’inclusion (Bergeron et al., 2021) et, de ce fait, se sent dépassée par le nombre d’adaptations qu’elle devra gérer.

Surtout avec l’enseignement inclusif, on doit inclure tout le monde dans la classe. […] Comment est-ce que je peux modifier pour cet élève, cet élève, faire des adaptations et tout ça. C’est une grande demande. Je pense que cela c’est pourquoi les enseignants quittent (entrevue no 3, p. 17).

Alors que :

« [Au] contraire, il s’agit d’être proactif et de concevoir des situations d’enseignement-apprentissage suffisamment flexibles et diversifiées pour permettre à tous les élèves de s’engager et de progresser » (entrevue no 3, p. 17).

Cette première enseignante construit la différence à partir d’un discours d’obligation déraisonnable à modifier son enseignement pour répondre aux besoins d’élèves qu’elle doit inclure dans sa classe. De façon similaire, une enseignante de troisième année définit la différence scolaire en fonction de l’écart entre les capacités des élèves et les attentes normées pour son niveau scolaire : « J’ai beau faire mon possible, je ne peux pas me multiplier. J’ai des élèves qui suivent des programmes de première année, j’ai des élèves qui suivent des programmes de deuxième année » (entrevue no 23, p. 28). Ainsi, sans faire référence aux diagnostics qu’il faudrait poser pour mieux identifier les enfants différents de la norme attendue, ces deux enseignantes tiennent un discours se rapprochant de la perspective psychomédicale discutée ci-dessus, ces deux enseignantes font un lien entre la différence et le déficit cognitif ou scolaire. Comme l’ont démontré Clandinin et al. (2009) en analysant le cas de 40 enseignantes et enseignants en début de carrière en Alberta, les personnes qui ont répondu à notre appel à participer à une étude sur le choix de rester ou de quitter la profession enseignante se trouvent confrontées dans leur idéal de la profession et du groupe-classe homogène. Parmi les 28 enseignantes et enseignants rencontrés, 23 étaient toujours en classe lorsqu’ils et elles se sont entretenus avec nous. Plusieurs étaient toujours en déséquilibre, voire en détresse, mais d’autres avaient retrouvé un sentiment de bien-être dans la profession. Dans la prochaine section, nous portons un regard sur le discours de personnes en situation de mieux-être vis-à-vis de la différence au sein de leur classe.

Vers le mieux-être

Comme mentionné précédemment, nous avons été sensibles dès notre première lecture des données au ressenti et à l’impuissance du nouveau personnel enseignant, le tout bien résumé par un enseignant qui dit : « Quinze élèves en besoin, là, ça me cause des ennuis, ça me cause des manques de sommeil. Je me suis réveillé l’autre jour à trois heures du matin pensant à un élève. Tsé, qu’est-ce qu’il va faire cet élève, là? » (entrevue no 19, p. 43).  

Rappelons que les stratégies mobilisées par le personnel enseignant peuvent s’inscrire dans cinq processus de résilience : la persistance, la résistance, la récupération, l’adaptation et la transformation qui doivent permettre au personnel enseignant de résister au stress ou de s’adapter à sa nouvelle situation. Si les stratégies choisies ne sont pas efficaces, la probabilité d’un épuisement professionnel ou de l’abandon de la profession augmente. Cela est le cas d’une enseignante qui, investie dans un processus de résistance, mobilise un discours psychomédical dans sa demande pour des ressources externes qui l’aideraient à mieux composer avec la diversité de ses élèves :

J’ai rempli deux rapports pour avoir une évaluation […], pour déterminer si c’est vraiment une déficience intellectuelle. J’ai demandé à l’orthophoniste […], j’ai demandé à tout l’monde : « Comme est-ce que tu penses que j’suis sur la bonne piste? »  (entrevue no 7, p. 17 et 18).

Selon Roiné (2014), la plupart des chercheurs, décideurs ou enseignants croient, comme l’enseignante ci-dessus, « qu’il y a quelque chose qui ne va pas » (p. 22) chez l’élève en situation de difficulté scolaire et que des caractéristiques cognitives, comportementales ou sociales le distinguent des autres élèves. Cette enseignante semble croire qu’obtenir un diagnostic et la catégorisation de ses élèves diminuerait son sentiment d’impuissance et d’incompétence, tel qu’elle l’exprime par sa question finale, et assurerait son retour à une gestion de classe et à un enseignement normaux.

Dans la suite de son entrevue, cette enseignante affirme que certains acteurs scolaires confirment son diagnostic de manière officieuse : « Ils me disent : “Oui, y a quelque chose qui ne va pas. On doit faire une évaluation”. » (entrevue no 7, p. 17). Or, le discours de la direction d’école refléterait plutôt la perspective du modèle social de la différence, centré sur l’environnement pédagogique ou d’autres variables extrinsèques comme source de difficultés pour les élèves (Benoît, 2005). Sa direction lui refuse l’aide de l’orthopédagogue et lui propose plutôt de nouvelles stratégies d’enseignement.

J’ai demandé deux fois et à chaque fois, ils sont juste revenus me dire : « Ça ne va rien te dire que tu ne connais pas déjà. Ça ne va pas t’aider à l’enseigner. Voici des stratégies d’enseignement » (entrevue no 7, p. 17).

Comme l’indique la première phrase de cette citation, l’enseignante ne perçoit pas la pertinence des ressources offertes. De ce fait, comme le propose la théorie de la résilience d’Ungar (2018), elles n’ont pas contribué à son processus de résilience, axé comme il l’était sur la persistance et la résistance. L’enseignante quitte son poste pour se diriger vers un centre d’aide à l’apprentissage, où elle reçoit des élèves portant un diagnostic ou catégorisés en fonction de leurs difficultés scolaires. Le choix de quitter un poste en milieu scolaire est en continuité avec son processus de résilience : elle a maintenu son système de comportements et de croyances en mobilisant tant des ressources internes (la capacité de choisir) qu’externes (un ami lui a parlé du centre d’aide et ce centre lui procure les informations qu’elle croit nécessaires à son enseignement). Au contraire de cette enseignante, un participant à notre étude reçoit une aide qu’il considère comme pertinente de la part de sa direction d’école, et cela contribue à son mieux-être et à sa décision de demeurer dans la profession.

Dans une logique de l’individualisation inscrite dans un discours psychomédical, cet enseignant identifie 15 élèves en difficulté scolaire dans sa classe qui nécessitent « quelque chose » d’une source autre que lui-même. N’ayant pas accès à la perspective de la direction, il nous est impossible de dire s’il a accepté de recevoir la demande d’aide pour 15 élèves ou pour une seule. Une analyse des propos de l’enseignant indique toutefois un soutien perçu comme sans équivoque, ainsi qu’une collaboration dans le suivi d’un des dossiers. Finalement, bien que la satisfaction envers le résultat de sa démarche ne soit que partielle, la perception d’une aide pertinente semble suffire pour soutenir le processus de résilience de l’enseignant dans un contexte qu’il qualifie de déprimant.

Il est 100 % d’accord avec moi. On travaille ensemble pour faire les démarches. On a réussi à avoir quelque chose, un suivi pour un élève. C’est une victoire. Mais […] c’est triste! Il y a 15 élèves qui ont besoin de quelque chose, puis il y en a une qui a obtenu quelque chose qui n’est pas encore au niveau dont elle a besoin. Alors, c’est déprimant (entrevue no 19, p. 36).

Cet enseignant demeure en poste et prévoit prendre la direction d’une école dans un avenir proche.

Si l’enseignante et l’enseignant ci-dessus relatent une expérience avec leurs directions d’écoles, une troisième personne s’est tournée vers une collègue d’expérience afin de recevoir de l’aide pour composer avec un enfant au comportement perturbateur. Les propos de cette enseignante sont indicateurs d’un processus transformateur qui lui permet de construire des relations positives avec ses élèves plutôt qu’un rapport négatif à leurs difficultés :

Oui, il y a des enfants difficiles, mais je pense qu’il faut que tu te rappelles toujours qu’il n’y a pas un enfant qui est là pour mal faire. Y en a pas un qui fait par exprès pour être comme il est. Si, par exemple, il y a un petit comportement ou peu importe, cet enfant-là, il a du vécu puis il faut… il faut le prendre comme il est, puis l’accepter comme il est, puis essayer de l’aider (entrevue no 22, p. 7).

Plus encore, ce changement de perspective, effectué à l’aide d’une ressource externe, est devenu une ressource interne lorsque la répondante s’est trouvée devant des collègues ayant un discours négatif au sujet des élèves :

Il y a des profs aussi qui te disent : « Ah, toi tu vas avoir lui l’année prochaine. Watch out, c’est l’enfer. C’est le pire cas que j’ai vu de ma carrière. » Mais, tu sais, moi je me dis je vais passer 10 mois avec cet enfant-là. […] je vais le voir à tous les jours pendant 10 mois. Fait que je suis aussi bien de trouver un moyen [pour] que ça fonctionne avec ces élèves-là (entrevue no 22, p. 8).

Ainsi, la relation humaine positive avec la direction d’école, ses collègues et les élèves semble concourir à une résolution positive du processus de résilience du nouveau personnel enseignant. Par ailleurs, dans le cas de certaines personnes, le rapport à la différence semble également avoir changé, ce qui leur permet de mieux mobiliser des ressources internes pour composer avec la diversité.

En effet, les paroles d’une enseignante nous invitent à proposer une étude plus exhaustive des processus de résilience du nouveau personnel enseignant. Cela permettrait de cibler davantage comment le contexte scolaire particulier structure l’expérience du nouveau personnel enseignant. L’une d’entre elles enseigne dans une école de mauvaise réputation pour ce qui est des comportements des élèves et de la capacité de la direction d’école à gérer la situation. Faute de trouver des ressources externes pour l’aider, elle s’inscrit dans un processus de persistance en attendant d’acquérir l’ancienneté nécessaire pour trouver un poste ailleurs dans son conseil scolaire : « Mais c’est un peu de la confiance aveugle. Il ne se peut pas que ça soit comme ça partout. Ça ne se peut pas. J’ai encore confiance qu’il y a moyen que je trouve quelque part qui me corresponde » (entrevue no 23, p. 31).

De ce fait, on peut considérer la décision de deux enseignantes de quitter l’enseignement au sein d’une école comme une stratégie menant au mieux-être dans un processus de résilience en contexte d’insatisfaction professionnelle.

CONCLUSION

Dans le cadre de cet article, nous avons mobilisé la théorie de la résilience proposée par Ungar (2018) pour analyser les propos de personnes enseignantes qui ont quitté un poste permanent ou qui ont pensé le faire. Nous avons vu que le contexte d’insertion socioprofessionnelle en enseignement amène le personnel enseignant à se construire comme incompétent devant la diversité des besoins des élèves qui sont à leur charge. De ce fait, ces derniers construisent la différence chez l’élève comme relevant du déficit. Cela leur permet de sauver la face et de se distancier de leurs sentiments d’isolement et de déconnexion. D’autres ont exprimé un manque d’accès aux ressources et aux services – matériel ou humain – de soutien pour enseigner aux élèves ou appuyer ceux-ci. Par ailleurs, nous avons vu que, lorsqu’un soutien jugé pertinent est reçu au sein de l’environnement professionnel, le nouveau personnel enseignant est en mesure de mobiliser ses propres ressources internes au profit d’un processus de résilience qui se solde par le bien-être professionnel. Ce bien-être se traduit en décision de demeurer dans la profession enseignante, et d’ainsi contribuer à diminuer les effets de la pénurie enseignante dans les écoles.