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INTRODUCTION

Au Canada, à l’exception du Québec, le français a le statut de langue minoritaire, l’anglais étant la langue de la majorité. Dans la plupart des provinces et des territoires canadiens, l’enseignement du français langue seconde (FLS) est dispensé dans les écoles anglophones où le personnel enseignant nécessite une formation spécialisée. Or, à l’instar de nombreux autres pays, le Canada fait face à une pénurie de personnel enseignant (Kutsyuruba et al., 2022), notamment en FLS. Parmi les principaux facteurs contribuant à ces pénuries en Amérique du Nord, le décrochage professionnel est particulièrement récurrent dans le contexte canadien (Swanson et Mason, 2018). Afin d’enrichir la base de connaissances concernant la pénurie du personnel enseignant, nous présentons dans cet article les résultats d’une recherche examinant le rôle de la formation initiale spécialisée ainsi que de l’insertion en enseignement du FLS dans le phénomène de décrochage. Pour ce faire, nous nous basons sur les perspectives de membres du personnel enseignant en début de carrière, de membres de facultés d’Éducation et de responsables de programmes de FLS de partout au Canada.

Pour éclairer notre problématique, nous présentons les concepts clés en nous basant sur la recherche dans le domaine, suivi d’une discussion de notre cadre théorique, pour ensuite présenter notre cadre méthodologique et les résultats d’analyse des données. Afin de faciliter la lecture des données, nous intégrons la discussion à l’analyse des résultats. Nous concluons en mettant de l’avant qu’il faut aller au-delà du recrutement et prendre en compte l’effet des stratégies basées sur la rétention pour répondre aux problèmes causés par la pénurie.

PROBLÉMATIQUE

Au Canada, la pénurie en enseignement se chiffre actuellement autour de 10 000 personnes à plein temps (Association canadienne des professionnels de l’immersion, 2021). Le phénomène n’est pas nouveau; il a été discuté dans maints écrits scientifiques depuis les années 1990 (p. ex. : Obadia et Martin, 1995; Veilleux et Bournot-Trites, 2005; Carr, 2007; Salvatori, 2009; Lapkin et al., 2009; Chong, 2014; Ministère de l’Éducation de la Colombie-Britannique, 2016; Masson et al., 2019; Wernicke, 2022). Les solutions adoptées jusqu’à tout récemment, soutenues par le Gouvernement du Canada en raison de sa politique sur les langues officielles (le français et l’anglais), ont porté sur le recrutement (Gouvernement du Canada, 2003). Cependant, des recherches sur les pénuries en enseignement attirent l’attention sur le fait que les stratégies de recrutement du personnel enseignant de FLS ne suffisent pas à elles seules pour répondre au problème de décrochage qui est particulièrement prononcé dans ce domaine de spécialité (Ingersoll et al., 2019). Cela laisse entrevoir qu’il faut penser autrement aux solutions. Par ailleurs, sur le plan international, on entend des appels pour moderniser les pratiques de rétention du personnel enseignant (Williams III et al., 2022), surtout dans les domaines spécialisés comme le FLS (Ingersoll et al., 2019).

La pénurie

La pénurie des personnes enseignantes en français langue seconde au Canada s’inscrit dans un phénomène international plus large de pénurie du personnel enseignant (Williams III et al., 2022). Une étude collaborative mandatée par des associations canadiennes professionnelles en langues secondes (Association canadienne des professionnels de l’immersion, 2021) chiffre le manque d’éducateurs à temps plein en immersion française entre 1 000 et 1 400, et entre 7 000 et 8 000 dans les autres programmes de FLS. En se basant sur la recherche, Swanson et Mason (2018) notent que les pénuries sont une combinaison complexe de facteurs, le produit des contextes socioculturel, politique et éducatif de chaque pays. Comme nous l’avons déjà indiqué, parmi les facteurs expliquant la pénurie en FLS au Canada, le décrochage professionnel est le plus dominant (Smith et Ingersoll, 2004) et les départs seraient les plus nombreux pendant les cinq premières années d’enseignement (Kutsyuruba et al., 2022). Ce sont surtout les aspects suivants qui expliquent la faible attractivité de la profession enseignante, laquelle contribue, à son tour, à la pénurie : (1) les lourdes charges de travail et les problèmes de gestion de classe (Jacquet et Dagenais, 2010; Mollica et al., 2005); (2) les facteurs individuels comme les états émotionnels et psychologiques, ainsi que les facteurs sociaux comprenant l’isolement (Knouzi et Mady, 2014; Wernicke et Bournot-Trites, 2019); (3) la dévalorisation professionnelle et le manque de soutien de la part de la direction (Masson, 2018; Milley et Arnott, 2016); et (4) les facteurs socioéconomiques comme le salaire. En début de carrière les enseignantes et les enseignants ont moins de confiance, sont moins habitués à gérer les difficultés, ne disposent pas d’une routine professionnelle établie (Mukamurera et al., 2020) et se trouvent en situation de précarité d’emploi (Desmeules et Hamel, 2017). Le fait qu’il s’agit parfois de quitter seulement l’enseignement du FLS pour enseigner d’autres niveaux et/ou matières dans le système anglophone (Lapkin et al., 2006) souligne davantage la spécificité et les exigences linguistiques de l’éducation en FLS.

La rétention et les besoins spécifiques de formation du personnel enseignant en FLS

Avec le financement de Patrimoine Canada et sous l’égide de celui-ci, dont la mission est de promouvoir les deux langues officielles du pays, les efforts pour contrer la pénurie d’enseignantes et d’enseignants spécialistes en FLS se sont longtemps concentrés sur le recrutement (Patrimoine canadien, 2021; Universités Canada et Association des collèges et universités de la francophonie canadienne, 2017). Or les recherches sur les pénuries en enseignement indiquent que les stratégies de recrutement du personnel enseignant ne permettent pas, à elles seules, d’aborder le décrochage, notamment dans un domaine comme celui du FLS où les taux de départ sont particulièrement élevés (Ingersoll et al., 2019). Alors que les statistiques faisant état de l’attrition sont décrites comme incohérentes à travers le Canada, les programmes de FLS voient jusqu’à 50 % du personnel partir, comparativement à 30 % et 40 % dans d’autres disciplines (Kutsyuruba et al., 2022). Le phénomène de décrochage professionnel étant l’un des facteurs principaux expliquant la pénurie, il s’avère nécessaire d’examiner les besoins professionnels du personnel enseignant en FLS du point de vue de la formation, aussi bien initiale que continue. Plusieurs études font ressortir l’insécurité linguistique vécue par de nombreuses personnes enseignantes en FLS et un besoin d’occasions de parler français, de ressources et d’espaces en français pour appuyer le développement continu des compétences langagières du personnel enseignant en FLS (Wernicke, 2020; Masson et al., 2019). En même temps, il y a un manque d’activités de formation continue pour le corps enseignant de FLS disponibles en français (Wernicke, 2022), ainsi qu’un manque de ressources pédagogiques adaptées aux besoins linguistiques et au niveau cognitif des élèves (Ewart, 2009). Cette situation produit une surcharge de travail engendrée par les attentes des employeurs qui estiment que les personnes enseignantes du FLS devraient traduire ou adapter ce qui est présenté comme ressources et/ou apprentissage professionnel. De plus, le personnel enseignant fait face à l’absence d’une culture de collaboration et de soutien dans les écoles (Mollica et al., 2005; Masson, 2018). À la place, on trouve souvent une « culture de surveillance », renforcée par les évaluations obligatoires des compétences linguistiques en français avant et après la formation initiale (Bayliss et Vignola, 2000, 2007; Veilleux et Bournot-Trites, 2005), et afin d’obtenir un poste permanent, ce qui peut augmenter le manque de confiance chez les étudiantes-maîtres et étudiants-maîtres et le personnel enseignant déjà en service. Les caractéristiques organisationnelles, telles que le climat d’apprentissage dans l’école, le style de leadership et l’accès aux soutiens professionnel et collaboratif, influencent la rétention (de Feijter, 2015; Long et al., 2012; Manusco et al., 2010).

Un autre facteur dominant dans la recherche sur les pénuries, en lien avec la rétention, est le mentorat (Delaney, 2012). Dans la formation à l’enseignement, le mentorat est étroitement lié au développement linguistique (Salvatori, 2009) ainsi qu’à l’apprentissage professionnel, comme en témoignent les modèles courants de supervision des stages (Kosnick et Beck, 2009), les programmes d’insertion professionnelle (Kutsyuruba, 2012) et le perfectionnement professionnel des personnes enseignantes en poste (Johnson et Golombek, 2016). Ces programmes offrent des possibilités de développement de ressources, d’acquisition d’une expérience pratique en classe, de modélisation des pratiques pédagogiques, de familiarisation avec les politiques scolaires et d’établissement de liens entre théorie et pratique. Comme l’ont fait remarquer Kutsyuruba et al. (2022), c’est la structure de ce soutien professionnel qui détermine si l’on reste ou si l’on part (et non pas nécessairement les défis du domaine ou les caractéristiques de l’individu) :

Lorsque les environnements d’insertion sont basés sur la collaboration, les enseignants en début de carrière ont plus de chances de devenir des penseurs réfléchis et des coapprenants. La connexion et la collaboration avec des pairs partageant les mêmes idées, en qui ils peuvent avoir confiance et avec qui ils peuvent s’identifier, sont des processus bénéfiques qui augmentent leur capacité professionnelle, surtout si cette collaboration implique une coplanification, un développement et une préparation.

Kutsyuruba et al., 2022, p. 6, traduction libre[2]

Dans la présente étude, nous avons pris en compte ces dimensions de rétention et de mentorat en posant la question suivante : Dans quelle mesure les composantes d’une formation à l’enseignement du FLS et l’insertion professionnelle peuvent-elles favoriser ou entraver la rétention du personnel enseignant?

CADRE THÉORIQUE

La formation professionnelle

Cette étude est ancrée dans une conception dynamique du personnel enseignant, lequel est capable de réfléchir sur les principes qui sous-tendent la théorie et la pratique pédagogiques et de les relier à des questions sociales plus larges (Pennycook, 1989). C’est ainsi que nous considérons la formation, selon une perspective constructiviste, comme une transformation du savoir (Richter et al., 2013). Dans cette perspective, la formation spécialisée en enseignement du FLS est perçue comme un cheminement professionnel à long terme, commençant avant même la formation initiale et se poursuivant tout au long de la carrière enseignante (Tang, 2020). Le personnel enseignant en langue seconde doit posséder des savoirs et des habiletés spécifiques à cette spécialité, ce qui complexifie l’enseignement en FLS comparativement à l’enseignement en classe ordinaire, où la langue de scolarisation est la même que celle parlée par la majorité (Cammarata et Haley, 2017). S’inspirant entre autres des travaux de Hargreaves et O’Connor (2018), Masson et al. (en cours) ont identifié quatre piliers essentiels à la formation en enseignement du FLS. Nous nous focalisons ici sur : (1) la compétence langagière dans la langue cible, (2) les connaissances pédagogiques, (3) le professionnalisme collaboratif et (4) la compétence interculturelle. Nous ne traiterons pas ici de la compétence interculturelle, ce pilier n’étant pas essentiel à notre propos.

Pour ce qui est du premier pilier, le français étant à la fois l’objet d’étude et le moyen de communication, le personnel enseignant du FLS doit posséder une solide maîtrise de cette langue, et il nécessite un soutien et une formation linguistiques continus. Le sentiment d’efficacité du corps enseignant en FLS est fortement lié à la façon dont il perçoit la maîtrise de la langue cible (Sabatier, 2018). Les personnes enseignantes en formation initiale et en service font face en majorité à une identité multiple, en tant que personne « apprenante » et « enseignante » du français, ce qui peut contribuer à un manque de confiance par rapport à leurs propres compétences langagières. Malgré leurs expériences et leurs connaissances didactiques, cette insécurité linguistique peut mener les personnes enseignantes à remettre en question leur identité professionnelle (Wernicke, 2017).

Le deuxième pilier, concernant le besoin de connaissances pédagogiques générales et de connaissances spécifiques en didactique des langues secondes, est étroitement lié avec le premier. En effet, la compétence langagière du personnel enseignant en FLS est souvent perçue comme un indicateur des compétences didactiques alors qu’en réalité, ces deux types de compétences sont bel et bien distincts. En fait, la relation entre le niveau de langue et le sentiment d’efficacité professionnelle est faible (Faez et al., 2019). Choi et Lee (2016) proposent que, plutôt que le niveau de langue, c’est le niveau de connaissance en didactique des langues secondes qui détermine l’efficacité professionnelle potentielle du personnel enseignant. Les initiatives actuelles pour contrer la pénurie présupposent un manque de personnel parlant le français, alors qu’il s’agit plutôt d’un manque de personnes enseignantes spécialisées en didactique des langues secondes (Culligan et al., en cours).

Finalement, le professionnalisme collaboratif concerne une approche intentionnelle de collaboration où les éducatrices et éducateurs de tous niveaux (personnel enseignant, personnel formateur, direction scolaire, conseillères et conseillers pédagogiques des conseils ou districts scolaires et ceux des ministères de l’Éducation) transforment ensemble l’enseignement et l’apprentissage afin de favoriser le développement et l’épanouissement des élèves (Hargreaves et O’Connor, 2018). Selon Masson et al. (2019), le professionnalisme collaboratif serait un moyen important pour contrer la pénurie du personnel enseignant en FLS. Le professionnalisme collaboratif repose sur l’entraide, un dialogue franc et ouvert, et une vision partagée. La communication et le partage entre collègues ayant différents niveaux d’expérience de vie s’apparentent à une forme de mentorat, où les personnes enseignantes travaillent côte à côte vers leur épanouissement professionnel.

Le mentorat est défini comme un processus de soutien à l’apprentissage professionnel des personnes enseignantes novices par l’interaction avec des collègues plus expérimentés (Johnson, 2022). Dans cette relation mentor-novice, l’apprentissage peut être conceptualisé de deux manières distinctes (Cochran-Smith et Paris, 1995) : (1) le mentorat axé sur la transmission, qui met l’accent sur la transmission conventionnelle et unidirectionnelle des connaissances et des pratiques scolaires existantes; (2) le mentorat dans une perspective constructiviste, qui suppose des relations fondées sur l’enquête et la collaboration, favorisant le bien-être du personnel enseignant. C’est surtout cette dernière conception qui joue un rôle important dans la rétention du nouveau personnel enseignant (Richter et al., 2013), ainsi que l’idée que la formation à l’enseignement constitue un continuum qui se base sur une vision élargie de la pratique professionnelle, et qui voit le corps enseignant engagé dans un travail collectif pour provoquer des changements en éducation (Feiman-Nemser, 2017).

MÉTHODOLOGIE

Afin de mieux comprendre le lien entre de la formation et la pénurie des enseignantes et enseignants en FLS, nous nous basons sur les données d’une étude qualitative (Cresswell, 2013) effectuée pour le projet de recherche pancanadien subventionné par l’Association canadienne des professeurs de langues secondes pendant la pandémie de COVID-19. L’objectif général du projet était de documenter ce que les parties prenantes reconnaissent comme des forces, des défis et des occasions concernant la préparation, le mentorat et la rétention du personnel enseignant de FLS.

L’échantillon et la collecte de données

L’échantillon de l’étude est constitué de trois groupes : (1) les enseignantes et les enseignants du primaire et du secondaire des programmes de FLS ayant moins de cinq ans d’expérience, (2) les membres des facultés d’éducation qui offrent un programme de formation en FLS, et (3) les leaders pédagogiques et les personnes fournissant les programmes de mentorat dans les districts scolaires. Les groupes ont été organisés par zones géographiques : l’Ouest canadien, le centre canadien, et l’Est canadien[3] (Tableau 1). Le recrutement a été effectué par le biais des réseaux sociaux, de bulletins d’information de différentes parties prenantes, et de courriels. Les données ont été générées par le moyen de trois questionnaires bilingues (français/anglais) (N = 253) (un pour chaque groupe participant), réalisés à travers les trois régions, et composés de questions à choix multiples, d’échelles de Likert et d’items ouverts. Le nombre d’items variait selon le groupe visé : enseignantes/enseignants = 78; facultés = 62; districts = 42).

Les données analysées pour cet article ne proviennent que des questions ouvertes. À partir d’une analyse qualitative préliminaire de ces données, trois protocoles ont été préparés pour mener des séances de discussion virtuelles auprès de chacun des trois groupes participants (Falter et al., 2022; Onwuegbuzie et al., 2009). Au total, les 29 groupes de discussion totalisant 89 participants ont été menés par un ou deux membres de l’équipe de recherche. Chacun des groupes de discussion, d’une durée de 75 minutes, s’est déroulé sur la plateforme Zoom et a été enregistré. Le questionnaire ainsi que les protocoles des groupes de discussion comprenaient des questions liées aux trois grands axes de l’étude : l’accès au français et le développement linguistique, le contenu et la méthodologie des programmes de formation initiale et continue, et le mentorat.

Tableau 1

Répartition des participantes et participants selon les régions et leur affiliation professionnelle (questionnaire N = 253; groupes de discussion N = 89)

Répartition des participantes et participants selon les régions et leur affiliation professionnelle (questionnaire N = 253; groupes de discussion N = 89)

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Analyse des données

Pour les données issues du questionnaire, nous avons effectué des analyses quantitatives descriptives (Brown, 2001; Dörnyei et Taguchi, 2010) et thématiques (Braun et Clarke, 2006). Les enregistrements des groupes de discussion ont été transcrits de manière verbatim. Pour cet article, nous avons seulement effectué une analyse des données qualitatives du questionnaire et des groupes de discussion. Pour cette une analyse thématique, à la fois inductive et déductive (Braun et Clarke, 2012), nous avons élaboré une grille de codage (Saldaña, 2021) basée sur les questions organisées autour des trois grands axes de l’étude. Ceci nous a permis d’obtenir un aperçu de l’accès au français et au soutien linguistique, des connaissances et des ressources pédagogiques, du mentorat, ainsi que des obstacles et des possibilités à chaque étape de la formation initiale et continue. Le logiciel NVivo a été utilisé pour entreprendre l’analyse en deux étapes : un codage initial descriptif, pour obtenir un aperçu des thèmes en lien avec la question de recherche, suivi d’un codage sélectif, afin de réorganiser, de comparer et de synthétiser les résultats. Les codes et thèmes dégagés par chaque équipe régionale ont été discutés lors de trois rencontres pancanadiennes pour arriver à un consensus sur les conclusions tirées de l’ensemble des données. Ainsi, l’analyse a permis de dégager des schémas de signification unificateurs implicites ou inattendus à travers les différents ensembles de données.

RÉSULTATS DE L’ANALYSE

En général, les résultats ont mis en évidence une forte relation entre les composantes de la formation (initiale ou continue) et la rétention du personnel enseignant dans les programmes de FLS. Comme le montrent les sections suivantes, les réponses aux questionnaires et lors des séances de discussion mettent en évidence une préoccupation fortement orientée vers la rétention, c’est-à-dire vers les stratégies et les efforts pour mieux soutenir les personnes enseignantes de FLS, en dépit du fait que le recrutement faisait également partie intégrante des objectifs de recherche. Cette orientation sur la rétention est apparue clairement dans les réponses au questionnaire à travers les commentaires du personnel enseignant et lors des groupes de discussion avec les membres des facultés et des districts scolaires. Dans notre analyse, nous avons identifié cette orientation à travers l’ensemble des données en lien avec les différents soutiens offerts (ou manquants) au cours de la formation initiale et continue, et les besoins exprimés. Afin de démontrer la centralité de la rétention dans nos données, nous commençons la présentation des résultats par une sélection d’extraits du questionnaire du corps enseignant. Ces extraits soulignent en particulier l’importance des soutiens non officiels et la façon dont ce type de mentorat est conceptualisé. Ensuite, nous montrons à quel point le besoin du mentorat non officiel est également vu comme essentiel par des personnes oeuvrant dans les facultés et les districts scolaires. Ceci est surtout évident dans les extraits des données des groupes de discussion et l’approfondissement de ce thème lors de ces séances.

L’importance des soutiens non officiels : perspective du personnel enseignant

Un des thèmes principaux ressortant de nos données est le mentorat. C’est la raison pour laquelle il est l’objet principal de cette présentation des résultats, notamment en lien avec la rétention comme l’une des réponses à la pénurie. Nous commençons la présentation par un extrait du questionnaire qui met en évidence plusieurs des sous-thèmes les plus pertinents dans nos données. Comme il arrive souvent dans les études menées en éducation du FLS, l’extrait suivant provient d’une personne qui a travaillé en enseignement dans le passé, mais qui a participé à notre étude en tant que représentant d’un district scolaire :

I am a firm believer in mentorship as that is how I was able to survive in the profession for my first five years [...] Partnerships built on trust, collaboration and sound pedagogical practices are essential for delivering high-quality and engaging programs to our students [...] I believe we can retain more FSL teachers if they enter a community that embraces them and supports them so they do not feel like they are struggling and working in isolation (région du centre) (extrait 1).

Non seulement cet extrait représente-t-il des perspectives multiples vécues par une personne oeuvrant en FLS (enseignement au stade novice, formation continue du point de vue de l’administration), il reprend des thèmes fondamentaux mis en évidence dans les réponses du personnel enseignant dans le questionnaire : la création des partenariats ou des réseaux professionnels, la collaboration qui favorise le développement de la confiance, l’expertise pédagogique, et un soutien pour le personnel qui se retrouve en difficulté ou en isolement. Parmi ces thèmes, on voit ressortir les aspects des soutiens non officiels décrits dans la recherche, par exemple les initiatives individuelles, l’acquisition de ressources, l’utilisation des médias sociaux, l’occasion de réfléchir aux expériences d’enseignement (Richter et al., 2013), ainsi que des soutiens entre pairs, comme l’aide en matière d’apprentissage professionnel reçu des collègues, et la culture de travail prévalente à l’école (Kutsyuruba et al., 2022).

Dans les réponses qualitatives issues du questionnaire, il est évident que ce type de soutien non officiel manque souvent dans les programmes de formation initiale : « Additional mentorship opportunities would certainly have been appreciated » (région du centre) (extrait 2).  Par exemple, plusieurs réponses soulignent l’importance de pouvoir interagir avec des collègues qui ont les mêmes expériences, ainsi que d’éprouver l’expérience d’enseigner dans un milieu autre que l’école, comme le bénévolat communautaire ou les camps d’été. Le mentorat sous forme de soutien non officiel ressort également au sujet de l’insertion professionnelle, par exemple dans ces deux extraits :

I had an older teacher take me under her wing, so that I could survive my first couple months as a new teacher (région du centre) (extrait 3).

I have been fortunate enough to find informal mentors both through the district and in my school setting who have been instrumental in boosting my confidence and competence as an FSL teacher (région de l’ouest) (extrait 4).

La notion de « mentor non officiel » demande un rapport différent entre collègues. Malgré la relation de pouvoir inégale au niveau de l’expertise et de l’autorité de chacun, il semble être question dans les deux extraits d’une relation de soutien non évaluatif qui met l’accent sur la réussite et le bien-être des collègues novices. En même temps, les médias sociaux représentent une autre ressource essentielle : « I feel I have a lot of support through social media, especially Twitter » (région du centre) (extrait 5). Le besoin pour ce type de mentorat non officiel est confirmé dans d’autres réponses du questionnaire qui mettent aussi en relief le fait que ces initiatives sont souvent lancées de manière individuelle :

I made it happen myself by connecting with teachers in the school I was placed at (région du centre) (extrait 6).

I volunteered in a French school out of my own volition (région du centre) (extrait 7).

I arranged for my own practicum in a francophone setting outside of Canada (région de l’ouest) (extrait 8).

I wanted to continue developing my French and sought out online resources (région de l’est) (extrait 9).

FSL-specific support I had to form my own connections to obtain (région du centre) (extrait 10).

L’action de chercher ses soutiens par ses propres moyens, afin de continuer à développer son français, de nouer des liens avec des collègues en FLS ou avoir des expériences dans un milieu scolaire francophone montre ces aspects comme intégraux à la formation à l’enseignement en FLS, en formation initiale, ainsi qu’une fois dans la salle de classe : « Without question, most of the mentors that I had going into the profession I went out and found on my own through volunteering, paid positions, and independent networking » (région de l’ouest) (extrait 11). 

L’ensemble des descriptions du mentorat non officiel nous amène à un autre thème central : la collaboration. Peu recherché dans le contexte du FLS (Jacquet et Dagenais, 2010), ce thème se montre de façon explicite dans les données par les répétitions du mot même, par exemple : « Being able to communicate and collaborate with colleagues has been the best place to gain information and advice » (région du centre) (extrait 12). Ailleurs, il est sous-entendu dans la création des réseaux de soutien, l’occasion de prendre contact avec les autres ou l’établissement de solides relations professionnelles entre collègues. Ces données mettent en évidence que la collaboration ne signifie pas seulement « travailler ensemble » au sens général. Il s’agit plus précisément d’apprendre des autres, de pouvoir poser des questions, de participer à des discussions, de partager des idées, de planifier et d’enseigner ensemble. Ainsi, cette vision de la collaboration reprend les principes promus par le professionnalisme collaboratif (Hargreaves et O’Connor, 2018), où le fait de collaborer entraîne des possibilités pour une synergie professionnelle qui va au-delà des capacités d’un seul individu. En d’autres mots, à la base de cette collaboration on trouve des expériences professionnelles qui sont partagées par tous les membres oeuvrant dans le domaine du FLS. Par conséquent, parmi les recommandations proposées par les enseignantes et les enseignants dans le questionnaire, le mentorat devrait inclure des ressources pédagogiques reliées au contenu, au modelage des stratégies d’enseignement et au bien-être socioaffectif des étudiants-maîtres. Une fois dans le milieu de travail, il devrait comprendre la coplanification, des occasions pour les personnes enseignantes novices de demander de l’aide, et du soutien en français et/ou spécifique à l’enseignement du FLS.

Le mentorat : perspective du personnel de formation et des districts scolaires

L’accent sur les aspects non officiels de soutien se voit également exprimé dans les données générées lors des groupes de discussion avec les membres des facultés universitaires et des commissions scolaires. Les extraits suivants, par exemple, soulignent le besoin d’un mentorat non évaluatif, étant donné la prédominance d’une culture de correction et de surveillance en FLS, surtout en ce qui concerne la compétence linguistique en français :

Il y en a qui veulent le soutien, mais il y en a qui ne le demandent pas. Je ne sais pas si c’est un manque de confiance, puisqu’ils ne veulent absolument pas qu’on aille voir ce qu’ils font, ou s’ils sont vraiment prêts (région du centre) (extrait 13).

I've heard from teacher candidates [...] that they are afraid of their advisor. And it's beyond me to hear that, so the first step in mentoring, you need trust and relationships [...] because true mentorship doesn't have an evaluative component...which goes back to my original point about building trust. And the reason why you might be giving particular feedback is so that there's growth, right? (région de l’ouest) (extrait 14).

L’extrait 13 démontre comment l’insécurité en début de carrière peut empêcher l’accès au mentorat. L’extrait 14, par contre, met en relief de façon explicite l’importance d’un soutien non évaluatif qui se base surtout sur un rapport de confiance et, ainsi, peut mener à un apprentissage transformatif. Dans la même optique, le besoin d’une « culture de mentorat » est mentionné par les membres des facultés et des districts :

C’est un gros travail de changer la culture ou d’amener le mentorat dans la culture de l’enseignement, qui est peut-être [...] plus individuelle. C’est chacun pour soi. Donc [...] c’est une question de changer la culture (région de l’ouest) (extrait 15).

I’m finding that that partner teacher becomes a friend for life of the stagiaire. So they remain together, they- you know, connect, they share resources [...] I’ve developed a network of my former students and [...] they support each other, and I invite them to speak to my current classes so there's a lot of that, I think, but I think it's a real effort to build a mentorship network like that (région de l’ouest) (extrait 16).

L’extrait 15 semble indiquer une orientation plutôt individuelle dans le milieu scolaire, qui est souvent peu ouvert à adopter un changement de culture valorisant le soutien collectif. Dans l’extrait 16, il s’agit d’une initiative au niveau de la coordination dans le programme de formation initiale qui voit la création des relations de soutien à long terme sous forme d’un réseau de mentorat non officiel. Ici, il n’est pas seulement question de maintenir le contact avec les finissantes et finissants pendant leur transition vers le milieu du travail, mais d’appuyer leur insertion professionnelle et d’en tirer profit plus tard à travers le partage de leur expertise et de leurs expériences avec de futures enseignantes et de futurs enseignants dans le programme de formation. Au lieu de viser la rétention auprès du nouveau personnel enseignant à court terme, l’accent devrait être mis sur le développement durable et l’efficacité tout au long de la carrière (Schaefer et al., 2012).

Pour conclure la présentation des résultats, nous terminons avec l’extrait suivant d’un membre de la direction d’une commission scolaire, qui met en relief une réitération du mentorat non officiel discuté ci-dessus :

[…] quand moi je parle de mentor, c’est quelqu’un qui va travailler avec un enseignant de près [...], et qu’ils vont partager les idées, avoir des conversations, parler de ce qu’ils font [...] c’est un petit peu plus aussi cet aspect socioémotionnel de soutien [...] je ne peux pas être coach sans écouter la personne et comprendre où est-ce qu’elle est, et comment est-ce qu’elle se sent (région du centre) (extrait 17).

Au vu de la perspective enseignante exprimée dans les extraits plus haut, nous portons notre attention sur les éléments suivants de l’extrait 13 : l’approche dialogique visible dans le « partage des idées, » l’accent sur des « conversations » et l’écoute (au lieu de se limiter aux directives ou à la rétroaction), et la dimension socioémotionnelle du soutien.

CONCLUSION

Les résultats présentés ci-dessus nous permettent de clarifier une définition du mentorat non officiel décrit de façon constante dans notre étude en lien avec la rétention. Bien que le mentorat formalisé soit vu comme composante officielle de la formation initiale et des programmes d’insertion professionnelle (p. ex. : le stage, les cours, les ateliers, le parrainage), les réponses qualitatives du personnel enseignant affirment le rôle que jouent les soutiens non officiels envers la rétention tout au long de la vie professionnelle. En même temps, les personnes oeuvrant dans les facultés d’éducation et dans les commissions scolaires reconnaissent que c’est souvent le soutien non officiel qui a la plus grande influence.

Ce soutien ou mentorat non officiel peut se comprendre comme un échange de critiques amicales, basé sur l’idée de Kram (1983) que « l’amitié » fait partie du mentorat. Une telle approche – le développement d’une « amitié critique » (critical friendship) – permettrait une politique de rétention axée sur la professionnalisation qui est encourageante, qui reconnaît la spécificité du travail en FLS, et qui ne porte des jugements de valeur que sur demande des stagiaires, pour ainsi viser leur réussite (Costa et Kallick, 1993) selon Mullen et Klimaitis (2021), l’idée de « se lier d’amitié avec quelqu’un » offre une vision qui fait appel au mentorat « as goal- and growth-oriented, » tout en menant à des réflexions et des actions axées sur l’avenir (p. 70), et, par conséquent, sur la rétention. Ceci nous ramène à la définition du mentorat présentée plus haut qui valorise l’importance d’une approche constructiviste dans le développement et la transformation professionnelle, à la place d’une approche qui se limite aux attentes évaluatives associées à un standard traditionnel qui ne répond plus aux réalités (les besoins, les enjeux et les obstacles) en enseignement du FLS. Comme cela ressort nettement dans notre analyse des résultats, c’est la deuxième conception qui est la plus fortement liée aux aspects de la rétention, en particulier à long terme, « sous la forme d’une culture de formation continue durable [...] tout au long de la vie » (Kutsyuruba et al., 2022, p. 5, traduction libre).

En somme, la tendance actuelle vers le recrutement, proposée par le gouvernement fédéral comme solution unique à la pénurie, ne correspond pas à ce que nous disent nos participantes et participants. La recherche met en évidence des solutions possibles qui permettraient de regarder au-delà de l’augmentation des effectifs par recrutement, et de prendre en compte les répercussions des stratégies basées sur la rétention. Malheureusement, tant que perdureront les problèmes systémiques qui font que les enseignantes et les enseignants de FLS se sentent surchargés, dévalorisés et non soutenus dans leur contexte scolaire (Knouzi et Mady, 2014; Lapkin et al., 2006; Masson, 2018), les efforts de recrutement risquent d’être voués à l’échec. Ainsi, une orientation constructiviste pour soutenir l’épanouissement professionnel du personnel enseignant qui repose sur les bases du professionnalisme collaboratif, tel que le mentorat, permettrait de répondre aux besoins des programmes de FLS canadiens à long terme.