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La résurgence autochtone, portée par le refus des peuples autochtones d’être assimilés dans la société dominante, est devenue visible en Amérique du Nord depuis les années 1970. Les Autochtones visent la coexistence et non leur inclusion dans le monde euro-américain ; ils revendiquent un rapport égalitaire de nation à nation (Picard, 2013) qui reconnaisse une souveraineté préexistante jamais abandonnée. Ils sont engagés dans un processus de reconstruction culturelle qui passe par une réappropriation de leurs langues et de leurs savoirs et qui s’inscrit dans un mouvement plus global de guérison autochtone.

Leur démarche de reconstruction s’accompagne notamment d’actions qui visent à empêcher l’appropriation de leurs cultures et à dénoncer les représentations erronées de l’autochtonie qui circulent dans la société euro-américaine. Ainsi, les relations entre les Autochtones et les non-Autochtones sont marquées avant tout par la dichotomie. Cependant, sur le terrain de notre recherche doctorale[1] dont s’inspire le présent article, nous observons une dynamique relationnelle aux antipodes de cette dichotomie. Les réseaux de cérémonies de guérison autochtones que nous avons étudiés se développent en dehors des réserves et attirent principalement une zone grise de l’autochtonie peu documentée à ce jour ainsi que de nombreux Blancs et quelques minorités visibles.

Il ressort que ces réseaux cérémoniels sont l’héritage de William Commanda (1913-2011), chef anishinàbe[2] de la réserve de Kitigan Zibi, qui a pris l’initiative, il y a quelque cinquante ans, de diffuser les cérémonies et les savoirs de son peuple aux Autochtones de toutes les nations ainsi qu’aux non-Autochtones, ceci dans une perspective de paix et de guérison. Cette posture d’ouverture était insolite dans le monde autochtone ; elle fut très controversée – et l’est encore aujourd’hui.

Il est impossible sur le terrain de passer à côté du phénomène d’appropriation culturelle que nous allons explorer dans cet article. Nous nous pencherons sur les modalités d’emprunts et de circulation des ressources diffusées par Commanda ainsi que sur les phénomènes de distorsion de la représentation de l’autochtonie qui se manifestent également sur le terrain. Alors qu’à l’échelle de la société américaine, l’appropriation culturelle est vécue par les Autochtones comme une dépossession qui entrave leur processus de guérison, sur le terrain on s’approprie généralement les ressources culturelles sans souci de réciprocité et sans s’intéresser aux réalités autochtones contemporaines. Assistons-nous à un simple phénomène d’appropriation qui relève de l’ethnocentrisme et d’habitus coloniaux ou bien la « medecine » de Commanda opère-t-elle un début de guérison de la relation dans la lignée de sa vision ?

Après avoir posé le contexte postcolonial[3] dans lequel se déroule la recherche, nous analyserons la posture de William Commanda. Puis nous présenterons la cérémonie de la hutte de sudation qui est le rituel le plus représentatif de notre terrain. Enfin, l’analyse sera centrée sur l’ontologie autochtone qui réfère à l’être et à la façon dont les membres d’une culture donnée en parlent et reconnaissent leurs valeurs comme vraies (Poirier, 2004). Cette approche ontologique nous aidera à comprendre en quoi l’appropriation culturelle contrarie le processus de guérison des Autochtones.

Terminologie

Selon Wilson, « Le terme autochtone inclut tous les Premiers Peuples dont chaque culture est unique, mais qui partagent une expérience commune de colonialisme et une même compréhension du monde[4]. » (2008, p. 15-16, notre traduction) Cependant, bien qu’ils soient rassemblés sous une même bannière, cela ne signifie nullement un amalgame ni un effacement de la spécificité de chaque peuple (Clifford, 2013, p. 15).

Au Canada, les Autochtones se répartissent en trois groupes : les Premières Nations, les Métis et les Inuit. Il existe plus de 50 Nations au Canada parlant plus de 50 langues.

Le contexte colonial

Pour bien comprendre la zone grise de l’autochtonie que révèle notre terrain, il est important de commencer par s’intéresser à la Loi sur les Indiens (Gouvernement du Canada, L.R.C (1985), ch. 1-5) promulguée en 1876. Encore en vigueur aujourd’hui, cette loi est l’aboutissement d’un vaste programme de « civilisation » qui visait ouvertement l’extinction progressive de la population autochtone au Canada. Appelée à l’époque l’Acte des Sauvages, elle comprend une centaine d’articles destinés à contrôler la vie dans les réserves alors conçues pour être temporaires (Leslie, 2002). La politique assimilationniste sur laquelle est fondée cette loi est reconnue aujourd’hui comme un génocide culturel par la Commission de vérité et réconciliation du Canada[5] (Gouvernement du Canada, 2015).

Les Autochtones ont résisté à leur disparition programmée dans le silence et l’invisibilité et en dépit de conditions de vie difficiles et de moyens extrêmement limités. Ils ont usé d’une myriade d’actions généralement pacifistes et menées dans la légalité, comme les actions devant les tribunaux ou le développement de très nombreux organismes autochtones. Aujourd’hui, quelque 150 ans après la promulgation de la Loi sur les Indiens (Gouvernement du Canada, L.R.C (1985), ch. 1-5), la résurgence autochtone entérine l’échec de ces politiques assimilationnistes (Holm, 2005). Toutefois, si les Autochtones n’ont pas disparu en tant que peuples, leurs cultures ont subi de lourds dommages (Martin-Hill, 2008) et ils restent très vigilants dans les processus de décolonisation et de reconstruction de celles-ci. C’est dans un tel cadre de résurgence autochtone que se sont développés les réseaux cérémoniels que nous avons observés et qui sont principalement l’héritage de William Commanda.

William Commanda et le Cercle de toutes les Nations

Reconnu en 1998 comme « le » leader de l’AmericainIndianMovement (AIM) en raison de sa sagesse et de l’indépendance de ses positions politiques (Thumbadoo, 2018), William Commanda incarne une figure majeure de la résistance autochtone. Nommé en 1945 Chef suprême du Gouvernement de la Nation indienne de l’Amérique du Nord[6] – titre qu’il garda jusqu’à sa mort – il occupa également la fonction de Chef de bande de la communauté de Kitigan Zibi de 1951 à 1970. De plus, il participa tout au long de sa vie à de multiples événements nationaux et internationaux pour diffuser son message de paix[7].

En 1961, alors qu’il était en phase terminale d’un cancer, Commanda fit une prière au « Créateur » à la suite de laquelle il vécut une guérison miraculeuse alors que les médecins ne lui donnaient que deux semaines à vivre. Cette guérison fut suivie d’une amélioration spectaculaire de son caractère et de sa santé (Ouimet, 2000). Pour ces raisons, certains qualifient Commanda de prophète et l’inscrivent dans la tradition des mouvements prophétiques autochtones[8] (Laugrand, 2013).

À la suite de sa guérison, Commanda reçut la « vision » du Cercle de toutes les Nations dont le premier fut organisé en 1969. Il s’agissait d’un rassemblement intertribal sur son propre terrain, dans la réserve de Kitigan Zibi. Cet événement de trois jours visait à établir une paix historique entre les Mohawks et les Algonquins (Ouimet, 2000). Par la suite, Commanda organisa chaque été un tel rassemblement, et ce, jusqu’à sa mort en 2011. Des enseignements, des ateliers et des cérémonies y étaient donnés. Toute personne intéressée pouvait y participer, non seulement les Anishinàbeg, mais aussi les membres d’autres Premières Nations, les Inuits, les Métis, les Autochtones vivant hors réserve, les Autochtones sans statut et les non-Autochtones (Thumbadoo, 2018, p. 9). Rapidement le Cercle de toutes les Nations a pris de l’expansion jusqu’à compter quelque 3 000 participants parmi lesquels de plus en plus de Blancs qui finirent par représenter environ la moitié de l’assistance ainsi que quelques minorités visibles et des personnes venues du monde entier.

Les enseignements de Commanda étaient ancrés dans le concept anishinàbe « Ginawaydaganuc » (tout est relié). Ils visaient à guérir la relation à la « Terre-Mère[9] », à promouvoir la paix et la justice sociale et à favoriser la guérison (Thumbadoo, 2018, p. 9). Selon les perspectives autochtones, la guérison est un retour à l’harmonie qui se comprend en termes d’écosystème dans lequel chacun trouve sa place et coopère au maintien de l’équilibre général. Commanda a vu la nécessité d’aller bien au-delà de la seule guérison des Autochtones ; il s’agissait pour lui de guérir aussi la relation entre les Autochtones, les non-Autochtones et la « Terre-Mère ».

Porté par la Prophétie des sept Feux[10] dont il était le dépositaire, William Commanda avait à coeur de redonner vie à la pensée et aux savoirs autochtones transmis par ses ancêtres pour les poser et les affirmer sur le territoire américain autochtone et ensuite assurer leur survie dans le monde global. Il oeuvrait pour une réconciliation qui impliquait de reconnaître la souffrance occasionnée par la colonisation, de la confronter et de pouvoir passer au travers pour avancer. Commanda a posé symboliquement et physiquement la rencontre avec les non-Autochtones dans un espace fondamentalement autochtone qu’est le « Cercle »[11]. Ce faisant, il incluait les non-Autochtones à l’intérieur d’un paradigme autochtone. Il insistait sur la légitimité de sa position, à savoir qu’il était chez lui et qu’il y invitait tous ceux qui acceptaient de respecter le territoire et de se plier au « mode d’être » anishinàbe, position qui rétablissait symboliquement la souveraineté autochtone sur un territoire jamais cédé.

Une initiative controversée

Commanda était conscient que sa posture d’ouverture occasionnait une gêne dans le monde autochtone qui y voyait une forme d’assimilation – ce qui était loin de ses intentions – mais il ne perdit jamais espoir d’être compris un jour par les siens (Thumbadoo, 2018). Cependant, bien que critiqué par le monde autochtone de son vivant, il n’en demeura pas moins respecté pour sa sagesse et son activisme, comme en témoigne l’épitaphe publiée à sa mort sur le site de l’Assemblée des Premières Nations (APN, 2011, août) ainsi que la visite de nombreux chefs venus de tout le continent à ses funérailles (R. V. Thumbadoo, communication personnelle, 17 juin 2017).

Oeuvrant pour une culture de paix, il avait notamment pour intention de construire des ponts entre les systèmes de connaissance autochtones et non autochtones sur l’environnement, les relations et les questions cruciales de justice sociale et de paix (Thumbadoo, 2018). Sa pensée dépassait largement le contexte local puisqu’il envisageait la diffusion des savoirs autochtones dans le monde global.

À l’instar de Commanda, de nombreux activistes autochtones jugent eux aussi nécessaire de partager leurs savoirs avec les colons, comme le chercheur mohawk Taiaiake Alfred, connu pour son opposition au principe de réconciliation, qui déclare que le mouvement de résurgence et de restauration du « mode de vie » autochtone ne concerne pas seulement les Autochtones, mais aussi les colons (Alfred, 2017). Toutefois, contrairement à Commanda, la plupart de ces activistes n’envisagent ce partage des savoirs qu’à condition d’en contrôler les modalités de diffusion et d’appropriation. Commanda se positionnait à contre-courant de ceux-ci en donnant sans retenue et sans s’inquiéter de savoir ce qu’il adviendrait de ces ressources une fois disséminées dans le monde global. Sa stratégie était de diffuser les savoirs au plus grand nombre.

En ouvrant le Cercle de toutes les Nations à tous sans discrimination, William Commanda a allumé un « feu »[12] qui a continué de se propager au-delà de sa mort et au-delà de Kitigan Zibi. Des réseaux cérémoniels ne cessent de se développer dans la continuité de sa vision, présentant les mêmes caractéristiques que de son vivant, comme par exemple l’hétérogénéité des populations, la gratuité des cérémonies et leur diffusion par le bouche-à-oreille, ou encore l’absence de structure organisationnelle. Ce mouvement de guérison prend de l’expansion, comme nous avons pu le constater au fil des années passées sur notre terrain.

La hutte de sudation et le panindianisme

Une des cérémonies les plus représentatives de ces réseaux est celle de la hutte ou loge de sudation (Sweat Lodge) qui est pratiquée à travers toute l’Amérique depuis des temps immémoriaux. Celles que nous avons observées sont identiques aux premières descriptions qui datent du XVIIe siècle (Bucko, 1998, p. 27). La « loge » est une structure en forme de dôme qui représente le ventre de la « Terre-Mère ». Elle est recouverte de bâches ou de couvertures de manière à ce qu’il fasse complètement noir à l’intérieur. Au cours de la cérémonie, on dépose au centre de la loge, dans un trou creusé à cet effet, des pierres brûlantes qui sont ensuite aspergées d’eau pour dégager de la vapeur comme dans un sauna. La « Sweat » est séquencée en quatre « portes » qui correspondent aux quatre directions de la Roue de médecine. Celle-ci, selon les cosmologies autochtones, situe les êtres humains entre le ciel et la terre, et au milieu des quatre points cardinaux. Dans toutes les cérémonies observées, que ce soient les cercles de paroles, les cercles de guérison ou les huttes de sudation, les participants s’inscrivent à l’intérieur de cette configuration sacrée. À chacune des quatre directions est associée une série de correspondances symboliques (animal, couleur, herbe médicinale, période de la vie, saison, etc.) qui varient d’une nation à l’autre.

Au début de la cérémonie, le gardien de loge cite le nom de la nation du territoire sur lequel se déroule l’événement et le remercie pour son accueil. Le rituel peut aussi provenir d’une autre nation que celle qui l’héberge et cela aussi est généralement précisé. Par exemple, un Mohawk peut diriger une cérémonie sur un territoire algonquin, auquel cas il préviendra que sa cérémonie vient de chez lui. Nous avons noté que cette cohabitation de traditions de nations différentes peut parfois être conflictuelle.

En plus des variations de la Roue de médecine selon les nations, nous notons aussi des variations dans chaque séquence du rituel du fait que le gardien de loge a une marge d’improvisation pour ce qui est de la durée de chaque « porte » (direction) et de ce qu’il s’y passe. Il peut y avoir des chants, des partages, des prières, des enseignements ou du silence. Chacun exprime s’il le veut ses peines, on pleure, on crie, parfois on crache et aussi on rit. Les cérémonies que nous avons observées duraient entre deux et cinq heures, et pouvaient compter entre quatre et plus de trente personnes.

La hutte de sudation est principalement un outil de guérison dont se servent aujourd’hui les Autochtones pour se guérir des blessures de la colonisation, ce qui diffère de son usage passé pour la chasse et la guerre. Ce serait après le massacre de Wounded Knee en 1890 que les leaders spirituels, guidés par leurs visions, auraient réorienté leurs pratiques rituelles vers la guérison (Desaulniers Turgeon, 2010).

C’est également à la suite de ce massacre qu’est né dans le bassin des Plaines le mouvement spirituel panindien (Jilek, 1992) dont les réseaux cérémoniels quadrillent aujourd’hui l’Amérique du nord au sud. Ce mouvement incarne une spiritualité commune aux Autochtones et se nourrit de pratiques, de symboles et de sens issus de différentes nations (Bousquet, 2005, p. 171). Cependant, si le panindianisme joue un rôle important dans la diffusion de contenus spirituels, notamment au Québec (Desaulniers Turgeon, 2010), tous les Autochtones ne se reconnaissent pas dans cette spiritualité. En effet, la grande majorité des Autochtones sont aujourd’hui chrétiens (catholiques, anglicans, pentecôtistes ou autres) et certains voient dans les cérémonies traditionnelles un retour en arrière (Gélinas, 2013a). Également, la résurgence des pratiques traditionnelles dans l’intimité des familles et des communautés autochtones ne coïncide pas forcément avec l’idéologie et les pratiques du panindianisme, ce qui crée parfois des tensions au sein même des communautés. Mais nous avons aussi rencontré des Autochtones chrétiens qui fréquentent et soutiennent les réseaux panindiens. Ainsi les spiritualités autochtones se définissent aujourd’hui au pluriel. Elles sont protéiformes (Laugrand et Delâge, 2008, p. 4), hétérogènes (Gélinas, 2013a) et en pleine effervescence. Ainsi, si les réseaux de pratiques cérémonielles que nous avons observés sont reliés aux réseaux panindiens, ces pratiques ne pas pour autant représentatives de l’ensemble des spiritualités autochtones.

Le terrain et la posture de l’anthropologue

Les réseaux hérités de Commanda se caractérisent par les mêmes dynamiques que celles des réseaux panindiens auxquels ils sont d’ailleurs reliés. Ils se présentent comme un

« entrelacs de relations sociales effectives ou potentielles mobilisées dans des situations particulières » (Monsutti, 2005, p. 41). Ils sont donc bel et bien existants même s’il n’est pas possible de les observer à l’échelle du quotidien. Ce n’est pas tant la régularité de la pratique que sa potentialité qui constitue l’essence du réseau. »

Desaulniers Turgeon, 2010, p. 7

Les cérémonies se diffusent par le bouche-à-oreille, elles sont gratuites et on note une absence de structure organisationnelle. Si l’on y rencontre quelques « vrais » Autochtones[13] urbanisés de diverses nations, la grosse majorité des participants représente une population hétérogène composée essentiellement de toutes les déclinaisons possibles de la métissité[14] issues de la société franco-canadienne, de personnes issues de l’immigration dont surtout des Européens, de quelques Québécois anglophones, quelques Canadiens venus d’autres provinces et occasionnellement des touristes. La majorité de ces personnes assistent à ces cérémonies pour des raisons personnelles liées à une quête de guérison, ou simplement parce qu’elles sont attirées, voire fascinées, par les Autochtones.

Comme nous avons rencontré sur ces réseaux un bon nombre de personnes non autochtones ou néo-Métis qui s’adonnent aussi à des pratiques néochamaniques, nous avons décidé d’observer également ces pratiques, et ce, à titre comparatif, car on y remarque des emprunts d’objets sacrés autochtones (tambours, hochets, herbes médicinales, plumes, pierres, perlage, etc.), de chants, de symboles, de prières ainsi que des séquences de rituels, voire des rituels complets. Ces emprunts représentent pour certains des opportunités commerciales.

Les observations de terrain se sont étendues sur sept années ; il fallait compter avec le temps pour développer des relations qui nous ouvrent les portes de ces cérémonies pour la plupart confidentielles. Cela sous-entend une implication personnelle au point que cela fasse partie de notre vie et que l’on oublie la casquette de l’anthropologue. La profession est mal vue sur le terrain ; les entrevues furent difficiles à négocier, surtout avec les Autochtones. Les 23 que nous avons menées l’ont été grâce aux liens que nous avions tissés sur le long terme (10 femmes et 13 hommes dont trois Autochtones). Nous nous sommes davantage concentrée sur les observations incluant un grand nombre d’activités non rituelles comme la préparation des cérémonies, les repas partagés, le covoiturage, le ménage, les visites amicales, les conversations informelles, les longues discussions et quelques soirées.

Nous avons participé à dix-huit huttes de sudation, huit rassemblements, dont quatre de trois jours. En ce qui concerne les pratiques néochamaniques, nous avons participé à cinq cercles de tambours, trois voyages chamaniques, une cérémonie d’ayahuasca, un atelier de fabrication de tambours et cinq ateliers de deux jours de formation en pratiques chamaniques. Nos observations ont eu lieu principalement dans les Laurentides, mais aussi occasionnellement en Outaouais, à Lanaudière, à Montréal, en Estrie et au Nouveau-Brunswick.

Nous tenons à préciser que notre point de vue est celui d’une anthropologue de la globalisation, de la santé et de la religion et non pas des études autochtones. Nous nous situons dans la lignée de certains auteurs qui trouvent suspect de montrer un intérêt pour l’Autre sans le laisser s’exprimer dans sa propre voix (Clifford, 1983 ; Clifford et Marcus, 1986 ; Fabian, 1983). C’est pourquoi nous avons choisi dans la mesure du possible de ne pas parler à la place des Autochtones, mais plutôt de rendre compte de la voix des auteurs autochtones. C’est d’ailleurs l’exploration de la littérature autochtone – peu représentée dans les études autochtones faites par les non-Autochtones[15] – qui nous a incitée à adopter cette approche, et plus particulièrement le livre de l’auteur Cri Shawn Wilson Research is Ceremony (2008) ; celui-ci nous a fait prendre conscience de l’impossibilité épistémologique d’analyser les cultures autochtones à partir de nos concepts occidentaux.

Développer une ontologie autochtone

L’émulation intellectuelle qui accompagne la résurgence autochtone a favorisé, depuis les années 1970, l’essor d’une intelligentsia autochtone dans le paysage intellectuel nord-américain. Au Canada, nombreux sont les universitaires autochtones qui poursuivent une réflexion sur l’identité autochtone, les relations structurelles avec les gouvernements et les méthodologies de recherche (Alfred, 1995 ; Corntassel, 2012 ; Coulthard, 2014 ; Larocque, 2010 ; Monture, 2014 ; Simpson, 2014 ; Simpson, 2008 ; Wilson, 2008). Toutefois, ces chercheurs autochtones reçoivent des salves de critiques du monde académique de la société majoritaire et doivent constamment justifier leur approche de la recherche et leurs systèmes de savoirs. C’est dans un tel contexte, afin de taire les critiques dont ils sont assaillis, que Shawn Wilson a consacré sa thèse de doctorat à l’ontologie et l’épistémologie autochtones (Wilson, 2008). Il définit l’ontologie comme l’étude de la nature de l’existence et l’épistémologie comme l’étude de la nature de la connaissance et la manière dont elle est acquise. Selon Wilson (2008), notre perception de la réalité est façonnée par un ensemble de croyances ontologiques sur lesquelles les gens s’accordent et auxquelles ils donnent foi. Les systèmes de pensée et les fonctions cognitives sont donc élaborés à partir des ontologies spécifiques à chaque culture (Wilson, 2008).

Si l’on suit la pensée de Wilson (2008), une épistémologie n’est pas transférable d’un monde à l’autre puisqu’elle est elle-même conditionnée par l’ontologie du monde duquel elle est issue. En d’autres termes, appliquer une épistémologie occidentale pour expliquer les mondes autochtones devient une erreur ; il est impossible de comprendre le monde autochtone à partir de la lentille du savoir occidental. Ceci permet de saisir pourquoi, selon la perspective autochtone, les Euro-Américains ne peuvent pas produire une représentation de l’autochtonie qui soit en adéquation avec la façon dont les Autochtones se perçoivent eux-mêmes.

Également, en approfondissant les paradigmes de la recherche autochtone, Wilson déclare qu’il en a appris davantage sur la vaste question de ce qu’est « être Autochtone » (2008, p. 13). Soulignons que tous les auteurs autochtones définissent et revendiquent un « mode d’être » spécifiquement autochtone. Central dans le discours autochtone, ce concept de « mode d’être » se substitue au concept d’identité qui ne peut rendre compte de sa profondeur. En effet, alors qu’il est possible de cumuler simultanément plusieurs identités et d’en changer au cours d’une vie, le « mode d’être » n’est pas interchangeable, car il est façonné par la culture dans laquelle l’individu a grandi et s’inscrit profondément dans sa constitution psychobiologique (Gonzales, 2012). On ne peut ni l’imiter ni se l’approprier. Toutefois, il est possible d’essayer d’en faire l’expérience, mais sans jamais pouvoir se l’approprier complètement (Goulet, 1998).

Ainsi, si la culture façonne le cadre à travers lequel les individus se perçoivent et perçoivent leur réalité, les politiques assimilationnistes apparaissent de ce point de vue comme une entreprise de démolition du « mode d’être » des Premiers Peuples et sont à l’origine des dysfonctionnements structurels auxquels ils sont aujourd’hui confrontés. Ceci explique pourquoi la reconstruction culturelle est un vecteur de guérison pour les Autochtones.

Se guérir du trauma

De nombreux auteurs autochtones (Brave Heart, Chase, Elkins et Altschul, 2011 ; Couture, 1994 ; Duran et Duran, 1995 ; Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004) ont analysé les conséquences des politiques assimilationnistes en termes de trauma historique en empruntant le concept à la littérature sur la Shoah (Brave Heart et Debruyn, 1998). La première étape du processus de guérison fut donc de formuler le fait que les problèmes sociaux auxquels les Autochtones sont confrontés aujourd’hui résultent non pas de leur incapacité à s’adapter au monde moderne, mais des politiques menées à leur encontre. Ce constat met en évidence une spécificité des ontologies autochtones qui ne conçoit pas « les déviances » comme étant issues des individus, mais comme étant le résultat d’une rupture de l’équilibre relationnel avec le monde. En offrant des voies qui permettent de reconstruire cette relation au monde, le retour aux savoirs traditionnels constitue, pour les auteurs autochtones, un antidote au trauma (Duran et Duran, 1995).

Les savoirs traditionnels autochtones forment un système de connaissance cohérent désigné sous le terme de Native Knowledge System (Gonzales, 2012) reconnu officiellement pour la première fois au Canada par la Commission royale sur les peuples autochtones (Bibliothèque et Archives Canada, 1996). Ces savoirs sont articulés autour des cosmologies autochtones (Debassige, 2010 ; Freeman, 2015 ; Gonzales, 2012 ; Turner Strong et Van Wrinkle, 1996 ; Wilson, 2008) dans lesquelles les êtres humains ne sont pas séparés de la Création[16], mais pris dans un entrelacs de liens avec elle. C’est à travers ces liens que les individus trouvent leur identité et leur place dans le monde. Ceux-ci sont continuellement réactualisés à travers la langue, les rituels, les histoires, les symboles et les savoirs (Gonzales, 2012). Au sein de ces processus, le retour aux cérémonies ancestrales participe à la « construction rituelle de la personne » en lien avec son milieu de vie (Jérôme, 2008).

La question de l’ontologie est centrale dans l’approche thérapeutique des milieux autochtones qui comptent davantage sur leurs propres ressources pour se remettre sur pied. Ils ont développé des stratégies de guérison affranchies des instances gouvernementales qui privilégient les pratiques traditionnelles dans lesquelles la guérison devient « communautaire ». Par exemple, les programmes panindiens basés dans les communautés autochtones pour traiter les maux dont ils sont affectés (alcoolisme, toxicomanie, suicides, violences familiales, abus sexuels, etc.) visent au rétablissement d’une communauté saine en interpellant l’ensemble des membres de la communauté plutôt que seulement des individus ou un petit groupe d’individus (Clément, 2007, p. 4).

Parallèlement et sans tenir compte des approches de guérison autochtones, les services sociaux du gouvernement persistent à mettre en place des programmes fondés sur une ontologie occidentale centrée sur l’individu. Ces programmes visent au « redressement des déviations et des déviants eux-mêmes plus que des conditions sociales qui ont pu [...] leur donner naissance et les laisser se développer » (Bourgeault, 2004, p. 37). Ils échouent les uns après les autres et sont notamment impuissants à prévenir les épidémies de suicides dans les communautés (Stevenson, 2009 ; Tanner, 2004).

Ainsi, nous découvrons l’enjeu ontologique qui est au coeur de la dynamique de reconstruction des cultures autochtones. C’est donc au travers de la lanterne de l’ontologie que nous pouvons comprendre comment l’appropriation culturelle peut venir entraver les processus de guérison autochtone.

Éduquer et informer plutôt que censurer

Bien qu’il soit difficile de retracer précisément l’origine du mouvement hostile à l’appropriation des cultures autochtones, on sait qu’il a commencé par des actions disparates menées pour rapatrier les objets culturels et les restes humains. Toutes ces actions ont convergé et pris de la force au fil du temps autour de l’idée que l’héritage culturel – qu’il soit tangible ou intangible – est une forme de propriété commune à un groupe donné qui doit être considérée par la loi comme une ressource inaliénable lui revenant de plein droit. Le mouvement a pris de la visibilité à partir des années 1980 et son champ d’action s’est étendu par la suite pour s’opposer également à l’utilisation des symboles et des terminologies autochtones à des fins commerciales, ou encore à la divulgation des cérémonies sacrées (Brown, 2003, p. 3-4). Mais bien que l’on parle d’appropriation, il faut rappeler que les Autochtones n’ont pas ce sens de la propriété privée quasi sacré qui est au fondement de nos sociétés. Ils utilisent plutôt ce concept pour le retourner contre la société dominante afin de se protéger d’abus qui vont bien au-delà d’une dépossession de biens matériels ou immatériels. Si les emprunts, échanges et mélanges sont nécessaires à la santé de l’humanité et n’ont en soi rien de répréhensible, il faut cependant avoir en tête, lorsque l’on parle d’appropriation culturelle, du contexte de domination dans laquelle celle-ci s’inscrit, comme le rappelle Éric Fassin (Le Monde, 24 août 2018).

Cependant certains intellectuels occidentaux ont tendance à oublier ce contexte inégalitaire et voient dans les actions menées par les Autochtones une atteinte à leur liberté d’expression[17] et à la liberté de circulation des ressources culturelles. L’attitude de nombreux participants sur le terrain fait écho au positionnement de ces intellectuels. On s’approprie sans états d’âme les rituels et les objets de cérémonie (tambours, hochets, conche, bijoux, symboles, design, plumes, perlages, herbes médicinales, calumets) en en détournant parfois l’usage. Ces personnes justifient généralement leur démarche par le fait que ces ressources représentent un fonds commun à l’humanité ou encore par le fait que les Européens avaient des pratiques chamaniques avant le christianisme.

Occulter le contexte colonial et inégalitaire dans lequel se joue le débat, c’est donc passer à côté des raisons profondes qui poussent les Autochtones à se mobiliser contre l’appropriation de leurs cultures. Pour André Dudemaine[18] (2018, 4-5 avril) de la nation innue, la question de l’appropriation culturelle ne peut être pleinement saisie que dans le contexte général du génocide culturel. La résurgence autochtone est selon lui « une grande partie d’échecs avec la mort » (Dudemaine, 2018, 4-5 avril). Il nous rappelle que nous sommes aujourd’hui dans un processus de réappropriation et de reconstruction « d’une société blessée » qui a recours à des symboles pour se guérir. Si les gens s’approprient ces symboles dans un but récréatif et en transformant le sens, cela revient à priver les Autochtones de leur « potion pour se soigner » (Dudemaine, 2018, 4-5 avril).

Natasha Kanapé Fontaine[19] (2018, 4-5 avril), de la nation innue, souligne elle aussi le danger que représente l’appropriation culturelle dans le processus de guérison des peuples autochtones. Faisant référence à la controverse autour du titre de l’émission télévisée québécoise « Pow-Wow[20] » (Radio-Canada, 2015, 22 avril), elle déclare que les pow-wows ne sont pas du folklore qui concerne « ce qui est disparu », mais qu’ils sont au contraire plus que jamais vivants puisqu’ils servent à détourner les jeunes de la drogue et à renforcer les relations entre les Premières Nations. Pour l’activiste innue, tout est une question d’éducation. La solution est de sensibiliser le public pour qu’il comprenne le sentiment de dépossession ressenti par les sociétés issues de la colonisation (Kanapé Fontaine, 2018, 4-5 avril).

Sur le terrain, la plupart des personnes non autochtones sont animées par deux types de quête, toutes deux liées à l’appropriation culturelle : la quête identitaire dont nous parlerons un peu plus loin et la quête spirituelle qui s’inscrit dans la mouvance du renouveau religieux occidental, à savoir quête personnelle de mieux-être, connaissance de soi, quête de sens, mais aussi sur le terrain quête de pouvoir, de prestige ou d’exotisme. Cette quête pousse à l’appropriation de pratiques spirituelles du monde dont celles des cultures autochtones. La plupart des participants vont donc puiser « à même le buffet d’expériences religieuses à leur disposition, des éléments de spiritualité autochtone » (Gélinas, 2013b, p. 55), et ce, sans réfléchir, comme ils sont habitués à le faire pour les autres pratiques spirituelles.

Les quelques fois où nous avons confronté des personnes au sujet de l’appropriation, nous avons observé une réaction agressive, comme une frustration – peut-être teintée de culpabilité – de voir le plat retiré du « buffet » et de ne pas pouvoir se servir à volonté. Plusieurs personnes revendiquent leur droit de faire l’usage qu’elles entendent des spiritualités autochtones, car « la spiritualité, ça ne se vole pas » (Laurence, 2016).

Toutefois, participer à des rituels est une chose, se les approprier et les transformer en est une autre. Par exemple, Christopher, qui est Autochtone[21], n’a rien contre le fait que des Blancs profitent des cérémonies de guérison, mais il n’est pas d’accord pour qu’ils en dirigent eux-mêmes.

Faire des Sweat lodge, healing sweat lodge, je dis bien healing sweat lodge, c’est correct. Donner des pipes[22] à des Français, ça non ! … Non… Ça marche plus. Honnêtement ? No way ! […] Pourquoi je te dis ça, là ? Pour que des affaires aux Blancs… Non, je me rends compte qu’ils ne sont vraiment pas prêts. Il va sortir de la bull shit quand ils vont être prêts. Il y en a peut-être, il y en a, je ne dis pas qu’il n’y en a pas…. Il y a un Français, là, un copain qui est psychanalyste. Oui, lui, c’est correct.

Christopher, 2016

Nous avons observé un autre phénomène qui dérange tout autant les Autochtones dans leur processus de guérison que celui de l’appropriation culturelle. Il s’agit de l’appropriation de la représentation de l’autochtonie par les Euro-Américains. Celle-ci dérange d’un point de vue ontologique la quête de ce qu’est « être autochtone ». C’est pourquoi les Autochtones mènent également des actions pour reprendre le contrôle des représentations erronées qui circulent sur eux dans les sociétés occidentales et dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas.

Déboulonner le mythe de l’Indien

Comme le dit André Dudemaine, « ce qu’on a c’est à la fois un effacement de l’Indien réel et un remplacement par des figures fabriquées et conçues selon l’imaginaire du colonisateur » (Dudemaine, 2018, 4-5 avril). Les stéréotypes se substituent aux vérités autochtones invisibilisées lesquelles ne sont ni exotiques ni romantiques. Cette distorsion de l’image des Autochtones est un phénomène largement décrit dans la littérature autochtone nord-américaine (Bataille, 2001 ; Deloria, 2003 ; Holm, 2005 ; Rose, 1992).

Les Autochtones sont particulièrement affectés par ces distorsions. C’est pourquoi ils sont aujourd’hui animés par une volonté de s’autoreprésenter et de contrôler les représentations de l’autochtonie produites par les non-Autochtones. Ils ont notamment mis dans leur ligne de mire le plastic shaman (ou white shaman), une créature de l’« entre-deux » par excellence qui s’est échappée des laboratoires des anthropologues pour vivre sa vie dans le monde occidental.

Selon l’auteur Cherokee/Mustogee Creek Tom Holm (2005), le public occidental a commencé à développer une fascination pour les « Indiens » à partir du moment où ces derniers ne représentaient plus un danger pour les colons, soit vers la fin du XIXe siècle. À partir de là, les monographies et récits se sont succédé[23], remportant un vif succès et contribuant ainsi à créer le « mythe de l’Indien ». Ces dernières décennies, il s’est en plus développé une fascination toute particulière pour le chamanisme à la suite de la publication de récits d’anthropologues comme Michael Harner[24] (1982) ou Carlos Castaneda[25] (1968) qui furent les premiers à partager l’expérience de leur rencontre avec un chamane et avec le monde des esprits alors que jusque-là les anthropologues restaient réservés quant à ce genre d’expériences. Beaucoup de participants font référence à ces récits exotiques qui frappent l’imagination, en particulier les Français. Ils s’imaginent que les chamanes décrits dans cette littérature – qui illustre des exemples sud-américains – sont représentatifs de ce qu’ils pensent être la spiritualité autochtone. Il se produit une sorte de glissement sémantique qui amène à penser que tous les Autochtones pratiquent cette sorte de chamanisme. Les officiants autochtones que nous avons rencontrés sont agacés d’être identifiés ainsi. Ils se désignent eux-mêmes comme « Aîné(e) », « Homme médecine » ou « Femme médecine », « Grand-Père » ou « Grand-Mère », ou encore « Kokum » ou « Mishum »[26]. Sur notre terrain, ceux qui s’identifient comme chamanes ne sont jamais Autochtones.

Nous en avons rencontré un certain nombre qui ont suivi des formations dans la veine de celle de la Foundation for Shamanic Studies (FSS) créée par Michael Harner dont les enseignements sont fondés sur les principes du « core shamanism » ou « chamanisme transculturel ». Il s’agit d’un ensemble de traits universaux que Michael Harner a dégagé à partir de différentes formes de chamanisme qu’il a étudiées à travers le monde. Il a ensuite réinjecté ce « core shamanism » dans le monde occidental où il rencontre un vif succès et a pris corps dans la figure du chamane.

La Foundation for Shamanic Studies contourne le problème de l’appropriation culturelle en invoquant le fait que le « chamanisme transculturel » n’emprunte aucun rituel. Cependant il s’agit selon nous d’une forme d’appropriation déguisée puisque la matière première a été puisée dans les cultures autochtones, et que son succès vient en partie de l’aura autochtone associée à ce chamanisme.

Cependant, les néochamanes québécois ou installés depuis longtemps au Québec que nous avons rencontrés font bien la distinction entre les pratiques de guérison autochtones et les pratiques néochamaniques ; toutefois certains néochamanes vont les conjuguer. Par exemple Laurence, qui est à la fois praticienne en chamanisme et gardienne de « loge de sudation pour Blancs[27] », reconnaît que la cérémonie de la loge est autochtone, mais c’est grâce aux enseignements de Harner qu’elle appris à travailler avec les esprits qui l’assistent pendant qu’elle dirige la cérémonie.

Avec Harner, on n’a aucun rite, aucune cérémonie, aucun… et il se garde bien de prendre des choses qui appartiennent à d’autres traditions. Il n’y a pas d’appropriation. Alors si je fais des huttes de sudation, c’est parce que j’ai travaillé avec des Amérindiens qui m’ont enseigné à travailler les huttes, ça n’a pas de rapport avec Harner. Mais moi dans la hutte, je m’installe avec mes esprits et tout ça, et ça, cet aspect-là, je l’ai pris chez Harner, parce qu’eux autres, ils ne me l’expliquaient pas.

Laurence, 2016

L’anthropologue Hopie/ Miwok, Wendy Rose (1992) qui fut membre de l’American Indian Movement et participa à l’occupation d’Alcatraz, dénonce le fait que les livres sur les Autochtones écrits par des auteurs non autochtones occupent la place centrale dans les rayons des librairies et contribuent à entretenir de fausses représentations alors que les livres écrits par les Autochtones sur eux-mêmes n’intéressent personne. Rose reproche notamment aux Occidentaux intéressés par le chamanisme de ne pas se sentir concernés par les problèmes des Premiers Peuples et d’être déçus lorsqu’ils les rencontrent en vrai. Quelque trente ans plus tard, les arguments de Rose se vérifient sur le terrain. Certains participants européens que nous avons interviewés confient avoir développé une fascination pour la spiritualité autochtone à travers leurs lectures ou les films. Par exemple Sylvie (Française) est allée en Australie il y a quelques années pour aller à la rencontre des Aborigènes :

C’est leur spiritualité qui m’attirait complètement […] de manière globale, mais je ne savais pas quoi. […] je pense que c’est peut-être à cause de films que j’ai dû voir, où il y avait des… la télépathie qui était en jeu, après j’ai lu beaucoup, beaucoup de bouquins sur eux et je trouve ça extraordinaire comment ils voyaient les choses… leur vision et la façon, leur manière de vivre […] ça m’interpellait beaucoup.

Sylvie, 2016

Corinne (Française) elle aussi a « lu des bouquins » :

[…] ce n’est pas cette image que j’avais. C’était une fausse image que j’avais…bien je pense que c’était une image un peu angélique de Walt Disney… j’avais vraiment une image d’eux… de gens respectueux, des gens qui… tu sais, je lisais des bouquins […] et puis quand je suis allée au pow-wow, c’est pas du tout ça que j’ai vu […] moi au pow-wow, j’étais étonné, genre les gens, tu leur parles, ils tournent la tête, quoi, tu sais. […]. J’avais vraiment l’impression de les faire chier. Je m’attendais à tellement mieux que… euh… j’étais déçue, mais en même temps je peux comprendre.

Corinne, 2016

Ces distorsions et stéréotypes qui habitent de nombreux non-Autochtones donnent une représentation idéalisée de l’autochtonie devenue un véritable pôle d’attraction. Les Autochtones se retrouvent aujourd’hui face à un problème inimaginable il y a 150 ans, à savoir celui de l’appropriation de l’identité autochtone. En effet, au Québec ainsi que dans tout le continent nord-américain, de plus en plus de personnes s’identifient comme Autochtones bien qu’elles ne soient pas reconnues comme telles par les Autochtones.

Distinguer les « vrais » des « faux »

Rappelons que les politiques assimilationnistes prévoyaient l’absorption des Autochtones dans la société dominante sans qu’il n’en reste de traces (Holm, 2005). Les instances coloniales n’étaient pas préoccupées à l’époque par les effets du métissage biologique que l’assimilation impliquait au sein de la société coloniale. La culture semblait alors prévaloir sur le sang alors que paradoxalement les critères identitaires de la Loi sur les Indiens (Gouvernement du Canada, L.R.C (1985), ch. 1-5) reposaient et reposent toujours sur des quotas sanguins.

Sur le terrain, la logique s’est inversée puisque nous avons entendu à maintes reprises qu’« il suffit d’une goutte de sang pour être Autochtone ». En effet, dans le sillage de la résurgence, les origines autochtones sortent aujourd’hui du « placard ». L’identité autochtone est devenue source de prestige et est particulièrement convoitée. Ce retour aux racines autochtones est un fait observable dans toute l’Amérique du Nord (Gaudry et Leroux, 2017). Le phénomène touche non seulement les descendants d’Indiens émancipés ou sans statut, mais également, et pour d’autres raisons, des Québécois dont les origines autochtones remontent au XVIIe siècle. Notre recherche montre que ce phénomène touche aussi des Québécois n’ayant aucune origine autochtone et même des personnes issues de l’immigration qui se sentent autochtones ou rêvent d’être autochtones. Cependant, bien que toutes ces personnes convergent vers les mêmes cérémonies, il existe des microfrontières entre ces différents groupes qui tendent vers une identité en apparence commune, mais pour lesquels les dynamiques d’identification diffèrent selon que les origines sont proches ou lointaines.

Les personnes aux origines autochtones proches s’inscrivent dans une zone grise de l’Autochtonie en dormance à l’intérieur même de la société québécoise et qui se réveille aujourd’hui. Ces personnes sont souvent confrontées aux mêmes souffrances que l’on rencontre dans les communautés autochtones (alcool, drogues, abus sexuels, violences, etc.). Le travail de guérison s’opère à travers les partages et l’intégration symbolique dans le Cercle qui va se prolonger plus tard, au-delà des cérémonies, par l’insertion de ces personnes dans les réseaux autochtones urbains et panindiens. Le cas échéant, elles vont aussi faire des démarches pour obtenir le statut d’Indien auquel le quota sanguin leur donne droit. Ainsi, à travers ces réseaux de guérison, ces personnes reconstruisent non seulement leur identité, mais aussi un équilibre psychologique et émotionnel.

La dynamique identitaire des personnes aux origines lointaines (vérifiées, supposées ou imaginaires) est différente de celle que nous venons de décrire. Il s’agit plutôt d’un repositionnement identitaire que nous associons à de l’appropriation. Nous les désignons sous le terme néo-Métis afin de ne pas les confondre avec les vrais Métis de l’ouest du Canada qui représentent un groupe ethnique à part entière ni avec certains individus métissés avec ou sans statut d’Indien. La plupart de ces personnes pensent depuis leur petite enfance qu’elles ont du sang autochtone alors qu’elles ont grandi dans un milieu canadien-français qui ne se percevait pas comme métis et qui stigmatisait les Autochtones. Pour expliquer pourquoi elles se sentent autochtones, ces personnes ont recours à des stéréotypes :

Quand j’étais jeune, je disais, bien plus tard, moi je vais devenir un Indien [rires]. Je me déguisais, j’allais jouer dans le bois et je me sentais super bien. On avait des costumes. C’était, je ne sais pas, le désir d’être libre dans la neige, puis ça, je ne sais pas trop d’où ça vient. Peut-être c’est dans ma lignée.

Julie, 2016

Ou encore :

J’ai fait faire ma généalogie, mais je le savais de toute façon, qu’on avait des… je me suis fait appeler la petite indienne depuis que je suis petite, parce que j’avais deux tresses, puis [rires], j’étais tout le temps dans le bois [rires]. […] Il y avait du Mi’kmaq, du Algonquin, puis du Huron. C’est très loin là, ce n’est pas les grands-parents, c’était en 1600 et quelque, c’est oublié depuis longtemps, là.

Mylène, 2016

L’identification repose sur des essentialismes vagues associés aux Premiers Peuples comme le goût pour la liberté, l’amour de la nature ou des grands espaces, et non sur des référents culturels ou sur la parenté. Les personnes néo-Métis confient se sentir dans un entre-deux inconfortable : « tu n’es bien ni avec les Blancs avec lesquels tu ne t’identifies pas, ni avec les Autochtones qui ne te reconnaissent pas » (notes de terrain, 2017).

Certaines personnes espèrent que la validation de leurs origines autochtones par un lointain ancêtre va leur permettre de se rapprocher des Autochtones et effacer un sentiment d’imposture qui les habite pour la plupart, mais qu’elles n’affichent pas ouvertement. Dans certains cas, « vouloir être Autochtone » est sous-tendu par « vouloir se rapprocher des Autochtones » et être reconnu et inclus par eux.

Le chercheur innu Pierrot Ross-Tremblay (2018, 22 mars) critique ce discours sur l’identité raciale basée sur le sang qui se traduit par des affirmations telles que « j’ai une grand-mère autochtone ». Ross-Tremblay (2018, 22 mars) y voit « une forme de violence réductrice après 400 ans d’hégémonie culturelle ». Il pointe du doigt que cela « devient lourd pour les Premiers Peuples de porter ce malaise, mais en même temps ils ne disent rien, car ça peut se retourner contre nous » (Ross-Tremblay, 2018, 22 mars). Il considère que ce n’est pas aux Autochtones de porter le malaise identitaire de la société majoritaire (Ross-Tremblay, 2018, 22 mars).

Les néo-Métis rencontrés sur le terrain n’ont pas conscience de cette gêne. Ils s’imaginent qu’en évoquant leurs ancêtres, ils vont se faire accepter plus facilement. Mais si la recherche généalogique révèle des origines lointaines, cela ne suffit généralement pas à effacer ce sentiment d’imposture. Par exemple, Laurence a fait tout un travail personnel pour passer à travers ce malaise et défendre ses activités chamaniques.

Les Autochtones, quand ils me voient arriver, ils ne veulent pas, ils veulent rien savoir, parce que, pour eux autres, c’est de la foutaise ce que je fais. […] Ça a pris du temps avant que j’accueille ça. Parce que… bon… ça a été compliqué mon affaire, parce que je me sentais ni blanche ni amérindienne, ça a pris du temps. Bon, à un moment donné, quand la recherche a été faite, ça s’est placé. Mais après ça, je me sentais toujours comme une espèce d’usurpatrice de quelque chose que je n’avais pas d’affaire à m’approprier. Mais finalement, mes esprits m’ont toujours encouragée et soutenue là-dedans, fait que je me dis non, maintenant je suis à l’aise avec ça, j’ai comme réglé ça à un moment donné.

Laurence, 2016

C’est grâce aux outils puisés dans sa formation de praticienne en chamanisme que Laurence a réussi à défendre son droit à se sentir autochtone :

J’ai vécu des expériences dans mon cours de trois ans, tout ça, ça s’est placé, ça, et je me suis dit, bon, moi j’ai le droit, c’est ma spiritualité, y a pas personne qui va venir me dire que je n’ai pas le droit. Ok. J’appartiens à ce territoire-ci, là, je vis ici, c’est une spiritualité qui vient avec ce territoire-là, bon, je suis sur le territoire de mes ancêtres anishinabeg, là, allez-vous promener !

Laurence, 2016

Cette référence au territoire confirme le point de vue de l’auteur sioux Vine Deloria qui considère qu’en s’intéressant aux religions autochtones, les Américains essaient d’avoir une prise sur le territoire qui les a produites (2003, p. 74-75). Comparativement, les Européens ont moins de complexes par rapport à l’identité autochtone. Sylvie, qui est Française, pense qu’elle se retrouve peut-être sur ce territoire parce qu’elle était Autochtone dans une autre vie.

Moi, vu que je crois à la réincarnation, je me dis, mais pourquoi je n’ai pas été une amérindienne ? Donc de recontacter ça, que je sois blanche ou pas, ce n’est pas grave. C’est ça, ce n’est pas un hasard qu’on se retrouve sur ce territoire-là […].

Sylvie, 2016

Nous avons ainsi rencontré plusieurs personnes qui pensent avoir été Autochtones dans une autre vie. Cette « autre vie » sert parfois à donner sens à l’immigration. Le Québec devient alors la terre originelle où l’on retourne. D’autres vont même jusqu’à penser que leur vrai Soi est autochtone, comme cette jeune femme européenne qui un beau jour a quitté mari et enfants en disant qu’elle allait chercher « son âme soeur amérindienne ».

Le phénomène d’appropriation identitaire dérange les Autochtones au point qu’ils parlent de « vol d’identité » :

Voler la médecine, voler l’identité, c’est la même chose. […] Si moi je décide demain matin d’être Chinois, et puis que je me réveille comme un Chinois, je parle comme un Chinois, je mange comme un Chinois, je me dis j’ai un sérieux problème… J’ai un sérieux problème [rires].

Christopher, 2016

Ainsi nous retrouvons autour de la question de l’appropriation identitaire les mêmes problèmes de distorsion, d’appropriation ou de déni des réalités autochtones qu’autour de l’appropriation des ressources culturelles. Cependant, nous allons voir que notre terrain offre aux participants l’opportunité de réajuster leurs perceptions. En effet, la confrontation à la souffrance qui s’exprime lors des rituels court-circuite brutalement l’image idéalisée des Autochtones. La « Sweat » ne peut plus être alors un endroit où l’on vient juste pour soi. Le processus même de guérison est communautaire et celle-ci se fait à travers le partage de la souffrance.

Partager la souffrance

Les cérémonies de guérison s’adressent donc en premier lieu à des personnes en souffrance. Plus nous nous rapprochons de l’autochtonie et plus les souffrances exprimées par les participants sont lourdes. Plus l’on s’éloigne de l’autochtonie et plus les souffrances sont ordinaires. Les Autochtones que nous avons rencontrés, qu’ils soient leaders spirituels ou non, ont tous connu des épisodes d’alcoolisme, toxicomanie, abus sexuels, violence, délinquance, etc. Même s’ils ont fait appel à d’autres thérapies, ils associent en général leur guérison à un retour « sur le Chemin rouge[28] ». Les personnes aux origines autochtones proches présentent les mêmes souffrances et ont le même discours. Nous notons aussi dans ces milieux de nombreux cas de cancers. Plusieurs personnes sont décédées au cours du terrain.

Mais nous rencontrons aussi à l’occasion des non-Autochtones présentant les mêmes profils de souffrance que les Autochtones. Ils s’insèrent eux aussi facilement dans ces milieux par le partage d’une souffrance commune. La capacité à partager sa souffrance et à se reconnaître dans celle de l’autre est à la fois un vecteur de guérison et aussi d’intégration dans les réseaux de guérison panindien, où finalement ce n’est pas tant les origines ethniques qui vont compter, mais plutôt le profil des souffrances partagées.

Les partages peuvent être très éprouvants, surtout si l’on n’y est pas préparé. Le brassage social étant très prégnant sur le terrain, certaines personnes de milieux privilégiés, venues davantage à titre récréatif ou dans une idée de développement personnel, n’ont pas forcément la capacité ni le désir d’être confrontées à un tel niveau de souffrance. Elles se dissocieront alors spontanément de ces réseaux « trop » autochtones et se sentiront plus à l’aise dans le néochamanisme que beaucoup considèrent toujours comme autochtone en raison des distorsions que nous avons évoquées plus haut.

Par exemple, Corinne a participé à une loge de sudation à l’époque où se tenait à Ottawa la Commission de vérité et réconciliation. Une partie des femmes présentes à la cérémonie étaient passées par les pensionnats indiens et s’étaient impliquées dans la commission.

[…] Il y avait un grand sac rempli de mouchoirs en papier remplis des larmes des frères et des soeurs autochtones, de toutes les réunions, d’Ottawa et tout… et puis là on allait faire la cérémonie pour brûler ça et tout. Donc c’était chargé, tu vois, et je trouvais beau qu’elles partagent ça avec nous… avec tout le monde. Mais même dans le groupe, là dans le cercle, là, c’était lourd ! C’était de grosses problématiques d’agression et tout, tu vois, c’était, pfffff… […] ça mettait une ambiance lourde, là, tu voyais, les femmes, elles n’étaient pas guéries du tout, là, tu voyais qu’elles amenaient leurs trucs, là, c’est comme si c’était arrivé hier, là. […] je comprenais. Mais j’étais mal à l’aise du fait que je ne me sentais pas à ma place. Vraiment je ne me suis pas vraiment sentie à ma place pendant deux jours.

Corinne, 2016

Corinne a été perturbée par l’intensité des partages, et aussi par la politisation de la souffrance qui pourtant permet aux Autochtones de sortir du rôle de victimes et de retrouver leur dignité.

[…] je n’ai pas envie d’être avec des activistes, là, tu sais, je ne veux pas les aider, je ne sais pas comment faire pour les aider […] Moi je ne viens pas là pour ça, je viens pour faire un cercle de guérison, moi je viens pour me guérir, je ne viens pas guérir les autres, là, bien […] et puis j’entendais parler de William Commanda à toutes les sauces, et je le connais pas… et en même temps, je suis pas là-dedans, donc, ça ne m’intéresse même pas. […]parce que moi, ce n’est pas juste la culture amérindienne qui m’intéresse, c’est le chamanisme en général.

Corinne, 2016

Sylvie, Tom et quelques autres ont eux aussi participé à une cérémonie avec des personnes ayant des problématiques particulièrement lourdes.

J’avoue que moi, ce qui me touche et qui peut-être me fait du mal, c’est d’entendre autant de souffrance. Ça m’est insupportable […] Oui, ça tourne souvent autour de la maltraitance, que moi ça me […] oui, et j’ai du mal à associer ce que… tous ces gens Autochtones, disons, moi, toutes ces vies sordides, les uns après les autres, ça a l’air d’être genre commun, bien ça, ça me questionne sur cette population […].

Sylvie, 2016

Notons que lors de cette hutte de sudation, Sylvie a identifié les personnes souffrantes comme étant Autochtones, alors que la plupart ne l’étaient pas. Tom (Québécois anglophone) qui se sentait très bien en entrant dans la loge et qui voulait faire profiter les participants de sa bonne énergie pour les soutenir en est ressorti épuisé au bout de deux « portes » :

[…] C’est juste après que j’ai commencé à analyser pourquoi, comment je me sentais et jusqu’à date… c’est à cause que… j’ai pensé… premièrement la souffrance. Dans c’te Sweat-là, pour moi, c’était un niveau beaucoup trop élevé […] alors moi, vraiment, je souhaite le bien-être pour tout le monde, mais je pense que j’ai mal géré et la souffrance des autres autour de moi et là, là, ça m’a tué ...

Tom, 2016

Afficher de se sentir mieux que les autres et de vouloir aider a été interprété comme de la condescendance par le gardien de loge. Pour lui, dans la « Sweat » « tout le monde est égal » et « il n’y a pas personne qu’est supérieur à personne » (Michel, 2017). Cependant, dans la même « Sweat », certaines personnes québécoises n’ont pas été choquées. Elles ont trouvé au contraire positif le partage de cette souffrance, car c’est à travers le témoignage des autres que l’on avance soi-même.

Ceci remet en perspective l’hétérogénéité du terrain où des personnes ayant des vécus et des points de vue différents se retrouvent à partager et à confronter leurs expériences. Si certains viennent pour « tripper »[29], d’autres viennent pour se défaire de leurs traumatismes. Et c’est là que se dessine le fossé entre les uns et les autres.

La souffrance fait partie de l’histoire et de l’identité des peuples autochtones. Selon Desaulniers Turgeon (2010), le partage de cette souffrance durant les rituels réinscrit les personnes dans leur humanité et simultanément dans leur autochtonie. La capacité à recevoir la souffrance des autres et à partager la sienne peut être vue comme un rite de passage à travers lequel une sorte d’appartenance se construit. Ainsi des personnes en réelle souffrance, qu’elles soient autochtones ou non, s’inscrivent à l’intérieur de ce partage et trouvent du réconfort à travers ce sentiment d’appartenance à une humanité souffrante et en marche vers sa guérison. Ceci souligne la capacité inclusive des cérémonies et pointe du doigt qu’à un certain niveau, il n’est plus question d’identité, mais d’humanité. C’est d’ailleurs ce que disent de nombreuses personnes sur le terrain, « Anishinàbe, ça veut dire être humain ».

Conclusion

Les auteurs constructivistes ont développé l’idée d’une humanité fondamentalement métisse dont les frontières sont poreuses et les cultures avant tout syncrétiques (Shaw et Stewart, 1994). Alors que les échanges et les mélanges accompagnent notre histoire, le colonialisme est allé à l’encontre de ces mouvements en posant une frontière qui se voulait étanche entre colons et colonisés. Mais il en faut plus pour arrêter le vivant. La situation coloniale n’a pas empêché les Canadiens français de côtoyer les Autochtones sur de nombreuses générations. Des mélanges biologiques et culturels se sont produits de part et d’autre, mais sans être reconnus. Le déni d’une marque autochtone à l’intérieur de la société coloniale est aujourd’hui à l’origine d’un malaise identitaire chez les colons qui transpire sur le terrain.

Chez plusieurs personnes que nous avons rencontrées, l’origine autochtone des ascendants – qu’ils soient parent, grand-parent, arrière-grand-parent ou plus lointains – a été effacée de l’histoire familiale et s’apparente au secret de famille. Plus proches sont les ascendants autochtones effacés et plus ceux qui ont grandi dans un tel déni ont rencontré des difficultés dans la vie comme l’alcoolisme, la toxicomanie, les violences familiales, etc. Les cérémonies apparaissent comme des outils appropriés au soulagement de telles souffrances puisque les Autochtones les utilisent à ces fins. Elles attirent donc des personnes qui présentent ce profil de souffrances sans qu’elles aient forcément des origines autochtones.

Les néo-Métis que nous avons rencontrés ne sont pas affectés à ce niveau de souffrance. Leur problème est celui du malaise identitaire dont la plupart cherchent le soulagement à travers une logique d’appropriation sans souci de réciprocité ni de reconnaissance des réalités du monde autochtone. De leur côté, les Autochtones se disent dérangés par ce phénomène. Ils ont suffisamment à faire avec leur propre reconstruction identitaire sans avoir en plus à porter celle des Québécois. De leur point de vue, une grand-mère autochtone ne suffit pas à faire de vous un Autochtone, puisqu’« être Autochtone » est avant tout un « mode d’être » et une appartenance à une communauté à travers un système de parenté. Ce « mode d’être » ne peut donc être imité et on ne peut pas non plus se l’approprier.

Quant à la fascination pour l’autochtonie, elle est également gênante pour les Autochtones à partir du moment où elle est fondée sur des distorsions, des stéréotypes et des mythes. L’élan des Québécois vers l’autochtonie ne part pas d’une mauvaise intention, mais il apparaît cependant quelque peu maladroit. Les habitus coloniaux – bien qu’ils soient inconscients – sont omniprésents sur le terrain et révèlent une ignorance du « mode d’être » et des problématiques autochtones. Si pour les Canadiens français, le premier pas vers la guérison est de reconnaître l’Autre en soi, il s’agirait peut-être maintenant de faire un second pas pour reconnaître l’Autre tel qu’il se voit lui-même. Si l’on veut décoloniser la rencontre, il faut commencer par se défaire des habitus coloniaux comme l’appropriation sans souci de réciprocité ou la distorsion.

L’idéalisation des Autochtones et de leurs spiritualités fait oublier que les cérémonies ont été portées jusqu’à nous par leur souffrance – et aussi par une force de résilience à la mesure de cette souffrance – dont on ne parle presque jamais sur le terrain. Celui-ci porte ainsi le poids d’une histoire coloniale invisibilisée qui fait figure d’« éléphant dans le salon ». Cependant, à l’occasion, « l’éléphant » devient visible et tout se remet en place. Les cérémonies sont une opportunité pour les participants d’être confrontés au réel et de réajuster leurs perceptions. Le cas de Corinne est parlant. Si les larmes des femmes autochtones n’ont pas éveillé sa compassion, elle se souviendra probablement de cette scène toute sa vie. Souhaitons-lui de digérer un jour les enseignements de cette confrontation à une souffrance redevenue soudainement visible.

Si nous avons abordé la question de l’appropriation culturelle et identitaire à travers le prisme de la guérison, nous n’avons pas évoqué la question du territoire qui sous-tend pourtant toute situation coloniale. Cette question est incontournable lorsque l’on évoque la relation entre Autochtones et non-Autochtones. Elle est même le point névralgique de la relation ; le retour à un territoire autochtone et à un paradigme autochtone signifie – du point de vue de Commanda – l’ultime guérison.

Au Québec, l’emphase a longtemps été mise sur le conflit entre les Canadiens français et les Anglo-Canadiens, les premiers s’étant posés comme peuple colonisé par les seconds, en « oubliant » la colonisation antérieure des peuples autochtones. L’effacement de ces derniers de l’espace public a longtemps rendu ce subterfuge possible, mais avec la résurgence autochtone, l’Histoire reprend ses droits et vient remettre en question cette autoreprésentation des Canadiens français comme premier peuple du Québec.

En se reconnaissant des ancêtres autochtones proches, lointains ou imaginaires auxquels ils accordent désormais plus d’importance qu’à leurs ancêtres européens, ces Canadiens français que nous avons rencontrés retrouvent peut-être ainsi une légitimité à vivre sur le territoire autochtone. Celui-ci est continuellement présent en filigrane sur notre terrain, car, comme nous l’avons vu, il est généralement évoqué au début des rituels, même dans les milieux néochamaniques. Ainsi, via les réseaux cérémoniels hérités de Commanda, puis via les pratiques néochamaniques, la reconnaissance de ce territoire autochtone s’apprend, se transmet et se diffuse au sein de la société québécoise multiethnique. Ainsi, notre terrain, dans une certaine mesure, éduque et conscientise par la force des choses.

Mais ce n’est pas qu’une question de territoire. En amont du malaise identitaire, il y a aussi un malaise sociétal. Face aux incertitudes du monde, notamment face à la menace environnementale, de nombreux participants sur le terrain n’adhèrent plus au projet de la société néolibérale euro-américaine et un retour à un paradigme autochtone serait pour certains la solution. Comme le dit Mylène, ingénieure à la retraite :

Eux autres, les Autochtones, ils étaient là pendant 10, 15, 20 000 ans, tu sais, et il n’y avait rien de détruit. Ils chassaient, ils changeaient de place pour que les choses se revitalisent là où ce qu’ils avaient passés, tout ça. Et il n’y a pas de traces, justement, on ne trouve pas de traces parce qu’on n’a pas laissé de traces, c’était voulu, c’est comme ça que tu faisais avec la nature… et puis on a tout détruit ça en 500 ans. C’est pour ça qu’on dit qu’il faut retourner aux voies autochtones, parce que c’est la seule solution.

Mylène, 2016

Ainsi l’intention de Commanda de guérir la relation entre les Autochtones, les non-Autochtones et la « Terre-Mère » prend tout son sens. Comme l’écrivait l’auteur sioux Vine Deloria, ce n’est pas tant le prophète qui compte que la « médecine » qu’il a apportée (2003, p. 99). Commanda avait confiance dans le pouvoir de sa « médecine » et n’a pas cherché à en contrôler la diffusion. Alors qu’il n’y a plus de rassemblements à Kitigan Zibi depuis sa mort, son héritage a pris vie et la « médecine » continue de se propager indépendamment de lui dans le monde global. Elle soulage des individus de leurs souffrances, et occasionnellement réajuste les perceptions et participe à sa manière, selon nous, à la décolonisation de l’Amérique du Nord.