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Introduction

Le génocide des Amérindiens qui suivit la conquête est aujourd’hui un fait historique incontestable et accepté par presque tous. Les estimations sont toujours matière à débat, mais il est désormais certain que des millions d’Amérindiens périrent lors du premier siècle de la conquête de l’Amérique par les Européens tandis que d’autres millions trépassèrent dans les siècles suivants (Todorov, 1982, p. 170 ; Verano et Ubelaker, 1992). La disparition de la grande majorité des populations amérindiennes a bien été provoquée par le contact conflictuel avec les Européens et c’est pour cette raison que l’on parle de génocide. Si ce génocide amérindien est avéré, ses causes précises restent sujettes à discussion et le degré de l’intentionnalité qui en est à l’origine aussi. Selon une vision commune partagée par de nombreux historiens et démographes, la très grande majorité des Amérindiens disparue lors des premiers siècles de la colonisation le fut sous l’effet d’un « choc viral », en raison de leur vulnérabilité à l’égard des pathogènes venus d’Europe ou d’Afrique. La thèse de la vulnérabilité, théorisée notamment par Russell Thornton, considère que la grande majorité de ces millions d’Amérindiens moururent en raison du « choc viral » ou « choc bactériologique » provoqué par le contact avec les Européens porteurs de virus exogènes (Thorton, 1987, p. 44-46). Les autres auraient disparu à cause de l’alcoolisme, de la guerre, des massacres, de l’esclavagisme, du suicide, des déplacements de populations et des changements de mode de vie. De nombreux auteurs se sont ainsi attachés à démontrer avec l’aide de données démographiques qu’une série de maladies agissant seules ou ensemble ont servi à éliminer les populations indigènes dans des proportions bien plus importantes que la guerre et l’esclavage, ainsi qu’à déstructurer l’organisation sociale, politique et économique locale (Verano et Ubelaker, 1992). Cette démarche n’a en fait pas de réelle logique puisque la guerre et l’esclavage sont des conditions propices au développement d’épidémies, mais l’important ici est qu’elle témoigne de la place qui a été donnée à la maladie et au « choc viral » dans l’explication de la disparition des populations amérindiennes par rapport à toute autre cause. Ce « choc viral » est expliqué par la logique du « terrain vierge » (a virgin soils epidemics) que constituaient les populations amérindiennes pour les virus venus d’Europe (Thornton, 1982, p. 46). Cette thèse fut prolongée et médiatisée par les écrits de Jared Diamond (2000) selon lesquels en l’absence de contact avec ces types de virus qui seraient issus d’une longue histoire liée à la domestication des animaux en Asie puis en Europe, aucune immunité à ces virus n’aurait pu se développer chez les populations amérindiennes, ce qui expliquerait leur vulnérabilité. À cette vulnérabilité physiologique, s’ajoute le préjugé d’une vulnérabilité sociologique et médicale des collectifs amérindiens qui consiste à dire qu’ils étaient dans l’incapacité de se défendre face à ces maladies.

À l’appui de tous ces arguments, la maladie est ainsi devenue, tant pour les historiens que démographes, la principale grille de lecture de l’histoire de la disparition des populations amérindiennes. Comme les premières épidémies qui ont frappé les populations amérindiennes restent toujours difficiles à estimer par manque de données concrètes, certains démographes sont partis des estimations relatives aux épidémies plus tardives pour évaluer les premières. D’après Verano et Ubelaker (1992), les estimations les plus élevées données pour l’Amérique du Nord, comme celles d’Henry Dobyns et William Borah datant des années 1960, ne sont pas dues à de nouvelles découvertes de cimetières, mais à une méthode rétrospective prenant pour modèle l’effet catastrophique de la maladie sur une population sans résistance. Les estimations ont été augmentées en déduisant les taux de mortalité de situations dans lesquelles les taux de mortalité catastrophiques étaient mieux connus comme celles de la fin du XVIIIe siècle (Verano et Ubelaker, 1992, p. 171-175). La lecture de l’histoire selon l’argument de la vulnérabilité des Amérindiens aurait-elle pour travers d’augmenter le nombre de victimes de la maladie tout en minimisant celui causé par les autres fléaux provoqués par le contact avec les Européens, comme la guerre et l’esclavage ?

À l’occasion de la crise de la COVID-19, ce récit de la vulnérabilité des Amérindiens aux maladies importées par les Européens fut reproduit à de nombreuses reprises pour évoquer le risque d’un second « choc viral » pour les populations autochtones d’Amérique. Combien d’articles ont alerté sur le fait que les dernières tribus d’Amazonie n’y échapperont pas ? Le dernier en date est celui paru dans LeMonde le 5 août 2020 dans lequel il est clairement écrit dans l’avant-propos que « le coronavirus touche de plein fouet les « indigènes », en raison de leur immunité plus faible et de la difficulté d’accès aux soins ». Comment s’est construite cette lecture de l’histoire mettant l’accent sur la maladie comme raison première de la disparition des Amérindiens ? D’où nous vient cette idée de « choc viral » et l’idée subséquente d’un danger de la rencontre entre peuples situés dans des régions éloignées du monde, notamment européens et amérindiens ? À quel point s’appuie-t-elle sur des données objectives ? La vulnérabilité des Amérindiens aux « maladies des blancs » est-elle fortuite ou construite ? Cette interprétation de l’histoire est-elle partagée par tous ? Cet article propose de présenter quelques pistes de recherche concernant une possible archéologie de la représentation de la maladie comme raison historique de la disparition des Amérindiens. Cette réflexion a émergé à la suite d’un séjour de recherche sur l’île de Curaçao dont l’histoire sera présentée en premier pour respecter la filiation des idées. La démarche de cet article est d’ouvrir la réflexion par un regard ethnographique décalé qui donne la voix à un point de vue local, celui des habitants de Curaçao qui se considèrent descendants des Amérindiens et des esclaves africains, pour ensuite interroger l’histoire de la représentation de la maladie comme cause de la disparition des Amérindiens.

Une version caribéenne : L’histoire des centres de traitement des maladies des blancs à Curaçao

C’est une tout autre version de l’histoire qui se raconte à Curaçao, île des Antilles néerlandaises. Cette histoire me fut racontée par des descendants métis de l’île lors d’un séjour de recherche à Curaçao en janvier 2020 (D. Sambo et J. Hernandez, communication personnelle, 12 et 18 janvier 2020 ; D. Veeris, communication personnelle, 11 et 17 janvier 2020 ; C. Elenora, communication personnelle, 13 janvier 2020)[1]. La mémoire orale, et désormais écrite, véhiculée par les familles descendantes d’esclaves, en majorité sur l’île, raconte qu’à leur arrivée, les esclaves africains trouvèrent des centres de traitement des « maladies des blancs » par les plantes, créés par les collectifs amérindiens. Ce récit connu de tous les habitants de Curaçao est particulièrement valorisé par les guérisseuses de l’île. Rappelons que la catégorie « maladies des blancs » qui regroupe un ensemble de maladies infectieuses comme la variole, la rougeole, la grippe ou le paludisme, est assez commune en Amérique, on la retrouve notamment en Amazonie où elle est associée à des traitements par les plantes (Buchillet, 1995 ; Laplante, 2004). Avant l’arrivée des conquistadors, Curaçao était peuplée de divers collectifs amérindiens, principalement Arawak et Charumba, qui n’ont cessé de migrer entre le nord de l’Amérique du Sud et le sud des Caraïbes. Dès les années 1520, les premiers esclaves africains furent débarqués sur l’île, et progressivement les Espagnols firent de Curaçao la plaque tournante du commerce esclavagiste dans la partie sud des Caraïbes, lieu d’où furent répartis les esclaves sur les autres îles et côtes de l’Amérique du Sud. C’est dans ce contexte que les esclaves africains auraient découvert l’existence de ces centres de traitements des « maladies des blancs » par les plantes, élaborés par les Amérindiens pour contrer la menace. Ces derniers auraient développé toute une pharmacopée à partir des plantes de l’île bien avant l’arrivée des Européens, et s’en servirent pour traiter ces nouvelles maladies. D’après l’histoire locale, ces centres de traitement étaient destinés aux Amérindiens, mais aussi aux esclaves africains. Ils auraient été maintes fois détruits et reconstruits jusqu’à leur disparition et la prohibition de l’usage de certaines plantes, mais ils ont fonctionné assez longtemps, dit-on, pour que les Amérindiens guérissent de nombreuses personnes et transmettent une partie de leur savoir aux esclaves africains.

Aujourd’hui, à l’emplacement de ces trois centres, se trouvent trois quartiers populaires toujours focalisés sur les savoirs en lien avec les plantes médicinales, dont deux disposent de jardins botaniques. Le premier correspond au quartier Den Pareidera, où se trouve le Jardin botanique de Dinah Veeris, le second est situé dans la région de Banda Abou, au nord de l’île, le troisième est positionné plus au centre, et caractérisé par la présence du Musée Kas di pal’i maishi des cultures et traditions de l’île. Le toponyme originel du quartier Den Pareidera est Parajiri, nom que les collectifs amérindiens de cette partie de l’île donnèrent à leur centre de traitement. Le toponyme originel du second quartier où se trouvait un centre de traitement est Charomba, qui n’est autre que le nom du collectif amérindien qui l’aurait fondé. Si les toponymes se sont modifiés avec le temps et le passage des langues, le souvenir de la spécialité phytothérapique de ces trois endroits de l’île est toujours ancré dans le nom des rues. Dans le quartier Den Pareidera, on dénombre ainsi une quarantaine de noms de rues portant des noms de plantes de la pharmacopée de Curaçao. La plupart de ces plantes viennent de l’extérieur, mais une poignée représente la flore endémique de l’île. Il en va ainsi de pani weri, terme désignant en papiamento une espèce locale de patate mangée en temps de disette, et en langue amérindienne un brancard utilisé notamment pour transporter les malades au centre de soin de médecine par les plantes. Pour les plantes exotiques, on peut citer Kaya Masala (« rue du masala »), Kaya Yerba Luisa (« rue de la citronnelle »), Kaya Moringa (« rue du moringa »), Kaya Kardemon (« rue de la cardamome »), Lamungrasweg (« passage de la citronnelle »). Le souvenir de ces centres de traitement atteste de la filiation entre la pharmacopée des Amérindiens et celle des anciens esclaves que revendiquent les habitants actuels de Curaçao.

La possible existence de ces trois centres remet en question la pertinence de l’argument reposant sur la vulnérabilité physiologique et médicale des collectifs amérindiens aux « maladies des blancs ». En effet, selon ce témoignage de l’histoire orale de l’île, les populations autochtones périrent non pas directement des virus exogènes face auxquelles ils disposaient de toute une pharmacopée inventive, mais de la destruction du système de santé local et de la prohibition de l’usage de certaines plantes instauré par les Espagnols. Ce discours est bien entendu une construction historique qui témoigne avant tout de la manière dont les populations métisses actuelles de Curaçao se rattachent à l’héritage du savoir médicinal amérindien. Néanmoins, il a pour vertu de mettre à l’épreuve l’argument de la vulnérabilité des populations amérindiennes aux « maladies des blancs » comme principale raison de leur disparition en suggérant plutôt la destruction du système de santé local et l’imposition par les peuples colonisateurs de conditions de vie empêchant les Amérindiens de recourir à leur médecine pour se soigner. Les deux scénarios sont probablement concomitants, car l’effort investi par les Amérindiens de l’île pour construire des centres de traitement des « maladies des blancs » ne veut pas pour autant dire que ces derniers étaient efficaces, mais il a pu avoir un effet psychologique positif sur le collectif qui, arrêté brutalement, a pu provoquer une plus grande vulnérabilité des individus.

La santé des Amérindiens : De l’image du paradis à l’enfer de la domination

Que nous disent les premiers conquistadors et chroniqueurs du Nouveau Monde sur la transmission des maladies des Européens aux populations locales ? Les premiers récits des Espagnols et des Portugais au contact des Amérindiens sont quasi unanimes sur leur état de santé avantageux. La plupart insistent sur l’extraordinaire longévité des individus rencontrés dont l’âge de certains atteindrait jusqu’à 150 ans (Vespucci, 2005, p. 141). Cette bonne santé est expliquée par le climat, la qualité de l’air et la rareté des maladies. Le témoignage d’Amerigo Vespucci sur les côtes brésiliennes entre 1497 et 1504 est des plus instructifs à ce sujet.

Pour ce qui est de la qualité du pays, je dirai que c’est une terre très agréable, tempérée et saine, car pendant tout le temps que nous la parcourûmes, à savoir pendant 10 mois, aucun d’entre nous ne mourut et rares furent ceux qui tombèrent malades. Comme je l’ai dit, ces gens vivent très longtemps et ils ne souffrent d’aucune peste ni des effets d’un air corrompu. Ils ne meurent que de mort naturelle, ou provoquée volontairement, ou par suffocation. En conclusion, les médecins n’auraient pas beau jeu dans ce pays.

Vespucci, 2005, p. 113-114

Ce témoignage est d’autant plus intéressant qu’il s’appuie sur des années de voyages et de rencontres avec « un si grand nombre de gens » (Vespucci, 2005, p. 138). Le même type de constat est fait par Jean de Lery dans son récit de voyage au Brésil en 1578 (2019, p. 211). En 1580, Montaigne lui aussi relaye le constat de la bonne santé des populations amérindiennes du Nord-Est de l’Amérique (1994, p. 31). L’image des Amérindiens en bonne santé et à la longévité étonnante fait évidemment écho à celle d’un paradis perdu, un monde sans maladie et sans menaces. Mais elle contraste surtout avec le désastre du système de santé occidental à cette époque avec des villes succombant régulièrement aux épidémies. Du reste, cette image n’est pas spécifique aux Amérindiens et fut véhiculée à propos d’autres populations dans le monde.

Dans les carnets des premiers conquistadors, aucune mention n’est faite d’apparition de maladies européennes chez les Amérindiens, ni même d’épidémies. Étant retourné plusieurs fois aux mêmes endroits (Cap Saint-Roch, Cap Saint-Augustin, Bahia, Sao Vicente, etc.) lors de ses quatre voyages, Amerigo Vespucci aurait pu constater les effets d’une contamination si elle avait été effective, mais ses carnets n’en disent pas mot (2005). Idem pour Christophe Colomb avec les îles des Caraïbes qui lui sont les plus familières (Hispaniola ou Cuba), à propos desquelles il évoqua les effets dévastateurs des maladies non pas sur les populations amérindiennes, mais bien sur les habitants des ports des colonies (Colomb, 2015, p. 645 ; Mann, 2013, p. 103). La première épidémie de variole recensée en Amérique eu lieu en 1519 sur l’île d’Hispaniola (actuelle Haïti) puis fut exportée vers le Mexique par les troupes d’Hernan Cortès (Boyd, 1994, p. 5). Vingt-sept ans se sont donc écoulés depuis l’arrivée de Colomb, puis d’Amerigo Vespucci et tant d’autres, sans aucun témoignage d’épidémies provoquées par des virus exogènes. À partir de Cortès, les relations avec les Amérindiens changent de régime pour entrer dans celui de la violence, des guerres, des sièges, des massacres, de l’esclavagisme, autant de conditions facilitant le développement d’épidémies. D’ailleurs, la première épidémie frappant les Amérindiens sur le continent dont les Espagnols ont pu être témoins, a largement été favorisée par le contexte de siège et de famine dans lequel Hernan Cortès avait plongé la ville de Tenochtitlan en coupant les voies d’accès et les arrivées d’eau courante en juillet-août 1520, il y a exactement un cinq siècles. Thomas Gomez écrit ainsi que « les Aztèques n’étant pas immunisés contre ces infections, l’impact des microbes fut terrible sur une population déjà très affaiblie par le manque d’eau et de vivres » (2014 [1992], p. 297). Rien ne peut prouver que cette épidémie ait été exclusivement une épidémie de variole provoquée par le contact avec les Européens : après tout, des maladies existaient bien en Amérique avant l’arrivée des Européens[2]. Néanmoins, même s’il s’agissait d’une variole importée d’Europe, l’état de siège a pu favoriser son développement.

Après les témoignages des premières épidémies en 1519 et 1520, d’autres s’ensuivirent à partir de la fin du XVIe siècle. Les Jésuites firent état les premiers, et cela dès 1562, des ravages causés par le mal das bexigas, probablement la variole, chez les populations amérindiennes du Brésil (Buchillet, 2016, p. 42). Dans ces témoignages, on trouve la première trace de l’évocation d’une vulnérabilité de ces populations interprétée comme la conséquence de leurs péchés qui les accablent de l’açoite do Senhor, du « fléau de Dieu », terme que les Jésuites utilisaient pour dénommer la maladie (Buchillet, 2016, p. 42). La vulnérabilité biologique est ici entendue comme étant déterminée par une certaine forme de vulnérabilité spirituelle selon une logique implacable : c’est parce que les Amérindiens sont des pécheurs qu’ils tombent malades au contact des fidèles (Buchillet, 2016). Toutefois, il est remarquable de constater que ces interprétations sont toutes postérieures au récit de Bartolomé de Las Casas daté de 1552 et les autres productions alimentant la « légende noire » visant à dénoncer les atrocités commises dans le Nouveau Monde et dans lesquels il n’y a aucune mention d’épidémie. Un récit toutefois se démarque du lot : celui de Hans Staden (2005). Prisonnier des Tupinamba sur les côtes du Brésil au début des années 1550, Hans Staden était voué à être mangé lors d’un festin rituel. Sa peau fut sauvée après que ses hôtes tombèrent malades les uns après les autres et périrent en partie. Probablement atteint d’une épidémie foudroyante, les Tupinamba s’adressèrent à Hans en lui suppliant d’intercéder en leur faveur, lui suggérant qu’il s’agissait d’un courroux de son dieu. D’après son récit, Hans Staden joua le jeu en leur expliquant que son dieu était en effet en colère après eux, car ils voulaient le manger en pensant qu’il était Portugais alors qu’il était Allemand (2005, p. 111-115). Les vieilles femmes du village en vinrent à lui dire :

Quand nous t’avons maltraité, c’est que nous te prenions pour un de ces Portugais que nous haïssons. Nous en avons déjà beaucoup pris et mangé ; mais alors leur Dieu n’a pas été irrité contre nous comme le tien à cause de toi, ce qui nous prouve bien que tu n’es pas un des leurs.

Staden, 2005, p. 115

Cette dernière phrase rapportée dans son récit est importante, car elle suggère potentiellement qu’il n’y avait pas d’épidémies sur cette île avant l’arrivée de Hans Staden, même s’il y avait bien eu un contact fréquent avec les « Portugais » (par Portugais, il faut entendre tout peuple ibérique en plus des Italiens).

Essayons de comprendre de manière plus précise les raisons qui ont pu provoquer ces épidémies. D’après Tzvetan Todorov (1982), « il est établi aujourd’hui, […] que la population mexicaine déclinait même en dehors des grandes épidémies, par suite de malnutrition, d’autres maladies courantes ou de la destruction du tissu social traditionnel […]. » Le métis Juan Bautista Pomar, dans sa Relation de Texcoco, terminée vers 1582, réfléchit sur les causes de la dépopulation, qu’il estime, de façon assez juste du reste, à une réduction de l’ordre de dix à un ; ce sont les maladies, certes, mais les Indiens étaient particulièrement épuisés par le travail et ils n’aimaient plus la vie ; la faute en est à « la détresse et la fatigue de leurs esprits, car ils avaient perdu la liberté que Dieu leur avait donnée, car les Espagnols les traitaient pire que des esclaves » (Todorov, 1982, p. 173). Outre les villes assiégées, les mines dans lesquelles les Amérindiens travaillaient de force étaient aussi des lieux propices au développement des épidémies ou plus simplement de la mort par fatigue et mauvais traitement. Les politiques de regroupements de population ont aussi certainement favorisé le développement d’épidémies. Un autre fait mérite de retenir l’attention. Jusqu’ici nous n’avons aucune trace qui prouverait que des épidémies provoquées par les virus ou bactéries européennes ont provoqué une pandémie à l’échelle du continent américain lors des trois premiers siècles de la conquête. Plusieurs régions du continent américain semblent avoir été épargnées des épidémies pendant plusieurs siècles. La côte du Pacifique Nord compte parmi les dernières régions à avoir été contaminé par les virus et bactéries européennes. Les premières épidémies de variole recensées apparurent en 1774 peu après le contact direct entre les Amérindiens et les Euro-Américains (Boyd, 1994, p. 5), c’est-à-dire 282 ans après l’arrivée de Colomb. Certes, le manque de données concrètes ne permet pas d’attester qu’il n’y a pas eu d’épidémies avant, cependant aucun récit oral n’a été recueilli auprès des populations de cette région qui mentionnerait un tel état de fait. En admettant la possibilité qu’il n’y ait pas eu d’épidémies de variole avant 1774, cela voudrait dire qu’il aura fallu presque trois siècles pour que les épidémies atteignent certaines régions encore épargnées et cela alors que le continent américain était loin d’être vide et les contacts entre collectifs amérindiens bien plus réguliers que ce qui avait été imaginé fut un temps, y compris interrégionaux. Il est remarquable de constater que c’est d’ailleurs cet argument de la contamination entre collectifs amérindiens que Jared Diamond mobilise pour tenter de prouver que les maladies introduites par les Européens se propagèrent plus rapidement que les Européens eux-mêmes (Diamond, 2000, p. 111). Il est vrai qu’un exemple va dans son sens, c’est celui des Andes où la variole avait frappé juste avant le contact avec les conquistadors, sans que ces derniers n’en fassent mention. Mais cela a fini par se savoir, ce qui n’est pour l’instant pas le cas de la côte Pacifique Nord. Et puis il reste une possibilité que la civilisation inca ait croisé la route du virus de la variole par un autre moyen comme nous le verrons plus loin. L’exemple de la côte du Pacifique Nord nous invite donc à prendre au sérieux l’éventualité que les épidémies furent localisées par région continentale ou subcontinentale et se répandirent principalement en fonction de l’avancée de la conquête dans les terres par les colons.

Si les épidémies générées par l’arrivée des Européens ont été si fulgurantes que cela, s’il s’agissait véritablement d’un « choc viral », si elles se sont propagées si vite de collectif en collectif amérindien, pourquoi n’ont-elles pas produit de pandémie continentale ayant laissé de traces notamment dans la tradition orale de nombreux collectifs amérindiens ? Cela reste à creuser et mériterait une thèse en soi, mais ces quelques faits exposés suggèrent une autre interprétation selon laquelle les épidémies en Amérique se seraient développées à partir du XVIe siècle non pas tant en raison d’un « terrain vierge » pour les virus et du « choc viral » qu’il aurait provoqué que d’un conditionnement à être vulnérable à la maladie imposé par le contexte de conflit avec les Européens. Comme le synthétise parfaitement Eula Biss, « considérer ces événements comme “naturels” entre dans la logique de ceux qui, par la suite, colonisèrent ces terres, mais ne répond pas à la définition de ce terme comme “non réalisé ou causé par l’homme” » (2018, p. 62). La vulnérabilité des populations amérindiennes aux maladies importées par les Européens au moment de la conquête ne serait donc pas naturelle ni même accidentelle, mais bien en partie construite.

La destruction du système de santé et les attaques biologiques

Avec la vulnérabilité, l’autre raison invoquée pour expliquer le « choc viral » réside dans la défaillance des pratiques médicales et du système de santé amérindien, prétendument incapables de s’adapter aux nouvelles maladies importées d’Europe ou d’Afrique (Thornton, 1987, p. 47). Pourtant, les Amérindiens n’étaient pas démunis de savoirs et de pratiques médicinales se fondant principalement sur les plantes. Concernant les populations amérindiennes d’Amérique du Sud, Amerigo Vespucci avait déjà remarqué à son époque que « s’ils souffrent d’une affection maligne, ils se soignent eux-mêmes avec certaines racines de plantes » (Vespucci, 2005, p. 141). Rappelons d’ailleurs que les grandes épidémies qui ravagèrent l’Europe à cette époque et les siècles suivant furent en partie éradiquées grâce au transfert de l’usage de certaines plantes venues du Nouveau Monde. C’est le cas bien connu du quinquina (quina quina), dont l’usage par les Amérindiens fut observé par les Jésuites au Pérou dès 1640 sans en connaître l’utilité, et qui fut ensuite utilisée par les Européens notamment pour traiter la malaria. L’intérêt des Européens pour les richesses médicinales telles qu’ils se les représentaient fut ainsi très rapidement un des leitmotivs de la colonisation ; cet intérêt répondait aux attentes d’un imaginaire européen fortement préoccupé par les connaissances sur les plantes construites principalement par analogie (Panegassi, 2010). Très tôt, de nombreux chroniqueurs portugais ou espagnols, à l’instar de Gabriel Soares de Sousa dans son Traité descriptif du Brésil (1587), mentionnèrent et décrivirent l’usage de diverses plantes médicinales par les collectifs amérindiens qu’ils comparèrent avec celui en usage en Europe selon le principe des affinités et des similitudes qui régissait le savoir à cette époque (Panegassi, 2010).

Disposant d’un très large éventail de plantes aux propriétés médicinales et d’un savoir affûté sur la manière de les utiliser, pourquoi les Amérindiens auraient-ils aussi facilement « failli » face aux virus et bactéries importés par les Européens ? Tout d’abord, comme nous l’avons suggéré, le système de santé des Amérindiens a dû être fortement bousculé par le changement de mode de vie provoqué par la confrontation avec les Européens. La condition d’esclave, la guerre, la conversion au christianisme, le regroupement de population et la dépendance à de nouveaux produits comme l’alcool manufacturé, ont largement entamé l’autonomie, notamment sanitaire, des collectifs amérindiens. Cela n’a toutefois pas empêché les collectifs amérindiens de Curaçao de créer des centres de traitement des « maladies des blancs » par les plantes en pleine période d’esclavagisme si l’on en croit les habitants de Curaçao. Faut-il alors reconsidérer l’impact destructeur du contrôle que les Espagnols ont exercé sur l’usage des plantes sur les systèmes de santé des Amérindiens en Amérique du Sud et centrale ? Quelle en était l’ampleur ? La question est encore nouvelle, mais nous savons d’ores et déjà que des politiques inquisitoriales furent menées à l’encontre de l’usage des plantes du Nouveau Monde, tant en Europe qu’en Amérique comme à propos du pulque mexicain, boisson extraite de la fermentation de certains latex d’agave (Boumedienne, 2016, p. 368). Le peyotl, qualifié « d’herbe du diable » par les conquistadors, qui est un hallucinogène, mais aussi un coupe-faim, fut interdit d’usage par l’inquisition de Mexico en 1620 (Stella, 2016). Ces prohibitions étaient avant tout nourries par des motivations d’ordre religieux, les états hallucinogènes n’étant jugés pas compatibles avec la foi chrétienne, mais il n’en reste pas moins que les conséquences sur le système de santé, les pratiques médicinales et locales ont dû être importantes, sans oublier les « manières de vivre » (Boumedienne, 2016, p. 355).

Ces prohibitions furent le résultat d’enquêtes menées par des médecins conquistadors. L’un deux, le médecin Franciso Hernandez, reçut la charge d’inventorier les remèdes des Indiens du Mexique, et cela dès 1569 (Boumedienne, 2016, p. 89). Ce genre d’expédition s’inscrivait « dans une politique plus vaste, dont le but n’est rien de moins que de maintenir l’Amérique sous l’autorité de la couronne » (Boumedienne, 2016, p. 89). Ainsi, « dans un rapport commandé par Espinosa, le clerc Luis Sanchez alerte sur le risque d’une « destruction des Indes », dont le principal symptôme est la mortalité des « indigènes », victimes des mauvais traitements que leur infligent les encomenderos et les religieux » (Boumedienne, 2016, p. 90). Mais l’histoire de Francisco Hernandez ne s’arrête pas à ce constat établi par l’Inquisition et se poursuit dans la révélation de l’enquête, sous forme de questionnaire, qui fut menée auprès des Amérindiens de la part des inquisiteurs puis des Jésuites. Cette enquête fut rapidement mise au service de l’établissement d’une politique indigène de manipulation du savoir, qu’il s’agisse « d’accaparer un savoir jugé utile ou bien d’interdire une pratique considérée comme nuisible » (Boumedienne, 2016, p. 91). C’est ainsi que les plantes médicinales censées provoquer des effets psychotropes associés à la religion des Indiens sont prohibées ou leurs usages désarticulés de leur ritualisation, et cela en vue de limiter la transmission de leurs usages aux Espagnols. L’idée était bien de protéger la médecine occidentale de l’intrusion du savoir amérindien tout en purifiant ce dernier de sorte qu’il soit aux normes de la première. Ce travail aboutit par exemple à l’initiative de Francisco Hernandez d’élaborer un « livre des substituts », véritable répertoire de remèdes à base de plantes locales destiné aux populations du Mexique (Boumedienne, 2016, p. 113). Cette initiative fait écho au constat plus tardif établi par Hernandez et d’autres d’un rapport de cause à effet entre la perte du savoir médical amérindien et l’hécatombe démographique provoquée par les épidémies.

Séparés de leurs parents par le travail obligatoire qu’ils effectuent loin de leur communauté, les jeunes Indiens sont aussi séparés de toutes les pratiques, toutes les conceptions du réel, qui subissent les assauts de la christianisation. Les missionnaires appliqués à purifier les médecines indiennes de leur dimension rituelle contribuent ainsi à l’effritement des savoirs […] Ce qui disparaît avec ces rites est une façon de s’approprier la maladie et, partant, de mieux y résister .

Boumedienne, 2016, p. 124

Cette politique ne frappa pas également tous les territoires d’Amérique centrale ou du Sud, certains espaces éloignés furent épargnés.

Mais qu’en est-il alors de l’Amérique du Nord ? Les Anglais n’ont, semble-t-il, pas entrepris de politique de contrôle de l’usage des plantes médicinales par les Amérindiens, même si leur intérêt pour la flore de ce pays n’était pas moindre. Au début de la conquête de l’Amérique du Nord, les conditions qui ont amené à la diffusion des épidémies furent somme toute assez similaires à celles de l’Amérique du Sud. À la fin des années 1670, la guerre menée par les Iroquois contre les tribus de l’ouest des Grands Lacs provoqua la création de grands centres de réfugiés rassemblant des peuples divers. Ces centres s’étendaient sur des territoires surpeuplés, et non propices à l’économie de subsistance des populations indiennes (White, 2009, p. 85-86). La faim surgit ainsi rapidement. D’après l’historien White :

Les centres de réfugiés subissaient ces fluctuations ordinaires, mais, précisément parce qu’ils se situaient dans des zones de chasses surpeuplées et aux marges des régions propices à l’agriculture, toute diminution des ressources aggravait les saisons de disette. Par nécessité, les Algonquiens en furent réduits à ne plus pouvoir compter que sur un éventail de ressources plus étroit.

White, 2009, p. 86

C’est dans ces conditions de promiscuité, de confinement et de sous-alimentation que les épidémies de rougeole et de variole atteignirent des taux de mortalité impressionnants : un déclin de population se situant entre 25 % et 90 % pour certaines tribus à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle (White, 2009, p. 85).

Si les Anglais semblent ne pas s’être focalisés sur le contrôle de l’usage des plantes, ils se sont par contre adonnés à quelques actes de guerres biologiques. Les témoignages sont assez rares, mais ils existent. En 1753, lors de la révolte des populations amérindiennes en Amérique du Nord contre les Anglais, dans un contexte où Fort Pitt est assiégé, un courrier de Jeffrey Amherst (1717-1797), officier britannique et administrateur colonial, donne au colonel du Fort le feu vert en ces termes : « Vous ferez bien en essayant d’inoculer les Indiens par le biais de couvertures [contaminées], et d’essayer d’utiliser toute autre méthode qui pourrait extirper cette race exécrable » (Selosse, 2017, p. 266). Plus tard, toujours en Amérique du Nord, c’est celui du missionnaire baptiste Isaac McCoy qui relate dans son ouvrage History of Baptist Indian Missions (1840) comment les Indiens du Michigan, du Missouri et du Kansas furent sciemment contaminés par les colons durant la première moitié du XIXe siècle. Parmi les stratagèmes entrepris à cette fin, celui de laisser des cadeaux imprégnés du virus de la variole comme des vêtements laissés sur la route aux Indiens. Les Pawnees de la rivière Great Platt sont décrits comme ayant été parmi les principales victimes de ces stratagèmes. À première vue, ces témoignages peuvent laisser perplexes : comment des vêtements peuvent-ils être vecteurs de contamination de la variole ? Le mode de transmission habituel de la variole est l’infection par « gouttelettes » (c’est-à-dire par éternuement), bien que le contact avec une personne infectée ou un cadavre frais soit également efficace (Saluzzo, 2004). Il existe cependant bien une possibilité limitée de contracter la maladie par contact avec des vêtements portés par des individus contaminés par le virus (se référer par exemple à l’article Wikipedia sur « La variole »). Ces attaques biologiques ne sont en fait pas nouvelles dans l’histoire de l’humanité comme le rappelle Marc-André Selosse (2017). En 1346 par exemple, les Mongols assiégèrent le port génois de Caffa (actuelle Théodosie) sur la mer Noire et recoururent à la technique de jeter les corps des soldats morts d’une peste asiatique par-dessus les murs de la ville pour y introduire le pathogène (Selosse, 2017, p. 265).

Ces attaques biologiques à l’encontre des Amérindiens se répétèrent sur tout le continent américain jusqu’au XIXe siècle et plus tard comme en témoigne Claude Lévi- Strauss au sujet de l’État de Sao Paolo au Brésil (1984 [1955], p. 49-50). Ces dernières décennies, ce sont les Indiens Zo’é et Xavante, pour ne citer qu’eux, qui furent contaminés par des missionnaires, y compris par l’intermédiaire de tissus contaminés (remarque d’Esther Katz, anthropologue). Dans ces cas décrits, il s’agit donc bien d’une tentative intentionnelle d’inoculer un virus dans une population. Au final, ces tentatives de contaminer sciemment ne sont rien en termes d’effet comparé au bouleversement du mode de vie, mais elles s’imposent comme un aboutissement de ce long processus de conditionnement des Amérindiens à la maladie.

Les situations historiques des différentes régions de l’Amérique varient certes grandement et méritent d’être étudiées au cas par cas, mais tous ces témoignages, faits et analyses, amènent à penser que les épidémies en Amérique ne furent pas forcément fortuites et filles d’un « choc viral », mais plutôt souvent construites de manière plus ou moins intentionnelle par les Européens, y compris via l’élaboration de stratégies visant à détruire les systèmes de santé locaux ou à contaminer sciemment les populations. Cependant, si les systèmes de santé se sont effondrés, les savoirs médicinaux eux n’ont pas disparus comme le prouve l’exemple de Curaçao. L’une des pistes à explorer serait ainsi de distinguer les parcours des systèmes de santé et ceux des savoirs médicinaux qui n’empruntent par forcément les mêmes trajectoires historiques.

Un mythe entre eugénisme, malthusianisme et darwinisme

Comment cette idée sur la vulnérabilité des Amérindiens à l’égard des « maladies des blancs » et sur le « choc viral » s’est-elle imposée ? On pourra dire que c’est d’abord un argument politique et religieux qui a permis aux Européens de se dédouaner de toute accusation possible de « destruction » ou de « génocide », terme employé à partir du XXe siècle. Cela semble d’autant plus logique que les accusations à ce sujet et les débats qu’elles suscitèrent furent nombreux, et cela, dès le pamphlet de Bartolomé de Las Casas (1552). L’idée consiste à dire que ce n’est pas vraiment de la faute des Européens, que le déclenchement des épidémies est fortuit et ne doit sa raison d’être principale qu’à la rencontre entre peuples différents et à la colère divine face aux péchés des Autochtones. Plus tard, au XIXe siècle, la référence à la vulnérabilité spirituelle n’a plus lieu d’être et l’histoire de la vulnérabilité biologique des Amérindiens, et autres peuples qualifiés « d’indigènes », face aux « maladies des blancs » devient dès lors un argument sous-jacent légitimant la ségrégation raciale et l’eugénisme naissant. Les populations amérindiennes et européennes déjà métissées, l’incompatibilité de la reproduction des « races » ne pouvait plus servir d’argument valable à l’eugénisme, au contraire de l’incompatibilité virologique et bactériologique. Cet argument fut construit au départ pour contrer l’idée des monogénistes considérant le métissage avec des populations indigènes dites « saines » comme une solution à la dégénérescence humaine, vieux concept théologique que la tératologie n’avait jamais abandonné. Selon cette thèse :

L’humanité, créée parfaite, connaît, dans ses nations les plus civilisées, le drame d’une rechute ; la société française par exemple, bien avant les traumatismes de 1870-1871, manifeste une coupable complaisance envers les causes de cette décadence ; la régénération pourrait-elle venir de croisements avec des peuples rudes et sains, plus proches du type originel.

Léonard, 1985, p. 205

En France, cette thèse tire son origine des observations et interrogations faites par des médecins de l’armée et les premiers ethnographes sur les cas de métissages et sur leur incidence sur l’état de santé des populations et les chances de perfectionnement de l’espèce (Léonard, 1985). À l’opposé, « les polygénistes insistent sur le non-cosmopolitisme des races humaines et déconseillent les métissages » (Léonard, 1985, p. 205). Recourant à la théorie de l’atavisme, ces derniers restent persuadés « que par le métissage le fond barbare ressort » et pervertit les races pures « eugénésiques » (Léonard, 1985, p. 206). L’argument de l’incompatibilité bactériologique entre races va justement dans le sens du non-cosmopolitisme des races humaines. Ces débats naissent dans les années 1840-1850, à savoir juste avant l’avènement du Darwinisme.

L’histoire du « choc viral » servit ultérieurement d’argument à l’interprétation malthusienne de l’histoire du monde et de la compétition entre les peuples pour l’accès aux ressources. Pourtant, dans l’Essai paru en 1798, Malthus n’émet aucun lien direct de cause à effet entre l’arrivée des Anglais sur les côtes australiennes en 1788, celle des Français un peu avant, et l’épidémie dramatique de 1789 qui ravagea les populations aborigènes. Selon lui, les raisons de cette épidémie de variole sont à chercher principalement dans « leur mauvaise nourriture » (Malthus, 1992, p. 90), sous-entendu « mauvaise alimentation ». En évaluant ainsi la terrible épidémie, Malthus se démarque des spéculations sur la responsabilité britannique dans cet épisode (Bashford et Chaplin, 2016, p. 105-106). Si, par la suite, l’épidémie de variole a servi de preuve de l’impact fatal du colonialisme, elle a tout aussi sûrement servi, selon Malthus, de preuve de l’oscillation et de la régulation permanentes de la population par rapport aux ressources (Bashford et Chaplin, 2016, p. 106). La cause de ces épidémies pour Malthus n’est donc pas à chercher dans le « choc viral », mais dans l’effondrement du système de subsistance des Aborigènes en cas de crise, comme celle provoquée par la confrontation avec les Européens.

Il paraît au contraire qu’en général la population atteint si exactement le niveau du produit moyen des subsistances, que le plus petit déficit dans celui-ci, résultant d’une saison défavorable ou de toute autre cause, plonge ces peuples dans la plus cruelle détresse.

Malthus, 1992, p. 91

Entre l’eugénisme tout juste naissant et le malthusianisme, aux début des années 1840, Darwin va devoir se frayer un chemin afin d’imposer sa vision évolutionniste de l’histoire de l’humanité tout en l’accordant avec son éthique affûtée sur la question des droits de l’homme. Témoin direct de la disparition accélérée de plusieurs populations d’Amérique du Sud et d’Océanie lors de son périple à bord du Beagle, Darwin en fut profondément troublé et marqué : « Ce n’était pas sans tristesse que j’entendais, à la Nouvelle-Zélande, les magnifiques indigènes me dire qu’ils savaient bien que leurs enfants disparaîtraient bientôt de la surface du sol » (2003, p. 465). Comme un aveu qu’il ne peut taire, il écrit : « Partout où l’Européen porte ses pas, la mort semble poursuivre les indigènes » (Darwin, 2003, p. 465). Darwin s’interroge ensuite de manière plus précise sur les raisons de l’extinction en expliquant que « cette disparition provient sans doute de l’usage des spiritueux, des maladies européennes (les maladies européennes les plus simples, telles que la rougeole, provoquent chez les sauvages les ravages les plus épouvantables) et de l’extinction graduelle des animaux sauvages » (2003, p. 465). À noter que Darwin mentionne dans cette dernière phrase l’usage des spiritueux, qui est l’une des raisons amenant à l’effondrement du système de santé local et à l’affaiblissement du système immunitaire des individus, avant l’effet des épidémies. Concernant l’origine de ces dernières, Darwin cite le témoignage du révérend J Williams :

Il est un fait certain et qu’on ne peut contester, c’est que la plupart des maladies qui ont régné dans les îles pendant ma résidence y ont été apportées par des bâtiments ; ce qui rend ce fait plus remarquable encore, c’est qu’on ne pouvait constater aucune maladie dans l’équipage du vaisseau qui causait ces terribles épidémies.

Darwin, 2003, p. 465-466

Sur ce, Darwin conclut :

Ces faits sembleraient indiquer que les effluves d’une certaine quantité d’hommes qui ont été enfermés pendant quelque temps ensemble deviennent un véritable poison pour ceux qui les respirent, et que ce poison devient plus virulent encore si les hommes appartiennent à des races différentes.

Darwin, 2003, p. 465-466

Ces réflexions démontrent que Darwin n’était pas totalement convaincu par l’argument d’une simple vulnérabilité des « indigènes » aux « maladies des blancs » et qu’il cherchait des explications plus complexes à leur subite disparition, comme l’effet du confinement dans un bateau, où toutes les personnes enfermées vont contracter tous les pathogènes disponibles. Sa proposition ingénieuse revient à dire que le terrain propice à la circulation du virus et qui devient ensuite le réservoir pathogène, c’est le bateau ; et comme toutes les conquêtes sont précédées d’un confinement sur les bateaux, sa proposition devient générale.

Plus tard, Darwin, influencé par les théories de Malthus a aussi écrit dans ses notes que : « Si cette guerre est couronnée de succès, c’est-à-dire si les Indiens sont massacrés, une grande partie du pays sera gagnée par la production de bétail : les vallées du [fleuve Argentine] seront plus productives en maïs » (Desmond et Moore, 2009, p. 148). Dans cette phrase, Darwin évoque la possibilité de la disparition des Amérindiens, mais ne mentionne pas comme cause l’épidémie, mais bien le massacre. Cependant, Darwin dans l’impossibilité éthique d’assumer de tels propos va finalement prendre progressivement une autre orientation en choisissant la voie de l’interprétation évolutionniste de la disparition des « indigènes » en la comparant à celle de la mégafaune. Cette comparaison émergea une première fois dans son esprit lors de ses voyages en Patagonie, témoin à la fois du génocide en cours des Amérindiens et de l’éradication ancienne de la mégafaune (Desmond et Moore, 2009, p. 90). La compétition entre races humaines qu’il considère encore plus sanguinaire que celles entre espèces a pour fonction non pas tant de réguler la démographie et les rapports économiques comme Malthus le pensait, mais plutôt de sélectionner les plus à même de porter la civilisation humaine vers le progrès (Darwin, 1876). Mais cela ne doit pas être au prix de l’asservissement des autres, comme en témoigne sa forte opposition à l’esclavagisme qui converge avec celle de Malthus (1992, p. 379-382). Selon Darwin (1876), la compétition entre « races » obéit à un processus naturel et universel de sélection vers de plus grandes vertus de la civilisation qui doit bénéficier à tous les survivants sans distinction de valeur. En poussant à son paroxysme la pensée de Darwin, on pourrait même dire que peu importe la « race » qui finit par l’emporter, l’important est qu’elle soit la plus à même de poursuivre le progrès de la civilisation humaine.

Face aux débats malthusiens et eugénistes naissants, Darwin élabore une pirouette intellectuelle extraordinaire afin d’imposer sa vision humaniste tout en ne prenant pas de front les thèses des deux courants cités. Cette pirouette, c’est l’intermariage entre tribus et le métissage entre « races » qui sont, pour lui, la manière de se démarquer de l’eugénisme et du malthusianisme. À une échelle d’observation plus large que celle adoptée par Lévi-Strauss un siècle plus tard (1984 [1955], p. 370-371), et à la suite de sa lecture de l’ouvrage d’Alexander Walker, Intermariage (1838), Darwin invoque dès 1849 dans ses carnets de notes l’exogamie et les régimes de solidarité entre groupes qu’elle implique comme moteur de la réaction des Amérindiens, et plus largement des populations d’Amérique, comprenant aussi les blancs et les métis, face à la guerre et aux épidémies (Desmond et Moore, 2009, p. 146). L’exogamie était une manière de pallier les épidémies et les guerres, et les faits historiques le prouvent. Tant en Amazonie, qu’en Amérique du Nord, comme dans la région des Grands Lacs à la période du Middle Ground (White, 2009, p. 52), la réaction des Amérindiens fut d’ouvrir les portes du mariage avec l’autre, qu’il soit d’une autre tribu amérindienne ou européenne. L’effet de cette exogamie ne se situe pas uniquement au niveau de la solidarité, mais aussi au niveau du métissage et donc de l’immunité. La question de fond qui anime la logique de Darwin est en fait redoutable pour les thèses eugénistes : les « races » développent-elles des « prédispositions » à des maladies différentes (1876, p. 223) ? Si oui, le métissage ne devrait-il pas pallier ce problème en croisant ces prédispositions (Desmond et Moore, 2009, p. 151 et 158) ? Darwin mobilise donc l’intermariage et le métissage pour tisser de la continuité entre les « races » humaines, là où l’argument de la « prédisposition » à des maladies différentes avait créé de la discontinuité. Voilà en quelque sorte la version de l’histoire selon Darwin, la rendant ainsi plus humaniste grâce à ce nouvel horizon constitué par le métissage, mais pas plus réaliste. Car la cruauté de l’eugénisme dès la fin du XIXe siècle mettra un terme à l’utopie du métissage incarné depuis déjà quelque temps par les enclaves de pirates et leurs sociétés de boucaniers aux îles de la Jamaïque, Belize, Barbade et tant d’autres, puis par de nouveaux collectifs métis en Amérique du Nord tels les Maroons, les Ramapaughs et les Moors (Bey, 2011 [1997], p. 48-50).

Les choses sont donc plus complexes qu’on ne le pense. Si Darwin a certes biologisé l’éradication des Amérindiens, et plus largement des « indigènes », en l’inscrivant dans la logique de la compétition et de la sélection au sein de l’espèce (1876), il en a fait un contre-argument à l’eugénisme en prônant l’exogamie et le métissage comme issues naturelles et logiques de l’humanité à la fois aux risques d’épidémies, à la guerre et à l’esclavagisme. Il ne s’est toutefois pas aventuré dans une interprétation évolutionniste de la disparition des « indigènes », il n’en a évoqué que les conséquences en matière de progrès. Il n’a pas non plus mentionné l’idée d’un « choc viral », il s’est limité aux « prédispositions à différentes maladies » (1876, p. 223). Par la suite, certains médecins et ethnologues ont commencé à s’interroger sur les raisons de la vulnérabilité des Amérindiens aux maladies venues de l’extérieur (Buchillet, 2016). Certains comme Galvão et Simões (1966) ou Vieira Filho (1970) proposèrent l’existence d’une « déficience immunitaire » ou d’une « fragilité génétique » particulière qui expliquerait pourquoi ces populations ne pouvaient développer une immunité aux maladies venues d’Europe et d’Afrique (Buchillet, 2016, p. 42). Des recherches ultérieures en génétique ont finalement prouvé qu’il n’en était rien : « les populations indiennes seraient donc parfaitement aptes à développer une immunité protectrice aux maladies infectieuses » (Buchillet, 2016, p. 42-43). Celui qui franchira le pas de l’interprétation évolutionniste du « choc viral » est Jared Diamond (2000) dans son ouvrage médiatique De l’inégalité parmi les sociétés. Selon ce dernier, le « choc viral » est la conséquence du décalage de mode de vie entre les populations européennes et amérindiennes. Le mode de vie européen fut le fruit d’une longue histoire à proximité d’animaux domestiques tels que le boeuf, le porc, la chèvre, le cheval et de nombreuses volailles, qui favorisa l’apparition de virus particuliers face auxquels une certaine immunité a pu se développer au fil du temps. Ce qui n’est pas le cas des Amérindiens décrits comme n’ayant pas eu de longue histoire de domestication avec ces mêmes animaux (Diamond, 2000). C’est ce décalage qui, selon Jared Diamond, fut à l’origine du « choc viral » qui emporta 95 % de la population amérindienne (2000, p. 111, 130). Si la proposition est astucieuse, elle est en fait illogique, et cela pour trois raisons qui peuvent faire office de points méthodologiques pour une future recherche exhaustive sur la question :

1/ Cette explication n’est valable que si l’on considère irréfutable le fait que l’Amérique ne fut visitée par des « étrangers » qu’à partir de Christophe Colomb en omettant les hypothèses de la rencontre et du métissage avec les Vikings au Nord et de l’établissement de colonies chinoises le long de la côte pacifique et atlantique. L’hypothèse, certes toujours débattue, de l’implantation des colonies chinoises, comme celle de l’amiral chinois Zhou Man en 1421, implique aussi celle de l’introduction de certains animaux d’élevage comme les volailles sur le continent américain avant l’arrivée de Colomb (Menzies, 2012 [2004], p. 104). La plupart des conquistadors ont d’ailleurs mentionné la présence de volailles, mais ces mentions furent interprétées plus tardivement comme une métaphore pour décrire des animaux exotiques ressemblants aux volailles. Quoi qu’il en soit, la circulation entre l’Océanie, l’Asie et l’Amérique semble avoir été bien plus dense que ce que l’on croyait jadis, y compris aux périodes anciennes. L’un des premiers à avoir défendu cette thèse et à avoir regroupé les éléments à disposition à son époque pouvant l’argumenter, n’est nul autre encore une fois que Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques (1984 [1955]).

Il nous reste peut-être à corriger une seconde erreur, qui consiste à penser que l’Amérique est restée, pendant vingt mille ans, coupée du monde entier, sous prétexte qu’elle l’a été de l’Europe occidentale. Tout suggère plutôt qu’au grand silence atlantique répondait, sur tout le pourtour du Pacifique, un bourdonnement d’essaim.

Lévi-Strauss, 1984 [1955], p. 297

Car, pour que l’explication du « terrain vierge » soit valable, il faut aussi invalider l’hypothèse selon laquelle les Amérindiens aient pu visiter d’autres terres, comme les îles du Pacifique. Si ces contacts entre l’Amérique, l’Océanie et l’Asie dans le Pacifique sont un jour avérés, il sera alors possible de comprendre comment la civilisation inca a-t-elle pu croiser la route de la variole avant le contact avec les Européens. Cela soulève un premier point méthodologique qui consiste à dire qu’évaluer l’état immunitaire des populations amérindiennes nécessite au préalable de dresser l’histoire précise des mobilités humaines entre le continent américain et le reste du monde.

2/ Cette explication est relative à l’histoire des humains, mais elle ne tient pas compte de l’histoire des virus et des immunités. Après tout, si les humains ont un ancêtre commun, les espèces de virus aussi. Or, celle-ci est en cours d’écriture. L’exemple de la syphilis nous fournit cependant quelques pistes sur la filiation des virus. Pour beaucoup, la syphilis vient d’Amérique et fut en quelque sorte le cadeau empoisonné des Amérindiens aux Européens en retour des nombreux virus que ces derniers importèrent. Cette interprétation est relativisée par des travaux en phylogénétique des bactéries qui montrent que le tréponème endemicum à l’origine de la syphilis « aurait été importé par les premières migrations vers l’Amérique via le détroit de Béring et c’est sur ce nouveau territoire qu’il aurait muté » (Debré et Gonzalez, 2013, p. 148). Les choses sont donc plus complexes qu’un simple cadeau empoisonné en guise de vengeance. En retour, les ancêtres des virus qui ont été amenés par les Européens en Amérique ont pu aussi s’y introduire bien avant la conquête lors des circulations antérieures entre l’Asie et l’Amérique dans le Pacifique. Bref, les Amérindiens partagent avec tous les autres peuples de la terre une histoire ancienne commune y compris immunitaire, car cette histoire est intrinsèquement liée à celle des virus. Ce qui nous amène au deuxième point méthodologique qui consiste à coupler l’histoire des mobilités humaines avec celle de l’analyse génétique des virus.

3/ Cette explication n’est valable qu’à une certaine échelle démographique. En effet, en partant du fait, de moins en moins plausible en regard du point 1 et 2, que ces populations n’avaient aucune immunité face à ces maladies apportées par les Européens, il n’en reste pas moins que cette dernière se serait malgré tout développée une fois une grande majorité de la population contaminée sur plusieurs générations. Ce qui n’est absolument pas le cas quand on voit les récidives de varioles au XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle aux mêmes endroits qui ne peuvent s’expliquer que par un affaiblissement physique et mental des populations amérindiennes et un effondrement de leur système de santé. Un troisième point méthodologique surgit ici qui souligne l’importance de comparer la chronologie des récidives avec celles des crises sociales et sanitaires.

Conclusion

Arrivé au terme de cet article, les arguments de « choc viral » et de vulnérabilité paraissent indéniablement relatifs à une représentation de la maladie comme raison première du génocide amérindien qui néglige les dynamiques interactives entre la maladie et les autres causes potentielles de ce génocide. La maladie devient en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt. Mais pourquoi cette idée a-t-elle donc la peau si dure outre le fait qu’elle permet aux Européens de préserver leur conscience ? En reprenant la méthode d’analyse structurale des mythes de Lévi-Strauss (1964), le schème majeur de cette lecture de l’histoire de la disparition des Amérindiens s’avère être la vulnérabilité des populations indigènes face au monde occidental et la soumission qui s’en suit à son épistémè ce qui, pour ces « tristes tropiques », reste un calvaire. Cette interprétation va dans le sens d’une conquête de l’Amérique qui fut avant tout une conquête médicale, car non seulement les Européens ont largement bénéficié des effets des épidémies qu’ils ont provoquées pour conquérir le territoire comme en témoigne le livre Pox Americana (Fenn, 2017), mais en plus, ils vont ensuite imposer leurs normes et leurs pratiques de la médecine tout en exploitant les savoirs et les ressources médicinales considérés utiles. La vulnérabilité des populations indigènes aux « maladies des blancs » est donc une représentation derrière laquelle se cache la privation des populations de leur propre système de santé au profit du primat de la médecine occidentale.