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Avec des appareils d’enregistrement de plus en plus légers et maniables, il est devenu beaucoup plus facile de prendre des photos et des vidéos dans différentes circonstances. À partir de cette ubiquité et cette portabilité des appareils, Richard Bégin (2015, 16) identifie une forme d’image récurrente : l’image somatique, qui témoigne de la mobilité corporelle du filmeur. Ces images montrent parfois très mal ce qui est devant l’appareil enregistreur ; cependant, elles vont rendre compte du corps du filmeur, de ses réactions, de ses déplacements : « l’image somatique traduit en termes visuels et sonores ce qui est perçu par le corps, elle permet ainsi au “spectateur” d’éprouver des sensations par procuration ». Le concept fonctionne particulièrement bien pour des appareils comme la GoPro qui se portent bien souvent à même le corps, et qui ne nécessitent pas de geste particulier pour la captation ; ils filment en continu à partir du moment où ils sont fixés au corps de celui qui filme. Dans cet article, il sera question d’une autre forme d’image mobilographique. En effet, les filmeurs qui utilisent des GoPro et bien d’autres technologies font parfois face à leurs appareils – même s’ils n’ont pas besoin de le faire – dans un geste qu’on peut rapprocher de celui de la prise de selfie. Si l’image fixe communique peut-être moins facilement la corporéité du photographe, le selfie est un cas probant d’image (habituellement) fixe qui montre ostensiblement le corps du photographe et son interaction intentionnelle avec l’appareil. Le filmeur mobilographique n’est plus caché derrière l’appareil ; non seulement il se met devant la caméra, mais il « performe » et pose avec un geste particulier et distinctif.

Le selfie est ainsi une image gestuelle plutôt que somatique. Le photographe regarde consciemment son appareil et doit le tenir à distance du corps. Nous montrerons que ce geste et les images qui en résultent sont à la fois la cause et la conséquence d’une nouvelle forme de subjectivité. Cette subjectivité découle en large partie de la mobilité et de l’ubiquité des appareils, mais également, nous le verrons, de leur connectivité – c’est-à-dire, le fait que l’on puisse partager rapidement les images prises. L’image selfique est la manifestation la plus reconnaissable de cette nouvelle subjectivité. Dans cette étude, nous nous pencherons d’abord sur la définition du selfie et sur son geste de captation. Une fois que nous aurons pu montrer le lien entre ces images gestuelles et une nouvelle forme de subjectivité, nous pourrons voir leur déploiement dans les pratiques vidéographiques. De même, nous analyserons deux exemples d’images gestuelles dans des vidéos GoPro. En conclusion, nous tenterons de cerner le pouvoir de ces images pour le sujet ; le film documentaire Selfie (2019) d’Agostino Ferrente servira de cas d’étude pour évaluer ce pouvoir potentiel.

Le geste selfique

Tout chercheur qui travaille sur le selfie se confronte à deux problèmes : une difficulté de définir et cerner ce qu’est un selfie, autant comme image que comme pratique, et une polarisation extrême dans le jugement moral à l’encontre de cette pratique qui est souvent vue péjorativement comme narcissique ou, au contraire, valorisée en tant qu’outil libérateur. Il est donc primordial, pour pouvoir se prononcer, de mieux comprendre le geste de captation.

Le Larousse définit un selfie (ou égoportrait) comme un « autoportrait photographique, généralement réalisé avec un téléphone intelligent et destiné à être publié sur les réseaux sociaux », mais peut-on toujours parler d’un selfie si un retardateur est utilisé ou bien si l’image n’est pas partagée ? Nonobstant cette vague définition, certaines images sont, de façon intuitive, immédiatement reconnaissables comme selfies, tout comme la captation photographique – le geste de quelqu’un qui se prend en selfie – est reconnaissable. Par exemple, André Gunthert (2015, 151) identifie le geste selfique dans le film Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991) lorsque Thelma et Louise sont sur le point de partir en roadtrip. Gunthert (2015, 157) précise toutefois que le selfie est bel et bien un phénomène numérique qui « correspond à un changement d’échelle du geste », comparé à l’autoportrait de Thelma et Louise qui est reconnaissable, mais pas encore en tant que phénomène culturel. Les selfies sont des autoportraits qui montrent l’acte d’autoreprésentation (Levin 2014, 20). Comme l’explique Gunthert (2015, 160), « la mise en avant du dispositif est devenue sa marque de fabrique[1] ». En effet, la visibilité du geste de captation rend explicites la performativité de la pose et l’intentionnalité du regard du sujet vers l’appareil. Un tel autoportrait captive notre attention, attire notre regard et donne une illusion d’intimité avec la personne qui se représente. Celui qui prend un selfie est un sujet qui se sait regardé, qui se met en scène et qui est conscient du dispositif visuel mobilisé.

Le selfie n’est pas juste une image, mais bien une pratique qui nécessite une action précise, reconnaissable et représentée au sein même de l’image. Le selfie est donc fondamentalement l’image d’un geste. Or, l’extrême relationalité qui est au coeur de la pratique du selfie passe par le geste conscient et ostentatoire de la captation. Le sujet entre en relation avec les autres et le monde qui l’entoure, avant même la diffusion du selfie en ligne, à travers le geste selfique. Paul Frosh (2015) souligne cet aspect en proposant d’appeler le selfie une « image gestuelle ». Le geste selfique permet au photographe de ne pas avoir à choisir entre apparaître dans la photo et prendre la photo, puisque le corps du photographe est intégré à l’espace montré. Le selfie apporte donc une forme différente d’engagement avec l’environnement, puisque le photographe participe activement au processus d’enregistrement en même temps qu’il est visible dans l’image résultante. Selon Frosh (2015, 1622), puisque le geste se traduit en image, le spectateur est aussi poussé au geste, à l’action. En effet, le selfie partagé sur un réseau social suscite souvent une réponse active de la part de ceux qui le visionnent, que ce soit sous la forme de « like », de « partage » ou de commentaire. Pour Frosh donc, la gestualité de la captation qui engendre une représentation du geste au sein de l’image peut pousser le spectateur lui-même à agir[2].

L’ouvrage d’Yves Citton, Gestes d’humanités : anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques (2012), permet de réfléchir au caractère communicatif et fondamentalement médiatique du geste :

[L]es gestes sont à situer à la fois en amont des circuits médiatiques (notre bouche fait le geste de sucer le sein avant que nous n’ayons été exposés à quelque image que ce soit), en aval des circulations d’images qui modèlent nos comportements, et au coeur même de ces images, dont la puissance d’irradiation tient justement à leur dynamique propulsive et contagieuse. La thèse sous-jacente aux divers chapitres de cet ouvrage est que le monde des gestes constitue le véritable médium au sein duquel les médias opèrent leur travail de circulation et de diffusion.

Citton 2012, 52

Plutôt que de chercher à cerner le pouvoir communicatif du geste selfique sur un spectateur présumé, comme Frosh, ce qui nous intéresse ici, c’est la prévalence de ce geste. Le selfie, avec d’autres images, participe à la construction d’identités en ligne et hors-ligne, et ce processus affecte le sujet contemporain et sa façon de voir et d’interagir avec les images et le monde visuel. Le preneur du selfie regarde vers l’extérieur, mais ce n’est pas une prise de vue purement subjective de ce qu’il voit. Le photographe se met aussi en scène pour un spectateur présumé, et il porte ainsi un regard extérieur sur lui-même. Il regarde tout en ayant conscience d’être vu. Le geste selfique offre une superposition des deux côtés de l’appareil en une seule image. Nous identifions, dans ce double point de vue, le potentiel d’une nouvelle forme de subjectivité. Le selfie, par son geste de captation, témoigne de l’avènement d’un nouveau sujet observateur et participe à l’établissement de ce nouveau sujet.

La prise de selfie est souvent accusée d’être narcissique, et il est vrai que le selfie joue un rôle dans la construction identitaire sur les réseaux sociaux. D’ailleurs, le selfie est peut-être la forme visuelle actuelle qui véhicule le plus d’images de corps ; il offre donc un contrepoids important aux discours qui déplorent une perte de l’humain dans le monde contemporain, en particulier par le numérique. En tant qu’image gestuelle, le selfie est profondément humain et relationnel. S’il n’efface pas les frontières entre le soi et l’autre, le selfie permet d’élaborer une conscience de leur existence à travers leur mise en scène. Par le geste, le sujet entre en relation avec les autres et le monde qui l’entoure, avant même la diffusion du selfie en ligne. Le sujet selfique geste (néologisme emprunté à Citton), pratique et promulgue sa subjectivité en prenant un selfie.

Si le geste de captation est primordial pour le selfie avant même sa diffusion en ligne, il faut dire que la dualité selfique entre le sujet et l’objet du regard est liée à sa diffusion sur les réseaux sociaux, puisque les utilisateurs sont généralement producteurs et consommateurs en même temps. Notre hypothèse est que le sujet selfique est représentatif d’une subjectivité contemporaine, laquelle est constamment consciente de voir et d’être vue. Nous empruntons ces termes à l’ouvrage influent de Jonathan Crary, L’art de l’observateur : vision et modernité au xixe siècle (1994), dans lequel l’auteur s’intéresse à la vision et son ancrage dans le corps de l’observateur. Le selfie témoigne d’une « nouvelle » façon d’être dans le monde, qui d’ailleurs, n’est pas si nouvelle. En effet, Crary démontre que l’observateur incorporé (« embodied observer ») est apparu au début du xixe siècle, pour se perdre ensuite dans une résurgence du modèle cartésien du sujet observateur. Le selfie pourrait alors être une récurrence contemporaine de cet observateur incorporé, rehaussé aujourd’hui d’une conscience accrue du fait que son corps peut aussi être vu. Le selfie est à la fois la source et le résultat d’une conscience accrue du sujet incorporé contemporain qui regarde tout en se sachant regardé. Le selfie est indicatif de cette subjectivité, et c’est une façon pour le sujet d’agir ; il comporte en cela une valeur d’intention pour le sujet contemporain. Il permet notamment au sujet de prendre corps et d’occuper l’espace – physiquement lors de la captation de l’image, et plus tard en ligne par sa diffusion.

Notre étude débute ainsi avec une analyse du selfie « standard » – des images qui montrent le geste de captation – pour soutenir que ce geste est emblématique d’une nouvelle forme de subjectivité. Outillés de cette analyse, nous pouvons maintenant nous pencher sur d’autres corpus, où « l’effet selfie » est peut-être moins distinct. Dans les images vidéographiques notamment, une prise de vue selfique peut facilement se glisser entre d’autres prises de vue. Peut-on alors observer le même effet ? Pouvons-nous faire le même lien vers une nouvelle forme de subjectivité ?

Le dronie

Les dronies, ou les images capturées à l’aide d’un drone, ne sont généralement pas des autoportraits au même titre que les selfies, car la caméra n’est pas tournée vers l’opérateur de l’appareil. En effet, grâce à la télécommande, l’opérateur peut demeurer en dehors du cadre. Notre premier exemple est cependant une compilation de dronies qui frôlent la forme selfique : une vidéo de 6 minutes intitulée « The first travel Dronie », mise en ligne en 2016 sur YouTube par Lingafy[3]. Toutes les séquences ont été prises par un drone, mais elles restent focalisées sur son opérateur et ses compagnons de voyage. Les personnes que l’on voit performent devant le drone : elles lui envoient des baisers, font coucou et dansent de façon ludique. L’appareil ne se distancie jamais trop de ces sujets. Ce montage de dronies de voyage montre que les utilisateurs interagissent directement avec l’appareil et se mettent en scène devant la caméra. Souvent, un geste explicite vers l’appareil est représenté – un bras qui lance le drone, un signe de la main, un baiser envoyé –, et chaque séquence débute avec une prise de vue rapprochée de l’opérateur. Ce choix est frappant, car le vidéographe, Lingafy, aurait pu tout autant couper ces débuts d’enregistrement lors de son montage. L’insistance mise sur le lancer du drone et son inclusion systématique dans la compilation finale témoignent de l’importance de cette gestuelle pour le filmeur. Dans cet exemple, l’éloignement et le retournement de l’appareil ne se font même plus par un geste explicite comme pour le selfie, mais par la manipulation d’une manette. Le drone n’est pas du tout rattaché physiquement au corps, toutefois le geste reste central à cette vidéo puisqu’il permet aux utilisateurs d’interagir avec le drone. Si le dispositif technologique du drone minimise le geste de captation, nous voyons ici que les utilisateurs continuent à « gester » (Citton 2012, 16)[4] devant l’appareil. Ce qui est intéressant dans ces cas de dronies de voyage, c’est que l’espace entre l’utilisateur et son appareil s’agrandit progressivement ; il est étiré jusqu’à se dissiper lorsque l’utilisateur n’est plus visible. On finit par ne plus voir les regards et les gestes.

La dédicace faite au début du film renforce cette impression d’interlocution : « This video is dedicated to my friend, the adventurer, Eric Hill. Whose legacy of adventure continues to inspire. #livelikeEric ». Les personnes filmées ont une relation de complicité avec l’appareil et le drone devient les yeux d’Eric, qui est le spectateur directement ciblé par la vidéo. En effet, en interagissant avec le drone, les utilisateurs et leurs amis semblent pouvoir communiquer avec lui. Le drone se dote quasiment d’une intentionnalité humaine qui n’est pas juste celle de son opérateur, lequel met en place ce dispositif d’interlocution de façon ostentatoire, mais possiblement aussi celle du destinataire Eric. Le drone incarne un point de vue complice, mais aussi de surplomb, qui traduit bien celui d’une personne disparue. Lorsque le drone s’éloigne de l’opérateur et des personnes filmées, il se rapproche du point de vue présumé d’Eric. Il y a là un glissement du point de vue de l’opérateur vers le point de vue d’Eric. C’est comme si l’on passait de part et d’autre de l’image selfique : c’est le mouvement du drone, son éloignement progressif et la relationalité des gestes initiaux du filmeur et de ses camarades qui permettent ce glissement.

Les différents lieux dans ce montage insistent sur le contexte de captation : le voyage. Nous reconnaissons des comportements de touristes ainsi que le « tourist gaze » décrit par John Urry et Jonas Larsen (2011), très répandu dans les pratiques performatives de la photographie vernaculaire, en particulier dans les photos de voyage. Dans leur article « Selfie-taking as Touristic Looking », Anja Dinhopl et Ulrike Gretzel analysent comment l’image et la pratique selfique affectent le regard du touriste. Selon eux, les touristes ne regardent plus à travers leur appareil vers une destination, mais bien vers leur écran pour se voir eux-mêmes (2016a, 132). Ce double point de vue découle de l’aspect « réseauté » (« networked ») (126) du selfie en particulier, mais aussi du voyage plus généralement dans notre monde contemporain : « La connexion immédiate à des personnes éloignées via les médias sociaux, de même que la sensibilisation et la connexion à un public en ligne signifient que les touristes adoptent une double position, où le point de vue se situe une fois de leur côté, et une fois du côté de leur public sur les médias sociaux » (129, ma traduction). Les auteurs avancent qu’avec la pratique du selfie dans un contexte touristique, le touriste devient lui-même l’objet du regard, soit l’objet à photographier, et par conséquent, la destination elle-même prend une moins grande importance dans la photo et dans les pratiques touristiques (134).

Dans notre exemple de dronie, les gestes familiers à la photographie de famille – faire un signe de la main, envoyer un baiser – deviennent de plus en plus petits lorsque le drone s’éloigne pour laisser place au paysage, à la destination du voyage. L’aspect vidéographique ici permet de s’éloigner du gestuel et de rendre l’humain très petit. La destination sert peut-être d’arrière-plan au début, mais devient tout l’objet vidéographique lorsque le drone s’éloigne des sujets. De plus, le regard du drone est doté d’une intentionnalité humaine : nous avons l’impression que c’est Eric qui regarde. Plutôt que de ramener l’image sur le photographe qui se prend en photo, comme semblent l’indiquer Dinhopl et Gretzel, l’effet selfique du montage permet ici l’interpellation du drone et sa communication avec un spectateur présumé. L’aspect relationnel prime. La forme selfique fonctionne avant tout comme « une proposition d’interaction » ou un « embrayeur de conversation », pour reprendre les termes d’André Gunthert (2015, 159, 146). Ce montage de dronies exemplifie alors cet aspect qui est trop souvent négligé lorsque l’on tente de saisir les effets du selfie ; c’est un rappel saillant du caractère communicatif et médiatique du geste en général, et du geste selfique en particulier.

Karma

L’un des plus gros attraits des appareils GoPro est leur capacité à enregistrer les expériences du filmeur sans que celui-ci ait à se préoccuper de la captation vidéographique. Appareil qui permet d’enregistrer des expériences extrêmes en étant porté sur le corps de celui ou celle qui les vit, la GoPro est une caméra d’aventure. La compagnie a bâti sa stratégie marketing sur l’exceptionnalité des images produites qui fournissent bien souvent des points de vue inédits. En effet, puisqu’une GoPro peut être arrimée facilement à un casque, un véhicule en mouvement ou une partie du corps, les images capturées montrent des points de vue qui étaient difficiles à obtenir auparavant. Les campagnes publicitaires de GoPro revendiquent d’ailleurs la capacité d’enregistrer des deux côtés de l’appareil, et en 4k : nous avons donc l’adrénaline et les sensations extrêmes vécues par le filmeur d’un côté, et un point de vue surprenant sur l’activité, le lieu et la situation en question de l’autre côté. Alors que les compagnies comme GoPro incitent les utilisateurs à laisser faire les appareils, voire à les oublier, comment expliquer la volonté de montrer leur interaction avec la caméra ? Notre deuxième exemple permettra de voir que des gestes et regards selfiques se retrouvent dans la grande majorité des vidéos promotionnelles de GoPro, et nous pourrons nous concentrer plus précisément sur leur pouvoir. Ces vidéos, qui sont constituées de séquences filmées par des utilisateurs, intègrent des gestes selfiques au sein de plusieurs autres prises de vues – c’est le cas des vidéos récapitulatives des meilleures captations de l’année (2015-2017 inclusivement) et des campagnes publicitaires comme celle sur laquelle nous nous attarderons. Ces vidéos combinent en effet de nombreux points de vue captés à l’aide des divers harnais et attaches offerts par la marque. Toutefois, malgré la multiplicité des points de vue, la cadence et le déroulement des vidéos promotionnelles sont sensiblement les mêmes. Nous utiliserons ici comme exemple la vidéo réalisée pour le lancement de la caméra HERO5, qui filme en 4k, et la gamme Karma, décrite par GoPro comme « Hollywood dans un sac à dos » (ma traduction)[5].

La vidéo promotionnelle pour la gamme Karma s’intitule « GoPro HERO5 + Karma: The Launch in 4K ». Elle suit un schéma narratif typique des vidéos de GoPro sur YouTube. Premièrement, il y a l’arrivée progressive des aventuriers au point de départ, avec des plans d’ensemble pour introduire et situer chaque groupe. Ensuite, nous assistons à la mise en place des appareils. À ce stade-ci, les aventuriers sont montrés de plus près et ils interagissent avec leurs appareils. Les images sont plus statiques, montrant le moment juste avant le départ. On retrouve déjà des regards caméras. Le suspense monte avec une accélération de la musique, et puis c’est le lancement, le « launch ». Défilent ensuite des séquences haletantes de mouvements et de vitesse. Les prises par drone, par perche, par appareils accrochés aux casques des aventuriers, sur des planches de surf et divers véhicules se succèdent rapidement. Le rythme ralentit enfin, comme pour donner une pause aux aventuriers et aux spectateurs, montrant que la GoPro sait aussi saisir des moments paisibles et délicats. La montée en puissance reprend à nouveau et les aventuriers se retournent une nouvelle fois vers leurs appareils. Leurs émotions et une extrême joie de vivre sont alors captées par la caméra. La publicité montre à la fois ce que la GoPro est capable de faire au niveau technique, mais aussi ce que l’appareil fait vivre à ses utilisateurs. Le nom choisi pour la gamme « Karma » laisse d’ailleurs croire que ces machines étirent l’expérience vécue vers l’éternité.

La récupération de ces gestes selfiques dans la campagne promotionnelle de GoPro suscite des interrogations sur leur potentiel politique. Dans quelle mesure le geste selfique sert-il à vendre une sensation d’aventure ? Dans son ouvrage, Yves Citton (2012) parle d’inculcation de geste, et cette publicité pourrait en être un exemple. Après tout, la stratégie marketing de la compagnie mise sur la contribution massive d’images prises par des consommateurs à travers des concours comme « The Million Dollar Challenge ». Ici, le geste selfique pousse le spectateur à agir en se procurant un appareil et en créant ses propres images extraordinaires à partager en ligne. Penser le selfie et ce type d’images en mouvement comme un geste permet de réfléchir à l’inculcation de ce geste en particulier, ainsi qu’à l’apprentissage ou l’appropriation des gestes en général. Comment le geste est-il porteur de normativité et d’individualité ? Comment cerner la causalité et l’origine de nos gestes ?

Dans leur article « GoPro Panopticon », Anja Dinhopl et Ulrike Gretzel soulignent l’importance de l’authenticité dans la culture des sports extrêmes et, par conséquent, dans la captation de ces sports par GoPro : « Afin de filmer des expériences photogéniques qui contiendront les qualités émotionnelles d’authenticité que recherchent les snowboardeurs, ceux-ci sont appelés à participer à la mise en scène des expériences. Ils ne considèrent pas que la mise en scène délibérée de ces expériences est inauthentique » (2016b, 72, ma traduction). Dans ce contexte, les auteurs soutiennent que la prépondérance des appareils GoPro dans ces milieux de sportifs a un effet de panoptique foucaldien sur les snowboardeurs : ceux-ci finissent par toujours performer l’authenticité au cas où l’appareil serait en train de filmer. On retrouve ici l’idée d’un spectateur qui se sait toujours observé, mais cette observation a quelque chose d’oppressif. Tel le prisonnier observé du panoptique, le sujet contemporain n’est jamais vraiment libre d’agir sans être vu, et il se régulerait en conséquence. On peut se demander alors quel est l’effet sur l’expérience sportive. Est-ce que le souci de la captation crée une distance avec l’expérience vécue ? Est-ce qu’elle la modifie ou l’accentue ? Ce que semble nous dire la publicité Karma, c’est que l’expérience des aventuriers est magnifiée par la captation experte de l’appareil et par l’obtention de la prise parfaite, en même temps que l’aventure est la cerise sur le gâteau. Considérer la captation comme un geste selfique permet cependant de voir comment la réponse peut vaciller entre les deux pôles. Nous sommes susceptibles à l’inculcation de gestes pour différentes fins ; le sujet se trouve influencé par des projets marketings comme la publicité Karma ; les athlètes de sport extrêmes ont conscience de la spectacularité de leurs gestes au quotidien. Le geste peut toutefois être source d’agentivité pour le sujet aussi, et le geste selfique, en particulier, est une façon de se montrer et de se confronter à ces questions de pouvoir et d’action dans des contextes médiatiques. Notre dernier exemple exposera le potentiel positif d’un tel geste selfique au sein d’images en mouvement.

Selfie (2019) d’Agostino Ferrente

Le documentaire Selfie d’Agostino Ferrente est l’autoreprésentation de deux jeunes de 16 ans qui habitent dans le quartier populaire de Naples, à Traiano. Petro et Alessandro se filment en selfie au cours de leur vie de tous les jours. Ils parlent de leur famille, des filles et de leur quartier. On y voit surtout l’effet de la mort d’un ami proche, abattu à l’âge de 16 ans par un policier parce qu’il a été pris pour un criminel recherché. La mort de cet ami, Davide, pèse sur Petro et Alessandro, et sur tout leur entourage. Les deux amis sont aux prises avec l’affaire et leur deuil, ainsi qu’avec l’emprise de la mafia, la Camorra, sur leur monde.

Selfie n’est pas le premier film à être tourné en utilisant des téléphones mobiles. L’utilisation de ces appareils a récemment gagné du terrain dans le cinéma d’auteur ; on peut penser à High Flying Bird (2019) et Unsane (2018) de Steven Sonderbergh ou bien Tangerine (2015) de Sean Baker[6]. En revanche, contrairement à ces films de fiction, dans le documentaire Selfie, ce sont les protagonistes eux-mêmes qui tiennent le téléphone et qui filment en s’y regardant. Agostino Ferrente explique, dans une entrevue de 2019 pour Cinéma du réel[7], qu’il voulait abolir les « filtres », notamment ceux créés par la caméra et par le caméraman, mais pas le rôle du réalisateur. Selon lui, il ne s’agit pas d’un film participatif où les protagonistes seraient livrés à eux-mêmes pour filmer – car il s’agit bien de « protagonistes » et non de « coréalisateurs ». Ferrente est resté présent tout au long du tournage et il orientait l’autoreprésentation de Petro et d’Alessandro. En effet, on entend de temps en temps sa voix : il interviewe d’autres jeunes du quartier, et même si ce sont les jeunes garçons qui tiennent le téléphone, Ferrente orchestre l’échange en posant des questions. D’ailleurs, les séquences prises par Pietro et Alessandro sur des mobiles ne sont pas les seules images du film : elles représentent la grande majorité des scènes, mais elles sont entrecoupées par des images de vidéosurveillance. Ferrente a aussi placé des caméras supplémentaires dans certaines rues du quartier. Il décrit le contraste entre les deux types d’images comme une dichotomie entre « l’anorexie » des images selfiques et la « boulimie » des images de surveillance. Les caméras de vidéosurveillance fonctionnent comme Big Brother – elles voient tout, dans une sorte d’excès de l’image et du détail. Les images prises par Pietro et Alessandro, quant à elles, sont fugaces. On ne comprend pas toujours le rapport temporel entre une séquence et une autre, et l’information n’est pas toujours abondante. Par exemple, dans une séquence, Pietro tente d’interroger un membre de la Camorra. La voix du témoin est déguisée et il est de dos pour ne pas être reconnaissable, mais il offre très peu de précisions. Pietro tente de le faire parler un peu plus, expliquant qu’il veut faire comme dans les films d’enquête avec une vraie investigation, mais son témoin offre très peu de détails.

Malgré le rôle important joué par Ferrente dans l’orchestration du film, il n’en reste pas moins que son objectif est de montrer le point de vue des jeunes de ce quartier. Dans ce sens, Ferrente précise, toujours dans la même entrevue, que Selfie porte sur le regard de ces jeunes : c’est un film qui représente « le doigt qui montre plutôt que la lune ». Le film Selfie sert donc avant tout à donner la parole aux jeunes du quartier et à offrir leur point de vue, littéralement. Ferrente explique aussi qu’il veut faire de Pietro et Alessandro, et des autres jeunes, des sujets et non juste des objets. La captation vidéographique en selfie joue donc un rôle crucial dans cette transformation. Ferrente indique à ses protagonistes de regarder l’écran comme dans un miroir et pourtant, il ne voit pas les selfies résultants comme « narcissiques », au contraire : les captations des jeunes montrent également le contexte de leur vie, leur milieu socioculturel, le monde d’où ils viennent. Dans une entrevue donnée au Lincoln Center à New York en 2019[8], Ferrente précise que nous y voyons ce qui a créé ces jeunes, nous voyons ce qui se trouve en arrière-plan de leur vie. Cependant, nous ne voyons pas ce qui se trouve devant eux ni ce qui est derrière l’appareil. Pietro et Alessandro sont, eux aussi, incapables de voir ce qui se trouve devant eux : il n’est pas possible pour eux d’imaginer une solution, une issue, un futur.

Si ces jeunes sont victimes du contexte et de la classe sociale dans laquelle ils sont nés, ils ont pourtant une certaine forme de pouvoir, une agentivité qui leur est propre. Ce pouvoir découle de l’autoreprésentation permise par la forme selfique. Dans son entrevue au Lincoln Center, Ferrente explique qu’il a dû d’abord gagner la confiance des parents pour pouvoir inclure Pietro et Alessandro comme protagonistes. Ceux-ci craignaient que leurs jeunes soient représentés comme des gangsters ou des criminels. Au-delà des demandes des parents, Ferrente s’est vu aussi obligé de répondre à des demandes de Pietro et d’Alessandro : il donne comme exemple le fait qu’Alessandro ne voulait pas filmer chez lui, ce qui fait que les scènes dans sa maison sont donc très limitées. Pietro, quant à lui, est allé rendre hommage à ses cousins morts, mais il a décidé qu’il ne voulait pas inclure ces images dans le film. Ferrente n’était que trop heureux d’acquiescer. Pour lui, les médias sociaux ont transformé en bien la façon de partager les histoires de personnes désaffranchies. Grâce à ces réseaux, les jeunes ont connaissance de la puissance des outils, et ils posent maintenant leurs propres limites à leur représentation. Ils peuvent y prendre part, et nous voyons très bien que Pietro et Alessandro se prennent au jeu dans le film. Ils discutent ouvertement des choses qu’il faut inclure ou filmer et ils sont en désaccord à ce sujet. Pietro souhaite montrer à la fois les belles choses et les choses déplaisantes, alors qu’Alessandro trouve que les choses déplaisantes sont déjà trop montrées par les médias et qu’il faut compenser en montrant les beaux aspects du quartier.

Dans ce documentaire, la forme vidéographique – et selfique – permet aux jeunes de devenir sujets, de partager leur voix et leurs points de vue sur une affaire qui les touche tout particulièrement. À travers le dispositif mis en place par Ferrente, nous voyons autant Pietro et Alessandro porter un regard sur eux-mêmes que s’autoreprésenter pour transmettre quelque chose au reste du monde. On observe souvent un vacillement léger dans le regard entre ces deux pôles, voyant qu’ils fixent directement leur téléphone vers un spectateur présumé, puis regardent la vignette sur l’écran qui montre le résultat – ils se regardent aussi en train de filmer. Dans ces longs plans-séquences, où Pietro et Alessandro ne font que regarder vers l’appareil, l’effet selfique est à son maximum, malgré le fait – ou grâce au fait – que l’image soit vidéographique. L’image en mouvement permet de voir ce changement subtil dans le regard des jeunes. Elle permet également de sentir le geste selfique : ils doivent parfois changer de main ou de prise. L’image devient même parfois gestuelle et somatique à la fois, par exemple, lorsqu’ils sont sur leur scooter. Le geste selfique demeure, mais l’appareil bouge en même temps que tout le corps avec les mouvements du véhicule. Dès la première scène, Pietro déclare « ça parle de la mort » et commence à chanter. Les paroles de la chanson l’affectent émotivement et il se met à pleurer. L’image tremble en même temps que son corps.

L’exemple de ce film documentaire montre à quel point le geste selfique, même lorsqu’il est mis en place par une autre personne dans un dispositif conçu par un réalisateur, peut être puissant pour le sujet. En réalité, à travers ce geste d’autoreprésentation, Pietro et Alessandro s’accomplissent comme sujets et participent activement – s’ils ne la contrôlent pas entièrement – à leur représentation. La forme vidéographique du selfie nous montre ici qu’il s’agit d’un processus. Les jeunes sont plus timides au début du film et ils réfléchissent de plus en plus à ce qu’ils veulent accomplir dans leurs vidéos vers la fin du documentaire. Comme spectateurs, nous voyons plusieurs moments intimes qui touchent au corporel, aux liens familiaux, à la mort, mais aussi des interpellations, des mises en scène, où les jeunes performent ostensiblement devant la caméra et se mettent en scène pour nous. La forme selfique permet d’osciller entre l’introspection et la mise en scène. Nous observons même un certain écart entre les générations. Lorsque Pietro va voir sa grand-mère, elle est presque gênée par la caméra et n’interagit pas vraiment avec l’appareil. En revanche, les jeunes présents à la salle de billard s’amusent et se passent l’appareil entre eux. Le film Selfie témoigne ainsi de cette nouvelle forme de subjectivité mobile où les jeunes observent leur monde tout en se sachant observés. La forme selfique est symptomatique de cette subjectivité mobile, mais elle permet également au sujet d’y prendre part, de « gester » et de s’affirmer comme sujet – soit comme personne ayant droit à sa propre voix et à son propre regard, autant que le droit de moduler cette voix et ce regard.

En nous positionnant contre une lecture purement narcissique du selfie, nous avons avancé l’hypothèse que le selfie est à la fois la cause et la conséquence d’une nouvelle forme de subjectivité mobile, une subjectivité ancrée dans le fait que l’observateur est à la fois, et en même temps, sujet et objet du regard. À travers l’analyse de nos trois exemples, nous avons montré comment le geste selfique se déploie également au sein d’images vidéographiques. L’inclusion de ce geste rend les productions plus relationnelles : elles ont une plus grande emprise sur le spectateur. L’exemple du dronie nous a permis d’observer cette relationalité de l’image, qui passe par l’interpellation gestuelle vers un spectateur présumé. Dans le cas de la publicité de GoPro, nous nous sommes interrogés sur les effets pernicieux de cette attraction de l’image selfique. Cependant, l’exemple du film documentaire Selfie illustre le potentiel positif du geste selfique pouxr l’accomplissement de son sujet. Dans les contextes où la représentation est un enjeu de pouvoir – et, après tout, quand est-ce que cela ne l’est pas ? –, l’autoreprésentation gestuelle qu’est le selfie, cette pratique de se montrer en flagrant délit d’autoreprésentation, peut devenir un outil particulièrement puissant[9]. Il appartient à la responsabilité du sujet d’en mesurer la force et de l’utiliser à bon escient.