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The order is

Rapidly fadin’

And the first one now

Will later be last

For the times they are a-changin’

The Times They Are a-Changin’

Bob Dylan, 1964

Dans la perspective de traiter ensemble les questions de portabilité et de mobilité au cinéma dans une approche prenant en compte les questions techniques, l’évolution des caméras apparaît comme le champ d’investigation le plus fécond. Cet intérêt légitime pour les appareils de prise de vue tend à masquer l’importance, pour cette mobilité, d’une articulation possible avec la dimension sonore. Chacun se souvient de l’encombrant dispositif mis en scène dans une fameuse séquence de Chantons sous la pluie (Stanley Donen et Gene Kelly, 1953), quand la prise de son en direct nécessitait l’isolement de la caméra dans une cabine insonorisée. On a beaucoup glosé sur les difficultés suscitées par l’arrivée d’un cinéma sonore imposant une forme de théâtralité fondée sur la captation très peu mobile des séquences parlées. Mais ces contraintes seront vite dépassées : la comédie musicale devient le genre emblématique de ces premières années du « parlant », rappelant, s’il en était besoin, que le cinéma est bien un art du mouvement… et du son. L’apparition de la perche tenue à bout de bras par un assistant ou fixée sur un trépied mobile – la girafe – répond au besoin de donner aux acteurs la possibilité de se déplacer sur les plateaux sans renoncer à la captation en direct des dialogues. Pour l’enregistrement du son en extérieur, le matériel ne décourage pas les équipes : le camion, indispensable pour assurer le déplacement du matériel destiné à graver le son hors des studios, fait son apparition sur les tournages, autre témoignage d’un désir de mobilité qui ne quitte pas le cinéma (Barnier 2011). L’histoire de la prise de son se confond alors avec une histoire technique des appareils de captation et de restitution du son : transportabilité et miniaturisation du matériel, stratégies de prises de son « mobiles », performances des microphones, qualité des supports d’enregistrement.

Parmi les champs investis dans le cadre des recherches actuelles consacrées à l’histoire technique, on constate un regain d’intérêt pour ce que l’on a appelé le « cinéma direct », regain d’intérêt qui n’est pas sans lien avec les bouleversements générés depuis une vingtaine d’années par l’avènement du numérique. Envisager ensemble ces deux moments pourrait permettre, entre autres choses, de situer ce dernier dans une histoire bien plus longue, susceptible de relativiser quelque peu la dimension « révolutionnaire » de l’épisode numérique. Le « moment du direct », qui couvre les années 1960 après une genèse mouvementée à la fin de la décennie précédente, mêle les innovations techniques, liées notamment à l’avènement de la télévision, et les changements sociétaux associés à l’après-Seconde Guerre mondiale et aux Trente Glorieuses. Les loisirs culturels prennent une place de plus en plus importante, profitant de ces innovations tout en en stimulant de nouvelles. Dans le domaine de la musique, l’avènement d’un moment clé de l’histoire de la musique pop, inauguré par le succès rapide et international des Beatles, est considéré à juste titre comme l’un des signes révélateurs de ces bouleversements. La présente étude repose sur l’hypothèse selon laquelle il est possible d’articuler cinéma direct et musique pop en prenant en compte à la fois la portabilité des appareils de prise de vue et de prise de son, et l’inscription de cette portabilité dans un désir de mobilité qui anime toute la société. Cette hypothèse est née d’un simple constat : aux côtés des documentaires considérés comme emblématiques de l’avènement du « cinéma direct » – syntagme qui se confond alors avec celui de « cinéma vérité[1] » – il existe un certain nombre de films consacrés à la musique qui mettent en oeuvre les relations entre les objets techniques et l’évolution des formes cinématographiques dans un contexte plus vaste, lequel permet de prendre en compte les adaptations des usages et des formes aux objets en question, les adaptations de ces derniers à l’évolution des usages, mais aussi, dans une certaine mesure, les stratégies commerciales de l’industrie de la musique confrontée à une jeunesse en pleine effervescence.

1. Enregistrer

Pour Ludovic Tournès, « les trois décennies qui suivent la fin de la Deuxième Guerre mondiale sont une période de prospérité sans précédent pour le disque, qui entre alors dans l’ère de l’industrie mondiale de masse. Cette prospérité s’explique essentiellement par trois facteurs : l’innovation technique qui permet l’invention d’un nouveau support (le microsillon[2]) possédant une qualité d’écoute plus grande dans un moindre prix de revient ; la croissance démographique généralisée dans le monde industrialisé qui augmente le public potentiel du disque ; et enfin la mise en place par les compagnies discographiques de stratégies commerciales fondées sur la synergie de tous les types de médias » (Tournès 2008). Les premiers microsillons 33 tours sont commercialisés en 1948, diminuant considérablement le coût de fabrication, d’emballage et d’expédition, tout en améliorant la restitution du son et la durée d’enregistrement grâce aux magnétophones à bande magnétique, technique venue d’Allemagne et perfectionnée après la guerre par les ingénieurs américains (Handzo 1985). Quelques années plus tard, le format 45 tours est mis sur le marché, idéal pour véhiculer à grande échelle les futurs succès des groupes de musique pop qui connaissent un triomphe planétaire avec la consécration des Beatles au début des années 1960, quand le tourne-disque portatif (ou électrophone) devient l’objet le plus populaire chez les jeunes. L’industrie du disque n’est pas le seul média concerné par cette mobilité de la musique : l’invention du transistor en 1947 est à l’origine de l’apparition sur le marché, en 1954, du premier poste de radio léger et portable qui s’imposera lui aussi, grâce à sa petite taille, comme un objet fétiche de la jeunesse. Enfin, l’avènement, dans les mêmes années, de la télévision confirme à son tour cette synergie des médias évoquée par Tournès.

La genèse du cinéma direct s’inscrit dans ce foisonnement d’innovations techniques. Les performances de la bande magnétique inspirent à Stefan Kudelski l’invention en 1952 du premier magnétophone haute-fidélité portable, marquant le début d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’enregistrement sonore. Inventé pour la radio, cet appareil intéresse très rapidement certains cinéastes dont la quête d’un matériel à la fois maniable, silencieux et léger répond parfaitement à ce désir de mobilité qui gagne la société tout entière. Du côté de l’image, les caméras 16 mm, destinées initialement aux pratiques amateurs, se sont imposées comme les outils les plus adaptés au reportage télévisuel pour lequel, une fois encore, les maîtres mots pour les appareils sont maniabilité et portabilité. Le projet qui guide le cinéma direct est donc, grâce aux magnétophones portables et aux caméras 16 mm, la conquête d’un matériel destiné à rendre possible la prise de son et la prise d’images en direct et en parfait synchronisme. Plusieurs années seront nécessaires pour mettre au point le son direct synchrone, d’abord bricolé par d’ingénieux techniciens avant d’atteindre la fiabilité avec l’invention, en 1958, du Nagra 3, d’un poids de cinq kilogrammes, alimenté par des piles standards de 1,5 volt, entièrement transistorisé et à moteur électrique. Répondant aux demandes des cinéastes, Kudelski ajoute un système d’asservissement de la vitesse de défilement fonctionnant avec l’aide d’un câble qui relie le magnétophone à la caméra 16 mm (Bouchard 2012).

Le dispositif associant le magnétophone portable Nagra – ou Perfectone, autre modèle moins onéreux – et la caméra 16 mm est adopté au début des années 1960 par les cinéastes. La mise au point d’un système fiable de synchronisation à distance prendra encore une dizaine d’années (Sorrel 2017), mais un dispositif fondé sur le diapason d’horloges électroniques sera expérimenté avec un certain succès aux États-Unis dès le début de la décennie. Trois groupes de cinéastes vont dès lors explorer les potentialités du son direct synchrone selon des trajectoires voisines bien que différentes. Au Québec, Michel Brault, Pierre Perrault et Marcel Carrière, dans une perspective anthropologique dont Pour la suite du monde sera la première grande réussite ; en France, avec Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin qui s’inscrivent, aux côtés de Mario Ruspoli notamment, dans une ambition plus sociologique ; et enfin aux États-Unis, où émerge une troisième voie représentée par Robert Drew, Richard Leacock, D. A. Pennebaker et les frères Albert et Davis Maysles, avec une conception plus journalistique du travail de cinéaste, inspirée du reportage. Si toutes ces pratiques sont fondées sur une volonté d’enregistrer le monde in situ avec des équipes très réduites, caméra à l’épaule et magnétophone en bandoulière, l’une des singularités des expériences américaines concerne l’intérêt porté à l’émergence de la contre-culture et d’un épisode décisif de la musique pop, particulièrement manifeste, il est vrai, aux États-Unis et en Angleterre. Bien au-delà d’une prise en compte d’un simple phénomène musical, ces films, tout en constituant des témoignages précieux sur un monde en prise avec une frénésie de mouvements, font office de véritables laboratoires d’expériences formelles dont l’influence sur l’histoire esthétique du cinéma n’a peut-être pas été justement évaluée. Au sein de ce corpus, trois films feront l’objet d’une attention particulière en raison de leurs qualités propres, mais aussi de leur représentativité : The First U.S. Visit, réalisé pour la télévision américaine par les frères Maysles en février 1964[3] lors de la première tournée américaine des Beatles ; Dont Look Back (1967), film indépendant de D. A. Pennebaker consacré à la tournée anglaise de Bob Dylan en 1965[4] ; et Monterey Pop[5], du même Pennebaker, sorti en 1968 et consacré au premier festival de musique pop de Monterey qui s’est tenu en 1967 en Californie – un film dont l’équipe technique rassemble tous les protagonistes de l’aventure du cinéma direct aux États-Unis.

2. Bouger

Quelques jeunes gens serrés à l’intérieur d’une voiture, engagés dans une conversation ou déclinant quelques impressions personnelles sur le monde : ce plan est sans doute l’un des plus représentatifs du cinéma direct comme cinéma du mouvement. Le dispositif est parfaitement au point dès les premières minutes de The First U.S. Visit. Trois des quatre Beatles prennent place dans cet habitacle étroit, après leur descente d’avion et leurs premiers pas sur le sol américain, le 7 février 1964. Paul McCartney, George Harrison et John Lennon occupent la banquette arrière, Albert Maysles se tenant sur la banquette avant, caméra à l’épaule, avec à ses côtés son frère David tenant le micro et le magnétophone. La toute dernière séquence de Dont Look Back, dans laquelle Pennebaker filme Bob Dylan, son manager Albert Grossman et Bob Neuwirth dans une voiture après le concert du Royal Albert Hall, reprend le même plan, de nuit cette fois, avec un éclairage très modeste. La sensation de mobilité est accentuée par les paysages et les rues qui défilent en arrière-plan, ou par les jeunes fans qui courent à côté des portières, criant leur admiration pour leurs idoles. Porté par ce symbole des Trente Glorieuses qu’est l’automobile, le cinéma ne se contente plus de regarder le mouvement du monde : il est désormais au coeur de ce mouvement.

Ces séquences de voiture ne sont pas les seules à figurer cette mobilité : tout ce qui suggère un déplacement est susceptible d’entrer dans ces films qui foisonnent de séquences captées dans des lieux de passage. Accompagner les musiciens en tournée répond à cet appétit de mobilité, avec la multiplication de lieux de transit que sont les aéroports, les gares, les stationnements, qui se succèdent entre deux séquences d’hôtels. Les équipes de tournage, légères, peuvent se permettre de réagir dans l’instant à toute suggestion inattendue. Il est possible en effet de répondre à une simple impulsion, de s’engouffrer dans une voiture, de monter dans un bus ou dans un train, de prendre un avion et d’y filmer après avoir simplement réservé quelques sièges. Dont Look Back et The First U.S. Visit multiplient ainsi les séquences de voyage dans lesquels Pennebaker et les frères Maysles font partie des petits groupes de personnes qui ne quittent pas les musiciens. Exemplairement, les déplacements des Beatles, en train, entre New York et Washington, puis entre Washington et Miami, font l’objet de deux longues séquences dans lesquelles le spectateur a le sentiment d’être témoin de la vie des quatre musiciens dont le comportement, souvent potache, accentue la sensation d’imprévisibilité.

La marche et la course constituent d’autres figures de choix de cette grammaire de la mobilité inventée par Maysles et Pennebaker. Là encore, ces « films de tournées » permettent de multiplier les occurrences entre les déplacements dans les rues, dans les lieux publics, dans les couloirs des salles de spectacle ou des hôtels, quand le caméraman et le preneur de son, reliés par le fil du synchronisme, se tiennent juste derrière les musiciens, au niveau de l’épaule, dans un attelage nouveau entre corps filmés et corps filmant. Mais il ne s’agit pas seulement de filmer les musiciens et leur entourage immédiat : les opérateurs se mêlent aussi aux foules impatientes des gares ou des aéroports, qui se mettent soudain à courir en hurlant, avant de participer à l’attente des jeunes gens impatients et bavards, faisant le pied de grue devant les hôtels. Le but est toujours le même : filmer de l’intérieur la vitesse, l’agitation et l’énergie de ceux qui pratiquent et de ceux qui écoutent la musique, représentées ici bien plus comme un phénomène social – et commercial – que comme un phénomène artistique. La musique pop est alors le moyen idéal pour montrer les changements à l’oeuvre au début de la décennie. Le tourbillon de gestes et de mouvements que constituent notamment le film des frères Maysles, puis Monterey Pop, signale la naissance de nouveaux corps, moins policés. Cette effervescence joyeuse concerne aussi bien le public que les Beatles eux-mêmes, dont les attitudes sont exactement les mêmes que celles de leurs fans, donnant l’impression qu’ils partagent le même monde, qu’ils sont les uns et les autres des acteurs des changements en cours. La séquence filmée au Peppermint Lounge, club de la 45e rue à Manhattan, symbolise cette proximité entre les Beatles et leur public, impossible à imaginer aujourd’hui. Sur une musique très rythmée, jouée en direct par un groupe de rhythm’n’blues, Ringo rejoint les danseuses et danseurs sur la piste, suivi à quelques mètres par la caméra. Albert Maysles devient lui-même danseur, passant d’un corps à l’autre, d’un visage à l’autre, dans d’imprévisibles panoramiques. Plusieurs plans de cette même séquence montrent les déséquilibres provoqués autant par les excès de substances diverses que par la densité des corps en mouvement, parmi lesquels figurent les quatre Beatles. Seul le cinéma direct pouvait donner à voir, avec cette intensité, un tel moment de familiarité entre cette jeunesse débridée et des musiciens en route vers la gloire, image parfaite d’une puissance générationnelle que le monde entier découvre, incrédule, sans savoir encore qu’il s’agit là de la genèse désordonnée d’une utopie qui va marquer toute une décennie.

Cette exaltation physique prendra d’autres formes avec l’affirmation de la contre-culture hippie dont l’avènement est associé aux rassemblements qui eurent lieu à San Francisco au printemps 1967 puis à l’été, connu ensuite sous le nom de Summer of Love. Le festival de Monterey – ville située à environ 200 km au sud de San Francisco – qui réunit, les 16 et 17 juin, près de 100 000 personnes[6] venues des quatre coins des États-Unis, est l’un des moments importants de ce fameux été. Monterey International Pop Music Festival, premier des grands festivals de musique pop, est né de la rencontre entre les adolescents du baby-boom, dont l’effervescence semble sans cesse déborder des plans de The First U.S. Visit, et une forme de conscience politique incarnée par Dylan dans Dont Look Back. Avec le succès inattendu du festival de Monterey, la musique s’affirme comme le lieu de fédération des aspirations émancipatrices de la jeunesse. La danse collective est l’expression parfaite de ce besoin de fonder une communauté, mais ce qui se passe sur scène témoigne de la diversité de cette musique pop qui ne se contente pas de célébrer uniquement la paix et l’amour. À la tête d’une équipe très imposante, Pennebaker filme ce bouillonnement de corps libres, tout en cherchant aussi à rendre compte de la puissance des performances musicales en captant les mouvements internes de ces musiques. Les images mêlent la spiritualité de Ravi Shankar et la violence de The Who ou de Jimi Hendrix, la sérénité de The Mamas and the Papas et la charge érotique d’Otis Redding, la douceur de Simon and Garfunkel et la rage de Janis Joplin. Faire du cinéma avec les moyens du direct consiste, pour Pennebaker, à donner à voir la pluralité expressive de ces énergies parfois dévastatrices.

3. Parler

Le mouvement des corps enregistré par les caméras est indissociable d’un autre mouvement impossible à ignorer avec l’émergence du cinéma direct : celui de la parole. Alors que le cinéma documentaire semble condamné à l’utilisation d’une voix over recouvrant les images d’une parole d’autorité, le cinéma direct permet enfin d’enregistrer ensemble les corps et les voix dans des lieux peu accessibles à la lourdeur du matériel d’enregistrement sonore. Nombre de films associés à ce moment du direct dévoilent les caméramans et les preneurs de son, témoignant tout autant d’une parole captée in situ que de la complicité entre l’équipe de tournage et les protagonistes. Le direct est ainsi un « cinéma de la parole », dont l’ambition est de participer à une mémoire orale (Pour la suite du monde, Les Inconnus de la terre[7]) ou de saisir quelque chose de l’air du temps en captant dans la rue les réactions des passants (Chronique d’un été, Le joli mai[8]), loin des installations inhibantes des studios de radio, des plateaux de cinéma ou de la télévision. La volonté des cinéastes d’investir ainsi le « terrain » grâce à la portabilité des appareils permet de mettre en oeuvre de nouveaux modes d’interaction entre les petits collectifs de tournage et les personnes filmées, modes d’interaction qui ne sont pas tous de même nature et qui déterminent, en grande partie, le sens et la portée des prises de parole.

Pour les frères Maysles et Pennebaker, il s’agit moins de donner la parole ou de la susciter que d’être là au moment de son surgissement pour tenter de la fixer dans son mouvement même. Avoir accès à des lieux où cette parole est susceptible d’être la plus libre est alors un enjeu crucial, et la première victoire des petites équipes de tournage fut sans doute de parvenir à investir deux espaces aussi peu accessibles à des caméras et à des micros que les suites des hôtels et les loges des salles de concert. Les nombreuses séquences concernées ne sont pas destinées à l’organisation d’entretiens ou d’échanges plus ou moins informels entre les cinéastes et les artistes. À de très rares exceptions près, les Maysles et Pennebaker évitent toute adresse directe afin de capter l’instabilité et l’imprévisibilité des interventions, de même que la dimension improvisée et souvent mal maîtrisée des conversations impromptues. En accordant une place aussi importante à la parole dans l’économie générale des films, les cinéastes montrent à quel point la portabilité des enregistreurs sonores synchronisés avec les caméras constitue le dispositif le plus novateur du cinéma direct, celui qui conditionnera les innovations formelles en bouleversant les relations entre filmeurs et filmés. Mais ils prennent aussi en compte le fait que la musique pop est une affaire de communication et de mobilité.

La complicité qui unit les Beatles et les frères Maysles est un élément essentiel pour comprendre ce qui se joue à la fois dans un cinéma devenu « direct » et dans la musique pop confrontée à la multiplication des moyens de diffusion. Les quatre musiciens ne cessent de s’adresser directement à la caméra, et un moment apparemment anodin du film révèle sans détour le choix des cinéastes d’assumer la dimension subjective de leur relation : au moment de quitter la suite de l’hôtel, les Beatles saluent à plusieurs reprises les personnes présentes dans le hors-champ, sans oublier d’adresser des regards vers la caméra afin d’associer l’équipe de tournage à cet « au revoir » amical. Ce geste conclut une séquence de six minutes[9] qui met en scène, avec une remarquable concision, la « synergie des médias » évoquée par Tournès, définie par Agnès Gayraud à partir de la « déterritorialisation » chère à Gilles Deleuze et Félix Guattari. Ce concept est réactivé par l’auteure de Dialectique de la pop « pour désigner l’effet de reproductibilité des enregistrements sonores et de la portabilité de leurs moyens de diffusion hors de la source des sons (leur lieu d’exécution originel) » (Gayraud 2018, 44-45, note 2). En choisissant de suivre en tournée des acteurs majeurs de la musique populaire, les Maysles et Pennebaker, conscients d’une configuration technique en plein bouleversement, rattachent le cinéma direct à cette « déterritorialisation » à l’oeuvre en ce début des années 1960.

Voix enregistrées du téléphone, de la radio, du magnétophone, voix musicales déjà fixées sur un support, comme le disque vinyle entendu à la radio ou évoqué par les correspondants londoniens, cette séquence de quelques minutes figure une mise en oeuvre très volontariste de la mobilité propre à l’élément sonore. Le Nagra et la caméra portée sont parfaitement à leur place parmi ces appareils mobiles d’enregistrement et de diffusion du son. Ils représentent la télévision, cet autre média qui imposera très vite les Beatles à l’Amérique tout entière. Les musiciens ne s’y trompent pas en multipliant, non sans une part de naïveté, les adresses complices à la caméra, faisant de la présence appareillée des frères Maysles un élément de ce « montage » plurimédiatique. Tout étonnés du déferlement de sollicitations, ils apparaissent bien plus spectateurs qu’acteurs d’un phénomène révélateur de ce que sera le monde de la musique populaire à partir de ces années de prise de pouvoir des médias de masse. Les Maysles insistent à plusieurs reprises sur les moments où, devant le miroir, les musiciens se recoiffent, ajustent leur petit costume, vérifient la conformité de leur tenue à cette image collective à laquelle ils ne pourront désormais échapper : avant de se confronter au monde extérieur à l’hôtel, ils deviennent les Beatles.

La parole est tout aussi présente dans Dont Look Back, et la petite équipe de cinéma est tout aussi intégrée au collectif proche de l’artiste, avec la présence du gérant et producteur du film, Albert Grossman – qui n’a rien à envier au très avisé Brian Epstein. Comme les Beatles, Dylan se prête de bonne grâce aux attentes des photographes et des journalistes, sensible lui aussi à la nécessaire médiatisation de sa musique, aux ventes de disques qui s’envolent et aux gros titres de la presse écrite. Ceci ne l’empêche pas de faire preuve d’une distance ironique, parfois cruelle, comme dans cet échange avec Horace Judson, le correspondant à Londres du magazine Time, dont il fustige l’incapacité à comprendre son art. Malgré le peu de temps qui sépare le tournage des deux films, Dylan est bien plus conscient de la liberté que lui procure l’enregistrement sans filtre du direct, mais aussi de la nécessité d’en maîtriser les pouvoirs. La relation entre Dylan et Pennebaker est bien moins complice que celle entretenue par les frères Maysles avec les Beatles[10]. Dylan ne s’adresse jamais à la caméra, mais il ne l’oublie qu’à de rares moments, déjà maître d’une immédiateté de l’enregistrement dont il perçoit autant les potentialités que les dangers. Le direct représente une alternative aux médias traditionnels, une autre manière de communiquer avec le monde, conforme à sa volonté d’être un acteur majeur de cette universalisation de la musique folk, en gestation depuis quelques années.

Alors que le portrait collectif des Beatles pouvait être qualifié de centrifuge en raison des débordements à l’oeuvre dans nombre de séquences, celui de Dylan apparaît bien plus centripète. Si les frères Maysles perçoivent rapidement la nécessité d’une immersion dans le tourbillon médiatique qui engloutira bientôt les Beatles, Pennebaker comprend tout aussi vite combien chaque moment de la vie de Dylan répond à une conscience aigüe de la nécessité d’un engagement permanent dans sa vie d’artiste. Les échanges avec les journalistes, les moments passés devant la machine à écrire, la complicité avec sa compagne Joan Baez ou avec les quelques amis présents en permanence, mais aussi, et surtout, la musique jouée par Baez, Donovan ou Dylan lui-même dans les suites des hôtels ou sur scène : chaque séquence participe d’un ensemble cohérent rassemblé autour de la figure charismatique du chanteur. De ces séquences, celles qui se passent dans les loges sont parmi les plus emblématiques du cinéma direct. Ainsi cette joute entre un étudiant en philosophie et Dylan, guitare en bandoulière et porte-harmonica au cou, arpentant les quelques mètres carrés de la petite pièce en grattant quelques accords. La caméra et le micro de Pennebaker suivent ces déplacements au plus près du corps du musicien, avant de parcourir les couloirs qui le séparent de la scène. La caméra et le magnétophone sont devenus des instruments aussi maniables que la guitare, et la mobilité des images et des sons répond à la mobilité de Dylan quand il dévale les escaliers pour rejoindre au plus vite sa voiture après le concert de Manchester. Quelques années plus tard, sur la scène de Monterey, l’implication physique des opérateurs/instrumentistes permettra de filmer la musique comme elle ne l’a jamais été.

4. Filmer

En filmant les Beatles, Bob Dylan, puis le festival de Monterey, les Maysles, Pennebaker et Leacock cherchent à figurer plastiquement le désordre, la vitalité, la colère, mais aussi la violence d’une jeunesse dont l’expression la plus universelle passe par la musique. Dans The First U.S. Visit, les frères Maysles montrent combien ces nouvelles formes de narrativité plastique vont se nourrir de la maîtrise du son direct synchrone et de la portabilité des appareils. Dès le prégénérique, ils semblent mettre à l’épreuve les ressources rythmiques offertes par la présence du son. Le film s’ouvre à l’intérieur de la station de radio où Murray the K lance, très expressif, le morceau She Loves You. Après quelques mesures, la chanson continue, reprise par de très jeunes gens dans la rue, suivie de cris accueillant les quatre musiciens à la descente de leur avion, la caméra cadrant tant bien que mal les héros du jour sur le tarmac, puis à l’intérieur de l’aéroport où est donnée une conférence de presse. Le retour à la station de radio marque le début du générique, avec la chanson I Saw Her Standing There qui va nous mener dans la voiture où se tiennent Paul, George et John, le premier portant une petite radio avec laquelle ils écoutent cette même station, le raccord étant une fois encore assuré par la musique. Les séquences déjà évoquées de The First U.S. Visit ou de Dont Look Back témoignent tout autant de cette volonté d’inventer des formes où les interactions entre le micro, répondant aux suggestions de l’écoute, et la caméra, tout aussi réactive aux suggestions de la vision, permettent de capter en direct, selon des modalités inexplorées, des événements imprévisibles. Ces documents sur l’esprit d’une époque sont aussi des films où les cinéastes expérimentent in situ les potentialités expressives du direct, décuplées par la présence du son. La relation nouvelle entre le corps et la machine permet de figurer les modifications profondes d’une relation sensible au monde, elle-même de plus en plus conditionnée par les machines.

Mais cette rencontre entre le cinéma direct et la musique pop implique une autre aspiration propre aux années 1950 et 1960 : le goût pour la performance. Après les premières explorations de The First U.S. Visit et de Dont Look Back, tous ceux qui ont fait le cinéma direct aux États-Unis se retrouvent à Monterey[11] autour de Pennebaker, Leacock et les Maysles pour synthétiser, dans le même geste, deux pratiques artistiques dont les codes sont mis à mal par une nouvelle génération d’artistes confrontée à une époque où les innovations techniques et les contestations politiques se télescopent bruyamment. Les guitares électriques, devenues en quelques années les emblèmes de la musique amplifiée, sont fracassées sur scène par Pete Townshend du groupe The Who, puis par Jimi Hendrix. Les caméramans sont sur scène, à quelques mètres de ce déchaînement visuel et sonore. Utilisant à plein les possibilités du filmage à plusieurs caméras, Pennebaker varie sans cesse les échelles de plans, exploite les pertes d’équilibre des opérateurs, multiplie les zooms, les balayages, les panoramiques, les mouvements insolites et les angles de prises de vue peu orthodoxes. En accueillant le bruit, l’imparfait, le brouillon ou l’inachevé, le cinéma et la musique se libèrent ensemble des règles qui sont autant de restrictions à leurs potentialités expressives, donnant autant à comprendre qu’à voir et à entendre ce moment qui fera l’Histoire sous le nom de contre-culture (Bourseiller et Penot-Lacassagne 2013).

*

L’hypothèse défendue dans ces quelques pages peut être résumée ainsi : la musique pop filmée par le cinéma direct est susceptible de mettre au jour des conjonctions possibles entre expressions artistiques, évolutions des techniques et transformations sociétales au coeur des Trente Glorieuses. La musique et le cinéma sont parmi les pratiques artistiques les plus sensibles à ces transformations liées, en partie, au développement des appareils d’enregistrement et de diffusion du son et des images. Le chemin de plus en plus rapide vers la miniaturisation de ces appareils répond à un désir de mobilité et d’autonomie, tout en suscitant de nouveaux comportements pour une jeunesse en quête d’émancipation. En élisant comme sujet la musique pop du début des années 1960, le cinéma prend la mesure d’un phénomène qui englobe à la fois les performances musicales, les rapports nouveaux à l’espace et aux temps et la confiance inédite dans les capacités expressives du corps. Mais pour pouvoir capter ces mouvements de vie, il est nécessaire d’inventer un autre cinéma, fondé sur la portabilité des enregistreurs sonores et des caméras. Le syntagme « cinéma direct » identifie alors une forme d’engagement dans le présent, dans lequel le corps des filmeurs entre dans une relation plus immédiate avec le corps des filmés, transformant les machines du cinéma en instruments susceptibles de répondre aux inspirations et aux intuitions de leurs utilisateurs. Les formes cinématographiques qui naissent de ces nouvelles pratiques se nourrissent de cet accès plus immédiat au réel, sans pour cela renoncer aux puissances du montage comme prise de distance nécessaire à une conquête de vérité qui hante alors le cinéma « moderne ». Si, comme l’écrit Alain Bergala à propos de Roberto Rossellini, « le cinéma moderne […] a toujours été un cinéma de premier degré, de la dénotation, des choses dans leur nudité » (Bergala 2005, 9), Pennebaker, Leacock, les Maysles et les autres, déterminés à puiser leurs images et leurs sons dans la réalité la plus brute et la plus littérale, ont contribué à faire de ce moment du direct un « moment moderne ».

La volonté de se confronter avec une certaine frontalité aux transformations sociétales, tout en s’inspirant des moyens mis en oeuvre par et pour la télévision, a certainement contribué à une dévalorisation du « cinéma direct », rapidement assimilé à une idéologie de la transparence impossible à défendre en Europe. Pourtant, l’attention portée aux quelques films évoqués ici suffit à montrer combien les libertés prises avec les canons attendus du cinéma mainstream vont faire naître d’autres formes de subjectivité, d’autres manières de figurer le monde que l’on pourrait rassembler sous l’expression « esthétique du direct » (Delavaud 2003). Cette « esthétique du direct » serait une possible clé de compréhension de la contre-culture, concept qui, utilisé après-coup pour qualifier une effervescence propre aux années 1960, semble retrouver aujourd’hui une certaine vitalité. Dans un texte récent, Andy Bennett définit la contre-culture comme « un mouvement ou une série de mouvements concernant des problèmes et des questions socioéconomiques vastes et dispersés mondialement. […] Pour cette raison centrale, elle garde une réelle actualité dans les esprits de nombreuses personnes qui participent, rendent compte ou bien réfléchissent aux formes variées d’activités contre-hégémoniques dans les contextes sociaux contemporains » (Bennett 2012). L’hypothèse selon laquelle il serait possible de réinterpréter la contre-culture à partir des situations les plus contemporaines pour en faire un outil de compréhension du monde actuel se fonde notamment sur le rôle important, sinon décisif, joué par les évolutions techniques dans les deux périodes concernées (Maisonneuve 2022). Repenser les créations audiovisuelles issues de la transition numérique à l’aune de celles nées avec le cinéma direct pourrait être une manière pertinente de mettre cette hypothèse à l’épreuve.