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Cet ouvrage met en évidence la façon dont les associations locales, ou associations de voisinage (neighborhood associations), participent activement à la gouvernance de La Nouvelle-Orléans, cherchant à faire entendre les voix des personnes qui y résident face aux acteurs institutionnels et privés. Le concept de community échappe souvent au lecteur non anglophone. Il véhicule d’ailleurs un certain nombre de peurs plus ou moins réalistes dans la mesure où ces communautés locales regroupent des résidants d’un même lieu, défendant une identité collective, mêlant souvent similarités ethniques et religieuses. En travaillant plus concrètement sur une forme de structuration particulière et d’autonomisation collective (empowerment) de ces communautés – les associations locales –, l’auteur montre qu’elles constituent des structures intermédiaires importantes dans la vie de La Nouvelle-Orléans. Il a en effet conduit une riche enquête auprès de très nombreuses associations, couplant méthodes qualitative et quantitative : une enquête par questionnaire, des interviews auprès des dirigeants associatifs, de l’observation participante de réunion et l’étude de documents (comptes rendus de réunion). Aussi présente-t-il la diversité de ces associations, de leur manière de se saisir de certains objets pour défendre leur communauté. Au gré d’exemples détaillés de grands ou de petits conflits, Stephen Danley donne à voir les pratiques de mobilisation et d’interpellation employées par les associations locales pour contrebalancer le pouvoir des experts, imposer une expertise profane, celle des résidants. Car ces associations sont à la fois l’emblème de la fragmentation des villes et de leur gouvernance, et l’insigne d’une résistance.

Comment faire pour éviter l’application indifférenciée de politiques technocratiques, aveugles aux différences, aux réalités quotidiennes ? Comment, après l’ouragan Katrina, résister aux logiques néolibérales d’organisation de la ville qui se traduisent par l’explosion des écoles privées financées par le public (les charter schools), la multiplication des cliniques privées, la démolition des logements sociaux, l’exclusion des résidants de la conception des politiques, mais aussi physiquement de certains quartiers ?

À La Nouvelle-Orléans, deux dangers guettent les habitants, auxquels chaque association tente de trouver une parade à l’intérieur de son périmètre d’action. D’une part, chacune essaie de se soustraire à la logique néolibérale qui tend à mouler les villes sur un modèle d’organisation très semblable, à limiter les services publics au regard de certains indicateurs de performance menaçant de faire disparaître l’originalité patrimoniale et historique de la ville, mais aussi de diminuer les services utiles à tous (passage d’un traversier, livraison du courrier, etc.). D’autre part, les associations essaient de contrer le mouvement de « Disneyfication ». Un certain nombre de villes sont ainsi complètement transformées pour accueillir les touristes, faisant fuir les résidents historiques en raison de la hausse des loyers, du bruit continuel (Harvey, 2012).

L’étude détaillée livrée ici décrit les combats que mènent concrètement les associations. Elles se mobilisent avant tout pour préserver leur communauté, leur cadre de vie, lutter contre les dégradations (aspect sécuritaire). Certains auteurs considèrent d’ailleurs qu’elles sont rarement animées par des valeurs progressistes. Toutefois, d’autres préfèrent mettre en avant la prévention (penser des investissements pour occuper les jeunes) et travailler sur l’embellissement de leur quartier. Le travail de terrain constitue une base pour investiguer un certain nombre de notions et de processus à l’oeuvre. L’auteur illustre ainsi les paradoxes de ce militantisme. En effet si celui-ci contribue à donner aux citoyens une vraie voix dans de nombreux débats (sur la mobilité, la reconstruction, le bien-vivre), il est aussi un moyen d’expression d’intérêts locaux (parochial interests), parfois individuels, qui ne « font pas ville » et qui peuvent également exacerber certaines logiques urbaines ségrégatives. Cela lui donne la possibilité de discuter de l’ambiguïté du concept de « droit à la ville » qu’Harvey considère comme un terme fourre-tout.

De fait, ce concept peut à la fois justifier une plus grande place des citoyens dans l’application des politiques publiques (plus que dans leur conception), et manifester des formes du syndrome « pas dans ma cour ». Celui-ci est à double-tranchant : il peut préserver les communautés locales d’évolutions urbaines défavorables pour les habitants. Mais, parfois, les mobilisations des groupes locaux ne font que renforcer le racisme institutionnel et le localisme ségrégationniste (refus du transport par autobus, par exemple, c’est-à-dire de la désagrégation scolaire par une politique de transport scolaire visant à désectoriser les enfants). Certaines associations peuvent donc participer au combat pour une justice sociale et spatiale plus forte, donner une voix aux communautés les plus vulnérables, tandis que d’autres peuvent avoir pour priorité de protéger la valeur et le bon état des biens immobiliers au détriment d’un bien plus collectif.

En ce sens, ces organisations illustrent l’avènement d’un nouveau populisme local puisque, par leur objet même, elles privilégient les questions locales, de manière dépolitisée, sans s’inscrire sur un échiquier démarquant la droite de la gauche. Dans le même temps, elles sont soumises aux difficultés inhérentes à toutes les associations. Seules quelques personnes font vivre la structure, se surinvestissent, participent à de multiples réunions dans le but de modifier une décision de la municipalité. Leur pratique démocratique interne peut laisser à désirer. Ces associations de voisinage ne se substituent pas aux gouvernements locaux et à la démocratie représentative. Elles permettent de représenter les habitants dans leur diversité. Aussi, n’est-il pas utile de les formaliser et de les institutionnaliser, car elles ne cherchent pas à gouverner, mais à s’assurer que toutes les populations puissent bénéficier des services et des actions de la municipalité. Au demeurant, face à leur inégale capacité d’action, de lobbying, de construction de solutions de rechange, elles illustrent les limites du localisme, pour lutter concrètement contre certains problèmes plus méso-territoriaux (racisme spatialisé, niveau de services publics urbains, problèmes de sécurité). À ce titre, la manière dont ces associations investissent la vie publique et urbaine de La Nouvelle-Orléans peut être présentée en regard d’autres travaux sur le gouvernement des villes et la responsabilisation des individus et des collectivités, pour aider à comprendre comment le néolibéralisme imprime fortement sa marque sur les formes urbaines et les processus de fabrication de la ville, même quand les acteurs cherchent à lui résister (Seattle, New York, etc.).