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Le présent texte met en relief la spécificité de l’approche québécoise relativement à l’union de fait. Bien que l’incidence de cette dernière ait connu une montée fulgurante[1], la politique législative ne s’y est pas adaptée, et celle-ci est caractérisée par de grands contrastes. Un premier oppose l’union de fait, qui n’entraîne sous le droit privé ni droit ni obligation entre conjoints[2], à l’union de droit, à laquelle se rattachent de nombreuses mesures tant obligatoires que supplétives[3]. Un deuxième oppose la politique de laisser-faire en droit privé à l’assimilation des conjoints de fait aux conjoints de droit dans les lois sociales et fiscales. Dans le contexte canadien, un troisième contraste survient. Celui-ci oppose la « retenue[4] » du Code civil du Québec[5] envers les conjoints de fait aux initiatives d’inclusion des provinces de common law. Ces dernières ont assujetti les conjoints de fait à l’obligation alimentaire, certaines les assimilant même au partage des biens familiaux[6].

Si le législateur québécois n’a pas récemment modifié le traitement accordé à l’union de fait, des opinions plus ou moins officielles à son sujet ont toutefois été exposées dans l’espace public. Notamment, le gouvernement du Québec a eu à défendre sa politique législative dans le contexte d’un litige constitutionnel, qui a été résolu en 2013[7]. De plus, dans son volumineux rapport de 2015, le Comité consultatif sur le droit de la famille a dépeint une vision de l’union de fait et a proposé de légères retouches législatives, tout en étant largement en accord avec l’approche en vigueur, au moins dans le cas des conjoints de fait sans enfant commun[8]. En 2019, le ministère de la Justice a tenu des consultations publiques au regard de ce rapport[9]. De ces expressions publiques de la politique législative du Québec et des valeurs qui l’animent, quatre grandes notions émergent : 

  1. l’importance capitale de respecter l’autonomie et la liberté contractuelle des conjoints de fait ;

  2. l’intérêt de distinguer les conjoints de fait ayant des enfants de ceux qui n’en ont pas ;

  3. la nature anodine, voire généreuse, d’approches différentes entre les lois sociales et le Code civil ;

  4. l’opportunité de promouvoir le recours au contrat d’union de fait.

Afin de mieux comprendre l’approche du droit québécois relativement à l’union de fait selon ses propres termes[10], nous adoptons une démarche comparative à géométrie variable. Celle-ci impliquera de « nouvelles unités de comparaison », dont certaines se trouvent à l’intérieur du Québec[11], quoique la mesure dans laquelle elle se qualifie de droit comparé légitime importe peu. Il sera d’abord question de deux grandes notions indiquées précédemment : la priorisation de l’autonomie des conjoints de fait et l’incidence sur le couple de la présence d’enfants. Ces notions sont traitées de manières fort différentes au sein de deux courants d’écrits féministes concernant l’union de fait : un provient du Québec ; l’autre, des provinces de common law (partie 1). Ensuite, la démarche comparative se tournera vers des sources internes au droit québécois. Nous aborderons alors les troisième et quatrième grandes notions : la distinction, réputée être positive, entre le traitement de l’union de fait en vertu des lois sociales et le droit privé ainsi que le potentiel inexploité du contrat d’union de fait (partie 2). Notre démarche fera ressortir les prémisses sous-jacentes à l’approche québécoise et certains choix la façonnant, cette approche n’étant ni naturelle ni nécessaire. D’ailleurs, l’exercice soulignera des points sur lesquels celle-ci se révèle contradictoire ou incohérente, même selon ses propres termes ou par rapport à ses préoccupations déclarées.

Cet exercice rend hommage à notre cher collègue et ami, le professeur Dominique Goubau. Ses écrits au sujet de l’union de fait font preuve d’une maîtrise technique des rapports entre le Code civil et les lois sociales, d’un vif intérêt envers le droit comparé, d’une reconnaissance des objectifs multiples poursuivis par le droit de la famille et d’une profonde humanité.

1 Les différences à travers des courants de littérature féministe

La démarche comparative adoptée ici est dite « minoritaire[12] ». Elle ne scrute pas « les représentations du droit déjà autorisées[13] », tels les jugements et les lois, mais bien des écrits provenant de militantes féministes et de chercheuses juridiques. Le corpus est constitué d’un échantillon de textes au sujet de l’union de fait, rédigés pendant la période 1975-2020 par des femmes[14]. Sans supposer que toutes les femmes soient féministes ou doivent l’être, notons que la majorité des autrices individuelles et des organismes militants inclus dans notre corpus s’affichait ainsi. Les textes des provinces de common law sont en anglais, tandis que la part du lion de ceux du Québec est en français. Notre démarche minoritaire nous permettra de privilégier les perspectives des personnes qui demeurent étrangères « à l’intérieur de leur propre pays[15] », ou au moins subordonnées aux centres de pouvoir ou exclues de ces derniers. Les femmes constituent une minorité au sein des corps professoraux, de la haute direction universitaire, de la magistrature et des assemblées législatives, tout en constituant désormais la majorité au sein des effectifs étudiants des facultés de droit au Québec[16]. Sans monopoliser la « vérité » relativement à l’union de fait, ce corpus nous offrira un certain accès « aux manières dont les règles et les institutions juridiques sont rencontrées et vécues par des sujets minoritaires[17] », bien qu’il soit relativement restreint et que les autrices étudiées ne soient pas nécessairement représentatives. D’ailleurs, le fait que la politique familiale est généralement comprise — à juste titre ou à tort — comme revêtant un intérêt particulier pour les femmes accentue la pertinence des voix féministes. Nous compléterons notre analyse dans cette partie par des références judicieuses aux publications issues de plumes masculines.

Les traitements qu’accordent respectivement à l’union de fait les deux courants de textes diffèrent de manière notable. Ces différences évoquent l’hypothèse de féminismes distincts au Canada[18]. La forte thèse autonomiste au Québec, qui a longtemps reçu un appui marqué des voix féministes dans cette province, va à l’encontre du consensus féministe des provinces de common law. Toutefois, au fil des ans, des critiques de l’approche autonomiste se sont affirmées de plus en plus dans le discours québécois, privant celle-ci de l’appui féministe dont elle a longtemps joui (1.1). Nous verrons également le caractère spécifique du penchant, au Québec, à distinguer les conjoints de fait avec enfants de ceux qui n’en ont pas, qui n’a pas de pendant dans les provinces de common law. Plus précisément, les articulations québécoises de cette idée reflètent à la fois une vision traditionnelle de la famille et l’engouement pour une certaine conception de l’autonomie (1.2).

1.1 L’autonomie et le choix

L’importance de respecter l’autonomie des conjoints de fait et leur liberté contractuelle s’inscrit au coeur de la vigoureuse défense du droit familial du Code civil qu’a livrée le procureur général du Québec devant la Cour suprême du Canada. Selon lui, « l’objectif que poursuit le législateur québécois […] est de préserver la liberté de chacun d’opter pour un mode de vie conjugale qui, contrairement au mariage ou l’union civile, laisse place à l’autonomie des conjoints d’organiser leurs rapports mutuels comme bon leur semble[19] ». Pour sa part, le Comité consultatif a consacré la conception du couple comme « un espace d’autonomie de la volonté et de liberté contractuelle » tel un principe directeur[20].

Des approches divergentes quant à l’autonomie et à la liberté contractuelle déferlent avec, pour toile de fond, des différences entre les provinces de common law et le Québec quant à la politique préférable. Comme nous le démontrerons, les débats dans les provinces de common law révèlent une opinion majoritaire stable qui recommande d’étendre le partage des biens aux cohabitants. La question de l’imposition d’une obligation alimentaire aux conjoints de fait étant réglée depuis des décennies[21], le débat féministe en anglais s’est concentré sur la question de savoir si les conjoints de fait devraient également partager les biens familiaux. Depuis environ 30 ans, le point de vue qui domine dans les débats féministes est celui selon lequel les législatures provinciales devraient instaurer une règle supplétive de partage entre les conjoints de fait[22]. D’une manière à surprendre les autrices des provinces de common law, l’histoire québécoise de la politique de laisser-faire envers l’union de fait n’est pas celle d’un écart béant et persistant entre les choix législatifs et les avis féministes. Au contraire, pendant des décennies, les principales voix du féminisme organisé au Québec se sont opposées à la réglementation de l’union de fait, quitte à rejeter les propositions de l’Office de révision du Code civil du Québec[23]. Elles l’ont fait pour défendre l’autonomie, définie d’une manière libérale classique, et la liberté de choix des femmes. La décision législative, au début des années 80, de restreindre les obligations réciproques aux époux a donc joui d’un fort appui féministe. Celui-ci s’est toutefois amenuisé avec le temps.

Reflétant les prises de position opposées, les deux courants textuels abordent différemment l’autonomie et le choix. Dans les provinces de common law, une justification prévalente de la préférence pour l’assimilation des conjoints de fait aux époux est l’idée que, « dans de nombreux cas, il y a peu de planification et les parties cohabitent sans avoir réfléchi très sérieusement à l’orientation de leur relation[24] ». D’ailleurs, pour quiconque ignore le droit, le « choix » entre l’union de fait et le mariage serait « illusoire[25] ». En effet, les autrices de ces provinces ont longtemps supposé que les couples ne connaissent pas les conséquences juridiques respectives du mariage et de l’union de fait[26]. De plus, l’inégalité du pouvoir de négociation risque de mener à des ententes injustes[27], un régime légal de la séparation des biens « favoris[ant] le partenaire qui est économiquement plus fort[28] ». Autrement dit, la logique d’adhésion volontaire (opting in) accorde un droit de veto au conjoint le plus fort[29]. Les partisans du partage présumé semblent par ailleurs à l’aise avec son effet sur la liberté : la dérogation conventionnelle constituerait « un recours adéquat pour les conjoints de fait déterminés à éviter l’état de conjoint[30] ».

Dans le courant de textes des provinces de common law, rares sont les voix dissidentes. Une autrice s’inquiète du fait que l’assimilation de l’union de fait au mariage encouragerait les conjointes de fait à assumer un « rôle subordonné et dépendant », affirmant par ailleurs qu’il serait illégitime pour un gouvernement « d’imposer aux parties des obligations et des avantages qu’elles ont choisi d’éviter[31] ». Une autre observe la présence « d’indicateurs suggérant que les gens vivent hors mariage par choix[32] ».

Pour ce qui est des écrits québécois, plusieurs groupes féministes se sont opposés à l’octroi de droits et d’obligations matrimoniaux aux conjoints de fait, au nom de la liberté des femmes. Dès les années 70 et durant les décennies subséquentes, le Conseil du statut de la femme a fait valoir la perspective selon laquelle « [d]e nombreux couples ont choisi l’union de fait parce qu’elle n’entraîne pas d’obligations légales et peut accorder plus de liberté quant au mode de vie[33] ». Leur imposer des obligations maritales « constitue[rait] une atteinte au principe du libre choix qui anime les conjoints de fait[34] » ; il serait inapproprié d’imposer aux conjoints de fait des « règles de vie alors que ceux-ci n’ont rien demandé à personne et qu’ils veulent vivre selon leur choix[35] ». D’un point de vue répandu, « l’union de fait constitue un choix tout aussi éclairé et délibéré que le mariage[36] ». Le Comité national de la condition féminine du Parti québécois — alors au pouvoir — a qualifié de « normal » et de « souhaitable dans bien des cas » la décision « de vivre librement ensemble, sans aucun contrat ni aucune obligation juridique »[37].

Ces louanges à la liberté de choix s’appuyaient sur des hypothèses concernant les conditions matérielles des conjointes de fait. À l’époque, ces dernières semblaient plus aptes que leurs homologues mariées à assurer leur sécurité financière : plus instruites, plus en mesure de travailler et moins susceptibles d’avoir des enfants[38]. D’ailleurs, selon une perspective optimiste, une conjointe de fait sans enfant ne se trouverait en position d’infériorité par rapport à son conjoint que si une « fausse conception de l’amour » l’avait incitée à dépendre de lui[39].

Ces idées de choix et de liberté ont trouvé écho dans une littérature plus scientifique. Pour Mireille D. Castelli, « [s]i ces gens ne sont pas mariés, c’est qu’ils ont préféré un autre état » ; les « concubins » ayant dû soupeser les conséquences de leur conduite en faisant leur choix, il serait « profondément anormal et immoral » pour ceux qui ont rejeté le mariage d’en rechercher certains des avantages, sans les inconvénients corollaires[40]. Une exposition plus récente a lié ce point de vue à la perception des distinctions culturelles et philosophiques du Québec au sein de la fédération canadienne[41].

Au Québec, une voix dissidente prônant des droits et des devoirs pour les cohabitants s’est toutefois fait entendre[42]. À l’avant-garde, l’Association montréalaise de la femme et du droit a reconnu la dépendance et le besoin de protection juridique des unions « de nature platonique, homosexuelle ou bien hétérosexuelle[43] ». Quant à l’Association des femmes diplômées de l’université, elle a approuvé la proposition d’une éventuelle obligation alimentaire pour les conjoints de fait[44]. À noter que la proposition d’accorder aux cohabitants une obligation alimentaire a recueilli une certaine approbation dans les facultés de droit[45].

D’ailleurs, un courant de la littérature scientifique québécoise a depuis longtemps contesté l’hypothèse selon laquelle les couples choisissent l’union de fait de manière éclairée. Un fondement juridique de cette remise en question est la confusion engendrée par l’assimilation des conjoints de fait aux conjoints de droit dans les lois sociales et fiscales par opposition à l’approche du droit privé[46]. Ce traitement variable pourrait ne pas être étranger à la croyance erronée, de la part d’un pan important de la société québécoise, que les conjoints de fait jouissent des mêmes droits que les époux, croyance appelée le « mythe du mariage automatique[47] ». Cette erreur persiste, malgré la couverture médiatique du jugement de la Cour suprême dans l’affaire Québec (Procureur général) c. A.[48]. Un autre fondement, plus sociologique, émane de la reconnaissance des pressions sociales qui façonnent les comportements et les décisions des femmes et des hommes[49].

De manière spectaculaire, le Conseil du statut de la femme a répudié, en 2014, l’opposition à la reconnaissance des concubins qu’il avait exprimée depuis les années 70. Il a publié ainsi un rapport en faveur de l’octroi aux conjoints de fait des droits et des obligations du mariage, sujet à dérogation. Passant de l’aspiration à l’empirisme, l’organisme regrette que les relations inégales entre les sexes structurent toujours la société et la famille ; il conclut que le droit de la famille devrait refléter les investissements disproportionnés des femmes dans les soins et les tâches ménagères[50].

1.2 L’enfant commun, déclencheur de l’interdépendance ?

Le Comité consultatif a fait de la vue de l’enfant comme « une responsabilité commune source d’interdépendance[51] » une orientation phare. Cette responsabilité ferait en sorte « qu’un simple rapport juridique vertical entre chacun des parents et l’enfant » ne suffise pas et que, au contraire, la reconnaissance d’un « rapport horizontal liant les parents à l’autre s’impose »[52]. Si un désaccord a surgi au sein du Comité consultatif quant aux mesures qui tiendraient compte correctement de cette responsabilité[53], tous s’entendaient néanmoins sur les répercussions, pertinentes par rapport à la réglementation, de la présence ou de l’absence d’enfants communs aux deux conjoints. Nous verrons ci-dessous que cette différenciation est absente de la littérature féministe des provinces de common law. De plus, dans les débats issus du Québec, elle devient le support d’une vision traditionnelle de la famille et revigore une certaine approche autonomiste, malgré les critiques qu’a essuyées cette dernière.

Quelle que soit son influence actuelle dans les coulisses du pouvoir, cette idée « n’est pas nouvelle[54] ». La documentation québécoise, y compris celle qui est issue des associations féministes, recommande à plusieurs reprises de différencier les conjoints de fait ayant des enfants de ceux qui n’en ont pas. Cette discussion s’appuie en grande partie sur l’importance accordée à l’autonomie et à la liberté : les conjoints de fait sans enfant font des choix libres et éclairés dont ils doivent être tenus responsables. Elle est propre au Québec, car les textes des provinces de common law distillent généralement les désavantages relatifs subis par les enfants des parents non mariés en un argument supplémentaire en faveur de l’inclusion dans le droit matrimonial de tous les conjoints de fait[55].

L’accent québécois mis sur les enfants comporte deux volets. Le premier insiste sur la nécessité de protéger les conjoints, en grande majorité des conjointes, qui s’exposent à des pertes en s’investissant dans l’éducation des enfants et la satisfaction des besoins familiaux[56]. L’autre se concentre sur la façon dont la restriction des droits et des obligations matrimoniaux aux conjoints de droit nuit aux enfants de parents non mariés. Seuls les enfants de parents mariés ou unis civilement bénéficient, quoiqu’indirectement, des mesures matrimoniales qui s’exécutent au moment de la rupture[57]. Cette asymétrie porterait atteinte au principe d’égalité des enfants, pierre angulaire du droit de la filiation depuis l’abolition de l’illégitimité en 1980[58].

Il faut s’attacher à la spécificité de l’idée selon laquelle la présence d’enfants engendre une interdépendance et une vulnérabilité chez leurs parents ou, du moins, aux propositions auxquelles elle donne lieu dans le discours québécois. Le Comité consultatif a filtré sa prémisse de l’incidence de l’éducation des enfants sur le couple — empiriquement corroborée — à travers une vision hautement traditionnelle de la famille. C’est ainsi que, dans une consécration surprenante de la famille nucléaire biogénétique[59], il a recommandé la restriction du régime parental proposé aux parents d’un enfant commun[60]. Ses propositions ne toucheraient donc pas les familles recomposées ni les autres configurations familiales dépassant la triade classique de l’enfant rattaché à ses deux parents par des liens de filiation. Selon un auteur réputé, alors professeur de droit, en remplaçant « un critère catégoriel (le mariage) par un autre (l’enfant) », le Comité consultatif vient « réduire la vulnérabilité économique produite par le couple à un seul critère, formel », soit la présence d’un enfant commun[61].

De plus, l’accent sur la présence d’un ou de plusieurs enfants apporte un nouvel élan à la robuste conception québécoise de l’autonomie (conception qui semble par ailleurs imperméable à l’influence de l’abondante littérature féministe portant sur l’autonomie dite « relationnelle[62] »). Notamment, dans le discours québécois, cet accent s’accompagne parfois du constat selon lequel les enfants ne choisissent pas l’état matrimonial de ceux qui les mettent au monde[63]. Ce constat, qui est indéniable, peut sembler réaliste, pragmatique et irréprochable du point de vue politique. Or, il vient évoquer une notion. Par exemple, selon une autrice chevronnée, il est compréhensible que le législateur « respecte le choix des conjoints qui ne sont ni mariés ni unis civilement, mais leurs enfants n’ont rien à voir avec ce choix[64] ». L’impossibilité de choix chez les enfants concernant les circonstances de leur conception est ainsi mise en opposition avec l’idée selon laquelle les parents choisissent leur état matrimonial de manière libre et éclairée. Cependant, comme nous l’avons noté dans la section 1.1, cette idée est de plus en plus remise en question.

La décision de centrer les données empiriques concernant les répercussions des enfants sur la situation économique des conjoints est certes louable. Or, ni la différenciation des couples selon la seule présence d’un enfant lié aux deux conjoints par la filiation, ni l’allusion au choix parental concernant l’état matrimonial n’en découlent nécessairement. Ce sont plutôt des choix, qui méritent d’être exposés et débattus davantage avant qu’ils ne deviennent les jalons d’une réforme du droit.

2 Les différences internes au droit québécois

Ce volet tourne son regard comparé vers certaines différences de traitement internes au droit québécois. D’une part, nous aborderons l’écart entre le traitement qu’octroient aux conjoints de fait les lois sociales et le droit privé. Plus précisément, nous mettrons en évidence des inexactitudes au sein de la justification gouvernementale avancée pour cette asymétrie (2.1). D’autre part, nous examinerons le contraste entre la réglementation protectionniste du contrat de mariage et le consensualisme lorsqu’il est question du contrat d’union de fait (2.2).

2.1 Une reconnaissance égale et bénéfique dans les lois sociales ?

De nombreuses lois sociales et fiscales traitent les conjoints de fait de la même manière que leurs homologues de droit : elles régissent alors des questions telles que l’aide sociale, l’impôt sur le revenu et l’indemnisation des accidents du travail. Appelé à se défendre devant l’argument voulant que la politique québécoise soit discriminatoire à l’encontre des conjoints de fait, le gouvernement a invoqué cette inclusion :

Le fait que le législateur québécois attribue depuis longtemps aux conjoints de fait les mêmes droits et avantages sociaux et fiscaux que ceux reconnus aux conjoints mariés dans leurs rapports avec des tiers démontre bien que, dans les rapports de droit privé entre les parties au mariage, l’approche autonomiste du législateur québécois au C.c.Q. ne s’inscrit pas dans une perspective de négation de bénéfices fondée sur des stéréotypes ou sur des préjugés à l’effet que les conjoints de fait seraient moins dignes d’être respectés, ou que leur relation ne mérite pas le même respect et la même considération[65].

Or, cet énoncé est inexact, voire trompeur. Il obscurcit trois éléments qui minent le caractère positif de l’inclusion de l’union de fait dans les lois sociales, tandis qu’elle reste en marge du droit privé[66].

D’abord, l’affirmation selon laquelle on accorde aux conjoints de fait les mêmes droits et avantages sociaux et fiscaux qu’aux conjoints de droit n’est pas vraie. En effet, le régime public de retraite du Québec reproduit la « hiérarchie » du Code civil, qui place les conjoints de fait « en aval des conjoints mariés »[67]. Par contraste avec le droit de l’époux du contributeur au régime, dans le cas de l’union de fait il offre le partage des gains comme moyen de résoudre les affaires financières en cas de rupture uniquement avec le consentement du conjoint contributeur[68]. De plus, au décès du contributeur, le régime québécois priorise l’époux séparé du défunt aux frais de son conjoint de fait, à moins qu’un jugement en séparation de corps n’ait atténué le lien du mariage[69]. Contrairement aux affirmations gouvernementales citées précédemment, le résultat pourrait bien être une « négation de bénéfices » selon laquelle les relations des conjoints de fait « seraient moins dignes d’être respecté[e]s, ou que leur relation ne mérite pas le même respect et la même considération » que celles qui sont dites de droit[70].

Ensuite, en ne faisant référence qu’aux « droits et avantages », le procureur général ne mentionne pas les inconvénients de l’inclusion dans les lois sociales[71]. La prise en considération de l’union de fait devient parfois un « facteur pénalisant[72] » — un exemple de la « privation par la reconnaissance[73] » —, surtout chez les couples moins fortunés. Par exemple, le gouvernement réduit les prestations sous condition de ressources en fonction du revenu du ménage, vraisemblablement en supposant que les conjoints de fait mettent leurs ressources en commun et bénéficient d’une économie d’échelle domestique[74]. De plus, si l’administration publique verse trop de prestations à l’un des partenaires, les conjoints deviennent solidairement responsables du remboursement[75]. Contrairement aux conjoints de droit, reconnus tant par le droit privé que par les lois sociales, les conjoints de fait se retrouvent couverts par ces dernières sans profiter de la contrepartie matrimoniale qu’est la solidarité familiale rendue exécutoire par le Code civil[76]. Voilà un exemple net de l’« incohérence » dans « l’absence d’arrimage » entre le droit privé du Code civil et le droit social et fiscal qu’a souligné le Comité consultatif, tout en soutenant que son mandat se limitait au Code civil[77].

Enfin, en contradiction avec les aveux de non-ingérence et de respect de l’autonomie, certaines lois sociales tiennent compte de l’union de fait sans le consentement des conjoints, tout en leur refusant la possibilité de s’y soustraire. Certes, les individus qui en ont les moyens peuvent contester les faits qui conduisent à les qualifier de conjoints de fait, dont la durée de leur cohabitation ou le caractère conjugal de cette dernière[78]. Toutefois, dès que les conditions statutaires sont réunies, la qualification de « conjoint de fait » se rattache impérativement, et personne ne peut écarter la présomption de partage des ressources[79]. Or, des rédacteurs législatifs qui auraient souhaité réellement « laisse[r] place à l’autonomie des conjoints d’organiser leurs rapports mutuels comme bon leur semble[80] » auraient pu rendre réfutables les présomptions d’interdépendance et de partage. Ainsi, les conjoints auraient pu démontrer qu’ils conservent leurs biens séparément ou déposer une déclaration d’indépendance financière[81]. Bref, le législateur est infidèle à son propre engagement à respecter la capacité des conjoints de fait de déterminer les conséquences juridiques de leur situation conjugale, sans ingérence.

2.2 Les contrats entre conjoints

Nous exposerons maintenant le contraste entre la réglementation des contrats de mariage et celle des contrats d’union de fait. L’approche liée au contrat d’union de fait qui est favorisée par le Comité consultatif semble trahir les préoccupations qui animent l’encadrement du contrat de mariage. Le point de départ est que le contrat d’union de fait (ou de vie commune ou de cohabitation) est un contrat innommé[82]. Assujetti ainsi au régime de base du Code civil[83], le contrat d’union de fait est consensuel[84]. Conséquemment, il peut « être formé verbalement, voire tacitement[85] ».

Le Comité consultatif a recommandé de « faire du contrat d’union de fait un contrat “nommé” en bonne et due forme[86] », afin de le « démythifier » et « démocratiser »[87]. Dans un souci d’en encourager l’appropriation « de manière conviviale », sans « aucune barrière susceptible » d’y limiter l’accès, il conseille « de ne pas soumettre la validité du contrat d’union de fait à des conditions de forme »[88]. De manière positive — sinon naïvement optimiste —, il semblait comprendre le contrat d’union de fait comme « un instrument qui vise non pas à soustraire les conjoints à des protections, mais à leur permettre d’en bénéficier[89] » ; « le contrat d’union de fait ajoute des droits et des obligations, alors que le contrat de mariage a également pour objectif d’en retrancher[90] ». Or, l’opportunité de recourir au contrat d’union de fait dans un contexte donné doit s’évaluer en tenant compte de sa nature « somme nulle » : tout comme le contrat de mariage, celui d’union de fait peut fort bien priver un signataire d’un avantage qui lui reviendrait autrement selon le droit commun[91]. S’impose donc un rappel des réclamations potentielles auxquelles le signataire peut renoncer en concluant un contrat d’union de fait.

Malgré l’abstention législative d’étendre aux conjoints de fait certaines protections économiques du droit privé de la famille, la magistrature s’est servie du droit commun des obligations pour pallier les conséquences de leur situation. Le recours au contrat de la société en participation étant restreint par l’exigence de prouver l’élément psychologique caractéristique d’une société[92], la demande en enrichissement injustifié « est devenue la bouée financière du conjoint de fait qui a permis à l’ex-conjoint de s’enrichir[93] ». Ce développement s’est poursuivi, malgré le « caractère plutôt aléatoire et couteux » de ce recours[94].

Inspirée par la jurisprudence élaborée par la Cour suprême dans des litiges issus des provinces de common law[95], la Cour d’appel du Québec a fait siennes les présomptions de corrélation entre enrichissement et appauvrissement, et de l’absence de motifs à l’enrichissement[96]. Elle a ensuite déclaré qu’une union de fait qui se qualifie de « coentreprise familiale » peut donner lieu à un enrichissement injustifié duquel la restitution se mesurerait à partir de la « valeur accumulée » aux mains du défendeur[97]. La Cour d’appel a donc « un peu assoupli les critères d’application du recours en enrichissement injustifié en cas de rupture de certaines unions de fait[98] ». Ainsi, les ouvrages en matière de droit familial incluent dorénavant certains éléments du droit des obligations, tandis que ceux qui sont consacrés à ce dernier s’intéressent, au moins brièvement, à l’union de fait[99].

Vu l’importance croissante du recours en enrichissement sans cause, le contrat d’union de fait déroge à une toile de fond qui est loin d’être un vide juridique. Il s’avère donc crucial de reconnaître qu’un contrat qui « réglait la plupart des aspects patrimoniaux de la vie commune des parties » peut faire obstacle à une demande d’enrichissement injustifié[100], en servant de « justification de l’enrichissement ou de l’appauvrissement[101] ». À la lumière de cette possibilité, et du point de vue du conjoint potentiellement vulnérable, ou plutôt de la conjointe, la prise de position en faveur de « l’absence de formalité préalable à la formation d’un contrat de vie commune[102] » paraît forcément moins bienveillante.

D’ailleurs, ce consensualisme vient contraster fortement avec l’encadrement législatif des actes juridiques que signent les conjoints de droit. Sur le fond, le régime matrimonial primaire — qui inclut les protections de la résidence familiale, le régime du patrimoine familial et la prestation compensatoire — est impératif[103]. Sur la forme, tout contrat de mariage (ou d’union civile) doit se faire par acte notarié en minute, à peine de nullité absolue, et être publié[104]. En outre, à la fin de l’union, le conjoint de droit ne peut renoncer à ses droits portant sur le patrimoine familial et sur les acquêts de l’autre conjoint que par acte notarié en minute[105]. De telles renonciations peuvent être annulées pour cause de lésion[106], qui ne peut normalement vicier le consentement qu’à l’égard des mineurs et des majeurs protégés[107]. L’imposition de formalités pourrait poursuivre plusieurs objectifs[108], dont l’assurance d’une preuve appropriée[109], la protection de l’intérêt des tiers[110], la conscientisation des signataires au sérieux des engagements stipulés[111] et la vérification de la qualité du consentement[112]. Il est néanmoins difficile de résister à l’interprétation selon laquelle cet ensemble de dispositions témoigne d’une méfiance législative à l’égard de l’autonomie et de la liberté contractuelle dans le contexte conjugal, ou du moins dans le cas d’unions reconnues par le droit, pour ne pas dire légitimées par celui-ci.

Pourquoi les préoccupations qui ont amené le législateur à encadrer ainsi les actes juridiques conséquents par les conjoints de droit ne s’appliqueraient-elles pas aussi à ceux des conjoints de fait ? En particulier, l’ouverture exceptionnelle à la lésion semble tenir compte des rapports de force inégaux et des déficiences informationnelles entre époux. Autrement dit, « [s]i la volonté dans le mariage ne permet pas d’établir librement les règles, il est pour le moins curieux que la volonté de vivre en union de fait le puisse[113] ». En Ontario, par exemple, la partie IV de la Loi sur le droit de la famille, consacrée aux « contrats familiaux », réglemente l’accord de cohabitation aux côtés, entre autres, du contrat de mariage et de l’accord de séparation[114]. Selon ce régime, l’accord de cohabitation, comme tout autre contrat familial, est inexécutable, à moins qu’il ne soit fait par écrit et signé par les parties devant témoins[115]. De plus, un tel contrat peut être annulé pour manque de divulgation financière, si une partie n’en a pas compris la nature ou les conséquences, ou pour motif d’iniquité (unconscionability) (cousin de common law de la lésion)[116]. Assurément, un sain respect de la spécificité du droit civil et de la structure du Code civil écarte d’emblée toute suggestion selon laquelle cette approche pourrait être simplement l’objet d’un copier-coller au Québec. Néanmoins, le constat de cette catégorie inclusive de contrats familiaux — ajouté aux interrogations scientifiques — peut inciter à une réflexion approfondie[117].

Conclusion

Le regard comparé au travers du présent texte nous permet de nous distancier de certaines idées ou approches familières, voire de les rendre étrangères à nos yeux. Notre survol des textes des organismes féministes a révélé des rapports variables entre les revendications militantes et les analyses scientifiques, d’une part, et la politique législative en matière d’union de fait, d’autre part. Dans les provinces de common law, il y a un consensus de longue date, chez les autrices féministes, concernant les bénéfices liés à une assimilation des conjoints de fait aux époux sous le droit privé de la famille. L’écart entre ce consensus et le droit s’est rétréci au fur et à mesure que certains législateurs ont étendu le partage de biens familiaux aux conjoints de fait[118]. En revanche, au Québec, l’approche de laisser-faire a longtemps joui d’un fort appui féministe[119]. Celui-ci misait sur des conceptions de l’autonomie et du choix semblables à celles des instances gouvernementales. Or, avec le temps, l’appui féministe envers la politique législative s’est effrité. Selon les textes plus récents des organismes militants et des chercheuses féministes, ni l’autonomie ni le libre choix éclairé de l’union de fait ne justifient le statu quo. Bien entendu, le législateur n’est pas obligé de se plier aux recommandations issues des voix féministes. Il n’en demeure pas moins que ses choix concernant l’union de fait, en 1980 — tout comme celui qui a trait à la création du patrimoine familial pour les époux, en 1989 —, s’harmonisaient beaucoup plus avec les recommandations féministes que ne le font ses orientations contemporaines. Notre démarche comparative minoritaire a également mis en exergue la spécificité des conclusions qu’a tirées le Comité consultatif des données qui démontrent l’effet de la présence des enfants au sein du couple. C’est dès lors un choix, pour le moins discutable, d’en déduire une distinction entre le couple dont les conjoints sont liés par la filiation à un enfant commun et toute autre union conjugale.

À la lumière de la comparaison que nous avons effectuée grâce aux ressources internes au droit québécois, nous avons pu constater que la description et la justification avancées par le gouvernement concernant l’asymétrie de traitement réservé aux conjoints de fait par les lois sociales et le droit privé sont inexactes, voire trompeuses. L’inclusion des conjoints de fait dans les lois sociales sans leur reconnaissance dans le droit privé ne leur impose pas juste des « avantages ». En outre, elle contredit l’objectif avoué de leur laisser la liberté d’organiser leurs rapports mutuels à leur gré. Enfin, les propositions de promouvoir le contrat d’union de fait, tout en maintenant le consensualisme, soulèvent des interrogations. En effet, de tels contrats risquent d’aggraver la vulnérabilité engendrée par l’union de fait et les préoccupations ayant mené à l’encadrement du contrat de mariage pourraient y jouer un rôle.

Si nos regards croisés sur l’union de fait en droit québécois ne nous emmènent pas vers une « approche idéale » à privilégier[120], ils peuvent toutefois nous rappeler que les politiques et les justifications que la société se raconte à leur sujet ne sont ni naturelles ni nécessaires. Au contraire, ce sont des choix révisables. D’ailleurs, les inexactitudes et les incohérences repérées au fil de notre texte pourraient signaler l’opportunité de repenser les grandes notions dominant le discours officiel québécois relativement à l’union de fait. Après tout, le Québec n’a-t-il pas droit à une politique dans ce domaine qui repose sur des assises plus solides ?