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Nous avons accepté spontanément de participer aux Mélanges en l’honneur du professeur Dominique Goubau. En effet, ce dernier a contribué d’une manière extrêmement importante à la compréhension et à l’évolution du droit de la famille au Québec et au Canada, et c’est avec grand enthousiasme que nous tenions à lui rendre hommage à ce titre. Parmi les nombreux sujets traités par le professeur Goubau au fil des ans, la situation des familles recomposées et la place du beau-parent dans le droit québécois ont été l’un de ceux auxquels il a consacré beaucoup de temps et d’énergie[1].

Il nous est alors apparu opportun de pousser un peu plus loin la réflexion déjà très étoffée du professeur Goubau sur ce sujet, notamment en ayant recours à des données issues d’une enquête menée dans le cadre d’un projet de recherche portant sur la manière dont les conjoints organisent leurs relations au moment d’événements importants de leur vie conjugale[2]. Cette recherche a donné lieu à deux rapports. Le premier porte principalement sur l’aspect patrimonial de l’organisation de la vie des conjoints[3]. Le second concerne les aspects extrapatrimoniaux, plus particulièrement la parentalité[4]. Or, dans l’un et l’autre de ces rapports, les familles recomposées occupent une place importante, car leur nombre est en augmentation constante.

Deux principales constatations émanent du premier rapport. La première est que l’union de fait n’est pas un choix éclairé pour la majorité des conjoints de fait[5]. La seconde est que les modes de gestion choisis par les couples évoluent au fil du temps et que la présence d’enfants communs ou nés d’une union antérieure constitue l’un des facteurs pouvant influencer ces modes de gestion. Cette deuxième constatation justifiait de consacrer le deuxième rapport aux modes de gestion selon le type de parentalité. Plusieurs questions nous sont alors venues à l’esprit. Des différences existent-elles entre les couples qui ont des enfants selon le type de famille dans lequel ils vivent ? Par exemple, les familles recomposées gèrent-elles leur relation différemment des familles intactes ? Parmi les familles recomposées, y a-t-il une différence selon qu’un seul parent ou que les deux parents ont des enfants d’une précédente union ou qu’un enfant naisse de cette nouvelle union ? Le fait que la Loi sur le divorce[6] prévoie que la personne qui a tenu lieu de parent à l’enfant de l’autre puisse obtenir des droits ou être contrainte à certaines obligations légales, contrairement au conjoint de fait qui reste pratiquement un étranger à l’égard de l’enfant, pousse-t-il ces familles à anticiper davantage les conséquences de la rupture que les familles intactes[7] ?

Ces questions ne sont pas théoriques, elles sont fondamentales pour mieux appréhender et comprendre la réalité de ces familles, mais surtout pour interroger le positionnement du droit à leur égard. L’objectif du présent article est donc de mettre en perspective l’expression « tenir lieu de parent » selon les enseignements des tribunaux et de la doctrine pour ensuite essayer de déterminer si les critères énoncés par le droit concordent avec le comportement ou le vécu des familles recomposées. Cet exercice présente son lot de défis, et nous n’avons pas la prétention d’apporter une réponse complète ou définitive, mais simplement d’éclairer, à partir des données inédites colligées, une réalité multiforme et extrêmement complexe.

Pour ce faire, nous allons dans un premier temps nous attarder à dresser un bref portrait de l’exercice de la parentalité dans les familles recomposées (1) pour ensuite nous pencher sur l’interprétation juridique actuelle de l’expression « tenir lieu de parent » (2). Enfin, nous tenterons de contextualiser cette expression à partir de certaines données issues de notre étude (3).

1 L’exercice de la parentalité dans les familles recomposées québécoises

Le recul du mariage et l’augmentation de l’union de fait et des naissances hors mariage sont des phénomènes désormais connus et relativement bien documentés[8], tout comme l’augmentation de l’instabilité des unions, peu importe la forme qu’elles revêtent. Ces situations entraînent une augmentation du nombre de familles sous la responsabilité d’un seul parent, appelée communément « familles monoparentales[9] ». Ces dernières sont passées de 352 830 en 2006 à 379 210 en 2016, soit une augmentation de 7,5 % en 10 ans[10]. Elles représentaient 29,5 % de l’ensemble des familles du Québec en 2016[11]. Si le décès d’un des conjoints constituait auparavant la principale cause de la monoparentalité, elle est maintenant principalement due à la rupture de l’union des parents[12].

Il peut arriver que des enfants naissent au sein d’une famille monoparentale, mais pour la plupart d’entre eux, cette situation découle de la séparation de leurs parents. Selon le recensement de 2016, 19,2 % des enfants canadiens de moins de 14 ans vivaient dans une famille monoparentale[13]. Cette proportion est toutefois plus élevée au Québec où la proportion atteint 29,5 %. La très grande majorité de ces enfants, soit 75,1 %, vivent avec leur mère alors qu’ils sont 24,9 % à vivre avec leur père[14]. D’ailleurs, les familles monoparentales dirigées par une femme sont particulièrement à risque de connaître la pauvreté. En 2019, 21,9 % des adultes prestataires de l’aide de dernier recours sont des chefs ou cheffes de familles monoparentales[15].

La recherche a montré que la séparation parentale survient de plus en plus tôt dans la vie des enfants. Ils sont donc nombreux à y être confrontés dès leur plus jeune âge. Cette affirmation est particulièrement vraie pour les enfants nés pendant l’union de fait, comparativement à ceux nés dans le mariage[16].

À la suite d’une rupture, plusieurs parents vont refaire leur vie avec un nouveau conjoint ou une nouvelle conjointe pour former ce qu’on appelle une « famille recomposée ».

Statistique Canada distingue deux catégories de couples avec enfants : les familles intactes et les familles recomposées. Les familles intactes sont formées des parents et de leurs enfants biologiques ou adoptés communs. Les familles recomposées doivent inclure au moins un enfant issu de l’union antérieure de l’un ou de l’autre conjoint. Au Québec, selon les données du recensement de 2016, 83,9 % des couples avec enfants forment des familles intactes contre 16,1 % qui forment des familles recomposées. Si l’on distingue le statut matrimonial, 90,8 % des couples mariés forment des familles intactes et 9,2 % forment des familles recomposées. Pour les couples en union de fait avec enfants, les pourcentages respectifs s’établissent à 75,8 % et 24,2 %[17]. Le choix de l’union libre est d’ailleurs très fréquent au moment de la recomposition familiale. Ce phénomène est particulièrement intéressant puisque qu’en cas de rupture de la famille recomposée, on sait que les enfants nés d’une précédente union, mais dont le parent est marié avec son conjoint ou sa conjointe, sont mieux protégés par la Loi sur le divorce[18] que ceux qui vivent dans une famille recomposée fondée sur l’union de fait. De plus, il a été démontré que les nombreuses difficultés auxquelles sont confrontées les familles recomposées les rendent plus vulnérables à une deuxième rupture[19].

Comme la séparation survient de plus en plus tôt dans la vie des enfants[20], on peut faire l’hypothèse que la recomposition familiale arrive aussi dans leur vie à un plus jeune âge et qu’en conséquence, ils ont plus de chance d’avoir développé une relation significative avec le conjoint ou la conjointe de leur parent. Si on ajoute à cela, les risques de voir cette nouvelle famille recomposée éclater à son tour, se pose alors la question de la nature du lien unissant un enfant à son beau-parent. La recherche est encore lacunaire sur les relations post-rupture, mais la littérature montre qu’un certain nombre d’enfants vont maintenir des relations avec leur ex-beau-parent[21].

Ces relations peuvent être épisodiques, elles peuvent être interrompues au moment de la rupture pour reprendre par la suite. En effet, l’enfant peut ainsi chercher à protéger son parent en mettant fin à la relation avec l’autre pour la reprendre un peu plus tard[22]. Le type et l’intensité de la relation varient d’une famille à l’autre. Certains facteurs expliquent ces divergences, dont « l’âge de l’enfant, la compatibilité des personnalités, la relation entretenue avec chacun des parents d’origine, le temps passé auprès du beau-parent, et le fait de soutenir des enfants issus d’une précédente union[23] ». L’intensité de la relation entre l’enfant et le beau-parent est plus soutenue lorsque le père d’origine est peu présent. Un autre facteur important est la place que le parent, le plus souvent la mère, est prêt à laisser à son nouveau conjoint et la part du pouvoir qu’il est prêt à partager avec ce dernier[24]. Quoiqu’il en soit, des études montrent que « deux jeunes sur trois se sentent près de leur beau-père et parmi eux, les deux tiers les considèrent comme un parent. Cette proportion est un peu plus faible du côté des belles-mères[25] ». Enfin, d’autres études indiquent qu’une minorité seulement de beaux-parents ne s’engage pas dans des rôles de parents substituts[26].

Des contacts peuvent se maintenir avec l’enfant issu de la famille recomposée alors qu’ils sont interrompus avec l’enfant né de l’union précédente. Comment expliquer à un enfant que, contrairement à ses demi-frères et demi-soeurs, il n’est pas autorisé à aller voir son beau-parent qu’il considère comme une figure parentale importante ou même comme un parent[27] ?

Or, bien qu’elles soient beaucoup plus fréquentes qu’autrefois, ces situations ne trouvent pas nécessairement un écho dans le droit québécois de la famille et elles remettent à l’avant-scène une question récurrente, soit celle de savoir dans quelle mesure la loi doit encadrer ou non la relation post-rupture entre l’enfant et son beau-parent lorsque ce dernier a plus ou moins tenu lieu de parent à cet enfant avant la rupture de la famille recomposée.

2 Les défis et les enjeux autour de l’interprétation juridique de l’expression « tenir lieu de parent »

Une des premières difficultés à laquelle nous sommes confrontés lorsque nous tentons d’appréhender cette réalité est l’absence de terme juridique adapté pour décrire cette relation entre l’enfant et le conjoint ou la conjointe de son parent légal. La langue anglaise est plus précise en ce qu’elle a recours au terme « stepparent » pour identifier le conjoint du parent. Si au départ l’expression était réservée au conjoint marié, elle a évolué pour maintenant englober également le conjoint du parent en union de fait[28]. Au Québec, on a parfois recours à l’expression « parent psychologique[29] », ou encore à l’expression « beau-parent » accompagnée de son corollaire « bel enfant ».Si au départ, cette expression visait à identifier les parents de son conjoint ou de sa conjointe et non pas la relation de son propre enfant à l’égard d’un nouveau conjoint ou d’une nouvelle conjointe, il semble bien que l’expression « beau-parent » soit en voie de devenir l’expression consacrée par le droit[30].

Comment le droit reconnaît-il ou non cette réalité ? L’affirmation selon laquelle le droit ne reconnaîtrait aucune place au beau-parent doit être nuancée sur le fondement de certaines réformes législatives récentes, de décisions judiciaires ou de développements doctrinaux. En effet, on retrouve l’expression « tenir lieu de parent » dans plusieurs lois québécoises et pas seulement en matière familiale. À ce titre, l’apport du professeur Goubau est indéniable. Dans un article publié en 2019, les auteurs Goubau et Chabot tracent un portrait juridique inédit de la parentalité en dehors du droit de la famille[31] en recensant plus de 40 textes de loi statutaires afin de mieux circonscrire la manière dont le droit public et le droit social prennent ou non en considération la réalité des familles recomposées.

Leur première conclusion est que, contrairement au droit civil, le droit statutaire réserve une « place tangible à la beau-parentalité[32] ». Toutefois, l’exercice leur a également permis de constater le manque flagrant d’uniformité dans l’appréhension de cette réalité.

Le droit reconnaît donc certains droits et obligations aux beaux-parents, mais ceux-ci sont épars et sont loin de conférer un véritable statut juridique aux beaux-parents[33]. Plusieurs aspects de la parentalité peuvent s’exercer dans la famille recomposée. Nous aborderons successivement, les questions de l’autorité parentale (2.1), de la tutelle supplétive (2.2) et du soutien alimentaire (2.3). Enfin, nous nous attarderons à la divergence d’interprétation de l’expression « tenir lieu de parent » au Québec et au Canada (2.4).

2.1 L’exercice de l’autorité parentale dans la famille recomposée

S’agissant plus particulièrement de l’autorité parentale, elle est dévolue aux parents de l’enfant puisqu’elle découle de l’établissement de la filiation[34]. En conséquence, le beau-parent, même celui qui fait vie commune avec l’enfant la majorité du temps, est dépourvu de toute autorité pour le discipliner, consentir à des soins médicaux ou effectuer le suivi scolaire auprès d’un établissement d’enseignement. Devant un tel vide juridique, des pouvoirs résiduels peuvent être accordés aux beaux-parents, mais ils dépendent entièrement de la volonté du parent d’origine.

Le parent peut déléguer l’exercice de certains attributs de l’autorité parentale à un tiers, dont son nouveau conjoint. Il peut s’agir de la garde, de la surveillance ou de l’éducation de l’enfant[35]. En contexte de recomposition familiale et lorsque les deux parents de l’enfant sont déjà présents, le parent ne peut déléguer à son conjoint ou à sa conjointe que la partie de l’autorité parentale qu’il exerce lui-même d’une manière exclusive. Le plus souvent, cette autorité se limite aux décisions qui relèvent de la vie quotidienne. En effet, l’application concrète d’une telle délégation peut s’avérer difficile puisque des tiers, comme l’école ou l’hôpital peuvent refuser, notamment pour des raisons de sécurité, de traiter directement avec le beau-parent, et cela, malgré la délégation effectuée par le parent[36]. Pour les décisions importantes, l’accord des deux parents de l’enfant est nécessaire, mais pas celui du beau-parent. Dans tous les cas, les tribunaux ont établi que cette délégation est temporaire et révocable en tout temps par le parent délégant[37]. De plus, l’analyse du droit statutaire effectuée par les auteurs Goubau et Chabot les conduit à affirmer que les lois statutaires qui traitent des questions relatives à l’autorité parentale considèrent le beau-parent comme un étranger. Elles sont donc, à ce titre, tout à fait conformes aux enseignements du droit civil.

Une première constatation s’impose, la délégation partielle de l’autorité parentale n’étant pas opposable aux tiers reste un mécanisme bien imparfait pour répondre aux besoins des familles recomposées.

2.2 La délégation ou le partage de la tutelle et de l’autorité parentale avec un beau-parent

Un nouveau mécanisme juridique a vu le jour en juin 2017. Il s’agit de la tutelle supplétive[38]. Elle permet à un parent de désigner une autre personne à qui déléguer ou avec qui partager les charges de tuteur légal et de titulaire de l’autorité parentale. Le choix d’effectuer un partage ou une délégation repose essentiellement sur la situation factuelle dans laquelle l’enfant se trouve puisqu’il ne peut pas y avoir plus de deux personnes titulaires de l’autorité parentale et de la tutelle légale. Si un parent est le seul titulaire de ces charges, en raison du décès de l’autre parent par exemple, un partage sera la solution appropriée. Inversement, si l’enfant bénéficie déjà de deux titulaires de l’autorité parentale et de la tutelle légale, la situation commande plutôt une délégation des charges[39]. Toutefois, la loi pose une condition : il faut qu’il soit impossible pour les parents ou pour l’un d’eux de les exercer pleinement ou qu’il y ait un désengagement envers l’enfant[40]. La désignation d’un tuteur supplétif entraîne la suspension des charges de tuteur légal et de titulaire de l’autorité parentale à l’égard du parent[41]. Le beau-parent doit donc en quelque sorte remplacer le parent qui n’exerce pas pleinement la tutelle et l’autorité parentale. Il s’agit d’une limitation de taille pour les familles recomposées puisque si les deux parents sont présents dans la vie de l’enfant, bien que d’une manière plus ou moins stable, une telle délégation sera impossible. La loi prévoit une liste limitative de personnes pouvant, sur autorisation du tribunal[42], bénéficier de cette délégation, dont le conjoint ou la conjointe de l’un des parents[43].

Peu de décisions ont été rendues depuis l’entrée en vigueur de ces dispositions et la doctrine s’y est peu intéressée[44]. À ce jour et à notre connaissance, aucune décision n’a interprété l’expression « exercer pleinement » la tutelle et l’autorité parentale. Cependant, une décision a permis de confirmer les effets de la nomination d’un tuteur supplétif dans une situation de partage des charges de tuteur légal et de titulaire de l’autorité parentale. En effet, dans l’une des premières décisions rendues au sujet de la tutelle supplétive, un greffier spécial en matières familiales avait estimé que le partage de la tutelle et de l’autorité parentale d’un père veuf au profit de sa nouvelle conjointe entraînait une suspension de ses propres charges[45]. Nous partageons complètement l’opinion du professeur Goubau selon laquelle une telle interprétation est contraire à l’esprit de la loi puisqu’elle rendrait illusoire toute possibilité d’effectuer un partage des charges de titulaire de l’autorité parentale et de la tutelle légale quand le parent délégant exerçait déjà seul celles-ci[46]. Heureusement, cette décision a été révisée par la Cour supérieure qui a plutôt conclu que le partage de ces charges n’entraînait pas la suspension des droits du parent effectuant le partage[47]. À défaut, une telle interprétation juridique aurait complètement paralysé le recours à ce mécanisme par les familles recomposées. S’il est donc toujours permis de recourir au partage de la tutelle et de l’autorité parentale, les conditions posées par la loi pour le faire en limitent toutefois grandement l’application.

Au-delà des responsabilités personnelles qu’un beau-parent peut exercer ou non à l’égard de l’enfant de son conjoint, les tribunaux ont également été saisis de la question du soutien alimentaire auquel l’enfant peut ou non avoir droit de la part de son beau-parent.

2.3 Le paiement de dépenses relatives à l’enfant de l’autre conjoint

Les parents doivent subvenir au besoin de leur enfant en vertu de l’obligation alimentaire[48] et de l’obligation d’entretien qui résulte de l’autorité parentale[49]. Ces obligations sont fondées sur l’existence d’un lien de filiation entre l’enfant et ses parents[50], ce qui signifie que le beau-parent n’est pas tenu légalement de participer au paiement des dépenses liées à l’enfant de son conjoint ou de sa conjointe. À l’inverse, un parent ne peut pas réduire son obligation alimentaire envers son propre enfant sous prétexte qu’un beau-parent est présent dans la vie de son enfant et qu’il occupe un rôle parental auprès de lui[51].

Il en va autrement pour le droit statutaire puisque plusieurs lois et règlements prennent en considération les situations de recompositions familiales afin de déterminer l’admissibilité à un service ou pour octroyer de l’aide financière aux familles. Selon les auteurs Goubau et Chabot, la logique budgétaire conduit le législateur à adopter une approche libérale ou restrictive selon qu’il s’agit de refuser ou d’accorder des bénéfices matériels et cette manière de procéder entraîne des effets pénalisants pour la famille recomposée[52]. En effet, dans certains cas, la simple cohabitation avec un nouveau conjoint peut faire perdre au parent certains avantages financiers. Dans d’autres cas, la loi présume que le nouveau conjoint participe aux frais d’entretien du ménage, ce qui peut ne pas être le cas dans les faits[53].

Ainsi, les familles recomposées se trouvent prises dans le paradoxe juridique suivant : selon le droit civil, le beau-parent n’est tenu à aucune obligation de contribuer financièrement aux dépenses relatives à l’enfant du conjoint, alors que le droit statutaire peut exiger ou considérer cette contribution de la part du nouveau conjoint. De plus, lorsque le lien beau‑parental est pris en considération par le droit statutaire, il ne l’est pas nécessairement en fonction de l’état matrimonial puisque la plupart des lois statutaires québécoises assimilent, sous certaines conditions, les conjoints de fait aux époux[54].

En outre, la Cour d’appel a confirmé qu’un conjoint de fait, même s’il n’a aucune obligation alimentaire envers l’enfant de l’autre, peut s’assujettir conventionnellement à une telle obligation. L’obligation qualifiée au départ de « naturelle » peut lier civilement le beau-parent ayant volontairement reconnu agir à titre de parents envers l’enfant de son conjoint[55].

En 2007, le juge Dalphond, alors juge à la Cour d’appel du Québec, avait émis l’hypothèse que la combinaison des articles 10 et 39 de la Charte des droits et libertés de la personne[56] pourrait entraîner des droits et des obligations pour les couples dont une personne a agi à titre de parent pour l’enfant de l’autre et cela, peu importe que le couple soit marié ou non[57]. Or, la jurisprudence ne semble pas avoir suivi cette voie[58]. Il s’agit sans aucun doute d’une occasion manquée de reconnaître enfin les mêmes droits à tous les enfants, peu importe le choix de l’union effectué par leurs parents. Dans ce contexte, nous devons nous astreindre à mieux comprendre le sens et la portée de l’expression « tenir lieu de parent » en droit québécois.

2.4 Le sens et la portée de l’expression « tenir lieu de parent »

La genèse de l’expression « tenir lieu de parent » dans le droit de la famille québécois se trouve dans la Loi sur le divorce. En effet, en définissant l’enfant à charge comme étant « l’enfant des époux ou ex-époux pour lequel ils tiennent lieu de parents » ou « dont l’un est le père ou la mère et pour lequel l’autre en tient lieu[59] », la loi prend directement en compte la situation des familles recomposées et le rôle joué par un nouveau conjoint à l’égard de l’enfant de l’autre pendant la vie commune. Dans un tel cas de figure, l’enfant sera considéré comme un enfant à charge au sens de la Loi sur le divorce. Cette situation entraîne la possibilité qu’une ordonnance alimentaire[60] ou une ordonnance parentale[61] soit prononcée à son profit. Le beau-parent peut également se voir confier l’exercice de responsabilités décisionnelles à l’égard de l’enfant[62]. Rappelons toutefois que ces dispositions ne s’appliquent qu’aux couples mariés.

Cependant, le législateur fédéral s’est gardé de préciser les différents facteurs qui doivent être pris en considération pour déterminer si un adulte a tenu lieu ou non de parent pendant le mariage. Si certaines provinces, comme la Colombie-Britannique, le Manitoba et l’Alberta ont choisi de préciser dans leur propre législation relative à l’obligation alimentaire, quelles en seraient les conditions[63], le Québec a toujours rejeté l’idée de créer une obligation alimentaire au sein de la famille recomposée, se montrant réticent à la multiplication des figures parentales, voire réfractaire à la pluriparentalité ou à la pluriparenté[64]. Il est donc revenu aux tribunaux de déterminer ces critères. Des divergences d’interprétation d’une province à l’autre ont donné lieu à un affrontement entre différents courants jurisprudentiels. L’une de ces divergences portait sur la possibilité pour le beau-parent de se désister volontairement de son engagement envers l’enfant au moment du divorce. L’arrêt de principe a été rendu par la Cour suprême dans l’affaire Chartier[65] qui va fournir des indications pour déterminer si un ex-conjoint a tenu lieu de parent à l’égard des enfants de l’autre.

Dans cette affaire, un enfant est né pendant le mariage des parties et l’épouse avait déjà une enfant née d’une précédente union. Pendant la vie commune, l’époux s’occupe activement des deux enfants et se présente comme une figure paternelle pour eux. À la suite à la séparation du couple, l’époux désire rompre les liens avec l’aînée des enfants. La question en litige était donc de savoir si un époux ayant tenu lieu de parent au sens de l’article 2 (2) de la Loi sur le divorce pouvait se désister volontairement de ce lien.

Après avoir analysé les deux principaux courants jurisprudentiels à ce sujet, le plus haut tribunal du pays a conclu qu’un époux, reconnu comme ayant tenu lieu de parent pour un enfant, ne peut pas se soustraire unilatéralement à ses obligations. Il s’agit, selon la Cour, de l’interprétation la plus compatible avec l’intérêt de l’enfant. Comme le précise l’honorable juge Bastarache : « Chacun des conjoints a le droit de divorcer d’avec l’autre, mais il n’a pas le droit de divorcer d’avec les enfants à sa charge[66]. » Ainsi, pour conclure qu’un époux a bel et bien tenu lieu de parent pour un enfant, il faut, pour la période où les parties formaient une cellule familiale, analyser objectivement un ensemble de facteurs qui permettront d’identifier la nature du lien et cela indépendamment de la volonté exprimée. Le point de vue de l’enfant lui-même est important, mais l’intention de l’adulte semble être déterminante. Cette intention n’est habituellement pas explicite pendant le mariage. Il faut donc la déterminer à travers une série de comportements du beau-parent et de l’enfant. La Cour va poser une série de questions qui deviendront autant d’indicateurs à considérer :

L’enfant participe-t-il à la vie de la famille élargie au même titre qu’un enfant biologique ? La personne contribue-t-elle financièrement à l’entretien de l’enfant (selon ses moyens) ? La personne se charge-t-elle de la discipline de la même façon qu’un parent le ferait ? La personne se présente-t-elle aux yeux de l’enfant, de la famille et des tiers, de façon implicite ou explicite, comme étant responsable à titre de parent de l’enfant ? L’enfant a-t-il des rapports avec le parent biologique absent et de quelle nature sont-ils ?[67]

Si, après avoir considéré ces différents aspects, le tribunal conclut que l’époux a bel et bien tenu lieu de parent pour l’enfant, il pourrait être tenu à une ordonnance alimentaire. La rupture des contacts et des liens entre l’époux et l’enfant après la séparation ne peut justifier un retrait de ces obligations. En contrepartie, le beau-parent se voit aussi reconnaître des droits comme celui de demander la garde ou d’obtenir un droit de visite.

La Cour suprême du Canada a donc adopté une interprétation libérale de la notion de « tenir lieu de parent ». Selon les auteurs Goubau et Chabot, cette interprétation de la Cour suprême est lourde de conséquences dans la mesure où la majorité des beaux-parents s’engagent dans des rôles parentaux et seraient conséquemment visés en cas de séparation[68]. Toutefois, les écrits traitant de l’exercice des rôles parentaux[69] ne permettent pas d’affirmer que la majorité des beaux-parents répondraient de la même manière aux questions soulevées par la Cour suprême.

Cette interprétation n’a pas reçu un accueil uniforme dans tout le pays. Alors que les autres provinces et territoires canadiens ont adopté l’approche prônée par la Cour suprême dans l’arrêt Chartier, le Québec a développé une approche plus restrictive[70]. Dès 2001, la Cour d’appel du Québec a réduit considérablement l’application de l’arrêt Chartier en droit québécois[71]. Arguant que l’obligation alimentaire et les conséquences qui en découlent sont des règles de droit civil qui relèvent de la compétence des provinces, la Cour d’appel affirme que la notion « in loco parentis » n’y a jamais été intégrée[72]. Il faut donc en faire une interprétation restrictive et faire preuve de prudence dans l’interprétation de la preuve[73]. La Cour d’appel lie l’expression « tenir lieu de père ou de mère » à la notion in loco parentis, qui serait inapplicable en droit québécois. Une telle affirmation a de quoi surprendre d’autant plus que le juge Bastarache prend la peine de dire très clairement qu’il n’en est rien. « À mon avis, le sens en common law de l’expression in loco parentis n’est pas utile pour déterminer la portée des termes “tiennent lieu de père et mère” figurant dans la Loi sur le divorce[74] ». Plus loin, il réitère la nécessité de faire abstraction du concept de common law dans l’interprétation de l’expression « tenir lieu de parent », et cela « de façon à refléter l’approche contextuelle, fondée sur l’objet, que notre Cour préconise en matière d’interprétation législative[75] ». Critiquant la position adoptée par la Cour d’appel, le professeur Goubau affirme : « La Cour suprême a ainsi déconnecté la Loi sur le divorce et la common law au moment d’interpréter la notion d’“enfant à charge”[76]. »

Enfin, reste l’argument du rejet par le droit québécois de la multiparentalité, un argument qui ne convainc pas plus du bien-fondé de la position de la Cour d’appel. Si le droit québécois n’a jamais imposé de droit alimentaire au parent substitut, les tribunaux s’y sont beaucoup intéressés[77], notamment par le recours à la notion d’intérêt de l’enfant qui a permis l’attribution de droits d’accès, voire du droit de garde à des beaux-parents et cela même si ces derniers continuent d’être considérés comme des tiers à l’égard de l’enfant[78].

Quoiqu’il en soit, les tribunaux québécois se sont alignés sur la position de la Cour d’appel, adoptant une approche restrictive dans la majorité des dossiers étudiés en plus d’exiger une intention non équivoque du beau-parent d’agir à titre de parent[79]. Pour établir cette intention, ils se fondent principalement sur deux éléments, la contribution financière du beau-parent et l’absence de contact entre l’enfant et son autre parent biologique. Avec des nuances et des degrés variés d’exigences au regard de ces deux critères, la tendance générale est au rejet de la « multiparentalité ». Selon les auteurs Goubau et Chabot, « une interprétation moins restrictive en la matière mériterait d’être envisagée[80] ».

Rappelons que seules les familles recomposées dont les conjoints sont mariés et qui souhaiteraient divorcer peuvent se prévaloir de cette disposition de la Loi sur le divorce. La situation est pour le moins paradoxale quand on sait que les enfants québécois sont beaucoup plus nombreux à naître hors mariage et à vivre au sein d’une famille recomposée qu’ailleurs au Canada. Cette différence de traitement a maintes fois été dénoncée comme la survivance d’une forme de discrimination à l’égard de ceux que l’on appelait autrefois les enfants naturels[81]. Dans ce contexte, les recommandations du Comité consultatif sur le droit de la famille[82] et la Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et modifiant le Code civil en matière de droits de la personnalité et d’état civil (ci-après « projet de loi 2 »)[83], dont plusieurs dispositions viennent tout juste d’être adoptées, visent-elles à y mettre fin ?

Constatant la différence de traitement entre les enfants selon le type d’union choisi par leurs parents, le Comité proposait d’intégrer dans le droit civil québécois la notion in loco parentis et de l’étendre à tous les couples, peu importe qu’ils soient mariés ou non[84]. Toutefois, le Comité adhère à l’interprétation restrictive prônée par la Cour d’appel du Québec afin de limiter les droits de l’enfant au cas où le beau-parent a agi d’une manière non équivoque à titre de parent. En revanche, le Comité va plus loin que la Cour suprême en recommandant que le beau-parent qui a agi à titre de parent et qui obtient la garde exclusive ou partagée de l’enfant puisse également exercer l’autorité parentale. Or, ces recommandations n’ont pas été suivies par le législateur québécois dans le projet de loi 2.

Dans l’hypothèse où le conjoint n’aurait pas tenu lieu de parent à l’enfant pendant l’union, mais aurait développé un lien significatif avec lui, le Comité recommande de reconnaître à l’enfant le droit d’entretenir des relations personnelles avec le conjoint ou la conjointe ou l’ex-conjoint ou ex-conjointe de son parent à moins que son intérêt n’y fasse obstacle[85]. Cette proposition a trouvé écho auprès du législateur puisque le projet de loi 2 reformule complètement l’ancien article 611 du Code civil[86] qui interdisait aux parents de faire obstacle, sans motifs graves, aux relations d’un enfant avec ses grands-parents. À défaut d’entente, il revenait au tribunal de déterminer les modalités de ce droit reconnu par la jurisprudence comme un droit de l’enfant et non comme un droit des grands-parents[87]. Le nouvel article 611 a été modifié, notamment pour promulguer le droit de l’enfant à maintenir des relations personnelles avec l’ex-conjoint de son père, de sa mère ou de son parent dans la mesure où cette personne est significative pour l’enfant et qu’il en va de son intérêt qu’il en soit ainsi. L’enfant de 10 ans et plus doit y consentir, mais, s’il est âgé de moins de 14 ans, le tribunal pourra passer outre à son refus. Dans tous les cas, le refus de l’enfant de 14 ans fait obstacle au maintien de la relation[88].

Bref, la réforme, si elle devait s’arrêter ici, n’aura certes pas rempli ses promesses. Nous sommes toujours face à une différence de traitement entre les enfants selon l’état matrimonial de leurs parents. Non seulement les enfants dont les parents vivent en union de fait au sein d’une famille recomposée sont encore moins bien protégés au Québec qu’ailleurs au Canada, mais nous sommes toujours confrontés à une interprétation restrictive de la Cour d’appel du Québec qui maintient la nécessité d’une intention non équivoque du conjoint du parent pour reconnaître qu’il aurait agi à titre de parent. Cette intention se manifesterait principalement dans les cas où l’enfant n’entretiendrait plus de relations soutenues avec son autre parent biologique et que le beau-parent aurait contribué financièrement à l’entretien de l’enfant. Or, le professeur Goubau faisait, à juste titre, remarquer que cet aspect de la question était encore mal connu, appelant à d’autres recherches pouvant éclairer cette réalité[89]. C’est ce que nous allons humblement tenter de faire dans la prochaine partie.

3 La contextualisation de l’expression « tenir lieu de parent » à partir de la réalité des familles recomposées

Dans le cadre de l’étude que nous avons menée, une attention particulière a été accordée aux familles recomposées. Pour bien situer la réalité de ces familles avec enfant, nous avons divisé les types de ménage en deux groupes, le type « intact »[90] et le type « recomposé ». Les familles recomposées se subdivisent elles-mêmes en trois catégories. La première est qualifiée de « recomposée simple » c’est-à-dire que les conjoints n’ont pas d’enfants en commun et un seul a un ou des enfants nés d’une précédente union. La deuxième catégorie est dite « recomposée complexe ». Dans cette situation, les conjoints n’ont pas d’enfant en commun, mais ils ont tous les deux des enfants nés d’une précédente union. Enfin, la troisième catégorie est qualifiée de « recomposée féconde ». Elle vise des couples qui en plus d’avoir des enfants nés d’une précédente union (simple ou complexe) ont un ou des enfants en commun[91]. Si la majorité des répondants vit dans une famille intacte avec enfant (55 %), une part importante d’entre eux vivent dans une famille recomposée (23 %)[92] qui peut être simple, complexe ou féconde.

Pour mieux comprendre le phénomène de la beau-parentalité, nous allons aborder successivement la question des rapports pécuniaires (3.1) pour ensuite nous attarder sur la question des rapports personnels (3.2) entre l’enfant et son beau-parent.

3.1 Les rapports pécuniaires entre l’enfant et son beau-parent

En ce qui a trait au mode de gestion de l’argent, les données de notre enquête[93] montrent que, contrairement à ce qui a souvent été avancé, les ménages recomposés privilégient la mise en commun de leurs revenus comme le font les familles intactes. L’affirmation est particulièrement vraie pour les familles recomposées fécondes (57 % des cas). Elles sont conséquemment moins nombreuses à recourir au partage des dépenses moitié-moitié (12 % seulement). La présence d’un enfant commun dans les familles recomposées, comme dans les familles intactes, aurait donc une influence marquée sur l’organisation des relations pécuniaires[94].

On se rappelle que la Cour d’appel du Québec accorde une grande importance à la contribution financière d’un beau-parent à l’entretien de l’enfant de l’autre, y voyant un critère faisant la démonstration non équivoque de l’intention de tenir lieu de parent[95]. Or, à notre connaissance, aucune donnée ne permettait d’avoir une vue d’ensemble de la situation. Nous avons donc cherché à savoir qui, dans les familles recomposées, paient pour certaines dépenses liées directement aux enfants de l’un ou de l’autre des conjoints, comme les vêtements, les médicaments et les services de garde. Pour répondre à cette question spécifique, nous avons dû cibler seulement les familles recomposées simples (n=156) afin de distinguer précisément quel(s) adulte(s) paie(nt) pour quel(s) enfant(s) présent(s) dans le ménage. Le questionnaire ne permettait pas ce degré de précision dans les familles recomposées complexes ou fécondes. L’analyse montre clairement que c’est le parent de l’enfant qui paie seul ou presque seul, ou encore avec l’autre parent qui ne vit pas dans le ménage, pour la très grande majorité de ces dépenses. En effet, les nouveaux conjoints ne paient pas pour les médicaments des enfants de l’autre dans 76 %[96] des cas, ni pour les vêtements dans 79 %[97] des cas, ni pour la garde de l’enfant, dans 74 % des cas[98].

Toutefois, les dépenses liées à la nourriture sont plus fréquemment partagées également au sein des familles recomposées (46 %, peu importe le type de famille recomposée)[99]. De plus, les beaux-pères sont plus nombreux que les belles-mères à affirmer qu’ils paient pour certaines dépenses relatives à l’enfant du conjoint[100].

La protection accordée aux enfants n’étant pas la même en vertu de la Loi sur le divorce qu’en vertu du Code civil, nous avons poussé notre analyse afin de savoir s’il y avait une différence entre les couples mariés ou en union de fait dans les ménages recomposés simples. Des différences statistiquement significatives existent entre les conjoints mariés qui sont plus nombreux que les conjoints de fait à participer aux dépenses relatives aux enfants de l’autre. Ainsi, les couples mariés assument à parts égales les dépenses liées aux médicaments des enfants dans une proportion de 18 % contre 11 % pour les couples en union de fait[101]. Le même phénomène est constaté au sujet des dépenses relatives à la garde des enfants, où les conjoints mariés assument à parts égales cette dépense dans une proportion de 21 % contre 15 % pour les conjoints de fait[102]. S’agissant des dépenses relatives à l’achat des vêtements, l’écart est encore plus grand, s’établissant à 24 % pour les couples mariés contre 9 % pour les couples en union de fait[103].

Ainsi, il appert donc que la majorité des beaux-parents vivant dans une famille recomposée simple ne participent pas aux charges financières relatives à l’enfant du conjoint, et ce, peu importe que le couple soit marié ou en union de fait. Bien que ce constat soit conforme à l’absence d’obligation pour le beau-parent en droit civil, il contredit largement les postulats pris en compte par le droit statutaire pour déterminer l’admissibilité à un service ou les sommes pouvant être accordées aux familles pour différentes raisons. Comme le soulignaient Goubau et Chabot : « Dans certains cas, la logique budgétaire semble dicter une approche libérale ou restrictive selon qu’il faudra accorder ou refuser des avantages matériels avec, dès lors, un effet pénalisant important pour la famille recomposée[104]. » Dans ces situations, les enfants sont les grands perdants puisque, non seulement les beaux-parents ne participent pas financièrement à leur entretien, mais l’État estime au contraire qu’ils le font, justifiant ainsi de restreindre l’accès à des services pour leurs familles, voire à réduire les sommes financières auxquelles les parents auraient droit justement pour couvrir les dépenses relatives à l’enfant (ex. allocations familiales).

Un autre élément permettant d’appréhender la nature des relations entre un enfant et son beau-parent réside dans le choix des héritiers en cas de décès.

Au Québec, si une personne ne rédige pas de testament, ses biens seront dévolus selon un ordre de succession préétabli par le législateur. Cet ordre prévoit la distribution des biens aux ascendants, aux descendants ou aux collatéraux du défunt[105]. Dans tous les cas, la dévolution repose soit sur les liens du mariage ou de l’union civile dans le cas d’une dévolution au conjoint, soit sur les liens de parenté dans le cas d’une dévolution aux ascendants, descendants et collatéraux. Le droit civil ne reconnaît donc aucune dévolution légale des successions entre le beau-parent et l’enfant du conjoint, que le couple soit marié ou non. Cependant, il est possible pour toute personne majeure de rédiger un testament dans lequel elle nomme ses héritiers.

La première constatation à ce chapitre est le fait que plus de la moitié des couples n’ont pas fait de testament. Toutefois, les couples mariés sont plus nombreux (46 %) à avoir fait l’exercice que les couples en union de fait (35 %)[106]. De plus, la présence d’au moins un enfant dans le ménage fait augmenter le pourcentage des personnes ayant fait un testament (46 %) comparativement aux couples sans enfant à la maison (21 %)[107]. Enfin, toutes proportions gardées, ce sont les familles recomposées complexes qui sont le plus susceptibles de faire un testament (45 %). Le fait que les deux conjoints ont un ou des enfants nés d’une précédente union les incite sans doute davantage à prévoir le partage de leurs biens en cas de décès. Les couples mariés qui forment une famille recomposée complexe sont plus nombreux encore à faire un testament (56 %) par rapport aux familles vivant en union de fait (41 %)[108]. Ces données sont pour le moins inquiétantes quand on sait que le conjoint de fait survivant n’est pas un héritier légal si l’autre décède sans testament, contrairement aux époux.

À l’occasion de l’enquête, il a été aussi demandé aux personnes ayant rédigé un testament d’indiquer qui elles ont nommé comme héritiers en cas de décès. L’analyse s’est concentrée sur les ménages recomposés comparativement aux familles dites intactes. Les familles recomposées fécondes se comportent de manière très similaire aux familles intactes puisqu’elles désignent au premier rang leur conjoint, puis leurs propres enfants au deuxième rang. Quant aux familles recomposées simples et complexes, les enfants du conjoint occupent une place non négligeable puisque près d’un répondant sur cinq (19 %) désigne aussi les enfants du conjoint comme seconds héritiers[109]. Ces données ne sont pas anodines, car la désignation de l’enfant de l’autre à titre d’héritier traduit l’importance de la relation qui peut parfois se tisser entre un beau-parent et l’enfant.

Au-delà des relations pécuniaires, nous nous sommes aussi intéressées à la manière dont les répondants appréhendaient le maintien ou non de cette relation à la suite de la rupture de la famille recomposée.

3.2 Les croyances relatives à la survie de la relation personnelle entre l’enfant et son beau-parent en cas de rupture

Pour mieux comprendre la beau-parentalité, nous avons demandé aux répondants vivant avec des enfants issus d’une précédente union de décrire la manière dont ils envisageaient leurs relations avec les enfants de l’autre, si une rupture devait survenir. Ils sont nombreux à penser qu’ils auraient une garde partagée des enfants de leur conjoint issus d’une union précédente (16 %)[110]. Toutefois, les conjoints mariés sont beaucoup plus nombreux à le croire (27 %) que les conjoints de fait (10 %)[111].

De plus, la croyance selon laquelle les contacts cesseraient complètement avec les enfants de l’autre est proportionnellement plus élevée chez les couples en union de fait (35 %) que chez les couples mariés (18 %). Il en est de même pour l’affirmation selon laquelle les contacts surviendraient seulement quelques fois par année. La proportion est alors de 34 % chez les couples en union de fait contre 28 % chez les couples mariés[112]. Ainsi, on constate, une fois de plus, une différence entre les couples mariés et les couples en union de fait. Rappelons qu’il s’agit essentiellement d’une perception et non de la réalité. Parmi les couples avec enfant(s), les couples mariés seraient donc plus enclins à croire à la pérennité de leurs relations avec leurs beaux-enfants en cas de rupture que les couples en union de fait.

Nous avons tenté de savoir si au-delà du statut matrimonial, la durée de la vie commune pouvait également influencer la manière dont les répondants appréhendaient les relations post-rupture. À ce chapitre, la durée de la vie commune a une influence significative, mais uniquement pour les couples en union libre. En effet, la durée de l’union ne semble pas modifier la perception des couples mariés quant à la nature des relations futures qu’ils entretiendraient avec l’enfant de leur ex-conjoint ou ex-conjointe[113]. Toutefois, la différence est marquée pour les conjoints de fait où l’on constate que plus la durée de vie est longue, plus les conjoints sont nombreux à penser qu’ils auraient une garde partagée (de 3 % après 3 ans et moins de vie commune ; 14 % entre 4 et 15 ans de vie commune)[114]. Conséquemment, le pourcentage de répondants en union de fait qui croient qu’ils n’auraient plus aucun contact avec l’enfant de l’autre diminue considérablement avec les années, passant de 49 % après 3 ans de vie commune à 22 % après 16 ans et plus de vie commune[115].

Enfin, si on compare les types de familles recomposées entre elles, on constate que ce sont dans les familles recomposées fécondes (34 %) que les conjoints sont les plus enclins à croire qu’ils auraient une garde partagée de l’enfant de l’autre, comparativement à seulement 3 % pour les familles recomposées simples, et 7 % pour les familles recomposées complexes[116]. On peut faire l’hypothèse que la présence d’un ou de plusieurs enfants communs est une des raisons importantes qui expliquent ces différences. En effet, dans le cas des familles recomposées fécondes, l’enfant de l’autre se trouve aussi être le demi-frère ou la demi-soeur des enfants communs, ce qui peut laisser croire à une garde partagée de tous les enfants vivant dans le ménage.

L’étude montre que trois facteurs semblent faire une différence quant à la manière d’appréhender la garde de l’enfant né d’une précédente union en cas de rupture, soit le fait d’être mariés, la durée de la vie commune dans le cas des conjoints en union libre et l’appartenance à une famille recomposée féconde, peu importe le statut matrimonial[117].

Conclusion

L’analyse montre qu’il existe des différences dans la manière de vivre et d’appréhender la relation entre un beau-parent et l’enfant selon le statut matrimonial des conjoints. Qu’il s’agisse de la contribution financière pendant la vie commune ou de la manière d’appréhender les relations post-rupture, ces distinctions sont valides au plan statistique mais, selon nous, nettement insuffisantes pour justifier le maintien d’une différence de traitement entre les enfants nés dans le mariage et ceux nés pendant l’union civile. De plus, comment est-il possible de justifier que le droit civil n’assure pas aux enfants québécois la même protection que celle dont bénéficient les enfants ailleurs au Canada ?

Rappelons que 64 % des couples vivant dans une famille recomposée sont des conjoints de fait, que 28 % des répondants disent que l’un d’entre eux aurait voulu se marier et l’autre pas, et que ces situations sont encore plus fréquentes au sein des familles recomposées fécondes (37 %)[118]. L’argument du libre choix, qui s’applique en droit privé mais pas au droit statutaire, et qui est constamment invoqué au soutien du statu quo commence à battre de l’aile. Si on ajoute à cela le fait que la Cour d’appel du Québec adopte une approche très restrictive de l’expression « tenir lieu de parent » et qu’elle est en cela suivie par la jurisprudence, le manque d’ouverture du droit québécois est incontestable.

Enfin, nous déplorons non seulement que le Comité consultatif sur le droit de la famille se soit rangé derrière l’interprétation restrictive prônée par la Cour d’appel, mais également le manque d’audace du législateur au moment de l’adoption du projet de loi 2. Tout comme le professeur Goubau[119], nous croyons que la réforme du droit de la famille aurait pu être l’occasion de réfléchir à la reconnaissance d’une forme de multiparentalité, voire de multiparenté, tout comme elle aurait pu être l’occasion de reconnaitre un véritable statut juridique en faveur des beaux-parents.

On ne peut que regretter que le législateur ait choisi de faire l’économie de cette réflexion. Ainsi, mis à part le droit au maintien des relations personnelles si les liens avec l’enfant sont jugés significatifs, la situation du beau-parent ne s’est guère améliorée et l’intérêt de l’enfant ne semble pas avoir été jugé suffisant pour venir à bout des réticences pour le moins persistantes du législateur québécois à l’égard de la multiparentalité.

Si le présent article permet d’enrichir les connaissances relativement au statut légal des beaux-parents par le recours à des données objectives concernant leur vécu, cet apport demeure toutefois incomplet et d’autres recherches devront encore être menées de sorte à continuer l’oeuvre importante que le professeur Goubau a poursuivie sur ce sujet tout au long de sa carrière.