Chronique bibliographique

Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani et Donna Kesselman, Les travailleurs des plateformes numériques – Regards interdisciplinaires, Teseo, Wroclaw, 2022, 234 p., ISBN 9-781911-693055.[Record]

  • Urwana Coiquaud

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  • Urwana Coiquaud
    HEC Montréal

« Bienvenue dans l’ère des Silicon Valets ! » titrait en 2016 le journaliste essayiste Jean-Claude Cassily. Si la mise en marché de tâches de travailleurs spécialisés existe, les plateformes numériques regorgent aussi d’offres de prestations de conciergerie. Elles proposent un modèle de service à la demande qui repose sur une fragmentation importante des tâches et qui, destiné autrefois à une clientèle très aisée, semble aujourd’hui à la portée de quiconque sera prêt à payer quelques dollars pour se faire conduire ou livrer un repas, promener le chien ou encore installer une étagère. Cette organisation du travail, où se subdivisent de façon infinitésimale des tâches, rend le travail et surtout les travailleurs invisibles. Alors quelle idée pertinente que de réunir autour d’un ouvrage plusieurs spécialistes du travail issus de différents horizons disciplinaires pour rendre compte du travail des personnes qui exercent une activité professionnelle par l’entremise des plateformes numériques ainsi que pour mieux saisir les perturbations de l’organisation du travail et les recompositions de la régulation de l’emploi en cours. C’est ce défi audacieux que les trois directeurs de la publication, Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani et Donna Kesselman, ont voulu relever, non seulement à l’occasion de la journée d’étude organisée par le Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise) en 2019, mais depuis les quinze dernières années. En effet, le programme de recherche multidisciplinaire de l’Agence nationale de la recherche, coordonnée par Donna Kesselman et Christian Azaïs, interrogeait les zones grises et les nouvelles inégalités. Nourris de ce riche bagage de recherche, huit auteurs (juristes, sociologues et économistes) sont réunis ici pour mettre en lumière cette « zone grise » de l’emploi. Articulé autour de dix chapitres, introduction et conclusion, l’ouvrage appelle, dans la première partie, chaque auteur, seul, en binôme ou en trinôme, à appréhender le travailleur des plateformes vu depuis sa discipline d’origine. Dans la seconde partie, il est question d’éclairer les zones grises de l’emploi d’un point de vue tantôt unidisciplinaire, tantôt multidisciplinaire. Après l’appréciation de chacune des deux parties par chapitre, nous reviendrons sur les qualités de l’ouvrage. Le premier regard posé sur la réalité des travailleurs des plateformes numériques est celui d’Emmanuelle Mazulier, juriste, qui d’emblée expose brillamment la réalité juridique non homogène de ces travailleurs. Elle distingue entre ceux qui travaillent « classiquement » pour les plateformes numériques et ceux qui effectuent des microtâches. Pour les premiers, l’auteure observe la façon dont les pouvoirs judiciaire et législatif français participent à l’encadrement des travailleurs. Elle expose avec finesse le jeu de pouvoir qui s’est installé entre les autorités judiciaires et législatives françaises. Elle montre de quelle manière l’activisme du pouvoir judiciaire a su jouer un rôle crucial pour accorder une protection à ces travailleurs par le droit du travail  ; il en va cependant différemment pour la seconde catégorie de travailleurs, les « crowdworkers ». L’auteure précise que les modalités de mises au travail rendent plus complexe le rattachement au droit du travail existant, en raison de l’invisibilisation des éléments caractéristiques de la relation, mais aussi de la très grande variété de prestations de travail et de modes d’exercice. Ces modalités défient les signaux de reconnaissance et de protection érigés par le droit, car elles se caractérisent par une forte dépendance économique. L’auteure invite alors à l’élaboration d’un régime de protection « au-delà du droit du travail » (p. 38), soit un régime innovant pour les microtravailleurs, lequel prendrait en considération leurs collectifs et mettrait un terme aux pratiques de travail et de rémunération indécentes. Elle décrit à cet effet différentes sources des autorités internationales, européennes et nationales susceptibles d’offrir des pistes normatives intéressantes. Pour …

Appendices