Article body

Le droit du logement est un domaine qui touche le quotidien de millions de Québécois[1]. En cas de litige entre un locataire et son locateur, le différend est tranché par le Tribunal administratif du logement (TAL), l’organisme administratif qui a succédé à la Régie du logement depuis le 31 août 2020[2]. Dans la plupart des cas, le TAL rend des décisions ayant des conséquences qui dépassent la pure dimension juridique : la résiliation de bail et donc l’expulsion du locataire de son logement sont souvent prononcées. D’ailleurs, en moyenne, entre 52 et 62 % des demandes déposées au TAL visent à obtenir une expulsion de logement sur la base de non-paiement des loyers[3]. Pour la période 2019-2020, 66 % de l’ensemble des demandes introduites ou relancées au TAL étaient des demandes du locateur visant à mettre fin au bail[4]. Chaque année, entre 25 000 et 30 000 locataires de la province sont l’objet d’ordonnances d’expulsion par le TAL pour des arriérés de loyer de plus de 3 semaines[5]. Qu’elle soit demandée par le locateur en raison de retards dans le paiement de loyer, lorsque le logement devient impropre à l’habitation ou pour toute autre cause, la fin du bail implique des conséquences radicales dans la vie du locataire. Ceci est particulièrement vrai dans le contexte actuel de pénurie de logements et de flambée des prix locatifs, en particulier dans le Grand Montréal, mais également à Québec, et dans l’ensemble de la province. Ainsi, en 2011, 40 % des ménages locataires sur l’île de Montréal se trouvaient en situation d’inabordabilité (soit une situation où un ménage consacre plus de 30 % de son revenu au logement)[6]. L’offre de logements sociaux, faible comparativement à la demande massive, ne constitue plus une solution depuis des années[7]. L’inabordabilité, par ailleurs, dépasse la simple question microéconomique de locataires consacrant une part importante de leurs revenus au coût de la location, puisque de ces difficultés financières découlent des problèmes sanitaires, sociaux et psychologiques (logements insalubres, ou de taille insuffisante, peur d’être évincé, insécurité alimentaire, anxiété, troubles du développement des enfants, etc.)[8].

Lorsqu’une décision du TAL semble injuste au locataire ou au locateur, ces derniers peuvent demander à la Cour du Québec la permission de porter en appel le jugement. Il arrive que l’appel constitue la dernière étape avant l’expulsion du locataire par l’huissier. Ce mécanisme, prévu dans l’article 91 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement[9], est conditionné, premièrement, par la nécessité d’obtenir la permission d’un juge de la Cour du Québec pour porter le dossier en appel[10] et, deuxièmement, par le respect d’un délai de 30 jours à compter de « la date de la décision[11] ». Cette dernière condition temporelle, simple à sa lecture, est l’objet d’interprétations très divergentes de la part des tribunaux, et ce, depuis des années. Notre étude examine justement, de manière critique, les divergences jurisprudentielles entourant le calcul du délai d’appel.

Comme nous le verrons, la question du droit d’appel est loin d’être de la pure procédure n’intéressant que les praticiens, car elle met en jeu la question cruciale de l’accès à la justice et de l’égalité devant la loi. En ce sens, notre article s’adresse aussi bien aux juristes qu’aux comités logement[12] et, plus globalement, à tous les acteurs de la société civile intéressés par ces questions qui deviennent de plus en plus brûlantes dans un contexte social d’explosion des prix locatifs. Finalement, notre étude vise à susciter une réflexion auprès des tribunaux et éventuellement auprès du législateur pour que, dans un avenir proche, le mode de computation du délai d’appel soit clarifié.

Dans la première partie, nous brosserons un portrait rapide du mécanisme d’appel des décisions du TAL. Cette partie est nécessaire à la compréhension du sujet central de notre article, soit la divergence jurisprudentielle autour du délai d’appel de la Loi, car plusieurs des caractéristiques principales de ce recours sont à la base des réflexions des tribunaux sur le mode de calcul de ce délai. Dans la deuxième partie, nous examinerons en détail le clivage jurisprudentiel qui s’est constitué ces deux dernières décennies autour de la question du mode de calcul du délai d’appel. Ceci nous amènera, dans la troisième partie, à nous attarder sur le revirement jurisprudentiel important qui a eu lieu en cette matière en 2021 et qui a remis au goût du jour le premier courant, plus littéraliste. La troisième partie sera également l’occasion d’expliquer pourquoi, selon nous, une interprétation large et libérale du délai d’appel prévu dans la Loi devrait être considérée par les tribunaux, et ce, pour mettre fin à ce débat jurisprudentiel qui perdure depuis 20 ans.

1 Des remarques préliminaires concernant le mécanisme d’appel des décisions rendues par le Tribunal administratif du logement

Avant de nous pencher sur les débats jurisprudentiels qui ont cours en ce moment, concernant le mode de calcul du délai d’appel, nous estimons utile de brosser un portrait succinct du recours en appel des décisions du TAL[13]. Cette partie, qui pourrait sembler superflue à première vue, considérant que l’objet central de notre texte est la question du délai d’appel, est pourtant nécessaire pour comprendre certains des arguments les plus importants invoqués de part et d’autre de la controverse que nous examinerons dans les deux prochaines parties.

Nous diviserons notre propos en deux, en suivant ainsi les deux étapes du recours en appel prévu dans la Loi : d’abord, le mécanisme de permission d’appel des décisions du TAL (1.1) ; puis, si cette autorisation est accordée par la Cour du Québec, l’appel au mérite en tant que tel (1.2).

1.1 Les principales caractéristiques du mécanisme de permission d’appel prévu dans la Loi sur le Tribunal administratif du logement

Jusqu’en 1997, les décisions de la Régie étaient non seulement appelables de plein droit, mais en plus l’appel prenait la forme d’un procès de novo : la Cour provinciale (l’ancienne Cour du Québec) entendait la preuve des parties, qui pouvaient même présenter une nouvelle preuve[14].

Le mécanisme d’appel a été totalement transformé par la Loi modifiant le Code de procédure civile, la Loi sur la Régie du logement, la Loi sur les jurés et d’autres dispositions législatives[15], sanctionnée le 13 juin 1996, et entrée en vigueur le 1er janvier 1997. Ce changement législatif s’inscrivait dans une volonté claire du législateur d’améliorer l’accès à la justice : en réduisant les délais trop longs entre l’ouverture d’une instance et le moment où le dossier est finalement tranché par un juge au terme d’une audience, en simplifiant la procédure et en réduisant les coûts pour le justiciable[16]. Lors des débats relatifs à la Loi modificatrice de 1997, à la Commission des institutions, le ministre de la Justice de l’époque justifiait l’introduction de cette procédure de permission par la nécessité de limiter le nombre trop important d’appels. En effet, à l’époque, une grande partie des demandes d’appel apparaissaient infondées ou futiles à leur face même. Dans de nombreux cas, l’appel était employé, par certaines parties, comme une stratégie dilatoire visant soit à tenter d’obtenir une seconde chance lors d’un deuxième procès (avec la possibilité de parfaire la preuve déficiente présentée devant la Régie[17]), soit à retarder les conséquences de jugements défavorables rendus par la Régie : paiement d’arriérés de loyer, résiliation de bail et expulsion du logement, etc.[18].

La principale conséquence de la Loi modificatrice de 1997 sur l’ancienne Loi sur la Régie du logement, aujourd’hui la Loi sur le Tribunal administratif du logement[19], a été la modification des articles créant le droit d’appel, pour imposer l’exigence, pour l’appelant, d’obtenir la permission de la Cour du Québec pour porter un jugement de la Régie en appel. Ainsi, depuis le 1er janvier 1997, pour obtenir cette permission, il est nécessaire de démontrer que « la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour du Québec[20] ».

Le mécanisme d’appel des décisions du TAL à la Cour du Québec, tel qu’il se caractérise aujourd’hui, est donc le produit de la Loi modificatrice de 1997[21]. Résumons ainsi les principaux traits de ce mécanisme de permission d’appel, prévu par les articles 91 et suivants de la Loi.

D’une part, ce ne sont pas tous les types de décisions du TAL qui peuvent être portés en appel. Le législateur écarte ainsi, au deuxième alinéa de l’article 91, le principe de l’appel de plein droit, en excluant la possibilité de porter en appel :

  • une décision dont l’objet est la fixation de loyer, la modification d’une autre condition au bail ou la révision de loyer ;

  • une décision portant sur une demande « dont le seul objet est le recouvrement d’une créance visée dans l’article 73 », soit la plupart des demandes dont l’objet est d’une valeur inférieure à 15 000 $ (par exemple, des demandes du locateur en remboursement de loyers) ;

  • une décision portant sur une demande « visée dans la section II du chapitre III, sauf celles visées dans les articles 39 et 54.10 », soit la plupart des demandes concernant directement la démolition d’un logement, l’aliénation d’un immeuble situé dans un ensemble d’immeubles, la conversion d’un immeuble locatif en condos et les décisions relatives à une demande d’autorisation de déposer le loyer.

D’autre part, lorsque l’appel est disponible[22], l’appelant doit démontrer, lors de la présentation de la demande de permission d’appel, que « la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour du Québec[23] ». Ainsi, non seulement il ne faut pas qu’il s’agisse d’une des demandes visées au deuxième alinéa de l’article 91, mais en plus il faut qu’il s’agisse d’une question « qui devrait être soumise à la Cour du Québec ». Il s’agit donc d’une double exigence[24]. Et la Cour du Québec a un rôle fondamental, en accord avec la philosophie de la Loi modificatrice de 1997, qui est de filtrer les demandes de permission d’en appeler, de « limiter les appels[25] », en écartant « les appels inutiles, futiles, dilatoires ou insignifiants[26] », et ceux qui sont manifestement voués à l’échec[27], le but étant que l’appel ne devienne pas une seconde chance[28] pour une partie déçue du jugement rendu par le TAL[29]. À cet égard, les critères guidant la décision de la Cour du Québec de permettre, ou non, l’appel, sont résumés de manière limpide dans une décision du 27 janvier 2022 :

[20] Il ressort de la jurisprudence que la question doit être sérieuse et qu’elle doit être nouvelle, controversée, d’intérêt général ou encore qu’elle mette en cause les intérêts supérieurs de la justice.

[21] Un seul critère peut parfois suffire au droit d’appel, alors que le cumul de plusieurs critères peut aussi s’avérer nécessaire selon les circonstances propres à chaque cas.

[22] Il est par exemple reconnu que le critère de la question nouvelle n’est généralement pas suffisant en lui-même pour permettre un appel, non plus que la présence d’une erreur de droit en l’absence d’une question sérieuse ou d’intérêt général.

[…]

[26] Notons aussi que l’appel d’une décision du TAL n’est pas l’occasion d’une seconde chance d’une partie qui espère un meilleur résultat.

[27] Enfin, bien qu’il ne s’agisse pas de décider du fond de l’appel au stade de la permission, le Tribunal doit néanmoins examiner la demande prima facie et éviter des appels futiles, inutiles ou sans chance raisonnable de succès.

[…]

[48] Au surplus, même en présence d’une erreur de droit à ce sujet, telle erreur ne permettrait pas l’appel en l’absence d’une question nouvelle ou d’intérêt général. En effet, toute erreur de droit ne justifie pas un appel[30].

Le seuil de démonstration requis pour obtenir la permission d’appel est donc relativement élevé, car la seule mise en évidence de l’existence d’une erreur de droit, d’une erreur de fait ou d’une erreur mixte dans le jugement contesté est en principe insuffisante. Ce qui est nécessaire est davantage « la démonstration que la question soumise est sérieuse, nouvelle, controversée ou d’intérêt général de telle sorte qu’elle mérite d’être entendue par la Cour du Québec[31] », bien que cette démonstration doive être faite prima facie[32].

Par ailleurs, la jurisprudence est traditionnellement à l’effet que, relativement à ces critères, il n’est pas nécessaire que tous soient présents[33]. Parfois, l’existence d’un critère suffit. Parfois, il faut cumuler plusieurs de ces critères pour atteindre le seuil du premier alinéa de l’article 91 de la Loi[34] : « Par exemple, le critère de la question nouvelle n’est généralement pas suffisant en soi pour autoriser un appel, non plus que la présence d’une erreur de droit en l’absence d’une question sérieuse, controversée ou d’intérêt général[35]. »

La question sérieuse « possède un caractère qui mérite l’attention ou la considération du Tribunal en raison de son importance, de sa gravité, de son impact sur la justice ou sur le justiciable, de son influence ou de ses conséquences[36] » ou parce qu’elle « suscite […] des interrogations sérieuses[37] ». Il s’agit donc d’une question qui, de par sa nature même, dépasse le simple cas et l’intérêt d’une des parties pour toucher à l’intérêt général, puisque la décision « bénéficiera à l’ensemble de la communauté en général ou des justiciables[38] ».

Plusieurs cas sont couverts par ce critère. Il inclut notamment l’absence ou l’insuffisance de motivation d’une décision[39], tous les manquements aux règles d’équité procédurale[40], par exemple quand le juge du TAL n’a pas respecté son devoir d’assister une partie non représentée, comme il en a l’obligation en vertu de l’article 63 de la Loi[41]. Également, une problématique qui peut se retrouver dans plusieurs autres dossiers, par exemple quand le juge administratif applique un article général du droit des obligations[42], rencontre ce critère. C’est aussi le cas d’une question qui touche directement à l’interprétation d’une disposition législative et ayant un impact important sur le justiciable[43]. Par exemple, la question de savoir si le locataire, en commettant un geste violent à l’égard de son locateur, a contrevenu à l’article 1860 du Code civil du Québec a été considérée comme sérieuse[44].

Mentionnons, enfin, les décisions qui portent atteinte au droit au maintien dans les lieux du locataire[45], celles qui contiennent des « conclusions déraisonnables et injustifiées, qui sont contraires à une justice élémentaire[46] » et celles qui sont tellement contradictoires ou déraisonnables qu’elles constituent un déni de justice[47].

La question nouvelle est « celle qui revêt un caractère original, inattendu ou innovateur[48] ». La « question qui met en cause les intérêts supérieurs de la justice » recoupe plusieurs situations assez différentes les unes des autres. C’est le cas en présence d’une faiblesse apparente de la décision, d’une erreur manifeste, déterminante ou grossière dans l’appréciation des faits, d’une mauvaise application des règles de preuve, du non-respect des règles de justice naturelle par le juge administratif, du refus du TAL d’exercer sa compétence ou encore de l’insuffisance de motivation de la décision[49].

Cela étant dit, qu’il s’agisse de l’une ou l’autre des deux questions, il convient de garder à l’esprit que le juge de la Cour du Québec siégeant au stade de la permission doit « chercher à savoir si les arguments soulevés sont cohérents et défendables juridiquement, même s’ils sont discutables[50] ». S’il doit répondre par l’affirmative, alors il doit autoriser l’appel. En revanche, un appel dont la finalité est la réévaluation de la preuve présentée devant le TAL, mais cette fois devant la Cour du Québec, dans le but de tenter un nouvel essai, devrait être rejeté au stade de la permission[51]. Ceci, bien sûr, rejoint la volonté claire du législateur de filtrer les appels.

1.2 Les principales caractéristiques de l’appel

Une fois la permission d’appel accordée par un juge de la Cour du Québec, cette dernière doit se pencher sur le mérite du dossier, et ce sont les caractéristiques de cette seconde étape du processus d’appel que nous examinerons rapidement dans les lignes suivantes.

D’abord, et même si cela peut sembler être une évidence, la Cour doit trancher uniquement les questions qui ont été autorisées au stade de la permission d’appel[52]. Ensuite, le « tribunal n’entend que la preuve et les représentations relatives aux questions qui ont été autorisées[53] ». Il s’agit, encore une fois, d’une des modifications importantes apportées à l’appel par la Loi modificatrice de 1997, puisque, avant 1997, comme nous l’avons évoqué plus haut, la Cour du Québec, au stade de l’appel, pouvait entendre toute nouvelle preuve. Ainsi, la possibilité pour les parties de présenter une preuve nouvelle dépendra de son utilité, ou pas, quant à la résolution des questions autorisées en appel[54]. Par exemple, une question purement juridique touchant à l’interprétation d’une disposition du Code civil du Québec concernant les droits et obligations d’un locataire ne devrait pas, en appel, permettre aux parties de présenter des éléments de preuve[55]. En revanche, un appel qui porte sur la violation, par le décideur du TAL, du droit d’être entendu d’une partie devrait faire en sorte que cette dernière puisse présenter les éléments de preuve qui n’ont pu être invoqués en première instance[56].

Enfin, les principes entourant le rôle et l’intervention du tribunal siégeant en appel de décisions du TAL ne sont pas éloignés des principes généralement applicables à tous les appels[57]. Ainsi, ce sont les principes développés dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen[58] qui permettent de déterminer le niveau d’intervention du juge de la Cour du Québec, siégeant en appel, à l’égard de la décision du TAL[59].

Devant des questions de droit, la norme de la décision correcte doit être appliquée par le juge de la Cour du Québec, ce qui signifie que celui-ci a une liberté totale pour remplacer l’opinion du juge de première instance par la sienne[60]. Face à des questions de fait ou mixtes de fait et de droit, la norme est alors plutôt celle de l’erreur manifeste et déterminante[61]. Une question mixte de fait et de droit est posée quand le juge de première instance applique une norme juridique à un ensemble de faits[62]. La norme de l’erreur manifeste et déterminante implique que le ou la juge de la Cour du Québec fasse preuve d’une grande déférence à l’égard du raisonnement du TAL en première instance, et n’intervienne que si la présence d’une erreur manifeste et déterminante dans l’interprétation des faits ou l’application du droit à ces derniers est démontrée[63]. Un désaccord avec les conclusions du juge du TAL et la possibilité qu’une autre conclusion ait pu être prononcée ne constituent pas une erreur manifeste et déraisonnable[64] :

[25] Ainsi, pour se qualifier d’erreur manifeste et dominante, une erreur sur une question mixte de fait et de droit doit être évidente et avoir un effet dominant sur la décision ; il doit s’agir d’une erreur qui « tient, non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’oeil », une erreur qui ne fait pas que « tirer sur les feuilles et les branches en laissant l’arbre debout », mais qui fait « tomber l’arbre tout entier »[65].

Finalement, la décision de la Cour du Québec peut « confirmer, modifier ou infirmer la décision qui fait l’objet de l’appel et rendre le jugement qui aurait dû être rendu[66] », mais également renvoyer le dossier au TAL, afin que ce dernier rende jugement en appliquant les paramètres qui ont pu être édifiés par la Cour du Québec en appel[67]. Finalement, la décision de cette dernière doit être écrite et motivée, et elle est sans appel[68].

Ainsi, après avoir mis en exergue les principales caractéristiques de l’appel des décisions du TAL, notamment à la lumière des changements apportés par la Loi modificatrice de 1997, nous nous pencherons maintenant sur la controverse jurisprudentielle qui existe autour de l’interprétation du délai d’appel.

2 Une divergence jurisprudentielle profonde et ancienne autour du calcul du délai d’appel

Il est impossible de décrire les deux courants jurisprudentiels qui se sont constitués autour de la question entourant la façon de computer le délai d’appel des décisions du TAL sans dire un mot de la méthode et des principes d’interprétation législative. En effet, les deux courants se sont cristallisés en raison d’applications différentes de ces règles interprétatives. Et une description de chacune de ces deux écoles jurisprudentielles qui ne tiendrait pas compte de ces principes serait incomplète et peut-être confuse pour un lecteur non-juriste, et donc peu aguerri à la théorie interprétative. Ainsi, nous allons, dans un premier temps, présenter le courant jurisprudentiel littéraliste à la lumière des principes interprétatifs applicables (2.1), avant de nous attarder de la même façon, dans un second temps, sur le courant téléologique (2.2).

2.1 Le courant littéraliste

Un mot, d’abord, sur les principes d’interprétation législative. La méthodologie d’interprétation s’articule autour de l’objectif de découverte de l’intention du législateur, auteur de la règle de droit exprimée dans la loi, pour déterminer clairement le sens de cette règle[69]. D’autres facteurs et valeurs, plus périphériques, font partie de ce processus interprétatif, comme ceux qui concernent « la stabilité, la prévisibilité et la sécurité juridique[70] ». Cette méthodologie a évolué au fil du temps. Avant, la jurisprudence favorisait largement une méthode d’interprétation davantage littérale (règle de l’interprétation littérale). Selon cette dernière, devant un texte clair, c’est le sens littéral, ordinaire des mots, qui prévaut[71].

La jurisprudence a toutefois évolué, depuis plus de deux décennies, vers une méthode d’interprétation dite moderne. Maintenant, pour analyser une disposition législative, le « principe moderne » d’interprétation législative[72] implique que l’interprète étudie aussi bien le texte législatif en question que tous les autres éléments et facteurs pertinents quant à la découverte de l’intention du législateur, comme le contexte de la disposition législative et sa finalité[73]. Le juge ne doit pas s’arrêter au texte étudié, mais considérer et analyser son contexte et son objet : « Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »[74].

Cette méthodologie d’interprétation moderne regroupe plusieurs règles et méthodes, qui ont pour objet le texte, le contexte et l’objet de la disposition législative[75]. Ces différents paramètres et principes interprétatifs sont « étroitement liés et interdépendants[76] ». Ils ne sont donc pas exclusifs, mais, au contraire, se combinent entre eux : l’interprète doit analyser et pondérer les trois dimensions de la loi que sont son texte, son contexte et son objet[77]. Par exemple, le principe qui consiste à favoriser le sens ordinaire des mots est étroitement lié au contexte de ces mêmes mots ainsi qu’à leur objet[78].

La méthode d’interprétation littérale et grammaticale — sur laquelle s’appuie, comme nous allons le voir, la première école jurisprudentielle (que nous appelons le « courant littéraliste ») — est le premier volet de la méthode moderne d’interprétation. Elle est le point de départ de tout exercice d’interprétation. Cette méthode englobe tous les arguments de texte, dont il est utile de présenter les principaux. Premièrement, il faut favoriser le sens ordinaire, courant des mots employés par le législateur, sauf si les circonstances, le contexte et l’objet de l’article de loi portent à induire que l’intention du législateur est ailleurs[79]. Deuxièmement, il faut, en principe, rechercher le sens des mots à l’époque de l’adoption de la loi[80]. Troisièmement, il ne faut pas ajouter ni supprimer des termes dans la disposition législative, en raison de la présomption contre un tel procédé[81]. Cette présomption découle du principe de l’effet utile (« le législateur ne parle pas pour ne rien dire »)[82], argument qui a été codifié dans la loi québécoise[83].

Voyons maintenant comme ces principes interprétatifs ont été employés par les tribunaux qui ont développé le courant littéraliste.

Ce courant s’est développé dans le contexte des modifications apportées par le législateur à la Loi, modifications qui ont modulé les contours du délai d’appel des décisions du TAL.

Ainsi, en 1979, l’appel était prévu de la manière suivante :

93 L’appel doit être formé dans le mois de la réception de la décision, mais une partie peut, pour un motif raisonnable, demander au tribunal l’autorisation d’inscrire une cause en appel après l’expiration de ce délai si l’autre partie n’en subit aucun préjudice grave[84].

À cette époque, les décisions de la Régie étaient appelables de plein droit, et l’appel constituait un véritable procès de novo, comme nous l’avons vu précédemment (section 1.1). En 1981, le législateur a remplacé la phrase « réception de la décision » par « date de la décision »[85]. Ce changement a eu pour résultat pratique de réduire le nombre de jours permettant aux parties de se pourvoir en appel, considérant que la décision prend toujours un certain temps à être envoyée aux parties et reçue par ces dernières. Mais, incontestablement, la plus importante réforme a été celle qui a été apportée par la Loi modificatrice de 1997 (section 1.1), qui, en plus du fait de constituer le mécanisme de permission d’appel que nous avons vu plus haut, a transformé le délai d’appel pour en faire un délai de déchéance sans possibilité de prorogation. Ainsi, depuis le 1er janvier 1997, la Cour du Québec ne peut plus relever une partie de son défaut de respecter le délai[86].

Le courant littéraliste a été résumé ainsi dans une décision de la Cour du Québec de 2013 :

[L]e texte législatif applicable ne peut pas être plus clair et il ne laisse place à aucune interprétation. Le délai pour signifier et produire la requête pour permission d’appeler court à compter de la date de la décision de la Régie et non de la connaissance de celle-ci. Il s’agit d’un délai de rigueur et le non-respect de celui-ci entraîne la déchéance du recours[87].

Le premier argument qui fonde cette interprétation repose sur le fait que le législateur a, par la Loi modificatrice de 1997, transformé le délai d’appel pour en faire un délai de rigueur. Lors de cette même réforme législative, le législateur a également enlevé la possibilité de demander une prorogation de délai en raison de l’impossibilité d’agir de l’appelant. Ainsi, plusieurs décisions, à partir de 2006[88], ont comparé l’ancien article 93 de la Loi sur la Régie du logement, avant la Loi modificatrice de 1997, et les articles 92 et 93, après la Loi modificatrice de 1997 : [89][90]

forme: 5059436.jpg

Dans ces décisions, la Cour du Québec est arrivée à la conclusion que le choix du législateur d’enlever la possibilité de demander, pour un motif raisonnable, la prorogation du délai de 30 jours doit être respecté[91]. Il s’agit là de l’application du principe de l’effet utile, soit la règle interprétative voulant que « le législateur ne parle pas pour ne rien dire » quand il modifie une disposition législative[92]. Ainsi, si le législateur a modifié de manière expresse les dispositions créant le droit d’appel, pour enlever la possibilité pour la Cour du Québec de relever une partie de son défaut d’avoir formé l’appel dans le mois de la date de la décision, le pouvoir judiciaire doit prendre acte de la volonté politique du législateur, exprimée par un changement législatif clair. Cette interprétation initiale des premières décisions de ce courant concentrait donc l’analyse sur la rigidification du délai d’appel opérée par la Loi modificatrice de 1997. Elle mettait de côté la question du point de départ du calcul. Cet argumentaire se retrouve dans de nombreuses décisions[93].

La position interprétative du courant littéraliste a toutefois conduit, dans certains cas, à des applications loufoques. Par exemple, dans une décision conforme au courant majoritaire de l’époque[94], le fait que le jugement a été envoyé, par courrier, à l’ancienne adresse du locataire — et que celui-ci n’a pris connaissance du jugement qu’au moment où il a reçu le bref de saisie-exécution (pour l’expulser), soit plus de 30 jours après que le jugement a été rendu — a été considéré comme non pertinent. Une telle conclusion ne peut qu’étonner. En effet, comment était-il possible pour le locataire, dans ce cas-ci, de déposer une demande pour permission d’appel alors qu’il n’était pas au courant de l’existence du jugement contesté ?

La dureté de ce courant interprétatif, le fait qu’il ne tient pas compte du moment de la connaissance du jugement par la partie appelante, repose sur l’idée que le défaut de respecter le délai de 30 jours « ne constitue pas une simple irrégularité, mais entraîne plutôt la déchéance du recours[95] », considérant le libellé très clair des articles 92 et 93 de la Loi. Même la preuve d’une impossibilité d’agir ne permet pas de sortir de l’impasse posée par le premier alinéa de l’article 93 de la Loi[96].

Le deuxième argument a été développé dans une jurisprudence un peu plus récente, et s’appuie sur le changement des termes choisis dans la disposition créant le droit d’appel en 1981, ce changement de termes témoignant de l’intention du législateur d’écarter la connaissance du jugement comme point de départ du calcul[97] : [98][99]

forme: 5059437.jpg

Ce deuxième argument, encore une fois, est une application du principe de l’effet utile appliqué à l’échelle historique de la Loi : le législateur ne modifie pas la Loi pour rien, un changement de terme devant témoigner de son intention à l’effet que la règle de droit n’est plus la même qu’avant.

Penchons-nous maintenant sur le deuxième courant interprétatif.

2.2 Le courant téléologique

Ce courant jurisprudentiel, aussi appelé « courant téléologique », ne peut, encore une fois, être pleinement appréhendé en dehors des principes interprétatifs des lois. Là où le courant littéraliste reposait pleinement sur la méthode d’interprétation littérale et grammaticale, le courant téléologique, lui, s’appuie davantage sur des arguments propres aux deux autres volets de la méthode moderne d’interprétation (méthode contextuelle et méthode téléologique), ainsi que sur d’autres arguments périphériques. Il convient donc de présenter très rapidement ces principes.

La méthode d’interprétation contextuelle, également présentée comme la méthode systématique et logique d’interprétation[100], est complémentaire des deux autres volets de la méthode moderne. Elle découle du présupposé que le législateur est rationnel et cohérent[101]. Il existe d’ailleurs une présomption de cohérence du législateur, présomption reliée à l’ensemble des arguments de contexte[102]. Ces derniers ont plusieurs dimensions : certains touchent à l’environnement immédiat de la loi, soit les mots qui suivent ou précèdent l’expression étudiée[103]. D’autres ont plutôt trait au contexte de la loi dans son ensemble, ou l’économie de la loi. Il s’agit alors d’étudier la disposition à la lumière de l’ensemble de cette dernière, de ses dispositions, des termes employés, de sa structure (titres, sous-titres, préambules, etc.)[104]. Enfin, d’autres principes relèvent du contexte des lois de même nature. En effet, les lois connexes, de même nature, s’interprètent les unes par les autres[105]. Ceci découle du fait qu’« on suppose qu’à l’adoption d’une loi, le législateur connaît les autres lois traitant du même sujet » et qu’ainsi, « par cette nouvelle loi, il a voulu légiférer en harmonie avec les autres normes dans le même domaine »[106]. Plus intéressant encore, ce principe vaut également pour les lois connexes postérieures : une législation adoptée après la loi étudiée pourra servir à interpréter cette dernière[107] .

Plusieurs arguments contextuels ou arguments de cohérence sont inclus dans cette boîte à outils, en quelque sorte, que représente la méthode contextuelle. Il existe d’abord un principe d’uniformité d’expression : normalement, et bien qu’il y ait des exceptions, le même concept est exprimé, dans une loi ou un règlement, par la même expression[108]. Conséquemment, en principe, deux termes, dans une loi, ne peuvent vouloir exprimer une même idée et, inversement, une même expression qui se retrouve à plusieurs occurrences dans une loi ne peut, en principe, revêtir un sens dans telle partie de la loi, et un autre sens dans telle autre partie[109]. Ce principe d’interprétation, qui ressemble quelque peu à celui de l’effet utile (section 2.1), existe sous la forme d’une présomption interprétative, qui peut être renversée si les circonstances permettent de conclure que l’intention du législateur n’allait pas dans la direction prise par cette présomption[110].

Quant à la méthode téléologique, troisième volet de la méthode interprétative, elle vise à découvrir le sens de la règle juridique en déterminant l’objectif que le législateur souhaite remplir avec la loi qu’il adopte[111]. Les arguments propres à cette méthode doivent donc permettre de déterminer la finalité de la loi[112]. Par ailleurs, ils s’articulent souvent autour du principe d’interprétation large et libérale de la loi étudiée, interprétation permettant la réalisation de son objet[113], sauf quand les circonstances permettent de démontrer qu’une telle interprétation large entrerait en contradiction avec l’intention du législateur[114].

Il existe également quelques autres méthodes d’interprétation législatives, complémentaires des trois que nous venons de voir, mais moins centrales dans la théorie moderne de l’interprétation[115]. Le fait qu’elles sont complémentaires leur donne un rôle plus subsidiaire : une interprétation d’un article de loi qui ne tiendrait pas compte de ces méthodes ne serait pas pour autant déficiente, tant que l’analyse aborderait le texte, l’environnement et la finalité de la loi[116].

Il y a, premièrement, les arguments historiques, qui touchent, notamment, aux versions antérieures de la loi interprétée, mais aussi les débats parlementaires et travaux préparatoires concomitants de l’adoption de celle-ci[117]. Deuxièmement, il existe des arguments pragmatiques, qui consistent à interpréter une disposition à la lumière des conséquences que telle interprétation pourrait avoir par rapport à telle autre. Cette famille d’arguments regroupe notamment les arguments ab absurdo, que nous verrons plus en détail dans la suite de notre article. Ces arguments s’articulent autour de la présomption, réfragable, que le juge n’a pu avoir pour intention d’obtenir, par la loi qu’il adopte, des résultats absurdes. Elle inclut aussi les arguments propres aux lois favorables, remédiatrices. Il s’agit de lois qui visent à prévenir ou à combattre un abus ou bien à accorder des avantages à des groupes défavorisés (les groupes autochtones, par exemple) et des lois à caractère social[118]. Ainsi, ces législations doivent en principe s’interpréter de manière large et libérale[119]. À l’inverse, il existe aussi des principes d’interprétation stricte et restrictive de certaines lois, notamment les lois pénales et fiscales[120], qui sont défavorables aux individus[121]. Troisièmement, les autorités sont aussi des arguments interprétatifs[122]. Parmi elles, citons les lois déclaratoires[123], la jurisprudence, la doctrine, le droit étranger. Parmi les principes qui découlent de ces outils interprétatifs, il y a notamment le principe de réadoption de la loi interprétée, que nous verrons un peu plus loin.

Ce tour d’horizon étant fait, il convient maintenant d’analyser l’application de ces principes par les tribunaux qui ont développé le courant téléologique.

Ce courant considère que la demande pour permission d’en appeler d’un jugement du TAL doit être signifiée à la partie adverse et produite au greffe de la Cour dans les 30 jours à compter de la connaissance de la décision par l’appelant.

Ainsi, dans la décision 9210-3001 Québec inc. c. Datus, la Cour du Québec devait se pencher sur le caractère tardif et irrecevable d’une demande en permission d’appel déposée par le locateur au greffe de la Cour du Québec 61 jours après la date de la décision de la Régie[124]. La Cour a estimé qu’il fallait distinguer la question de la prorogation du délai (qui est tranchée, comme nous l’avons vu, par la première vague des décisions du courant littéraliste) de celle du point de départ du délai de 30 jours[125]. Elle s’est donc concentrée sur ce deuxième aspect, avant de conclure que « la seule interprétation cohérente est celle qui ne prive pas un justiciable de son droit d’appel sans qu’il n’ait connaissance de la décision rendue contre lui[126] ». Pour le dire autrement, « tant que les décisions ne seront pas transmises avec une preuve de réception, la déchéance du droit d’appel ne peut reposer sur un calcul qui ne tient pas compte de la réception de la décision[127] ». Dans les faits de cette affaire, le locateur n’avait jamais reçu le jugement par la poste, et n’a appris son existence que quand l’avocate du locataire lui a réclamé le paiement découlant du jugement. C’est donc à partir de ce moment-là que le délai de 30 jours a débuté. Ainsi, la Cour a conclu que le locateur n’était pas hors du délai de 30 jours, même si la demande en permission d’appel avait été produite plus de 60 jours après la date du jugement administratif[128].

Ce courant reconnaît donc la validité du premier argument du courant littéraliste, quant à l’impossibilité de proroger le délai, mais il le désamorce, en quelque sorte, en distinguant la question du délai de rigueur de celle de la manière de computer ce délai[129]. En fait, ce courant insiste sur le fait que la Loi modificatrice de 1997 n’a fait que rigidifier la nature du délai d’appel, mais n’a aucunement modifié l’aspect temporel du délai.

Ce courant d’interprétation s’appuie également sur l’interprétation parallèle du délai d’appel prévu dans l’ancien article 494 du Code de procédure civile : [130][131]

forme: 5059438.jpg

Selon la jurisprudence portant sur cet article 494 du Code de procédure civile, le délai d’appel en matière civile était de 30 jours à compter de la prise de connaissance du jugement attaqué, ou du moment où l’appelant est présumé avoir pris connaissance de ce jugement :

Cette interprétation est fondée sur l’importance du droit d’appel, un droit substantiel et non une simple question de procédure, et sur l’importance d’accorder pleinement à toute partie condamnée le plein délai de 30 jours voulu par le législateur pour réfléchir et prendre sa décision[132].

Ainsi, selon ce courant, même si la Loi est une législation spécifique, et qu’il n’est donc pas nécessaire de recourir aux règles du Code de procédure civile, la similarité des termes choisis dans ces deux lois, par rapport au délai d’appel, oriente fortement le juge vers une interprétation commune. Il s’agit là de l’application de l’argument de cohérence des lois connexes entre elles. Cette analyse, également, s’appuie sur une idée large et libérale du délai d’appel : il doit être le même pour chaque justiciable, ce qui implique qu’il débute au moment où une partie prend connaissance du jugement rendu contre elle. La notion de connaissance est ici centrale. La connaissance permet à une personne de réfléchir afin de prendre la décision éclairée de porter, ou non, le jugement en appel. Elle est même la raison de l’envoi du jugement par courrier[133]. Il serait donc injuste, selon le courant téléologique, que le délai d’appel commence à courir contre une personne, et même expire, alors que celle-ci n’est même pas au courant de son existence. Cet argument, qui présume que le législateur n’a pu avoir une intention aussi déraisonnable, est d’autant plus convaincant que les décisions de la Régie sont envoyées par courrier régulier, postal (pour limiter les coûts) et qu’il est ainsi tout à fait possible qu’une partie reçoive le jugement quelques jours avant l’expiration du délai ou même après[134]. Dans ce deuxième cas, elle serait privée purement et simplement de son droit d’appel[135]. D’ailleurs, non seulement les jugements du TAL sont envoyés par courrier ordinaire, et non par courrier recommandé, mais il existe en plus des disparités de délai de transmission par courrier. En effet, le délai entre le moment où la décision est rendue et le moment où elle est expédiée et les délais postaux varient d’un dossier à l’autre et fluctuent en fonction du lieu de résidence des parties, mais aussi de la qualité du service postal dans la région, des aléas sociaux (grèves, confinements sanitaires, etc.)[136]. D’ailleurs, le contexte sanitaire récent a mis en lumière des problèmes de délai d’envois postaux par Postes Canada[137].

Ce courant, basé sur la comparaison entre le Code de procédure civile et la Loi, et articulé autour de la notion de connaissance du jugement, a été développé dans de nombreuses décisions[138]. Cette deuxième école de pensée s’est donc développée parallèlement à la première, sans qu’une des deux prenne une position clairement hégémonique. Tout au plus convient-il de mentionner que, dans une décision de 2011, la Cour du Québec a mentionné que le courant téléologique était devenu « dominant[139] ».

Mais c’est une décision de 2013, l’affaire Hardy c. Dufour[140], qui a assuré à ce courant un poids considérable, après s’être livrée à une analyse minutieuse de la façon de comptabiliser le délai d’appel des jugements du TAL. Cette décision a clairement marqué un tournant. Dans son analyse, le juge David L. Cameron de la Cour du Québec s’est écarté de ce qu’il appelle l’« interprétation textuelle rigoureuse[141] », c’est-à-dire ce que nous appelons, pour la clarté de notre texte, le « courant littéraliste ». Pour cela, il s’appuie, encore une fois, sur l’interprétation, par les tribunaux, du mode de calcul du délai d’appel de l’ancien article 494 du Code de procédure civile, en raison, encore une fois, de l’argument contextuel élargi entre lois connexes qui s’applique en raison de la grande similarité entre cette disposition et les articles 92 et 93 de la Loi.

Pour le juge Cameron, le fait que la rédaction de l’article 93 a été modifiée en 1981 pour remplacer l’expression « réception de la décision » par « date de la réception » témoigne d’une volonté du législateur qui est autre que celle invoquée par le courant littéraliste : le législateur avait probablement l’intention de standardiser le libellé de la Loi dans un souci de cohérence avec le Code de procédure civile[142]. Et remplaçant, en 1981, la phrase « réception de la décision » par « date de la décision », le législateur était présumé connaître la jurisprudence interprétant l’expression « la date du jugement » comme signifiant que le délai devait débuter à compter de la connaissance du jugement[143].

Le juge écarte également l’argument reposant sur la dichotomie entre les termes utilisés pour le délai d’appel (« date de la décision ») et ceux qui sont utilisés pour la rétractation du jugement, à l’article 89 (« date de la connaissance du jugement »), puisque cette dichotomie existe également dans le Code de procédure civile, mais qu’elle n’a pas empêché les tribunaux de considérer que le délai d’appel de ce code débute à compter de la connaissance du jugement[144].

La Cour du Québec, dans cette décision, a également désamorcé, et même inversé, le principal argument du courant littéraliste : si le législateur a bien, il est vrai, transformé le délai d’appel en un délai de rigueur sans possibilité de demander une prorogation, il n’a pas touché au mode de calcul de ce délai[145]. Le juge Cameron insiste également, dans son interprétation, « sur l’importance d’accorder pleinement à toute partie condamnée le plein délai de 30 jours voulu par le législateur, pour réfléchir et prendre sa décision[146] » :

[44] J’ajouterais que ce courant découle du principe de l’égalité devant la loi.

[45] En l’espèce, la décision a été expédiée cinq jours après sa signature. Si le délai devait être calculé de la signature, le voici déjà réduit à 25 jours. Le délai d’expédition peut varier d’un dossier à l’autre, tout comme le délai de poste, qui peut varier d’un à plusieurs jours, selon la localité où le requérant réside et la qualité du service de poste en vigueur.

[46] Depuis que la Régie a adopté la pratique d’expédier les décisions par poste ordinaire, il se peut que la décision arrive tardivement ou qu’elle n’arrive pas du tout […].

[47] Il ne nous est pas permis de croire que le législateur a voulu accorder un délai d’appel de 30 jours pour certaines personnes, alors que, pour d’autres, il ne serait que de 20 jours, de 10 jours ou nul[147].

Le raisonnement développé dans l’affaire Hardy s’appuie donc grandement sur la méthode téléologique, puisque le juge a privilégié une interprétation raisonnable, plus susceptible de correspondre à l’intention du législateur, car ne créant pas de distinctions arbitraires et injustes. À ce titre, il repose également sur un argument pragmatique, car les conséquences déraisonnables de l’interprétation du courant littéraliste ont été prises en considération pour privilégier une autre interprétation.

Cette décision a eu un grand impact sur la jurisprudence subséquente. Après cette décision, le courant téléologique est devenu majoritaire dans la jurisprudence. En effet, la plupart des décisions qui l’ont suivi ont intégré l’analyse du juge Cameron dans l’affaire Hardy[148], et ce, au moins jusqu’au milieu de l’année 2021[149]. Le courant littéraliste, quant à lui, a quasiment disparu dans les années ayant suivi l’affaire Hardy, et ce, jusqu’en 2019 (section 3). Toutefois, l’intérêt pour le courant littéraliste a continué à se manifester de manière latente, signe que le raisonnement du juge Cameron n’avait pas réglé ce problème interprétatif de manière définitive. Par exemple, dans une décision datée de plus d’un mois seulement après l’affaire Hardy, la Cour du Québec, sous la plume du juge Claude Laporte, a marqué son désaccord avec le courant téléologique[150].

Selon le juge Laporte, les principes interprétatifs, et notamment celui selon lequel le législateur ne parle pas pour ne rien dire et que dans une loi chaque mot compte, portent à conclure que le délai de 30 jours débute à partir du jour où la décision a été rendue. D’abord, le texte de l’article 92 a été modifié par le législateur pour remplacer « réception », un terme simple et clair, par les mots « date de la décision », une expression sujette à interprétation[151]. Selon le juge Laporte, ce choix législatif délibéré doit être respecté, car il traduit forcément une volonté de modifier la règle de droit[152].

Ensuite, le fait que la Loi comporte les mots « connaissance du jugement » dans la disposition relative à la rétractation de jugement[153] et le fait que ces termes n’ont pas été employés dans la disposition créant le droit d’appel indiquent que ce dernier délai ne débute pas à compter de la connaissance du jugement. Ceci découle, encore une fois, des principes d’uniformité d’expression et d’effet utile[154]. Cet argument de cohérence interne est donc beaucoup plus central dans l’interprétation effectuée par le juge Laporte que dans l’analyse faite par le juge Cameron dans la décision Hardy. On peut toutefois noter que le juge Laporte accorde peu de poids aux arguments téléologiques. Quant à l’argument de contexte élargi (lois de même nature) développé dans la décision Hardy, le juge Laporte l’écarte, en s’appuyant sur les débats parlementaires. En effet, ces derniers ne permettraient aucunement de déceler une quelconque intention du législateur d’harmoniser les dispositions d’appel de la Loi et du Code de procédure civile[155]. La seule intention explicite du législateur, selon le juge Laporte, est plutôt celle de filtrer les recours en appel, comme il l’a démontré avec la Loi modificatrice de 1997[156].

Il est finalement intéressant de noter que, malgré les désaccords du juge Laporte avec le courant téléologique, il applique tout de même l’interprétation de la décision Hardy, devenue majoritaire[157] :

[34] Aux yeux du Tribunal, le changement apporté à la loi fait en sorte que le délai de 30 jours se calcule à partir de la date de la décision et non de sa réception […] même si cette situation peut s’avérer inéquitable dans certains cas

[35] Le Tribunal estime cependant qu’il doit respecter le courant majoritaire de la Cour du Québec sur cette question, brillamment illustré par le jugement Hardy. La stabilité du droit, et sa certitude, constituent des considérations importantes que ne peut ignorer le Tribunal[158].

Mais l’hégémonie du deuxième courant d’interprétation s’est effondrée récemment, comme nous le verrons dans la prochaine partie.

3 Le retour en force controversé du courant littéraliste

Il convient maintenant de nous attarder sur le revirement jurisprudentiel qui a eu lieu en 2021. Si un tel développement mérite une partie distincte dans notre article, c’est parce qu’il est nécessaire, selon nous, d’analyser en détail les ressorts de ce changement de direction jurisprudentiel (3.1), pour ensuite en faire ressortir les faiblesses et les lacunes, et la nécessité d’interpréter le délai d’appel des décisions du TAL de manière large et libérale (3.2).

3.1 Le retour d’une interprétation littéraliste

Le retour en force du courant littéraliste s’est produit à la suite de deux décisions rendues par la Cour du Québec. D’abord, en 2019, dans le jugement Jian c. Mooncrest Investment[159], la Cour du Québec s’est penchée sur les conséquences de la réforme du Code de procédure civile[160] et de la modification apportée au libellé du délai d’appel. L’article 360 de ce code, qui a remplacé l’ancien article 494 mentionné dans la décision Hardy, construit ainsi le délai d’appel :

360 La partie qui entend porter un jugement en appel est tenue de déposer sa déclaration d’appel avec, s’il y a lieu, sa demande de permission d’appeler, dans les 30 jours de la date de l’avis du jugement ou de la date du jugement si celui-ci a été rendu à l’audience[161].

Dans ce nouveau contexte, la jurisprudence récente qui s’est penchée sur cette nouvelle disposition du Code de procédure civile, et notamment l’arrêt Martineau c. Ouellet[162], a estimé que le délai d’appel court maintenant à compter de l’avis de jugement, envoyé par courrier aux parties, et non plus de la connaissance de celui-ci. Et ce, même si cette interprétation peut conduire à une situation injuste, puisque le délai d’appel commence donc à courir avant qu’une partie prenne connaissance du jugement la concernant[163].

Dans l’affaire Mooncrest, la Cour du Québec s’est appuyée sur ce changement législatif apporté au délai d’appel du Code de procédure civile pour déminer l’interprétation du courant téléologique[164]. Nous reviendrons plus loin sur cet argument (section 3.2). Également, la Cour, dans la décision Mooncrest, réemploie le principe à l’effet que « le législateur ne parle pas inutilement », et que le fait qu’il est fait mention, ailleurs dans la Loi, dans la partie sur la rétractation de jugement, de la « connaissance du jugement », fait en sorte que le délai d’appel débute bien à compter de la date de la décision[165]. Dans cette décision, la Cour conclut ceci :

[25] En dépit de la conséquence drastique pour une partie qui se voit ainsi dépourvue de son droit d’appel, résultat qui peut être considéré comme inique et contraire à l’accessibilité aux tribunaux, la Cour ne peut se comporter en législateur et faire un choix différent de lui en ce qui concerne les paramètres entourant la permission d’appeler d’une décision de la Régie. S’il est permis de déplorer et critiquer ce résultat, il est interdit de ne pas appliquer une loi qui exprime clairement l’intention de son auteur[166].

Mais c’est surtout une décision d’avril 2021 qui a mis fin à l’hégémonie du courant téléologique. Dans l’affaire Caraballo c. 9376-7200 Québec inc.[167] en effet, la Cour du Québec, sous la plume du juge Enrico Forlini, a approfondi la réflexion amorcée dans la décision Mooncrest, tout en arrivant à la même conclusion. Premièrement, le « principe de présomption de cohérence entre les lois du même législateur » et la nature analogue des articles 360 du Code de procédure civile et 92 de la Loi font en sorte qu’une interprétation similaire doit être recherchée[168]. Deuxièmement, la règle de l’interprétation littérale commande de tenir compte du changement de la disposition en 1981 (le « mois de la réception » devenu le « mois de la date de la décision »), qui ne peut pas être anodin[169]. Il s’agit ici du même argument que celui qui a été développé dans la décision Dupuis c. Bouchard[170], dont il a déjà été question dans la section 2.1. Troisièmement, comme cela a été développé dans l’affaire Mooncrest, le fait qu’il est fait mention, ailleurs dans la Loi, dans la partie sur la rétractation de jugement, de la « connaissance du jugement » fait en sorte que le délai d’appel débute à compter de la date de la décision[171]. Quatrièmement, l’historique du droit d’appel dans la Loi, notamment l’étude des débats parlementaires entourant l’adoption de la Loi modificatrice de 1997, permet de comprendre la volonté claire du législateur de réduire le nombre d’appels[172].

Le courant littéraliste, globalement suivi dans la jurisprudence récente subséquente à l’affaire Caraballo, est donc revenu en force, et serait même redevenu majoritaire[173]. Le débat n’est toutefois pas épuisé. On constate en effet deux décisions récentes du juge Cameron qui maintiennent l’interprétation du courant téléologique[174], dont l’une[175] critique certains des arguments de la décision Caraballo. La controverse est donc relancée.

Après avoir fait le portrait de ce revirement jurisprudentiel, nous tenons maintenant à souligner la nécessité d’interpréter le délai d’appel de la Loi de manière large et libérale, et ce, en soulignant les principales failles de la méthode interprétative développée dans les décisions Mooncrest et Caraballo.

3.2 Les lacunes interprétatives du courant littéraliste, et la nécessité d’assurer une interprétation large et libérale du délai d’appel des décisions du Tribunal administratif du logement

Ce retour du courant littéraliste, dans le contexte du nouveau Code de procédure civile, n’est pas sans comporter certaines failles et lacunes au niveau des principes de l’interprétation législative. Ainsi, premièrement, nous nous efforcerons de souligner les lacunes du principal argument au soutien du retour en force du courant littéraliste, soit l’impact de l’entrée en vigueur de l’article 360 du nouveau Code de procédure civile (3.2.1). Deuxièmement, nous tenterons de démontrer que les principes d’interprétation tendent davantage, contrairement à la thèse développée dans les affaires Mooncrest et Caraballo, vers une interprétation large et libérale du délai d’appel de la Loi (3.2.2).

3.2.1 L’impact de l’entrée en vigueur de l’art. 360 du nouveau Code de procédure civile

Évoquons d’abord un des principaux arguments développés et dans la décision Mooncrest et dans la décision Caraballo. Comme nous l’avons vu dans la section 3.1, la Cour du Québec, dans cette première décision, s’est appuyée sur les modifications majeures apportées au délai d’appel du Code de procédure civile pour écarter le courant téléologique. Pour le juge Éric Dufour, qui a rendu la décision, la Cour est « liée par ce choix législatif[176] ». Le choix législatif mentionné par la Cour du Québec porte sur celui qui entoure le nouveau Code de procédure civile entré en vigueur en 2016. Le fait que ce code a été modifié par le législateur, mais pas la Loi, fait en sorte que le libellé de la disposition constituant le droit d’appel dans la Loi diffère de celui dans le Code de procédure civile :

forme: 5059439.jpg

Il semble donc y avoir, dans ces deux décisions, une extrapolation autour de la portée du principe de cohérence entre les lois connexes :

[59] Le législateur a eu l’occasion de modifier la Loi sur la Régie du logement lorsqu’il a introduit la Loi sur le Tribunal administratif du logement en 2019. On peut présumer qu’il était au courant de l’interprétation de la Cour d’appel de l’article 360 C.p.c. et du point de départ du calcul du délai pour loger une permission d’appeler tel qu’illustré par l’arrêt Martineau. S’il n’était pas d’accord avec cette interprétation, il lui était loisible de modifier le paragraphe 2 de l’article 92. Mais le législateur a choisi de ne pas le faire[177].

Or, à l’époque où les deux textes étaient similaires, presque quasi identiques, il pouvait être pertinent d’appliquer l’interprétation des dispositions du Code de procédure civile à celles de la Loi, et ce, en application de la présomption d’uniformité d’expression, et de la règle de l’effet utile. En effet, une même expression « 30 jours de la date de décision / du jugement », qui se retrouve dans deux lois connexes, doit en principe revêtir, dans les deux lois, le même sens, sauf si le contexte ou l’objet des lois portent à conclure que ce n’est pas l’intention du législateur[178].

Or, depuis que l’article créant le droit d’appel dans le Code de procédure civile a été modifié en profondeur, contrairement à la disposition créant le droit d’appel dans la Loi, les deux dispositions empruntent maintenant des expressions très différentes : le principe de cohérence entre les lois de même nature devrait conduire, a contrario, à la conclusion que les « 30 jours de la date de la décision » ne sont pas les « 30 jours de la date de l’avis du jugement[179] ou de la date du jugement si celui-ci a été rendu à l’audience[180] ». Le principe de l’effet utile (« le législateur ne parle pas pour ne rien dire »), lié à la présomption d’uniformité législative et au principe de cohérence des lois connexes que nous avons vus plus haut, commande en effet que des termes décrivant différemment le délai d’appel, dans deux lois connexes, trouvent des sens distincts.

Pour l’expliquer sous un autre angle : l’interprète doit logiquement conclure de l’application des règles de cohérence des lois entre elles que le législateur, lorsqu’il a remplacé la Loi sur la Régie du logement par la Loi, en 2019[181], était conscient de l’interprétation faite par la Cour d’appel dans l’arrêt Martineau c. Ouellet et qu’il voulait justement que cette interprétation restrictive ne s’applique pas à la Loi, puisqu’il a maintenu le libellé de l’article 92. S’il avait voulu que l’interprétation de l’arrêt Martineau s’applique à la Loi, il aurait modifié l’article 92 pour qu’il soit rédigé de manière aussi précise que le nouvel article 360 du Code de procédure civile. Puisque les libellés des deux dispositions diffèrent, le sens prêté à celui de ce code ne peut, a contrario, être le même que celui de la Loi. À cet égard, il convient de citer le passage suivant, fort éclairant, de l’ouvrage Interprétation des lois des professeurs Pierre-André Côté et Mathieu Devinat :

1191 En pratique, on a recours aux lois connexes ou analogues soit pour en inférer le sens d’un terme, soit pour mieux préciser l’objet d’une loi. De même qu’on présume que règne dans une loi une certaine uniformité dans l’expression, on fait aussi l’hypothèse que le législateur maintient cette uniformité dans l’ensemble des lois sur une matière donnée. Le même terme est censé avoir le même sens dans toutes les lois connexes. Par exemple, le sens du terme « congédiement » que l’on trouve dans la Loi de la fonction publique a pu être inféré du sens de ce même terme dans le Code du travail, ou encore on a pu faire appel au Code de la route pour arrêter le sens du terme « automobile » utilisé dans la Loi d’indemnisation des victimes d’accident d’automobile […]

[…]

1194 La formulation d’une loi connexe peut aussi être invoquée pour servir de fondement à un raisonnement a contrario : une rédaction différente dans des lois concernant le même sujet peut faire présumer une différence de sens. Par exemple, dans l’affaire Carrières c. Richer, où il s’agissait des conditions fixées pour remplir les fonctions de syndic, la Cour opposa la rédaction de la Loi de l’instruction publique à propos des syndics (« savoir lire et écrire ») à celle du Code municipal à propos des conseillers municipaux (« savoir lire et écrire couramment ») pour conclure que la première loi n’exigeait pas des syndics qu’ils sachent lire et écrire avec facilité[182].

L’interaction interprétative entre la Loi et le Code de procédure civile constitue aussi, dans une certaine mesure, une application du principe de réadoption de la loi interprétée : il faut présumer que le législateur, lorsqu’il réadopte ou modifie une loi, est conscient des interprétations législatives qui concernent celle-ci. Or, dans le cas présent, si le législateur n’a pas changé la formulation du délai d’appel, lorsqu’il a modifié la Loi en 2019[183], il est raisonnable de conclure que c’est justement parce qu’il était conscient de l’interprétation du nouveau délai d’appel du Code de procédure civile, exprimée dans l’arrêt Martineau, et qu’il ne voulait pas qu’une telle interprétation contamine, en quelque sorte, le délai d’appel de la Loi[184].

Une application en bloc de l’interprétation faite par les tribunaux du nouveau délai prévu par l’article 360 du Code de procédure civile, comme dans l’arrêt Martineau, semble donc être illogique à la lumière de ces principes.

Par ailleurs, l’autre argument, dans les décisions Mooncrest et Caraballo, selon lequel il faut interpréter le délai d’appel de l’article 92 (« 30 jours de la date de la décision ») de manière à donner du sens aux termes de la disposition relative au délai pour demander la rétractation d’un jugement du TAL (« dix jours de la connaissance de la décision ») n’est pas en mesure de renverser de manière convaincante l’argument contextuel qui avait été souligné dans l’affaire Hardy selon lequel cette dichotomie existait également dans le Code de procédure civile avant la réforme de 2016, et elle n’a pas empêché les tribunaux de considérer que le délai d’appel de ce code débutait à compter de la connaissance du jugement[185]. Également, il arrive que, pour exprimer le même concept, le législateur emploie des termes différents dans la Loi. Ainsi, aux articles 91 et suivants de la Loi, pour désigner la Cour du Québec, le législateur parle tantôt de la « Cour du Québec », tantôt du « tribunal »[186], ce qui devrait nous permettre d’écarter la présomption de cohérence en matière de rédaction législative que nous avons vue plus haut, et donc de réduire l’importance de cet argument[187].

Enfin, mentionnons qu’il existe, en matière de conflit de lois, un principe d’interprétation, désigné par la maxime latine generalia specialibus non derogant (« la loi générale n’est pas censée déroger à la loi spéciale »), qui donne préséance à la loi particulière sur la loi générale, et ce, même si cette dernière a été adoptée postérieurement à la première. Même si cette technique interprétative est employée dans les cas de conflits de lois entre elles (une loi incompatible avec une autre), ce qui n’est pas le cas avec les délais d’appel du Code de procédure civile et de la Loi, il nous semble que son principe général est transposable en l’espèce. Ainsi, la Loi, à titre de législation spécifique, doit trouver préséance sur le Code de procédure civile, et l’exercice d’interprétation devrait, selon nous, tenir compte de cette préséance en refusant de trancher un doute sur le sens d’une disposition de la Loi en appliquant de manière mécanique le sens d’une disposition de la loi générale, le Code de procédure civile, libellée différemment[188].

3.2.2 L’interprétation large et libérale requise par les principes d’interprétation

Une autre grande faiblesse de la décision Caraballo est sans conteste l’usage qui est fait de la règle de l’interprétation littérale[189]. Comme nous l’avons vu plus haut, la jurisprudence suivait, avant, une méthode privilégiant le texte. Selon la règle de l’interprétation littérale, ou « la doctrine du sens clair », l’exercice d’interprétation se limite à l’analyse du texte étudié[190]. Pour le dire autrement, devant un texte clair, c’est le sens littéral, ordinaire des mots, qui prévaut[191], et il n’est pas nécessaire de poursuivre plus loin l’interprétation[192]. Cette méthode s’appuyait donc en très grande partie sur le texte de la loi, en mettant de côté son environnement ou son objectif. En effet, cette règle considère que seule la situation d’une disposition législative ambiguë ou d’une formule imprécise peut permettre à un juge de découvrir l’intention du législateur par l’utilisation des autres outils interprétatifs que sont le contexte de la loi et sa finalité. Or, la règle de l’interprétation littérale est aujourd’hui abandonnée par la jurisprudence et la doctrine au profit de la méthode d’interprétation littérale et grammaticale[193]. Il ne s’agit pas que d’une différence d’étiquette : la règle de l’interprétation littérale, comme l’indique le juge Forlini lui-même, conditionne l’exercice d’interprétation à la nécessité de la présence d’un texte ambigu ou imprécis, position qui est aujourd’hui désuète. Il est d’ailleurs curieux que le juge mentionne cette règle d’interprétation, qu’il applique, avant d’employer la méthode d’interprétation moderne[194]. Il s’agit, selon nous, d’une faiblesse très importante de la décision : on ne peut à la fois dire que, quand un texte est clair, il ne faut pas l’interpréter, et après s’en remettre à un exercice d’interprétation moderne. Il s’agit d’une contradiction qui nous semble insurmontable.

De surcroît, la décision de la Cour suprême, Shell Canada ltée c. Canada[195], que le juge Forlini cite au paragraphe 33 de sa décision au soutien de sa position qu’il ne faut pas interpréter un texte clair, est un arrêt rendu en matière fiscale, un domaine du droit particulier où les principes d’interprétation, même s’ils sont intégrés dans la méthode moderne, sont considérés dans le contexte particulier d’un « texte législatif complexe [Loi de l’impôt sur le revenu] au moyen duquel le législateur tente d’établir un équilibre entre d’innombrables principes[196] », notamment le droit reconnu aux contribuables d’organiser leurs affaires afin de réduire leur imposition[197]. La pertinence de citer un tel arrêt est donc assez relative, surtout quand on a à l’esprit que les arrêts subséquents de la Cour suprême en matière fiscale, et qui citent l’affaire Shell Canada, reconnaissent que la Loi de l’impôt sur le revenu, malgré ses particularités qui nécessitent une analyse tout aussi particulière, reste tout de même interprétable selon les principes de la méthode moderne :

11 En raison du principe du duc de Westminster (Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1 (H.L.)), selon lequel le contribuable a le droit d’organiser ses affaires de façon à réduire au maximum l’impôt qu’il doit payer, le droit fiscal canadien a reçu une interprétation stricte à une époque où l’interprétation littérale des lois était plus courante qu’aujourd’hui. De nos jours, il ne fait aucun doute que toutes les lois, y compris la Loi de l’impôt sur le revenu, doivent être interprétées de manière textuelle, contextuelle et téléologique. Cependant, le caractère détaillé et précis de nombreuses dispositions fiscales a souvent incité à mettre l’accent sur l’interprétation textuelle. Lorsque le législateur précise les conditions à remplir pour obtenir un résultat donné, on peut raisonnablement supposer qu’il a voulu que le contribuable s’appuie sur ces dispositions pour obtenir le résultat qu’elles prescrivent[198].

Le contexte du droit fiscal, et du caractère très complexe de la Loi de l’impôt sur le revenu, loi traditionnellement d’interprétation stricte, permet d’accorder un poids un peu plus grand aux arguments de texte par rapport au contexte et à l’objet de la disposition législative fiscale[199]. Or cette particularité ne concerne aucunement la Loi, notamment considérant les termes assez vagues définissant le délai d’appel, qui commandent d’analyser rigoureusement le contexte et l’objet de la Loi[200].

Finalement, la recherche faite par le juge Forlini, dans la décision Caraballo, de l’intention du législateur, par l’étude de l’historique législatif des articles 91 et suivants de la Loi, bien qu’elle soit exhaustive, nous semble conduire à des conclusions logiques assez fragiles quant à l’intention supposée du législateur. En effet, entre, d’un côté, l’intention explicite du législateur de réduire le nombre d’appels, pour écarter ceux qui sont frivoles, dilatoires ou abusifs, et de l’autre, l’intention supposée du législateur que le délai de 30 jours débute avant que les parties aient connaissance du jugement (avec tous les risques que cela comporte), il y a plus qu’un pas.

Le mécanisme de permission d’appel (section 1.1) était plutôt le principal instrument, adopté par le législateur à travers la Loi modificatrice de 1997, pour filtrer les appels. Le mécanisme de permission d’appel est un instrument dont l’efficacité n’est plus à démontrer, considérant qu’une grande part des demandes de permission d’appel sont maintenant refusées. Ceci ressort d’ailleurs des débats parlementaires mentionnés par le juge Forlini[201].

Considérer que le législateur avait l’intention de réduire également les appels par un biais plus sournois, soit en empêchant des gens de se pourvoir en appel, parce qu’ayant reçu leur décision trop tard, ou ne l’ayant jamais reçue (mauvaise adresse, par exemple), revient à lui accoler une intention peu bienveillante, ou à tout le moins insouciante, par rapport aux principes d’accès à la justice et d’égalité devant la loi. C’est d’ailleurs le point de vue très pessimiste que semble adopter le juge Forlini, qui renvoie implicitement le législateur à la table de travail[202]. Or, la jurisprudence insiste de manière importante sur la nécessité d’éviter des interprétations menant à des distinctions arbitraires ou absurdes à l’égard de dispositions législatives conférant des avantages[203], puisqu’on présume que le législateur n’a pu avoir une telle intention. Plus largement, l’argument ab absurdo commande que, devant deux interprétations possibles d’une même disposition, dont l’une implique un résultat déraisonnable, inéquitable ou absurde, il est plus logique de retenir l’autre, qui correspond logiquement à l’intention du législateur[204]. Cette présomption demeure réfragable, le législateur pouvant légiférer de manière à créer des distinctions arbitraires, déraisonnables et inéquitables. Toutefois, pour cela, il importe qu’une telle intention soit exprimée de façon claire et non équivoque[205].

Finalement, d’autres paramètres interprétatifs marginalisés dans les décisions Mooncrest et Caraballo conduisent, selon nous, à une interprétation large et libérale de la disposition créant le droit d’appel. Il y a d’abord l’importance de ce droit, sa nature remédiatrice, et le caractère social de la Loi[206]. En effet, un argument téléologique, dans la méthode d’interprétation moderne, permet d’éclaircir le contenu d’une disposition souffrant d’imprécision ou d’ambiguïté[207], et même de corriger une erreur matérielle, comme celle qui découle, selon nous, de la distinction entre le délai pour demander l’appel et celui pour demander la rétractation du jugement. De surcroît, la jurisprudence est à l’effet qu’en cas d’ambiguïté dans une disposition législative, quand cette dernière confère des avantages (ce qui est le cas de l’article 92 de la Loi), une telle disposition doit être interprétée de façon large et libérale, et l’ambiguïté en question doit être tranchée en faveur de la personne à laquelle la législation accorde des droits[208].

Également, la jurisprudence est claire quant au fait que des délais de prescription ou des délais pour ester en justice doivent être interprétés de manière restrictive, et ce, au bénéfice des personnes qui pourraient pâtir de ces délais[209]. Or, considérant que le délai d’appel est un délai de déchéance depuis 1997, il est raisonnable de considérer qu’un tel délai se rapproche de la nature d’un délai de prescription, par ses effets, et qu’à ce titre un tel délai commande, encore une fois, une interprétation favorable à la partie appelante.

Finalement, il existe, dans les principes de l’interprétation pragmatique que nous avons vus plus haut, un principe favorable à la stabilité du droit[210]. Cette notion est proche de la prévisibilité des normes juridiques. Ce principe, bien qu’il soit périphérique dans la méthode d’interprétation législative, continue toujours à avoir plusieurs incidences bien réelles. Il exprime l’idée que le législateur, en principe, ne peut vouloir modifier l’état de droit autrement que de façon explicite[211]. D’abord, s’il existe un doute dans l’interprétation d’une disposition législative, il est préférable de choisir l’interprétation « qui assure la continuité avec le droit existant au sens qui suppose une rupture avec celui-ci[212] ». Ensuite, la volonté du législateur de modifier la règle de droit existante doit être clairement exprimée[213]. Ce principe, combiné aux autres que nous avons vus, encourage une interprétation large et libérale du délai d’appel de la Loi.

Conclusion

L’interprétation du délai d’appel des décisions du TAL a fait l’objet d’une controverse jurisprudentielle pendant deux décennies entre les partisans d’une interprétation littérale et ceux d’une interprétation plus large et libérale. Si cette divergence semblait avoir été réglée en 2013, les années 2019 et surtout 2021 ont marqué le retour en force du courant littéraliste.

Non seulement ce revirement jurisprudentiel s’appuie sur une méthode interprétative fragile, mais cette dernière pose, en plus de cela, de sérieux enjeux d’équité et d’égalité devant la loi. Le délai d’appel des jugements du TAL est ainsi aujourd’hui à géométrie variable. Dans un cas précis, il dépend d’abord du courant dont fait partie le juge de la Cour du Québec examinant telle demande pour permission d’en appeler : ce juge est-il favorable à une interprétation conforme à celle du courant téléologique redevenu probablement minoritaire ou fait-il plutôt partie du courant littéraliste majoritaire ? Dans ce dernier cas, le délai dépendra des circonstances, des délais de traitement administratif d’envoi des décisions par le TAL, des délais postaux, du lieu de résidence de la partie, des contingences sanitaires, de grève, etc. : pour certains, il sera de 25 jours ; pour d’autres, de 7 jours ; pour d’autres encore, il sera déjà expiré. Dans ce dernier cas, la possibilité de demander d’être relevé du défaut, comme nous l’avons vu, est inexistante, et le pourvoi en contrôle judiciaire contre la décision du TAL devient ainsi la seule option possible pour les moins fortunés. C’est le retour d’une justice à plusieurs vitesses.

Ainsi, nous espérons que notre article nourrira la réflexion des tribunaux par rapport à cette question de l’analyse du délai d’appel dans la Loi, et ce, pour régler cette question en faveur d’une interprétation extensive du délai d’appel. Également, la balle est toujours dans le camp du législateur, qui peut prendre l’initiative de clarifier définitivement les modes de computation du délai d’appel.