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L’identification des composantes de la Constitution du Canada fait l’objet de vifs débats, tant dans le monde universitaire que devant les tribunaux. Il est bien établi que ces composantes sont à la fois écrites et non écrites et qu’elles proviennent de sources multiples. La Constitution canadienne est exprimée au premier chef dans les dispositions écrites de la Loi constitutionnelle de 1982, des documents énumérés à son annexe et de leurs modifications[1], mais elle ne s’y limite pas, ainsi que la Cour suprême du Canada l’a confirmé dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat[2]. Au fil du temps, quelques doctrines comme le privilège parlementaire s’y sont ajoutées par le truchement du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867[3]. En outre, la Constitution « suppose l’existence de certains principes sous-jacents », dont la force normative reste toutefois incertaine[4].

Au-delà de ces quelques balises, il demeure difficile de préciser avec certitude l’ensemble des éléments qui composent la Constitution du Canada[5]. L’une des facettes de ce débat concerne la possibilité que d’autres textes que ceux qui sont énumérés à l’article 52 (2) de la Loi constitutionnelle de 1982 et à son annexe fassent partie de la Constitution. La Cour suprême n’a pas voulu « écarter complètement » cette option[6]. Plusieurs auteurs abondent dans le même sens, parfois avec une certaine ouverture[7] mais souvent avec une réticence marquée, considérant que tout texte qui fait formellement partie de la Constitution du Canada devient dès lors supérieur aux lois ordinaires et assujetti à une procédure de modification souvent plus restrictive[8]. Dans tous les cas, encore faut-il discerner les textes qui peuvent se prêter à une telle reconnaissance.

Dans le présent article, nous soutenons que les dispositions de l’Acte de Québec de 1774[9] qui consacrent la liberté testamentaire et le libre exercice de la religion sont toujours en vigueur et sont intégrées dans la Constitution du Canada. Il ne fait aucun doute que ces dispositions étaient constitutionnelles et supralégislatives au moment de leur adoption. Or, rien n’a altéré ce statut au fil du temps, pas même le Statut de Westminster de 1931[10]. En outre, l’Acte de Québec cadre tout à fait avec les paramètres établis par les tribunaux afin de définir la « Constitution du Canada » aux termes de l’article 52 (2) de la Loi constitutionnelle de 1982.

La reconnaissance de l’intégration de certaines dispositions de l’Acte de Québec à la Constitution aurait des conséquences juridiques bien réelles. En effet, si cet acte est rarement invoqué devant les tribunaux, il peut tout de même jouer un rôle important dans certains dossiers, notamment lorsque le législateur choisit de déroger à la liberté de religion garantie par la Charte canadienne des droits et libertés et par la Charte des droits et libertés de la personne au Québec[11]. Dans cette veine, l’Acte de Québec a récemment été utilisé afin de contester la validité constitutionnelle de la Loi sur la laïcité de l’État[12], laquelle recourt aux clauses de dérogation pour interdire à plusieurs employés des secteurs public et parapublic québécois de porter des signes religieux dans l’exercice de leurs fonctions[13]. Certaines parties en demande ont plaidé que l’Acte de Québec est encore constitutionnel et qu’il consacre donc une certaine forme de liberté de religion hors des chartes. Contestée par le Procureur général du Québec[14], entre autres intervenants, cette position n’a été retenue que partiellement par la Cour supérieure, laquelle a conclu que certaines dispositions de l’Acte de Québec demeurent effectivement en vigueur, mais qu’elles n’ont aucun statut constitutionnel particulier[15]. Le dossier se trouve désormais en appel où la question sera explorée une nouvelle fois.

Peu importe le sort de ce dossier précis, nous visons, par l’analyse proposée ici à contribuer aux débats plus larges sur la portée de la Constitution. Le cas de l’Acte de Québec teste le cadre d’analyse établi par les tribunaux afin de préciser ses composantes, particulièrement celles qui sont écrites, mais ne se trouvent pas dans la Loi constitutionnelle de 1982. Inévitablement, ces débats ont aussi une teneur politique, puisque la suprématie et l’enchâssement qui se rattachent à ces éléments limitent considérablement le champ d’action législatif, tant au fédéral que dans les provinces. Sans ignorer cette dimension politique, nous mettrons plutôt l’accent sur les sources de droit qui régissent la question et sur l’interprétation qui doit leur être donnée.

Notre analyse se décline en trois parties. La première rappelle brièvement le contexte entourant l’adoption de l’Acte de Québec (1). La deuxième conclut que plusieurs de ses articles n’ont jamais été abrogés, que ce soit de façon expresse ou tacite, et qu’ils demeurent donc en vigueur aujourd’hui (2). Enfin, la troisième et dernière partie soutient que deux de ces articles qui portent sur le libre exercice de la religion et la liberté testamentaire font partie de la Constitution et qu’ils ont donc préséance sur toute loi ordinaire incompatible (3).

1 Le contexte et l’importance de l’Acte de Québec de 1774

Nous ne comptons pas détailler dans les pages qui suivent le contexte historique ayant mené à l’adoption de l’Acte de Québec. D’autres ouvrages l’ont déjà fait avec une grande précision[16]. Quelques éléments contextuels demeurent toutefois utiles afin d’asseoir l’analyse proposée dans les sections suivantes. Ce sont ces éléments que nous explorons dans la présente section, en insistant sur les étapes juridiques qui ont mené à l’adoption de l’Acte de Québec, surtout en ce qui concerne le libre exercice de la religion.

Notre point de départ est la guerre de Sept Ans, qui fait rage de 1756 à 1763. Mettant notamment en scène la Grande-Bretagne, dont l’un des objectifs est d’évincer la France de ses possessions coloniales[17], cette guerre se solde par une victoire britannique qui changera à jamais le visage du Canada. Trois événements nous semblent particulièrement importants ici en raison de leurs conséquences juridiques qui se répercuteront plus tard sur l’Acte de Québec. Dans un premier temps, le 13 septembre 1759, les forces britanniques infligent une défaite aux Français sur les plaines d’Abraham, à Québec. Quelques jours plus tard, le 18 septembre, les représentants des deux puissances signent les Articles de capitulation de Québec[18], par lesquels la ville de Québec se rend à la Grande-Bretagne. Dans un deuxième temps, le 8 septembre 1760, le gouverneur Vaudreuil négocie avec le major-général Amherst la reddition de la ville de Montréal, laquelle se concrétise par la signature des Articles de capitulation de Montréal[19]. En pratique, cette reddition sonne le glas de la résistance française au Canada et signifie que la Nouvelle-France passera aux mains des Britanniques. Ce n’est toutefois que dans un troisième temps, en 1763, que cette cession est officialisée par la Grande-Bretagne, la France et l’Espagne dans le Traité de Paris[20], lequel met un terme à la guerre qui les oppose.

Au-delà de leur dimension politique et historique, ces trois documents — les deux capitulations et le Traité de Paris — sont des instruments juridiques qui emportent des conséquences concrètes pour les habitants de la colonie nouvellement conquise. Si la plupart des garanties qu’ils leur octroient sont de nature militaire[21], quelques-unes concernent plutôt leurs droits civils[22], notamment en matière de liberté de religion. La capitulation de Québec protège ainsi le « libre Exercice de la Religion Romaine […] jusqu’à ce que la possession du Canada a[i]t été décidée[23] ». La capitulation de Montréal garantit aussi ce droit, sans toutefois l’assortir de la même limite et en y ajoutant le droit du clergé de percevoir la dîme et de continuer à assumer ses fonctions[24]. Même le Traité de Paris, dont l’objectif est avant tout de régler les relations entre États, garantit « aux Habitan[t]s du Canada la Liberté de la R[e]ligion Catholique[25] ». Cette dernière garantie n’est toutefois accordée qu’« en tant que le permettent les Loi[s] de la Grande-Bretagne[26] », ce qui en limite la portée[27]. Malgré tout, les garanties ainsi données revêtent une grande importance, Lord Mansfield — alors juge en chef de la Cour du banc du Roi — les qualifiant en particulier de « sacré[e]s et inviolables quant à leur esprit et à leur portée véritables[28] ».

Le 7 octobre 1763, quelques mois après la signature du Traité de Paris, le roi Georges III édicte la Proclamation royale de 1763[29] afin d’organiser ses nouvelles colonies d’Amérique. Ce texte prévoit, entre autres, que les lois anglaises s’y appliqueront à l’avenir[30]. Or, en matière de religion, ces lois excluent les catholiques des postes d’importance[31], puisqu’elles exigent que les personnes qui y sont nommées répudient certains aspects fondamentaux de leur foi[32]. La rigueur apparente de ces lois est toutefois tempérée en pratique par une application souple correspondant davantage aux réalités de la province[33]. En effet, le gouverneur James Murray ne peut risquer de s’aliéner les Canadiens français catholiques, qui représentent alors plus de 95 p. 100 de la population[34]. Cette politique de conciliation relative se poursuit sous l’égide de Guy Carleton, qui succède à Murray[35].

Au début des années 1770, la pression s’accentue pour que les dispositions problématiques de la Proclamation royale de 1763 soient remplacées par une politique plus conciliante au Québec[36]. Le gouvernement de Lord North saisit l’occasion et présente, en 1774, un projet de loi qui deviendra l’Acte de Québec[37]. Les débats parlementaires opposent alors deux factions. La première est d’avis que cet acte enlèvera aux Anglais établis au Québec les quelques privilèges qu’il leur reste[38], alors que la seconde met plutôt l’accent sur la situation intenable qui règne dans la colonie, où l’application théorique des lois anglaises se bute en pratique à une grande confusion[39]. En définitive, les arguments de ce dernier camp prévalent, et l’Acte de Québec est adopté le 22 juin 1774, son entrée en vigueur étant fixée au 1er mai 1775[40].

Deux éléments de contexte sont particulièrement importants à retenir ici. D’une part, bien que l’Acte de Québec soit né d’un compromis pragmatique rendu nécessaire notamment par le maintien de la population canadienne française au Québec, il visait tout de même à garantir des droits aux habitants de la province. D’autre part, ces garanties n’étaient pas entièrement nouvelles, mais puisaient plutôt leur source dans certains instruments juridiques antérieurs — dont les capitulations et le Traité de Paris — malgré des modalités et des termes différents[41]. On constate donc toute l’importance que revêtait l’Acte de Québec à l’époque.

2 Les dispositions toujours en vigueur de l’Acte de Québec de 1774

Ce retour sur quelques éléments de contexte nous mène à notre première question, à savoir si l’Acte de Québec existe toujours et, si oui, dans quelle mesure. Sur ce point, il est clair pour certains auteurs que des dispositions de l’Acte de Québec sont encore en vigueur[42]. Comme nous l’avons indiqué précédemment, la Cour supérieure est d’ailleurs parvenue à cette conclusion en ce qui concerne l’article v relatif au libre exercice de la religion[43]. Malgré tout, le Procureur général du Québec a récemment soutenu que l’Acte de Québec aurait été abrogé avec le temps, que ce soit de façon expresse ou tacite[44]. Nous proposons donc d’examiner ici dans quelle mesure le contenu initial de l’Acte de Québec (2.1) a survécu au passage du temps (2.2). Cette analyse révélera que, si plusieurs dispositions de cet acte ont effectivement été abolies au long des époques, d’autres demeurent bel et bien en vigueur.

2.1 Le contenu initial

Au moment de son adoption, l’Acte de Québec contient dix-huit articles qui peuvent être regroupés en cinq catégories : l’établissement de nouvelles frontières ; la révocation de la Proclamation royale de 1763 pour le Québec ; l’aménagement des religions ; la réintroduction du droit civil ; et l’octroi de certains pouvoirs au Conseil législatif.

Dans un premier temps, l’Acte de Québec élargit les frontières de la province, sans toutefois modifier celles des autres colonies britanniques ni nuire aux droits de propriété qui existent alors sur ces terres[45]. Dans un deuxième temps, il abroge la Proclamation royale en ce qui concerne le Québec — mais pas en ce qui a trait aux peuples autochtones — ainsi que toutes les ordonnances et commissions adoptées en vertu de celle-ci[46].

Dans un troisième temps, l’Acte de Québec vise l’aménagement des religions. Trois avantages importants sont consentis aux catholiques. L’Acte de Québec prévoit d’abord qu’ils « peuvent avoir, conserver et jouir du libre exercice de la Religion de l’Église de Rome, soumise à la Suprématie du Roi, déclarée et établie par un acte fait dans la première année du règne de la Reine Elisabeth[47] ». Cette mention de la suprématie du roi réfère à l’Act of Supremacy de 1558, qui rejette toute autorité politique ou spirituelle du pape catholique sur les territoires britanniques et rétablit les liens entre la Couronne et l’Église anglicane[48]. Ce n’est donc qu’une limite institutionnelle qui ne restreint en rien l’exercice individuel de la religion catholique au Québec[49]. Ensuite, l’Acte de Québec affirme le droit du clergé catholique de percevoir légalement la dîme auprès de ses fidèles[50]. Enfin, il instaure un nouveau serment de fidélité qui ne demande plus aux catholiques de répudier leur foi pour accéder à certaines fonctions[51]. Cet accommodement donne aux catholiques des droits inédits dans l’Empire britannique, et aussi en Grande-Bretagne où ce n’est qu’en 1829 que les mêmes serments seront abolis[52]. Pour contrebalancer ces avantages et soutenir les Anglais se trouvant au Québec, l’Acte de Québec indique du reste que le résidu de la dîme perçue par le clergé catholique pourra être utilisé « pour l’encouragement de la Religion Protestante, et pour le maintien et subsistance d’un Clergé Protestant[53] ».

Dans un quatrième temps, l’Acte de Québec compte quatre dispositions qui réintroduisent le droit antérieur dans la province, avec certaines exceptions. Le droit ainsi réinséré n’est pas à strictement parler le droit français, mais plutôt les « loi[s] du Canada », qui sont fondées sur la Coutume de Paris avec certains aménagements propres au Québec[54]. Trois exceptions sont toutefois prévues. D’abord, les « terres qui ont été concédées par sa Majesté, ou qui le seront […] en franc et commun Soccage » sont exclues de l’application du droit civil[55]. Par cette disposition, on vise notamment à éviter que les terres concédées aux Anglais soient soumises au régime seigneurial, qui était toujours en vigueur au Québec. Ensuite, une exception permet à toute personne qui peut aliéner des immeubles, des meubles ou des intérêts de son vivant « de les tester et léguer à sa mort par testament et acte de dernière volonté, nonobstant toutes loi[s], usages et coutumes […] contraires[56] ». Cette disposition sert à mettre en place une liberté testamentaire caractéristique du droit anglais en évitant que le régime plus limitatif alors en vigueur en droit français ne soit introduit dans la province[57]. Enfin, il est prévu que les « loi[s] criminelles d’Angleterre […] continueront à être administrées » au Québec[58].

Dans un cinquième et dernier temps, l’Acte de Québec établit un Conseil législatif. Il n’est pas utile de s’attarder sur le sujet ici, mais notons que ce conseil — constitué de 17 à 23 membres — a alors le pouvoir de faire des ordonnances, sauf en ce qui a trait aux taxes ou aux impôts provinciaux, et que celles-ci sont sujettes à désaveu par le roi ou, dans certains cas spécifiques comme en matière de religion, à son approbation préalable[59].

2.2 L’évolution au fil du temps : abrogations, modifications et contenu actuel

Que reste-t-il de ces dispositions ? Notre analyse débute par la présentation d’un principe fondamental, celui de la pérennité des lois. Ce principe, qui n’est nulle part consacré dans la Constitution au Canada, ni même dans les lois du pays, est à peine mentionné par les auteurs[60]. Il découle de la nature même des lois, lesquelles ont vocation à s’appliquer jusqu’à ce qu’elles soient modifiées ou abrogées. C’est ce principe que reprend la professeure Ruth Sullivan dans son traité sur l’interprétation des lois lorsqu’elle affirme qu’une « loi n’est pas abrogée, non plus qu’elle expire, par le passage du temps ou en raison de sa non-utilisation ou de son obsolescence. À moins que la législature [n’]ait fixé une limite à sa durée, elle demeure en vigueur jusqu’à ce qu’elle soit abrogée[61] ». Ce principe n’est d’ailleurs pas propre aux juridictions de common law. Il existe aussi en France, où le Conseil d’État a noté qu’un article qui « n’a été abrogé expressément ou implicitement par aucune disposition législative […] [doit] dès lors […] être regardé comme étant toujours en vigueur[62] ». Le même principe trouve aussi sa place dans les théories de certains philosophes du droit bien connus[63].

Dans le cas qui nous occupe, ce principe signifie que l’Acte de Québec reste en vigueur à moins qu’il n’ait été invalidé en tout ou en partie au fil du temps. De telles abrogations peuvent se faire expressément par disposition législative, mais aussi de façon tacite. En effet, une présomption en matière d’interprétation des lois veut qu’une loi ait préséance sur toute loi antérieure de même niveau qui lui serait incompatible[64]. Dans de telles circonstances, la loi antérieure est considérée comme révoquée (ou inopérante[65]). Toutefois, ainsi que le note le professeur Pierre-André Côté dans son traité sur l’interprétation des lois, « les tribunaux sont d’une extrême réticence lorsqu’il s’agit de conclure à la contradiction entre deux textes » et donc à l’abrogation implicite du plus ancien[66]. Le simple fait, par exemple, que deux lois traitent de la même matière ne fait pas en sorte qu’elles entrent en conflit : il faut plutôt « que l’application de l’une exclue, explicitement ou implicitement, celle de l’autre » et qu’elles soient donc « à ce point incompatibles ou contraires qu’elles ne puissent coexister »[67]. Enfin, ces règles n’interviennent que dans la mesure où les dispositions en cause ont le même statut, puisqu’une disposition ordinaire ne peut abolir une disposition constitutionnelle[68].

Plusieurs dispositions de l’Acte de Québec ont été abrogées par d’autres lois du Parlement britannique. Dans un premier temps, l’Acte constitutionnel de 1791[69] a invalidé les articles xii à xvii de l’Acte de Québec relatifs au Conseil législatif et à ses pouvoirs, puisque l’un de ses principaux objectifs était d’établir des assemblées législatives dans les nouvelles provinces du Haut-Canada et du Bas-Canada[70]. Dans un deuxième temps, une loi de 1872 a abrogé plusieurs autres dispositions de l’Acte de Québec. À cette époque-là, en préparation d’une refonte de ses lois, le Parlement britannique a mis de l’ordre dans son corpus législatif en abrogeant certaines dispositions « considérées [comme] périmées ou qui [avaient] cessé d’avoir effet autrement que par une abrogation expresse et spécifique, ou qui, par le passage du temps et le changement de circonstances, [étaient] devenues inutiles[71] ». Parmi ces dispositions se trouvent les articles iii et iv (par lesquels l’Acte de Québec avait abrogé la Proclamation royale de 1763 en ce qui concernait la province)[72], vi (relatif à l’encouragement de la religion protestante), vii (édictant un serment d’allégeance repris et modifié par des lois constitutionnelles subséquentes), xi in fine (relatif au pouvoir de la province de modifier le droit criminel, lequel a été octroyé au Parlement du Canada en 1867) et xii à xvii (relatifs au Conseil législatif et déjà abolis par l’Acte constitutionnel de 1791). À notre connaissance, aucune autre disposition de l’Acte de Québec n’a été abrogée expressément.

Pour ce qui est de l’abrogation tacite des dispositions restantes, les articles i et ii établissant les frontières de la province ne peuvent plus être en vigueur aujourd’hui, car les lois constitutionnelles adoptées par le Parlement impérial au long des années ont modifié ces frontières à plusieurs reprises[73]. Hormis cet aspect, les dispositions restantes de l’Acte de Québec ne semblent pas avoir été abrogées de façon tacite par quelque loi subséquente du Parlement impérial. Le Procureur général du Québec a certes soutenu, dans le contexte de l’affaire Hak c. Procureur général du Québec, que la Charte canadienne, et plus précisément sa disposition qui garantit à tous la liberté de religion, aurait révoqué tacitement l’article v, qui ne s’applique en apparence qu’aux catholiques. Cette thèse doit toutefois être écartée à la lumière de l’article 26 de la Charte, qui prévoit explicitement que « [l]e fait [qu’elle] garantit certains droits et libertés ne constitue pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada[74] ». Autrement dit, les droits protégés par la Charte canadienne, y compris la liberté de religion, s’ajoutent à ceux qui existaient avant son adoption, et ils n’ont pas pour effet de les abroger, que ce soit de façon expresse ou tacite.

Si ce qui précède est juste, alors certaines dispositions de l’Acte de Québec demeurent toujours en vigueur, à savoir l’article v relatif au libre exercice de la religion catholique, l’article viii concernant le droit civil en vigueur dans la province, l’article ix protégeant les terres en franc et commun soccage, l’article x garantissant la liberté testamentaire, et, enfin, la première partie de l’article xi, laquelle prévoit l’application des lois anglaises en matières criminelles. Les tribunaux sont d’ailleurs parvenus à la même conclusion relativement à certaines de ces dispositions. Mis à part la récente décision de la Cour supérieure relative à l’article v, déjà discutée[75], la Cour d’appel a suggéré que l’article viii de l’Acte de Québec relatif au droit civil est toujours en vigueur. Dans le premier renvoi sur les valeurs mobilières, elle a en effet examiné en détail la portée de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils, prévue dans l’article 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867[76]. Or, en décrivant son historique, le juge en chef Robert a bien pris soin de noter que cette compétence s’inscrivait « dans la continuité de [l’A]cte [de Québec][77] ». Selon les principes énoncés plus haut, une telle continuité ne peut entraîner une abrogation implicite de l’article viii de l’Acte de Québec, bien au contraire.

3 Le statut actuel de l’Acte de Québec de 1774 : texte constitutionnel ou loi ordinaire ?

Se pose dès lors la question du statut des dispositions de l’Acte de Québec qui sont toujours en vigueur. Plus précisément, est-il question de dispositions législatives ordinaires, qui peuvent en conséquence être remplacées, modifiées ou abrogées par d’autres lois de même nature, ou plutôt de dispositions faisant partie de la Constitution du Canada, qui limitent le pouvoir législatif du Parlement du Canada et des législatures provinciales ?

La réponse à cette question passe d’abord par un examen du statut initial des dispositions de l’Acte de Québec. Certaines d’entre elles, étant expressément sujettes à modification par de simples lois, ne peuvent avoir de statut supralégislatif (3.1). Quant aux autres, il ne fait aucun doute qu’elles avaient un statut constitutionnel et supralégislatif au moment de leur adoption (3.2). Une interprétation plausible des lois constitutionnelles subséquentes (3.3) ainsi que de la notion de « Constitution du Canada » contenue à la Loi constitutionnelle de 1982 (3.4) suggère que ce statut ne s’est jamais éteint.

3.1 Des dispositions sujettes à modification selon leur propre libellé

L’Acte de Québec contient certaines dispositions qui, selon leur libellé, peuvent être modifiées par loi ordinaire. Celles-ci ne peuvent donc pas avoir un statut supralégislatif, en ce sens qu’elles ne peuvent faire échec à des lois valides adoptées depuis lors.

Au premier chef, la réintroduction du droit civil dans la province ne donne pas à ce dernier un statut supralégislatif. L’article viii de l’Acte de Québec prévoit plutôt que les « loi[s] et coutumes du Canada » ainsi réintroduites ne s’appliqueront que « jusqu’à ce qu’elles soient changées ou altérées »[78] par des lois de la province. C’est grâce à cette disposition et à celles, qui sont similaires, de lois constitutionnelles subséquentes que la province a pu adopter, par exemple, le Code civil du Bas Canada. Cette disposition a d’ailleurs été reprise par la Loi constitutionnelle de 1867 qui réserve aux provinces le pouvoir de légiférer en matière de propriété et de droits civils[79].

De même, l’article xi de l’Acte de Québec prévoit que le droit criminel anglais appliqué dans la province sera sujet à « tels changements et corrections[80] » que les lois provinciales lui apporteront éventuellement. En 1867, cette compétence législative est toutefois transférée au nouveau Parlement du Canada[81], ce qui justifie que la partie finale de l’article xi de l’Acte de Québec (qui donnait plutôt cette compétence à la province de Québec) a été officiellement abrogée par le Parlement impérial en 1872, comme nous l’avons noté précédemment[82].

L’article ix de l’Acte de Québec — qui traite du droit applicable aux terres concédées en franc et commun soccage — ne prévoit pas lui-même qu’il puisse être modifié par loi ordinaire. En revanche, l’Acte constitutionnel de 1791 permet des « altérations, eu égard à la nature et les conséquences de [la] tenure en Franc et Commun Soccage, qui pourront être établies par aucune Loi ou Loi[s][83] » de l’une des deux provinces. Dans l’un de ses articles, John E.C. Brierley retrace d’ailleurs la coexistence des systèmes anglais et français de propriété qui s’est poursuivie au-delà de 1791, ainsi que leur évolution commune vers une uniformisation éventuelle au Québec au cours des années 1850[84].

Enfin, le même type de raisonnement s’applique à la seconde partie de l’article v de l’Acte de Québec, relative à la perception de la dîme par le clergé catholique, ainsi qu’à l’article vi prévoyant l’utilisation de son résidu pour l’encouragement de la religion protestante. En effet, par l’article xxxv de l’Acte constitutionnel de 1791, le Parlement impérial énonce que ces deux dispositions continueront d’avoir effet, mais seulement jusqu’à ce qu’elles soient « expressément varié[e]s ou rappelées par » des lois provinciales. Ces dispositions sont donc sujettes à modification par simple loi ordinaire[85].

Bref, ces quelques articles de l’Acte de Québec, bien qu’ils demeurent en vigueur, ont une pertinence limitée dans le paysage juridique contemporain. Leur propre libellé, ou celui de dispositions constitutionnelles subséquentes, prévoit que les droits qu’ils mettent en oeuvre peuvent être modifiés par loi ordinaire. Cette possibilité n’est toutefois pas prévue pour deux articles toujours en vigueur de l’Acte de Québec, soit la partie de l’article v garantissant le libre exercice de la religion, ainsi que l’article x protégeant la liberté testamentaire. C’est la question du statut de ces deux dispositions qui se pose avec le plus d’acuité de nos jours.

3.2 Le statut initial : l’Acte de Québec de 1774, première loi constitutionnelle pour la province

Ces deux dispositions, comme du reste les autres parties de l’Acte de Québec, avaient sans équivoque un statut constitutionnel au moment de leur adoption, lequel leur donnait préséance sur tout instrument législatif ou réglementaire adopté par la province.

Cette qualification du statut de l’Acte de Québec était largement répandue parmi les juristes et les acteurs politiques de l’époque. Pour les parlementaires britanniques qui débattaient de son adoption, qu’ils la soutiennent ou qu’ils s’y opposent, il ne faisait aucun doute que l’exercice visait à donner une nouvelle constitution à la province de Québec[86]. C’était aussi de cette façon que l’entendaient d’autres acteurs politiques tant au Québec qu’à Londres[87]. Au-delà d’un siècle plus tard, les juristes et les historiens relataient encore toute l’importance constitutionnelle de ce moment, où ils décrivaient l’Acte de Québec comme une grande « charte britannique[88] » pour la province. En 1891, Gerald E. Hart affirmait même qu’aucun autre jour depuis la Conquête n’avait été investi d’une importance constitutionnelle aussi grande[89].

D’un point de vue juridique, le statut supralégislatif de l’Acte de Québec découlait avant tout du fait que c’était une loi impériale. Ce vocable désigne les lois du Parlement britannique qui avaient vocation à s’appliquer précisément dans une ou plusieurs colonies, au contraire des lois britanniques d’application générale qui, bien qu’elles puissent être reçues dans les colonies, n’étaient pas conçues expressément pour elles[90]. Or, comme toute autre loi impériale, l’Acte de Québec ne pouvait être modifié ou abrogé que par une autre loi impériale et non par simple loi coloniale. Ce principe de suprématie des lois impériales, confirmé dès 1774 dans l’affaire Campbell c. Hall[91], a été réitéré en 1865 dans la Colonial Laws Validity Act qui prévoyait en particulier que toute loi coloniale contraire à une loi impériale était nulle dans la mesure de cette incompatibilité[92]. Comme le notent plusieurs auteurs, ces mêmes principes faisaient en sorte que l’Acte de Québec ait préséance sur toute loi ou ordonnance contraire de l’administration de la province[93]. La Cour supérieure du Québec a d’ailleurs confirmé cette interprétation, indiquant que, dès son adoption, l’Acte de Québec jouissait du « statut supralégislatif dont bénéficiaient les lois impériales par rapport aux lois coloniales[94] ».

3.3 L’écueil apparent du Statut de Westminster de 1931

Le statut supralégislatif des dispositions restantes de l’Acte de Québec est-il toujours en vigueur, de sorte qu’elles ont encore préséance sur les lois ordinaires du Canada ? Soulignons d’abord que rien dans les lois impériales adoptées de 1791 à 1930 n’a semblé altérer ce statut. Si l’Acte constitutionnel de 1791 mentionné plus haut abrogeait certaines parties de l’Acte de Québec, il ne prétendait pas modifier ses autres parties ni changer leur statut. D’ailleurs, il est clair dans l’esprit des juristes et des historiens que cet instrument n’a rien apporté de nouveau au contenu et à la force de l’Acte de Québec, à l’exception des parties qu’il révoquait expressément[95]. En 2014, la Cour d’appel de l’Ontario a elle aussi confirmé que, si l’Acte constitutionnel de 1791 « repealed portions of the Quebec Act […] [o]ther portions of the Quebec Act, such as that respecting the oath, were not repealed[96] ».

De même, l’Acte d’Union de 1840[97], qui réunissait le Haut-Canada et le Bas-Canada en un seul Canada-Uni et lui donnait de nouvelles institutions politiques, ne contenait aucune disposition en vue de modifier le contenu et le statut de l’Acte de Québec. Il en a été de même pour la Loi constitutionnelle de 1867, qui n’influait en rien sur l’Acte de Québec et prévoyait au contraire, à son article 129, que les lois en vigueur pourraient être révoquées, abolies ou modifiées selon le partage des compétences précisé dans ses articles 91 et 92, sauf dans les « cas prévus par des lois du parlement de la Grande-Bretagne ou du parlement du Royaume-Uni[98] ». Cet article affirmait la continuité et l’application ex proprio vigore des lois impériales telles que l’Acte de Québec.

Il est vrai que l’article 92 (1) de la Loi constitutionnelle de 1867 donnait aux législatures provinciales le pouvoir exclusif de modifier, « nonobstant toute disposition contraire [de la Loi constitutionnelle de 1867,] la constitution de la province, sauf les dispositions relatives à la charge de lieutenant-gouverneur[99] ». On pourrait penser que cet article permettait dès lors à la législature québécoise de changer les dispositions toujours en vigueur de l’Acte de Québec. Deux obstacles s’opposent toutefois à cette conclusion. D’une part, au moment de son adoption, l’Acte de Québec s’étendait à l’ensemble de la colonie de l’époque, qui incluait des parties de l’Ontario et de Terre-Neuve-et-Labrador, et non seulement à ce qui constitue désormais le Québec[100]. Sa portée territoriale n’a pas été réduite par les instruments constitutionnels subséquents, de sorte que l’Acte de Québec doit logiquement s’appliquer non seulement au Québec mais aussi à tout le moins au niveau fédéral, et qu’il ne peut faire simplement partie de la constitution de la province[101]. D’autre part, l’article 92 (1) de la Loi constitutionnelle de 1867 et son équivalent contemporain, l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982, ont été interprétés de façon à n’inclure que ce qui « porte essentiellement sur l’organisation et le fonctionnement des institutions de la province[102] ». Bien que la portée de ces articles puisse toujours faire l’objet de débats, dans l’état actuel des choses il serait hasardeux d’y inclure les dispositions de l’Acte de Québec qui ne portent pas sur les institutions provinciales, mais plutôt sur la garantie de droits individuels tels que le libre exercice de la religion catholique et la liberté testamentaire.

Les tribunaux et les auteurs ont d’ailleurs confirmé que la Loi constitutionnelle de 1867 ne changeait rien au statut ou à l’existence de l’Acte de Québec et que celui-ci s’imposait alors à l’extérieur de la province, notamment au Parlement du Canada. En plus de l’arrêt de la Cour d’appel dans le premier renvoi sur les valeurs mobilières, dont nous avons parlé plus haut, Pierre-Basile Mignault notait en 1895 que « l’Acte de Québec de 1774 n’a jamais été abrogé » et que les nouvelles compétences législatives données au Parlement du Canada en 1867 ne pouvaient être « exerc[ées] contrairement aux lois impériales qui sont en vigueur [y compris l’Acte de Québec][103] ».

L’événement qui pose en apparence le plus grand écueil à la continuité du statut constitutionnel de l’Acte de Québec est l’adoption du Statut de Westminster de 1931. Cette autre loi impériale, rédigée après de vastes consultations avec plusieurs colonies britanniques, dont le Canada, devait répondre à leur désir d’autonomie. Son article 2 abrogeait la Colonial Laws Validity Act et autorisait dès lors les législatures des dominions britanniques à modifier certaines lois impériales. Son article 7 ménageait toutefois une exception pour les Lois de 1867 à 1930 sur l’Amérique du Nord britannique (British North America Acts, 1867 to 1930), afin d’éviter que celles-ci puissent être modifiées unilatéralement par une loi provinciale ou fédérale :

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Une interprétation littérale de cet article peut mener à la conclusion que toutes les lois impériales qui n’y sont pas exactement mentionnées, y compris l’Acte de Québec, devenaient dès lors sujettes à être modifiées ou abrogées par de simples lois ordinaires adoptées par une province ou par le Parlement du Canada selon leurs compétences respectives. C’est d’ailleurs cette conclusion que la Cour supérieure a entérinée dans l’affaire Hak : puisque le Statut de Westminster permettait la modification, au Canada de toute loi impériale, sauf celles qui y étaient expressément mentionnées, l’Acte de Québec perdait dès lors son statut supralégislatif[104].

Cette interprétation n’est toutefois pas la seule. Une autre avance plutôt que la possibilité donnée au Parlement du Canada et aux législatures provinciales de modifier les lois impériales s’appliquant au pays visait seulement celles qui s’inscrivaient déjà dans leurs champs de compétence respectifs, comme le précisait l’article 7 (3) :

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Dans la mesure où l’Acte de Québec, adopté précisément pour établir la Constitution de la colonie, avait justement pour objectif de délimiter ces compétences législatives, le Statut de Westminster n’aurait pas permis aux provinces, ni au Parlement du Canada, de modifier ses dispositions.

Selon cette interprétation, le Statut de Westminster visait plutôt à permettre aux législatures canadiennes de modifier des lois impériales qui, contrairement à l’Acte de Québec, étaient d’application générale, et n’avaient pas exactement pour objet d’établir la Constitution du pays. Pensons notamment aux droits d’appel prévus auprès du Conseil privé à Londres[105], aux lois réservant des actes précis à certains corps professionnels[106], à une loi relative à l’habeas corpus[107] ou encore même à la magna carta[108], toutes des lois d’application générale que les législatures canadiennes ont pu changer grâce au Statut de Westminster. Cette interprétation nuancée ne réduit pas à néant la portée de ce statut, puisqu’elle préserve la possibilité qu’il donne aux législatures canadiennes de transformer la grande majorité des lois impériales, tout en reconnaissant que certaines lois fondamentales — même au-delà de celles qui sont énumérées à l’article 7 (1) — continuaient d’être protégées d’une modification unilatérale par loi fédérale ou provinciale.

Cette interprétation est appuyée par le fait qu’une interprétation littérale du Statut de Westminster, et plus particulièrement de son article 7 (1), mènerait à des incongruités. Les termes « British North America Acts, 1867 to 1930 » employés dans cet article sont une expression définie dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1930[109]. Or, cette expression n’inclut pas toutes les lois constitutionnelles adoptées pendant cette période, mais seulement certaines d’entre elles. En effet, la définition ajoute la loi de 1930 aux « British North America Acts, 1867 to 1916 », expression qui avait elle-même inséré la loi constitutionnelle de 1916 dans la définition des « British North America Acts, 1867 to 1915[110] », laquelle ajoutait à son tour la loi de 1915 à la définition des « British North America Acts, 1867 to 1886[111] » qui comprenait uniquement les lois de 1867, 1871 et 1886[112]. Bref, la définition adoptée dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1930 et reprise dans le Statut de Westminster ne visait que les lois constitutionnelles de 1867, 1871, 1886, 1915, 1916 et 1930, et écartait notamment une modification à la Loi constitutionnelle de 1867 adoptée en 1875 ainsi que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1907[113].

Il découle de ce qui précède que, si seules les lois expressément mentionnées à l’article 7 (1) du Statut de Westminster étaient protégées d’une modification unilatérale par une province ou par le Parlement du Canada, alors l’un de ces deux paliers de gouvernement aurait eu, dès 1931, le pouvoir de modifier unilatéralement la loi de 1907. Cette conclusion apparaît illogique, puisque cette loi visait précisément à enchâsser, hors de portée des provinces et du Parlement du Canada, une nouvelle formule de calcul des transferts fédéraux aux provinces[114]. Ce serait là une conséquence pour le moins incongrue de la première interprétation du Statut de Westminster proposée plus haut et retenue par la Cour supérieure du Québec.

Pour cette raison, deux principaux auteurs, à savoir Paul Gérin-Lajoie et Kenneth Clinton Wheare, affirment qu’il faut donner une interprétation plus nuancée à l’article 7 (1) du Statut de Westminster[115]. Selon eux, l’intention derrière cet article était de laisser intacts l’ensemble des textes constitutionnels canadiens en vigueur à l’époque. Afin de respecter cette intention, il faudrait interpréter l’article 7 du Statut de Westminster comme protégeant d’une modification unilatérale non seulement les lois constitutionnelles qui y sont précisément mentionnées, mais aussi toute autre « loi fondamentale » n’entrant ni dans les champs de compétence des provinces ni dans ceux du Parlement du Canada. D’après Gérin-Lajoie, cette conclusion découle de l’article 7 (3), qui « n’empêche pas simplement Ottawa et les provinces d’utiliser leurs nouveaux pouvoirs pour empiéter sur leurs compétences respectives [mais] limite [en outre] ces pouvoirs aux matières qui “sont” de leurs compétences […] ce qui les limite aussi aux termes de la Constitution, c’est-à-dire des Actes de l’Amérique du Nord britannique, 1867 à 1930, et de tout autre document qui peut être considéré comme ayant le statut de “loi fondamentale”[116] ». L’Acte de Québec, vu son importance et le fait qu’il a été adopté spécialement pour la colonie, comme toutes les autres lois constitutionnelles précitées, devrait, à notre avis, être inclus parmi ces lois fondamentales.

Cette seconde interprétation voulant que le Statut de Westminster n’ait pas relégué l’Acte de Québec au rang de loi ordinaire trouve écho dans certains arrêts de la Cour suprême. Même après 1931, celle-ci a continué de faire référence à l’article v de cet acte en tant que disposition constitutionnelle ayant préséance sur les lois ordinaires[117]. Mentionnons, entre autres, l’arrêt Saumur c. Ville de Québec, dans lequel un témoin de Jéhovah contestait la validité d’un règlement municipal qui l’empêchait de distribuer des circulaires. La Cour suprême a ultimement jugé que le règlement était ultra vires, car il relevait des chefs de compétence du Parlement du Canada, mais deux juges ont également fondé leur décision sur le droit au libre exercice de la religion garanti à l’Acte de Québec, qu’ils ont qualifié de « principe de droit public » de « caractère fondamental »[118].

De même, dans l’arrêt Henry Birks & Sons Montreal Ltd. c. Ville de Montréal, la Cour suprême devait se prononcer sur la validité d’une loi provinciale qui autorisait les conseils municipaux à obliger la fermeture des commerces durant certaines fêtes religieuses. Une fois encore, la majorité s’est fondée sur le partage des compétences pour invalider la loi, et elle a aussi souligné, sous la plume du juge Fauteux, que l’Acte de Québec est « suspensif de l’opération de toute loi passée ou à venir, dont l’objet serait d’entraver ou gêner le libre exercice de cette religion[119] ». Dans ces passages, l’Acte de Québec — plus précisément son article v relatif au libre exercice de la religion — n’est pas décrit comme un simple élément de contexte historique, mais bien plutôt comme un document constitutionnel exécutoire.

Plus récemment, la Cour suprême a noté que les affaires Saumur et Henry Birks ont « reconnu l’existence au Canada de “la plus entière liberté de penser en matière religieuse” », et ce, même avant l’adoption de la Charte canadienne[120]. Ces arrêts, qui prennent appui, entre autres, sur l’Acte de Québec, suggèrent que même après 1931 celui-ci conservait son statut constitutionnel et supralégislatif. En ce sens, et en ligne directe avec les analyses de Gérin-Lajoie et de Wheare, le Statut de Westminster ne serait pas un obstacle aussi important qu’il ne peut le sembler à première vue.

3.4 Statut actuel : partie intégrante de la Constitution du Canada

Même si l’on acceptait l’idée que l’Acte de Québec soit devenu une simple loi ordinaire en 1931 par l’effet du Statut de Westminster, l’analyse devrait se poursuivre. Lors du rapatriement de la Constitution en 1982, il a été décidé de donner une nouvelle définition à la « Constitution du Canada » et de l’enchâsser dans l’article 52 (2) de la Loi constitutionnelle de 1982, afin notamment d’accorder un caractère suprême à ses éléments constitutifs. En d’autres termes, si l’analyse historique de la continuité du statut constitutionnel de l’Acte de Québec est utile, son statut actuel et son intégration formelle à la Constitution du Canada doivent aussi s’apprécier à la lumière de la définition courante de cette notion.

Cette définition « comprend : a) la Loi de 1982 sur le Canada, y compris la [Loi constitutionnelle de 1982] ; b) les textes législatifs et les décrets figurant à l’annexe ; [et] c) les modifications des textes législatifs et des décrets mentionnés aux alinéas a) ou b)[121] ». Au premier chef, donc, la Constitution canadienne est composée des textes expressément énumérés en annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, parmi lesquels ne figure pas l’Acte de Québec. Or, comme l’a conclu la Cour suprême, et ainsi que nous l’avons mentionné en introduction, le terme « comprend » employé à l’article 52 (2) de cette loi dénote le caractère ouvert de la « Constitution du Canada » qui ne se limite pas à ces textes énumérés, mais inclut aussi un ensemble organique d’autres textes constitutionnels, de conventions, de normes et de principes[122].

Si la Cour suprême s’est montrée réticente à ajouter d’autres textes à la liste figurant en annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, elle n’a pas pour autant fermé la porte à cette éventualité[123]. En fait, dans le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, elle a conclu en 1994 que « [l]es caractéristiques essentielles de la Cour sont protégées par la partie V de la » Loi constitutionnelle de 1982[124]. Ce faisant, elle a essentiellement incorporé à la Constitution du Canada certaines dispositions de la Loi sur la Cour suprême qui, pourtant, n’est qu’une loi ordinaire du Parlement du Canada. Ainsi, il n’est pas exclu que d’autres lois comme l’Acte de Québec, même dans le cas de lois ordinaires, puissent, elles aussi, faire partie de la Constitution canadienne au sens formel.

Comment alors reconnaître ces autres lois qui peuvent être insérées dans la Constitution du Canada ? Dans le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, le plus haut tribunal du pays a adopté une approche historique qui lui a permis de déceler certains indices montrant toute l’importance de ses éléments constitutifs dans l’architecture du pays[125]. Dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat, la Cour suprême a par ailleurs indiqué certaines caractéristiques des composantes de la Constitution du Canada, à savoir qu’elles « défini[ssen]t les pouvoirs des éléments constitutifs du régime gouvernemental canadien […], régi[ssen]t aussi la relation de l’État avec le citoyen » et établissent des normes auxquelles le pouvoir gouvernemental doit se conformer pour être « exercé légalement »[126]. Il n’existe pas de test précis permettant de déterminer les textes qui, malgré leur absence de l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, sont eux aussi intégrés dans la Constitution du Canada, mais ces quelques jalons posés par la Cour suprême fournissent un point de départ pour mener cette analyse.

À la lumière de leur historique, de leur évolution et de leur importance particulière dans l’architecture constitutionnelle du Canada, nous pourrions tout à fait soutenir que les articles toujours en vigueur de l’Acte de Québec s’inscrivent également dans la Constitution canadienne, bien que cet élément soit ultimement une question d’appréciation judiciaire. Première loi impériale adoptée pour le Québec[127], l’Acte de Québec régit les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire en établissant leurs compétences respectives ; il trace en outre les paramètres de la relation de l’État avec les citoyens, en enchâssant certaines garanties, notamment en matière de propriété, de droits civils et de religion. Ces quelques indices semblent correspondre aux facteurs énumérés par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat.

D’autres indices suggèrent au surplus que les dispositions restantes de l’Acte de Québec se rattachent bel et bien à la Constitution. Au premier chef, la Commission de révision des lois du Canada inclut l’Acte de Québec dans la liste de documents qui figurent dans la « Constitution du Canada », laquelle est annexée aux Lois révisées du Canada de 1985[128]. Cette opinion de la Commission de révision n’est pas contraignante et elle ne peut à elle seule modifier le contenu de la Constitution. Elle fournit tout de même un indice additionnel de la persistance du statut constitutionnel de l’Acte de Québec. D’ailleurs, les tribunaux ontariens ont eu recours à une liste similaire annexée aux Lois refondues de l’Ontario comme un indice du statut constitutionnel de certaines lois autres que celles qui sont mentionnées dans la Loi constitutionnelle de 1982. Dans l’affaire O’Donoghue c. La Reine[129], ils étaient appelés à se pencher sur la validité constitutionnelle de certaines dispositions de l’Act of Settlement de 1701[130] en regard de la Charte canadienne. Ils ont plutôt conclu que les dispositions en cause, étant elles-mêmes intégrées à la Constitution du Canada, ne pouvaient être assujetties à un contrôle de constitutionnalité, les tribunaux étant aussi parvenus à cette conclusion, particulièrement en raison de l’inclusion de l’Act of Settlement dans la liste des lois constitutionnelles nommées dans les Lois refondues de la province[131].

La possibilité que la Constitution du Canada soit composée d’autres éléments que ceux qui sont énumérés en annexe de la Loi constitutionnelle de 1982 est renforcée en matière de droits et libertés de la personne par l’article 26 de la Charte canadienne, qui prévoit que « [l]e fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne constitue pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada[132] ». Évidemment, cette disposition peut protéger des droits et libertés garantis par simple loi ordinaire[133] mais, dans la mesure où d’autres droits font partie de la Constitution du Canada, elle peut servir à les protéger de la même façon. Comme la Cour suprême le soulignait dans l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, elle permet en fait à divers « instruments constitutionnels ou quasi constitutionnels » de « conserve[r] toute [leur] force et [leur] effet » afin de « produire des effets cumulatifs assurant une meilleure protection des droits et libertés »[134]. Cette décision laisse transparaître la possibilité constitutionnelle que les garanties s’accumulent ou se chevauchent sans que la plus récente évince les précédentes. Ce raisonnement pourrait s’appliquer à la protection de la liberté de religion prévue par l’article v de l’Acte de Québec.

Bref, même si les tribunaux ne l’ont pas encore reconnu à ce jour, il est possible de soutenir que la première partie de l’article v et l’article x de l’Acte de Québec sont inclus dans la Constitution du Canada, de la même façon que d’autres lois qui ne sont pas mentionnées dans la Loi constitutionnelle de 1982.

Conclusion

En somme, tout laisse croire que la partie de l’article v de l’Acte de Québec relative au libre exercice de la religion et son article x relatif à la liberté testamentaire demeurent en vigueur. Puisque leur libellé ne prévoit pas leur modification par loi ordinaire, la question de leur statut contemporain se pose avec une grande acuité. Dans le présent article, nous avons soutenu que ces dispositions sont partie intégrante de la Constitution du Canada et ont donc préséance sur les lois ordinaires. En effet, le statut constitutionnel et supralégislatif que l’Acte de Québec avait au moment de son adoption s’est maintenu au travers des lois constitutionnelles adoptées en 1791, en 1840 et en 1867. Par ailleurs, selon l’interprétation que l’on donne au Statut de Westminster, celui-ci ne s’est pas non plus éteint en 1931. D’autre part, et de façon distincte, l’Acte de Québec peut tout à fait entrer dans la définition de la « Constitution du Canada » établie par la Cour suprême à partir de l’article 52 (2) de la Loi constitutionnelle de 1982, à l’instar d’autres lois tant ordinaires qu’impériales. Si ces interprétations devaient éventuellement être retenues par les tribunaux, ses dispositions toujours en vigueur devraient donc bénéficier de la suprématie prévue dans l’article 52 (1) de la même loi.

Si notre conclusion est juste, un autre débat peut s’enclencher en vue de déterminer la procédure qui permettrait de modifier ou d’abroger les dispositions en question[135]. Dans tous les cas, il est fort probable qu’une seule législature ne puisse le faire à elle seule, de sorte qu’il faudra atteindre un consensus plus large pour altérer ces dispositions fondamentales de notre paysage constitutionnel historique et contemporain. Si, à l’inverse, les dispositions toujours en vigueur de l’Acte de Québec n’ont plus de statut constitutionnel, il importe tout de même de considérer le rôle qu’elles peuvent jouer, à l’heure actuelle, dans l’ordonnancement juridique du Canada. À titre d’exemple, elles pourraient être considérées comme des dispositions législatives fédérales qui auraient alors préséance sur toute loi provinciale contraire en vertu de la doctrine de la prépondérance fédérale[136]. En effet, les tribunaux ont déjà conclu, à quelques reprises, que des lois impériales d’application générale qui s’inscrivaient dans les champs de compétence du Parlement du Canada étaient devenues des lois fédérales à la suite de l’adoption du Statut de Westminster[137]. Or, si les dispositions toujours en vigueur de l’Acte de Québec devaient être qualifiées de la même façon, comme le soutiennent certains auteurs[138], elles auraient alors prépondérance sur toute disposition provinciale incompatible, dans la mesure du conflit. À tout le moins, si cette analyse était écartée, les dispositions toujours en vigueur de l’Acte de Québec demeureraient des lois ordinaires à considérer dans tout dossier mettant en cause les matières qu’elles concernent.

Dans tous les cas, ces dispositions ne peuvent être balayées du revers de la main. D’un point de vue constitutionnel, elles testent les limites du cadre d’analyse élaboré par la Cour suprême pour établir les composantes de la Constitution du Canada, dont les contours exacts seront probablement précisés dans le contexte du débat judiciaire au sujet de la Loi sur la laïcité de l’État. Plus fondamentalement, notre analyse pose la question de savoir si la protection des droits des minorités doit se limiter aux garanties précises adoptées en 1982 dans la Charte canadienne ou si les autres droits qui leur étaient garantis auparavant conservent toujours leur pertinence. Si cette dernière option risque d’être perçue avec méfiance par ceux qui conçoivent ces garanties comme une limite à l’utilisation des clauses dérogatoires prévues par l’article 33 de cette charte, il faut pourtant rappeler qu’il est question de protections historiques pour lesquelles la population québécoise s’est fièrement battue et qui conservent, de nos jours encore, toute leur importance.