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INTRODUCTION

Qui n’apprécie pas le plaisir associé à un bon massage, un repas gastronomique ou la pratique de son passe-temps favori ? L’hédonisme, qui tire parti des lieux communs sur la désirabilité des états plaisants pour ériger le plaisir au rang de valeur suprême, a toutefois fait l’objet de critiques féroces. Celles-ci se focalisent tantôt sur les autres choses qui auraient de la valeur, tantôt sur les cas de plaisir et de déplaisir qui n’auraient pas la valeur postulée par l’hédonisme.

Dans cet article, nous nous pencherons sur l’articulation entre l’hédonisme et les théories du (dé)plaisir. Nous chercherons à montrer que les récents développements en philosophie du plaisir et de la douleur, loin d’être neutres vis-à-vis de l’hédonisme, apportent de nouveaux défis.

Cet article abordera l’hédonisme éthique, la thèse selon laquelle la seule chose qui est bonne de manière non instrumentale, c’est-à-dire finale[1], est le plaisir et la seule chose qui est mauvaise de manière finale est le déplaisir (ou la souffrance). Autrement dit, selon l’hédonisme éthique le plaisir et le déplaisir sont les seules choses qui ont une valeur finale, respectivement positive et négative. « Non instrumentale » ou « finale » signifient ici qu’il ne s’agit pas de quelque chose qui est bon ou mauvais seulement en raison de la valeur des autres choses qu’il permet d’obtenir. L’hédonisme éthique est une thèse axiologique qui se décline en une variante centrée sur le bien-être, auquel cas la valeur en question est une valeur pour l’individu ou prudentielle – et il s’agit alors d’une théorie du bien-être – et une variante où la valeur en question est impersonnelle ou simpliciter. Le propos de cet article s’applique aux deux variantes. L’hédonisme éthique diffère de l’hédonisme psychologique, la thèse empirique selon laquelle les désirs finaux des individus concernent seulement le plaisir et le déplaisir. Cette thèse ne nous intéressera pas ici. Pour faciliter la lecture, nous parlerons simplement d’hédonisme pour désigner l’hédonisme éthique.

Le débat philosophique autour de l’hédonisme a souvent gravité autour de la nature du (dé)plaisir (voir par exemple les discussions de Feldman, 2004 ; Crisp, 2006 ; Tännsjö, 2007 ; ou Brax, 2009). Ce n’est guère surprenant puisque l’hédonisme est une thèse portant sur le rôle normatif du (dé)plaisir : une bonne compréhension de ce qui est entendu par (dé)plaisir semble donc nécessaire pour évaluer la plausibilité de l’hédonisme.

Le plaisir et la douleur ont tous deux bénéficié d’une attention philosophique plus soutenue depuis le début des années 2000[2], mais des perspectives différentes sous-tendent les domaines de recherche associés à ces deux concepts. La philosophie du plaisir reste marquée par sa proximité avec des questions éthiques, notamment autour de la valeur du plaisir et des raisons normatives qu’il donne au sujet. De son côté, la philosophie de la douleur est fermement ancrée dans la philosophie de l’esprit, où les préoccupations de naturalisation du mental priment[3]. La douleur est alors traitée comme un état mental opposant une certaine résistance au physicalisme, la thèse selon laquelle les états mentaux sont identiques ou réductibles à des états physiques. Ces discussions se sont récemment attachées à expliquer plus spécifiquement le caractère déplaisant de la douleur, dans le cadre de ce que Bain (2017) appelle l’« affect debate ». Ces discussions sont particulièrement intéressantes pour le projet du présent article puisque c’est bien le caractère déplaisant de la douleur qui constitue à proprement parler le déplaisir, c’est-à-dire le pendant négatif du plaisir.

Puisque l’hédonisme est une théorie qui porte à la fois sur le plaisir et le déplaisir, ce sont bien évidemment les théories pouvant expliquer les deux qui nous intéressent ici. Il nous faudra donc parfois réinterpréter des théories portant spécifiquement sur l’un ou sur l’autre pour en proposer une généralisation. Dans la suite de l’article et à des fins de simplification, nous parlerons généralement de plaisir au lieu de (dé)plaisir pour éviter les lourdeurs terminologiques.

Dans un premier temps, nous donnerons un aperçu des relations entre hédonisme et théories du plaisir (section 1). Dans les sections 2 à 4, nous présenterons les grandes familles de théories du plaisir, en montrant que seule la première, l’internalisme de la qualité phénoménale, est compatible avec l’hédonisme. Cela pose un problème grave pour l’hédoniste puisque l’internalisme de la qualité phénoménale est souvent considéré comme moins convaincant que les autres théories plus récentes.

1. L’HÉDONISME ET LA NATURE DU PLAISIR

L’hédonisme ne s’accommode pas de n’importe quelle façon de concevoir le plaisir. Pour commencer, l’hédonisme serait profondément fragilisé s’il s’avérait que le plaisir n’existe pas. Une telle position, que l’on pourrait qualifier d’éliminativiste, pourrait prendre sa source dans un scepticisme généralisé à l’égard de la réalité de la conscience, par exemple[4]. Elle pourrait aussi découler de certains doutes sur la démarcation du plaisir : plutôt qu’une entité bien délimitée, on pourrait considérer que le plaisir consiste en une disjonction d’états hétérogènes désignés à tort par le même concept. Cela aboutirait à nier l’unité du plaisir. Hardcastle (1999) a ainsi défendu un éliminativisme à propos du concept ordinaire de douleur. Selon elle, une analyse conceptuelle révèle qu’il doit dénoter une sensation unique et inanalysable. Pourtant, les recherches scientifiques ont établi que nos expériences douloureuses, loin d’être inanalysables, sont en fait composées de divers processus qui peuvent diverger. Notre concept ordinaire de douleur, à strictement parler, ne dénote donc rien.

En philosophie du plaisir, les positions pluralistes, qui conçoivent le plaisir comme relevant de plusieurs types d’états mentaux disparates (discutées en profondeur par Goldstein, 1985), pourraient également amener à penser que le plaisir, tel qu’on le conçoit généralement, n’existe pas. De telles conceptions ont bien évidemment des conséquences radicales pour l’hédonisme. Tous les hédonistes tiennent pour acquis que le plaisir existe bel et bien. S’il n’existe pas, alors accepter l’hédonisme revient à nier qu’il existe des choses de valeur dans notre monde. Cette thèse aurait des implications similaires à celles de l’antiréalisme à l’égard de la valeur, la position selon laquelle la valeur n’existe pas.

Toutefois, quand bien même on tiendrait le plaisir pour un état mental qui existe et qui est bien délimité, il se pourrait encore que notre théorisation du plaisir fragilise l’hédonisme. En effet, celui-ci attribue au plaisir une valeur finale. La possession de valeur finale par le plaisir implique que les individus ont des raisons (normatives) finales de le rechercher. Or, comme nous le constaterons, les différentes théories du plaisir ne s’accommodent pas également bien de ce rôle normatif, loin de là.

Avant de s’attarder sur les détails de ces théories dans les sections suivantes, commençons par un rapide tour d’horizon.

La philosophie du plaisir, historiquement, est marquée par l’opposition entre internalisme et externalisme (suivant la terminologie de Sumner, 1996, p. 87-91). Les théories internalistes assimilent le plaisir à une propriété subjective ressentie par le sujet, autrement dit une qualité phénoménale. Les différentes théories internalistes caractérisent cette qualité phénoménale de différentes manières. On attribue souvent à Moore (1998 [1903]) une théorie du sentiment distinctif (distinctive feeling), selon laquelle le plaisir aurait le même statut qu’une qualité sensorielle comme la couleur rouge. La plupart des auteurs, cependant, insistent plutôt sur le caractère évasif et non localisable du plaisir, qui le différencie clairement de qualités comme le rouge (voir notamment Kagan, 1992 ; Crisp, 2006). Le plaisir, en tant qu’il imprègne notre expérience phénoménale, pourrait plutôt être assimilé à un ton hédonique ou une dimension de notre expérience.

Les théories externalistes, quant à elles, sont attitudinales : elles définissent le plaisir en fonction d’une attitude dirigée vers (une partie de) notre expérience consciente. Ce qui rend une expérience plaisante est simplement le fait qu’elle est l’objet de cette attitude précise, et elle n’a rien de plaisant en elle-même indépendamment de cette attitude. Puisque la plupart des auteurs postulent que cette attitude est un désir, les théories attitudinales sont généralement des théories basées sur le désir, c’est-à-dire désidératives (voir notamment Alston, 1967 ; Carson, 2000 ; Heathwood, 2007).

Plus récemment, deux autres familles de théories, développées avant tout en philosophie de la douleur, sont venues enrichir les termes du débat. Alors que les théories précédentes basées sur le désir étaient externalistes, plusieurs auteurs ont proposé des théories désidératives internalistes, où le désir en question, plutôt que d’être extérieur à l’expérience plaisante, en fait pleinement partie (Heathwood, 2006 ; Brady, 2018 ; Jacobson, 2018). Dans ce cas, l’expérience plaisante est conçue comme la combinaison d’un désir et d’un autre état qui peut être interprété comme une condition de satisfaction du désir (c’est-à-dire la condition qui réalise le désir). Autrement dit, le plaisir n’est rien de plus qu’un (certain type de) désir satisfait.

D’autre part, les théories dites représentationnalistes ont fait récemment l’objet d’intenses débats en philosophie de la douleur (voir Cutter et Tye, 2011, 2014 ; Bain, 2013, 2017 ; Boswell, 2016 ; Carruthers, 2018). Ces théories conçoivent le plaisir comme une représentation de valeur, plus précisément comme la représentation d’un état de notre corps ou de notre environnement comme étant bon pour le sujet. De la même manière qu’une perception nous informe sur notre environnement non mental, et peut être véridique ou non selon que son contenu est vrai ou faux, le plaisir nous informe sur la valeur des choses qui nous entourent. La plupart des philosophes s’accordent à dire que le plaisir a un rôle représentationnel. La spécificité des théories représentationnalistes, toutefois, est d’assimiler entièrement la nature du plaisir à ce rôle. Ces théories s’inscrivent généralement dans un programme de recherche plus large, celui du représentationnalisme (fort), visant à rendre compte de tous nos états mentaux, ainsi que de leur caractère phénoménal, en considérant leur contenu représentationnel.

Comment ces théories s’articulent-elles avec l’hédonisme ? Dans les sections qui suivent, nous montrerons que, hormis les théories de la qualité phénoménale, les trois autres familles de théories, chacune à sa manière, mettent en difficulté l’hédonisme.

2. INTERNALISME ET EXTERNALISME À PROPOS DU PLAISIR

Il est généralement reconnu que l’internalisme, dans sa variante standard de la qualité phénoménale, est particulièrement favorable à l’hédonisme, tandis que les théories externalistes attitudinales lui sont défavorables. C’est ce qui explique que le débat entre internalisme et externalisme se soit souvent directement superposé au débat sur le statut normatif du plaisir.

Les théories internalistes de la qualité phénoménale, en effet, postulent que le plaisir n’est rien de plus qu’une certaine qualité phénoménale. Bien qu’il soit en principe possible d’assimiler le plaisir à des qualités phénoménales variées, la plupart des philosophes ont postulé que le plaisir était une qualité phénoménale sui generis, c’est-à-dire qui forme sa propre catégorie, séparée des autres types de qualités phénoménales. Considérons par exemple l’expérience plaisante de dégustation d’un plat délicieux. À côté des qualités sensorielles associées au plat (son odeur, son goût, sa texture en bouche), on trouverait la qualité phénoménale caractéristique du plaisir. Il en irait de même pour les autres expériences plaisantes. Se réjouir du succès scolaire de notre enfant, ce serait, d’un côté, penser à son succès scolaire, de l’autre, éprouver cette qualité phénoménale plaisante. Beaucoup de philosophes et de scientifiques ont décrit cette qualité phénoménale comme étant simplement bonne ou comme « feeling good » (voir par exemple Katz, 1986 ; Crisp, 2006 ; Frijda, 2009 ; Smuts, 2011). Cela suggère que l’hédoniste peut aisément lui attribuer les propriétés normatives souhaitées en souscrivant à la thèse suivante :

Statut normatif du plaisir1 (SNP1) : le plaisir a une valeur finale en vertu de son caractère phénoménal spécifique.

L’idée selon laquelle un caractère phénoménal pourrait donner lieu à une valeur finale est contestable. Il n’en reste pas moins que, si cette idée est acceptée, l’internalisme de la qualité phénoménale semble fournir une fondation particulièrement solide sur laquelle l’hédonisme peut s’appuyer. Malheureusement, cette conception du plaisir a été rejetée par un grand nombre de philosophes. On peut donc s’interroger sur la compatibilité avec l’hédonisme des autres conceptions qui lui ont été préférées.

Deux arguments en particulier ont incité la plupart des philosophes à s’éloigner de l’internalisme de la qualité phénoménale. Le premier est le problème de l’hétérogénéité des plaisirs. L’argument est déjà présent dans les écrits de Henry Sidgwick. Dans un passage célèbre des Methods of Ethics, il soutient que toutes les expériences plaisantes sont désirables :

Devrons-nous alors dire qu’il y a une qualité ressentie mesurable exprimée par le mot « plaisir », qui est indépendante de sa relation à la volition, et strictement indéfinissable dans sa simplicité ? – comme la qualité ressentie exprimée par « sucré » dont nous sommes conscients à des degrés d’intensité variables. Cela semble être la vision de certains auteurs : mais, pour ma part, quand je réfléchis à la notion de plaisir – en utilisant ce terme dans son sens inclusif que j’ai adopté afin d’inclure la gratification intellectuelle et émotionnelle plus raffinée et subtile aussi bien que les plaisirs sensoriels, qu’ils soient plutôt vulgaires ou raffinés – la seule qualité en commun que je peux trouver semble être cette relation au désir et à la volition exprimée par le terme général de « désirable[5]. »

1981 [1907], chapitre II, p. 127[6]

Il faut noter que l’utilisation du terme « désirable », qui semble encore impliquer la possession par le plaisir d’une certaine propriété intrinsèque – le plaisir serait digne d’être désiré –, rend la position de Sidgwick moins limpide que celle de ses héritiers.

En plus du problème de l’hétérogénéité des plaisirs, les théories internalistes de la qualité phénoménale semblent laisser ouverte la possibilité que l’individu ait une attitude négative à l’égard de son plaisir. En effet, si le plaisir ne consiste qu’en une certaine qualité phénoménale, il ne paraît pas en mesure d’imposer un type d’attitudes à son égard : on pourrait donc envisager des individus qui aient une aversion au plaisir, ce qui semple particulièrement contre-intuitif. Autrement dit, si le plaisir n’est rien de plus qu’une qualité phénoménale, à l’instar de la couleur rouge ou du volume sonore, il est difficile d’expliquer que l’on tend à le désirer et à le rechercher. Le succès de cette objection repose crucialement sur l’idée selon laquelle une qualité phénoménale, en tant que qualia, n’a pas de pouvoir causal et par conséquent ne peut pas systématiquement causer certaines attitudes chez le sujet.

Pour expliquer les désirs à l’égard du plaisir et proscrire la possibilité d’un individu qui ne serait pas motivé du tout par ses expériences plaisantes, une option possible est d’intégrer le désir dans la définition même du plaisir. C’est ce que fait précisément l’externalisme attitudinal, qui permet donc de répondre aux deux principales objections à l’encontre de l’internalisme de la qualité phénoménale. Voici par exemple la théorie proposée par Alston (1967) : « obtenir du plaisir est faire une expérience que l’on préférerait, au moment où on l’a, avoir plutôt que ne pas avoir, sur la base de sa qualité ressentie, indépendamment de toute considération supplémentaire concernant ses conséquences[7] » (p. 345). À noter que cette définition, comme celles des autres auteurs externalistes, exclut les cas où notre attitude serait purement instrumentale. Heathwood (2007) propose sans doute la variante la plus sophistiquée de cette théorie dans le cas des plaisirs sensoriels : « une sensation S, ayant lieu à l'instant t, est un plaisir sensoriel si et seulement si le sujet de S désire, de manière intrinsèque et de re, à l'instant t, que S ait lieu à l'instant t[8] » (2007, p. 32) Que l'expérience soit désirée de manière de re revient à dire que l’objet du désir est exactement la sensation qu'on a au moment t, et non le souvenir de cette sensation, par exemple. Dans le cas précédent du plaisir gustatif, il n’y aurait donc pas de qualité phénoménale plaisante côtoyant les qualités sensorielles associées au plat, mais plutôt un désir dont l’objet serait l’ensemble (ou une partie) de ces qualités sensorielles, en vertu duquel ces dernières seraient plaisantes.

Qu’advient-il alors du statut normatif du plaisir ? Puisque le plaisir n’est plus une qualité phénoménale, SNP1 doit être abandonné, mais le recours à un désir pour définir le plaisir offre une nouvelle option : c’est le fait que le plaisir est désiré de manière finale qui le rendrait bon de manière finale. L’externalisme attitudinal peut donc aisément s’accompagner de la thèse suivante :

Statut normatif du plaisir2 (SNP2) : le plaisir a une valeur finale en vertu du fait qu’il est désiré de manière finale.

La plausibilité de SNP2 repose sur l’acceptation de la thèse plus générale selon laquelle la valeur finale qu’une chose possède et nos raisons normatives finales à son égard sont déterminées par nos désirs à son égard. On reconnaît ici une thèse subjectiviste d’inspiration humienne à propos de la valeur et des raisons normatives. Les choses se corsent alors pour l’hédoniste : même si ces théories peuvent rendre compte de la valeur finale du plaisir, elles peuvent difficilement rendre compte de la spécificité normative du plaisir. En effet, on peut raisonnablement penser que de nombreuses choses en dehors du plaisir sont l’objet de désirs finaux, par exemple la réussite professionnelle, le bien-être de nos proches, la paix dans le monde, la connaissance, la sagesse, etc. Nier ce constat (et maintenir que seul le plaisir fait l’objet d’un désir final) reviendrait à soutenir un hédonisme psychologique plus que douteux. Si l’on accepte la thèse subjectiviste selon laquelle la valeur de quelque chose est déterminée par nos désirs à son égard, on doit alors conclure que de nombreuses choses en dehors du plaisir ont de la valeur finale, ce qui invalide l’hédonisme. Autrement dit, accepter SNP2 dépouille le plaisir de sa spécificité normative et sape l’hédonisme en profondeur[9].

On comprend mieux pourquoi le débat entre internalisme et externalisme est d’une importance capitale pour les hédonistes et leurs critiques, au point qu’il s’entremêle complètement avec la question du statut normatif du plaisir[10]. Alors que l’internalisme de la qualité phénoménale semble particulièrement compatible avec l’hédonisme, l’externalisme désidératif tend à nous entraîner vers un subjectivisme qui le contredit.

3. LES THÉORIES INTERNALISTES ATTITUDINALES

L’opposition simple entre l’internalisme de la qualité phénoménale et l’externalisme désidératif a été remise en question par le développement de nouvelles théories du plaisir, qui viennent changer la donne.

Les théories internalistes attitudinales, qui placent l’attitude au sein même de l’expérience plaisante, ont ainsi pour but de répondre aux difficultés auxquelles est confronté l’externalisme désidératif. Un des principaux objectifs de ces théories est de pouvoir répondre à l’objection dite d’Euthyphron contre les théories externalistes. Ces dernières soutiennent qu’une expérience est plaisante parce que le sujet a une certaine attitude à son égard. Or il semble plus intuitif de penser que c’est parce qu’une expérience est plaisante que le sujet a une certaine attitude à son égard. L’objection d’Euthyphron souligne donc que l’ordre d’explication fournie par les théories externalistes est incorrect.

Une solution séduisante est d’internaliser l’attitude postulée par les théories externalistes. L’idée est alors que le plaisir n’est pas (seulement) l’objet d’une certaine attitude, mais qu’il est constitué par une attitude (en combinaison avec d’autres états mentaux).

C’est une manière de comprendre la théorie du plaisir proposée par Parfit (2011), qui parle d’appréciations hédoniques (hedonic likings) pour désigner les attitudes a-rationnelles que l’on a à l’égard de certaines sensations quand on a une expérience plaisante. Or, selon Parfit ce n’est pas la sensation elle-même qui nous donne des raisons normatives d’agir à son égard, mais l’état composite de la sensation et de son appréciation. Le caractère plaisant n’est donc pas une propriété intrinsèque de ces sensations, car il dépend de la présence de l’appréciation. Il peut donc être compris comme survenant sur leur combinaison, ce qui revient à dire que l’appréciation hédonique se situe « à l’intérieur » de l’expérience plaisante. Ainsi, dans le cas de la douleur, « ce qui est mauvais n’est pas notre sensation mais l’état conscient d’avoir une sensation que l’on n’apprécie pas[11] » (2011, p. 2)[12]. Cette théorie permet de souscrire pleinement à SNP1 à partir du moment où l’on accepte, comme Parfit, l’idée que l’état composite acquiert un ressenti phénoménologique spécifique en raison de la présence de l’appréciation.

Tournons-nous à présent vers des théories qui ne font pas appel à une appréciation, entendue comme une attitude sui generis a-rationnelle, mais plutôt à un véritable désir. Le plaisir peut alors être compris comme un état composite constitué d’un désir et d’un état qui satisfait ce désir. Ce sont donc des théories du plaisir comme satisfaction d’un désir. Comme nous le verrons, ces théories ont des implications normatives intéressantes. Distinguons deux variantes de ces théories, selon qu’elles contraignent le type d’objet du désir en question à des objets mentaux ou non.

Une première variante considère que le désir a nécessairement comme objet un état mental. C’est la théorie proposée par Brady (2018), selon laquelle « le caractère douloureux [c.-à-d. déplaisant] ne s’attache pas à la sensation de douleur elle-même, mais est plutôt une propriété de la sensation de douleur plus un désir que la sensation cesse[13] » (2018). Le déplaisir de la douleur serait donc constitué par une sensation et un désir qu’elle cesse, le désir en question étant donc frustré. On peut aisément étendre cette théorie à l’ensemble du plaisir et du déplaisir.

Une seconde variante admet que le désir peut être tourné vers un objet non mental. Heathwood (2006) défend une théorie de ce type, selon laquelle « S est intrinsèquement content [pleased] à t que p ssi S désire intrinsèquement à t que p et S pense à t que p[14]» (2006, p. 557), où le fait d’être « intrinsèquement content » est compris par Heathwood comme un état de plaisir. On retrouve bien un désir envers quelque chose et une condition de satisfaction de ce désir (« S pense à t que p »). Par exemple, l’état de plaisir éprouvé en pensant au succès scolaire de mon enfant s’interprète comme la combinaison de mon désir que mon enfant réussisse à l’école et ma croyance dans son succès scolaire réel. Il faut cependant noter que la condition de satisfaction en question ici diffère de celle en jeu dans la théorie précédente de Brady. Dans cette dernière, l’objet du désir est une sensation et le sujet fait l’expérience de cette sensation au moment où il la désire : le désir est donc objectivement satisfait car son objet est effectivement réalisé. En revanche, dans la théorie de Heathwood, la satisfaction en question est subjective car elle consiste en une croyance en la réalisation du désir. Un désir peut être objectivement satisfait sans être subjectivement satisfait, et vice-versa[15].

En quoi ces théories, dans leurs deux variantes, permettent-elles de répondre à l’objection d’Euthyphron, et donc de justifier notre attitude désidérative et nos raisons normatives finales à l’égard du plaisir ? En concevant le plaisir comme un état de satisfaction d’un désir, elles peuvent avoir recours à l’idée selon laquelle la satisfaction d’un désir est bonne et désirable pour l’individu. Elles peuvent alors souscrire à la thèse suivante :

Statut normatif du plaisir3 (SNP3) : le plaisir a une valeur finale parce qu’il est un état de satisfaction d’un désir final.

Arrêtons-nous quelques instants sur cette idée selon laquelle un état de satisfaction d’un désir est bon, car elle est loin d’aller de soi. Cela nous permettra de montrer en quoi SNP3 diffère de SNP2.

Supposons que l’on accepte la thèse évoquée dans la section précédente, d’inspiration humienne, selon laquelle on a des raisons normatives de satisfaire les désirs que l’on a : avoir un désir de X implique que l’on a une raison normative de faire advenir X. C’est la thèse sous-jacente au subjectivisme de SNP2. Implique-t-elle pour autant que l’on ait une raison normative de faire advenir un désir satisfait, c’est-à-dire la satisfaction d’un désir, la combinaison d’un désir et de son objet ? Pas nécessairement[16]. En effet, avoir une raison normative de faire advenir un désir satisfait peut impliquer, selon les circonstances, d’avoir une raison normative de faire advenir l’objet d’un désir, si le sujet a déjà ce désir, mais aussi une raison normative de modifier le désir que le sujet a, si son objet n’est pas réalisé. Autrement dit, avoir une raison normative de faire advenir un désir satisfait justifie de manipuler non seulement l’objet du désir, mais aussi le désir lui-même. Cela va plus loin que la thèse précédente, car un agent qui se comporterait en accord avec celle-ci pourrait raisonnablement refuser de modifier ses propres désirs. Après tout, c’est l’objet de son désir auquel il attribue de la valeur, car le désir ne fournit pas de raison normative envers lui-même ; le désir n’a donc pas de valeur (à moins bien sûr que le sujet ait un autre désir qui aurait comme objet son désir initial).

La thèse selon laquelle on a une raison normative de faire advenir un désir satisfait est donc une extension non triviale de la thèse humienne. Des agents qui ne se comporteraient pas en conformité avec cette extension ne feraient pas preuve d’une irrationalité flagrante. Jacobson la soutient explicitement dans sa défense de sa théorie. Selon elle, « quand on a un désir que C n’ait pas lieu, on n’a pas seulement une raison (de premier ordre) d’éliminer C, mais aussi une raison (de second ordre) d’éliminer l’état complexe qui inclut à la fois C et le fait d’avoir ce désir[17] » (p. 19). Supposons que cette extension de la thèse humienne soit vraie.

Pour juger du succès des théories de la satisfaction de désirs et de leur compatibilité avec l’hédonisme, il est nécessaire de revenir sur la distinction importante entre satisfaction objective et satisfaction subjective de désirs. L’extension de la thèse humienne permet de conclure à la valeur finale de la satisfaction objective de nos désirs. Les théories, comme celle de Brady, qui assimilent le plaisir à la satisfaction objective de nos désirs envers d’autres états mentaux occurrents semblent donc à même de défendre avec succès la valeur finale du plaisir. Cependant, il va de soi que l’individu peut aussi avoir, à côté de ses désirs finaux envers d’autres états mentaux, des désirs finaux envers des objets non mentaux, tels que le bien-être de ses proches ou la réussite professionnelle. Or, la satisfaction objective de ces désirs-là ne constituerait pas une expérience plaisante. La théorie de Brady implique donc que d’autres choses que le plaisir ont de la valeur finale. Elle contredit donc l’hédonisme[18].

Qu’en est-il des théories reposant sur la satisfaction subjective de nos désirs, l’état composite formé d’un désir et d’une croyance en sa réalisation ? L’extension de la thèse humienne n’implique en rien que cet état composite ait une quelconque valeur finale. En effet, pour qu’il ait une valeur finale, il faudrait que le sujet ait, en plus des raisons normatives finales de modifier son désir, des raisons normative finales de modifier directement sa croyance en la réalisation du désir. Or ce n’est pas le cas : le sujet a des raisons normatives finales de faire advenir la réalisation objective de son désir, mais il n’a pas de raisons normatives de modifier directement sa croyance en la réalisation du désir. Contrairement à ce que soutient Jacobson, on peut donc avoir des doutes quant à la capacité des théories de la satisfaction subjective des désirs à conclure que le plaisir est bon de manière finale et à défendre avec succès SNP3 sur la base de l’extension de la thèse humienne. Quoi qu’il en soit, quand bien même ces théories parviendraient à justifier SNP3, la valeur finale des désirs subjectivement satisfaits dériverait encore de la valeur finale des désirs objectivement satisfaits, ces derniers étant distincts du plaisir. L’hédonisme resterait donc incompatible avec de telles théories.

En résumé, il apparaît bien que les théories du plaisir comme satisfaction d’un désir amènent soit à douter de la valeur finale du plaisir, soit à l’accepter mais en acceptant que d’autres choses que le plaisir aient une telle valeur.

4. LE PLAISIR COMME REPRÉSENTATION DE VALEUR

Peut-être trouvera-t-on une fondation plus solide pour l’hédonisme dans les théories représentationnalistes, ou évaluativistes, qui offrent une solution de remplacement séduisante aux théories précédentes. Le plaisir serait alors un état mental qui représente quelque chose comme bon pour le sujet, autrement dit, une représentation de valeur.

Ces théories ont été surtout développées en philosophie de la douleur, où elles reprennent le flambeau des théories perceptualistes comme celles d’Armstrong (1962) et de Pitcher (1970), qui cherchaient à assimiler la douleur à une perception de l’état d’une partie de notre corps (c.-à-d. un certain type de représentation)[19]. Cette ambition s’arrêtait cependant à l’aspect déplaisant de la douleur, qui n’était pas assimilé à une représentation. Armstrong (1962) rendait ainsi compte de l’aspect déplaisant en évoquant un désir, ainsi que le font les théories externalistes désidératives de la section 2.

Les théories représentationnalistes développées plus récemment étendent leurs ambitions à l’explication du caractère déplaisant de la douleur. Selon ces théories, une expérience douloureuse est déplaisante en vertu du fait de représenter un dommage corporel comme mauvais pour le sujet, comme ayant une valeur négative. Par exemple, selon la théorie évaluativiste de la douleur proposée par Bain (2013, 2017), le caractère phénoménal hédonique peut être assimilé à la propriété d’être bon ou mauvais : « [l]e fait pour un sujet d’être dans un état de douleur déplaisante consiste en (i) le fait d’éprouver une expérience (la douleur) qui représente un désordre d’un certain type, et (ii) la représentation, par la même expérience, du désordre comme mauvais pour lui dans un sens corporel[20] » (2013, p. S82). En élargissant cette théorie au pendant positif du déplaisir, on obtiendrait, par exemple, qu’une expérience gustative plaisante attribue la propriété d’être bon à l’ingestion d’un aliment[21]. L’état de plaisir éprouvé en pensant au succès scolaire de mon enfant, quant à lui, pourrait correspondre à une représentation mentale du succès scolaire de mon enfant comme étant bon.

Si l’idée selon laquelle le plaisir a pour fonction de représenter l’état de notre corps ou de notre environnement et d’informer le sujet est globalement consensuelle, il est important de noter que le représentationnalisme, tel que l’ont développé les auteurs précédents, va plus loin – on parle souvent de représen-tationnalisme fort (strong representationalism) pour désigner ces théories. Elles se placent dans la lignée d’un programme de recherche à l’ambition naturaliste qui souhaite réduire le caractère phénoménal de toutes nos expériences à leur contenu représentationnel, en d’autres termes à ce qu’elles représentent. Ce contenu représentationnel, à son tour, serait moins mystérieux et plus aisément réductible à des propriétés compatibles avec le physicalisme, la thèse selon laquelle tous les états mentaux sont identiques ou réductibles à des états physiques. Dans ce cadre, le représentationnalisme fort doit adhérer à la thèse de la transparence de l’expérience[22] : en introspectant ses expériences, le sujet n’est censé trouver rien d’autre que ce que son expérience représente, et les propriétés introspectées devraient être exclusivement expérimentées comme des propriétés du monde non mental, jamais comme des propriétés de son expérience. Autrement dit, les expériences sont transparentes : ce sont des fenêtres ouvertes sur le monde non mental. Dans le cas du plaisir, cela signifie que l’introspection du caractère plaisant de notre expérience devrait toujours aboutir à appréhender le caractère bon de quelque chose de non mental, comme le succès scolaire de mon enfant dans l’exemple précédent.

Ces théories peuvent facilement être mobilisées pour soutenir que le plaisir fournit au sujet des raisons normatives d’agir. Si le sujet reçoit l’information selon laquelle quelque chose est bon, il est compréhensible qu’il acquière des raisons normatives de le promouvoir ou de le préserver, et si le sujet reçoit l’information selon laquelle quelque chose est mauvais, des raisons normatives de l’arrêter et de l’éviter[23]. Toutefois, si tant est que ces théories permettent bien au plaisir de fournir des raisons normatives finales aux individus, il s’agit évidemment de raisons visant ce qui est représenté comme bon, c’est-à-dire l’objet non mental de notre représentation. Dans le cas d’une douleur déplaisante, qui représente le dommage corporel comme mauvais pour nous, nous acquerrions des raisons normatives finales de nous débarrasser du dommage corporel. Par exemple, une douleur au pied à la suite d’une entorse semble nous donner des raisons finales de ne pas nous appuyer sur ce pied, d’en prendre soin, etc. Expliquer avec succès l’existence de ces raisons, qui semblent faire partie intégrante de notre compréhension ordinaire de la douleur, est assurément un atout pour le représentationnalisme, puisque les théories de la qualité phénoménale, par exemple, ne sont pas capables de les expliquer.

Malheureusement, ces raisons ne sont pas les raisons normatives qui intéressent l’hédoniste, car celui-ci postule l’existence de raisons normatives finales dirigées vers l’expérience plaisante elle-même. À première vue, les théories représentationnalistes laissent peu de place pour de telles raisons (voir Aydede, 2019). En effet, leur existence contreviendrait au principe de transparence de l’expérience présenté précédemment. Si nous avions effectivement des raisons normatives finales d’agir à l’égard de notre expérience, cela impliquerait, semblerait-il, que l’on puisse appréhender notre expérience directement, sans passer par ce qu’elle représente.

Cette question n’intéresse pas seulement les partisans et les détracteurs de l’hédonisme. L’existence de raisons normatives finales à l’égard de notre expérience plaisante, au moins dans certaines circonstances, semble évidente pour la plupart des philosophes comme pour le sens commun. Une théorie satisfaisante du plaisir se doit donc d’en rendre compte. En philosophie de la douleur, l’objection du messager (messenger objection) à l’encontre de l’évaluativisme s’attaque précisément à cette conclusion contre-intuitive (voir par exemple Jacobson, 2013). Les théories représentationnalistes ne parviennent pas à expliquer pourquoi quelqu’un pourrait vouloir prendre des médicaments antidouleur. Ces médicaments, en effet, agissent sur l’expérience de douleur et non sur l’état corporel endommagé que cette expérience représenterait. Pourquoi les individus souhaiteraient-ils s’attaquer à cet état affectif, qui, selon la théorie représentationnaliste, ne fait rien de plus que d’informer le sujet, de lui transmettre un message ?

Certains auteurs justifient la prise d’antidouleurs en termes de raisons instrumentales. Cutter et Tye (2011), par exemple, argumentent que l’expérience de douleur déplaisante, indépendamment de la réalité de la douleur représentée, a des conséquences négatives pour le sujet, comme le fait d’être une distraction, d’être dérangeante : la prise d’antidouleurs servirait à éviter ces « effets secondaires » de la douleur déplaisante. Cutter et Tye admettent donc que le sujet sait que le dommage corporel que l’expérience déplaisante représente ne disparaîtra pas en faisant disparaître l’expérience. Cette hypothèse est contestée par Simon (2019), dans sa défense de la position qu’il appelle l’évaluativisme naïf faible. Selon cette position, quand les individus s’attaquent à leur état mental en prenant des antidouleurs, ils cherchent bien à faire disparaître le dommage corporel que l’état mental représente. Cela revient à postuler une certaine naïveté de la part des individus, semblable à celle d’un enfant qui fermerait les yeux pour faire disparaître la chose menaçante devant lui.

Quoi qu’il en soit, si l’on accepte ces théories instrumentalistes des raisons normatives d’agir à l’égard du plaisir, il faut se résoudre à admettre la thèse suivante sur son statut normatif, qui est fatale pour l’hédonisme :

Statut normatif du plaisir4 (SNP4) : le plaisir n’a pas de valeur finale.

D’autres auteurs justifient la prise d’antidouleurs par des raisons normatives finales, ce qui permet d’écarter la menace que fait peser SNP4 sur l’hédonisme. Cutter et Tye, dans un autre article (2014), invoquent comme leurs prédécesseurs perceptualistes un désir final dont l’objet serait l’expérience plaisante, que les êtres humains acquerraient normalement au cours de leur développement psychologique. L’existence de ce désir ne relèverait pas d’une nécessité métaphysique, mais simplement d’une régularité attribuable au fonctionnement typique des êtres humains. Si c’est ce désir qui est à l’origine du statut normatif du plaisir, il faudrait accepter SNP2, avec les obstacles pour l’hédonisme que cela génère (voir section 2).

Une autre réponse, que Bain (2017) juge particulièrement prometteuse, est de faire appel au caractère perceptuel des représentations de valeur en question. Il est généralement reconnu qu’il y a différentes manières de représenter quelque chose, c’est-à-dire différents modes de représentation, par exemple croire, percevoir, espérer, etc. Ces différences sont souvent mobilisées pour expliquer la phénoménologie (ou l’absence de phénoménologie) associée à ces différentes attitudes : une perception ayant le même contenu qu’une croyance s’en distinguerait quand même par son mode de présentation. On pourrait alors avancer que le caractère mauvais du déplaisir serait dû à son mode de présentation spécifiquement perceptuel. Cela permettrait d’expliquer pourquoi le plaisir semble avoir une valeur finale négative alors qu’une croyance ayant le même contenu ne semble pas en avoir. Bain soutient donc la thèse suivante sur le statut normatif du plaisir :

Statut normatif du plaisir5 (SNP5) : le plaisir a une valeur finale parce qu’il représente de manière perceptuelle quelque chose comme ayant de la valeur.

L’argumentaire de Bain est contestable (voir Jacobson, 2018). Toutefois, même s’il parvenait à justifier de manière crédible la valeur finale du plaisir, il n’en reste pas moins que celle-ci serait censée dériver de la valeur attribuée à un objet non mental et représentée par le plaisir. À moins de supposer que la représentation de cette valeur soit systématiquement erronée, cela implique qu’il y a d’autres choses qui aient de la valeur finale. Ainsi, si l’on accepte SNP5, l’hédonisme devrait de nouveau être rejeté.

Enfin, une dernière réponse est celle de Boswell (2016), qui postule l’existence, dans les états plaisants ordinaires, de deux représentations de valeur distinctes. La première est celle que postulent toutes les théories représentationnalistes et qui représente l’état corporel ou l’état de notre environnement comme bon ou mauvais. La seconde représentation que Boswell met en relief est relative à ce qui est souvent appelé l’« affect secondaire » dans la littérature scientifique. Dans le cas de la douleur, il est généralement reconnu que l’anxiété et l’inquiétude provoquées par l’expérience douloureuse sont sources d’un déplaisir qui vient s’ajouter au déplaisir directement associé à l’expérience douloureuse. Selon Boswell, ce déplaisir secondaire (secondary unpleasantness) serait attaché intentionnellement (intentionally attached) à la douleur. Le sujet aurait des raisons d’agir à l’égard de son expérience douloureuse en vertu de cette deuxième représentation. En effet, selon Boswell, « [q]uand une expérience émotionnelle déplaisante est attachée intentionnellement à une expérience introspectable e ayant le contenu p, alors (i) quand e n’est pas introspectée, l’émotion représente l’occurrence de p comme mauvaise. Et (ii) quand e est introspectée, l’émotion représente l’occurrence de e comme mauvaise[24] ». La deuxième représentation, durant les phases d’introspection de notre expérience douloureuse, représenterait donc l’expérience douloureuse elle-même comme étant mauvaise. Boswell ne s’attarde pas sur la justification de ce principe, qui est pourtant loin d’aller de soi puisqu’il semble à première vue contrevenir au principe de transparence que les représentationnalistes sont engagés à respecter. Supposons cependant, aux fins du présent argument, que le principe de Boswell soit valable. Dans ce cas, on aboutirait à la thèse suivante sur le statut normatif du plaisir :

Statut normatif du plaisir6 (SNP6) : le plaisir a une valeur finale parce qu’il est représenté par l’individu comme bon.

SNP6, comme SNP2, fait reposer la valeur finale du plaisir sur le fait qu’il serait l’objet d’une certaine attitude du sujet – une représentation de valeur pour SNP6, un désir pour SNP2 –, ce qui requiert de nouveau de souscrire à un subjectivisme à l’égard de la valeur. Puisque les individus ont des représentations de valeur ayant des objets divers et souvent non mentaux, une telle position débouche également sur la négation de la spécificité normative du plaisir. Son statut est le même que celui de n’importe quel objet représenté comme bon par le sujet.

L’adoption d’une théorie représentationnaliste semble donc être incompatible avec l’hédonisme quelle que soit la manière dont on rend compte de la valeur du plaisir.

CONCLUSION

En somme, les théories développées en philosophie du plaisir et de la douleur donnent du fil à retordre aux partisans de l’hédonisme. Le constat est variable. Pour certaines de ces théories, comme les théories représentationnalistes ou la théorie de la satisfaction subjective des désirs, il semble difficile de rendre compte de la valeur finale du plaisir. Elles sont alors poussées à souscrire à SNP4, la thèse qui nie la valeur finale du plaisir. Les autres théories peuvent adhérer à SNP2, SNP3, SNP5 ou SNP6 pour accommoder la valeur finale du plaisir, mais ce faisant elles nient la spécificité normative du plaisir, qui est pourtant requise par l’hédonisme.

On peut tirer de ce constat un argument général à l’encontre de l’hédonisme : il est raisonnable d’exiger de toute théorie éthique qui évoque certaines entités qu’elle soit compatible avec nos meilleures théories de ces entités ; l’hédonisme fait jouer un rôle central au plaisir ; or l’hédonisme n’est pas compatible avec nos meilleures théories du plaisir ; donc l’hédonisme doit être rejeté.

L’hédonisme serait-il donc définitivement mis en échec par les derniers développements en philosophie du plaisir et de la douleur ? Pas nécessairement. On pourrait en fait tout autant renverser l’argument pour s’en servir contre les théories du plaisir incompatibles avec l’hédonisme : l’incompatibilité entre l’hédonisme et certaines théories du plaisir implique soit que l’hédonisme est faux, soit que ces théories du plaisir sont fausses ; or l’hédonisme est vrai ; donc ces théories sont fausses. Cet argument ne convaincra bien sûr que les personnes déjà fermement convaincues par l’hédonisme. Cependant, un argument similaire pourrait être construit en s’appuyant non pas sur l’hédonisme, mais sur la thèse plus faible selon laquelle le plaisir a une valeur finale sui generis, c’est-à-dire qui lui est propre. Cette thèse étant incompatible avec les théories récentes du plaisir, l’accepter revient à rejeter ces dernières. La thèse de la valeur finale sui generis du plaisir exprime l’idée d’une spécificité normative du plaisir, mais elle est compatible avec l’existence d’autres entités ayant de la valeur finale. On peut donc adhérer à cette thèse tout en rejetant l’hédonisme si l’on pense que l’hédonisme ne pèche pas par son appréhension du plaisir – ce serait bien une entité possédant une valeur finale d’un type spécifique – mais que l’hédonisme va trop loin en excluant toute autre entité du champ de l’axiologie, c’est-à-dire en refusant que d’autres entités (par exemple la connaissance ou la beauté) puissent avoir d’autres types de valeur finale.

Il n’est pas question ici de se prononcer pour une interprétation particulière plutôt qu’une autre. Notre but, plus modestement, était de mettre au jour la manière dont les théories récentes du plaisir viennent contredire l’hédonisme éthique. La prise en compte de ce constat nous paraît être de nature à enrichir non seulement le débat éthique autour de l’hédonisme, mais aussi les discussions en philosophie du plaisir et de la douleur.