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INTRODUCTION

La psychopathie est couramment décrite comme un trouble de la personnalité comprenant une constellation de traits opérationnalisée en trois ou quatre dimensions (appelés aussi « facteurs »). On distingue ainsi généralement une dimension interpersonnelle (manipulation, soi grandiose, mensonge pathologique, charme superficiel, etc.), une dimension affective (manque de remords et d’empathie, détachement et insensibilité émotionnels, froideur affective, affects superficiels, etc.), une dimension comportementale ou liée au style de vie (impulsivité, recherche de stimulation, conduites à risque, objectifs de vie peu réalistes, présentisme, etc.) et une dimension antisociale (conduites délictuelles et criminelles, tendances agressives et antisociales, troubles du comportement précoces, etc.) (Andershed, 2010; Cooke et Michie, 2001; Hare, 2003; Hare et Neumann, 2006; 2008; Harris, Skilling et Rice, 2001; Patrick, 2018). Les individus présentant ces caractéristiques psychopathiques sont non seulement connus pour leur manque d'empathie (notamment affective), mais également, et corrélativement, pour leur manque de considération des autres êtres humains, lesquels se trouvent être régulièrement objectalisés et instrumentalisés (McIlwain, 2010; Baron-Cohen, 2012). Ils s’avèrent en outre le plus souvent peu touchés – d’un point de vue émotionnel – par la confrontation à des situations/stimuli aversifs et/ou désagréables (p. ex. images d’enfants affamés, de corps mutilés, etc.) (Anastassiou-Hadjicharalambous et Warden, 2008; Blair, Colledge, Murray et Mitchell, 2001; Marsh et al., 2013; De Wied, van Boxtel, Matthys et Meeus, 2012). Cet émoussement affectif – corroboré par nombre de travaux en neurophysiologie faisant état d’une relation étroite entre psychopathie et sous-activation amygdalienne (Cheng, Hung et Decety, 2012; Syngelaki, Fairchild, Moore, Savage et van Goozen, 2013) – apparait d’autre part renforcé, ou peut-être sous-tendu, par d’importantes difficultés démontrées à identifier/reconnaitre, traiter et comprendre les stimuli de nature affective, comme la détresse, la peur ou encore la tristesse (Marsh et Blair, 2008; De Wied et al. 2012; Hodsoll, Lavie et Viding, 2014). Le décodage des expressions faciales d’autrui et des émotions qu’elles expriment constitue, en soi, une tâche ardue pour les personnes présentant des niveaux élevés de traits psychopathiques (voir Marsh et Blair, 2008). Notons enfin qu’à ces spécificités cognitives et émotionnelles se greffent des taux de criminalité et d’agressivité particulièrement élevés, ainsi qu’une propension moindre à s’engager dans des comportements prosociaux (Asscher et al., 2011; Blair, 2010; Frick et Marsee, 2018; Patrick, 2018).

Qu’en est-il sur le plan strictement moral ? Pour répondre, on partira de l’ouvrage fondateur, The Mask of Sanity, publié pour la première fois en 1941, où l’auteur, Hervey Cleckley, postule la présence d’un sens moral significativement altéré comme composante centrale de la psychopathie. Bien avant lui, le médecin britannique James Prichard (1835) parlait de « folie morale » (moral insanity) pour qualifier ce qu’il considérait être une pathologie avant tout morale. De nombreux chercheurs ont pendant longtemps suivi cette voie et considéré les psychopathes comme des « monstres moraux » (moral monsters) (Ellis, 1890), ou des sujets « moralement morts » (Murphy, 1972), « moralement aveugles » (morally blind) (Talbert, 2008), en raison de leur prédilection avérée pour des comportements contraires à l'éthique. Notons que ces descriptions classiques, insistant sur la prégnance d’une déficience morale (« moral defectiveness », « moral imbecility », « moral insensibility », Maudsley, 1873), s’accordent avec l’hypothèse – communément partagée (Furnham, Daoud et Swami, 2009) – selon laquelle les comportements antisociaux, délictuels et/ou criminels adoptés par ces individus résulteraient principalement d’une défaillance d’ordre moral. Et c’est précisément ce dysfonctionnement, touchant vraisemblablement à la fois les formes dites primaires et secondaires de la psychopathie, qui tendrait à expliquer les comportements immoraux pour lesquels optent ces individus (Duff, 1977; Leistico, Salekin, DeCoster et Rogers, 2008; Levy, 2014).

Néanmoins, il parait difficile d’avancer que le psychopathe opte pour des comportements immoraux alors qu’il ne sait pas – étant donné son absence supposée (ou tout du moins son manque significatif) de sens moral – que ses comportements sont immoraux (de sorte qu’il vaudrait mieux considérer ces comportements comme étant amoraux). On retrouve ici le vieil adage socratique nous invitant à penser la personne au fonctionnement psychopathique comme n’étant pas « méchante volontairement », dans la mesure où le mal qu’elle commet découle tout simplement de son ignorance morale, d’une « incapacité morale » (Schramme, 2014) qui la conduit à ne pas savoir viser correctement le bien et à faire ainsi le mal tout en pensant faire le bien.

Est-il si clair, cependant, que la présence d’une personnalité psychopathique implique celle d’une incapacité morale ? C’est là la première question qui nous occupera. Et nous tâcherons de montrer, à l’appui des résultats empiriques les plus récents, qu’il n’est pas si évident de conclure à la présence d’un discernement moral aboli, ou même altéré, dans la psychopathie. Il s’agira en réalité de signaler l’existence d’un décalage quasi systématiquement observé dans ce type de fonctionnement entre jugements moraux et choix moraux. Ce premier résultat nous conduira à traiter une deuxième question, en l’occurrence celle de savoir ce qui peut expliquer ce décalage. Pour ce faire, nous présenterons et examinerons en détail les principales hypothèses concurrentes, défendues dans la littérature, destinées à en rendre compte. Nous procéderons en trois temps, qui traceront chacun une piste explicative. Nous nous attarderons d’abord sur les théories qui, en mettant l’accent sur la faiblesse de la volonté, font du psychopathe l’incarnation même du personnage acratique tel qu’a pu le dépeindre Aristote. Seront ensuite discutées les positions émotivistes (ou néosentimentalistes) attribuant un rôle prépondérant aux aspects émotionnels impliqués dans les comportements (im)moraux relevés dans cette pathologie de la personnalité. Nous poursuivrons notre exposé doxographique en évoquant les apports de l’approche cognitiviste (ou rationaliste) associant la psychopathie à une raison pratique défectueuse. Nous verrons cependant que chacune de ces trois voies d’explication (thèse de l’incontinence, de la cécité émotionnelle, et de l’irrationalité pratique), aussi intéressantes et justifiées soient-elles, repose sur un présupposé tenace consistant à doter le psychopathe d’un usage délibératif des connaissances morales qu’il semble posséder. Or, argumenterons-nous, cette prédication d’une inclination à la délibération ne va pas de soi, et un certain nombre d’éléments cliniques convergent au contraire vers l’idée – que l’on trouve notamment chez Watson (2013) – selon laquelle les comportements immoraux du sujet aux traits psychopathiques résultent finalement en grande partie, et dans de nombreux cas, d’un déficit prudentiel que nous lierons, à rebours de certaines interprétations prioritairement (et plus ou moins explicitement) axées sur la faculté de voyage mental dans le temps, à une faible propension à l’autoévaluation réflexive. Nous soulignerons alors, par l’intermédiaire des travaux de Frankfurt (1971) sur la figure de l’irréflexif, en quoi cette thèse s’accorde non seulement avec l’ensemble des descriptions philosophiques et psychopathologiques de la psychopathie, et les différences facettes constitutives de ce trouble, mais également avec la quasi-totalité des théorisations disponibles pour éclaircir la ou les source(s) du divorce qui semble s’installer entre ce que le psychopathe reconnait (ou sait) et ce qu’il fait (ou décide de faire). Nous terminerons néanmoins en soutenant, selon une logique renouant avec le paradigme néosentimentaliste, et dans un souci de concilier déficit émotionnel et déficit d’autoévaluation réflexive, que la seule façon d’expliquer ce manque, voire, parfois, cette absence totale, de réflexivité semble, en l’état actuel de nos connaissances, passer par une analyse resserrée sur les niveaux – dimensionnellement répartis le long du spectre des diverses expressions psychopathiques – d’altération de l’expérience émotionnelle.

QUELLES COMPÉTENCES MORALES POUR LE PSYCHOPATHE ?

Commençons par nous pencher sur la question du sens moral apparemment limité des sujets présentant une psychopathie. Plusieurs auteurs n’hésitent pas à souscrire à cette thèse qui suscitait déjà l’adhésion des aliénistes du XIXe et des psychiatres français et anglo-saxons du XXe. Rappelons à ce propos, pour bien cerner les enjeux, que pour un certain nombre de ces auteurs les bien nommés psychopathes mériteraient d’être pénalement irresponsabilisés, étant donné les difficultés qu’ils rencontrent à penser rationnellement les situations morales auxquelles ils peuvent se trouver confrontés (Morse, 2008). Levy (2008) avance par exemple que « les psychopathes ne possèdent pas les connaissances morales pertinentes » (p. 129) pour prétendre à une quelconque responsabilité morale (et donc, nous explique-t-on, pénale). Car sans ces connaissances, ils seraient « incapables de contrôler leurs actions à la lumière de raisons morales » (p. 129) éclairantes et dissuasives.

Or, cette conception est loin de faire l’unanimité, et devient même de plus en plus minoritaire. Les discussions font rage sur ce point, en particulier au sein de la communauté philosophique, où le concept de psychopathie nourrit plusieurs débats éthico-moraux qui ne sont, encore aujourd’hui, pas près d’être résolus. Cet intérêt semble en partie découler du fait que les individus présentant une personnalité psychopathique possèdent cette spécificité de manifester des déficits dont les répercussions stimulent et relancent certaines controverses situées à l’intersection de la philosophie et de la psychologie morale. Songeons notamment à la place – de choix – que la notion de psychopathie occupe au sein des discussions métaéthiques opposant les rationalistes aux sentimentalistes moraux, les externalistes aux internalistes, ou encore les tenants de la compétence rationnelle à ceux de la compétence morale comme critères d’agentivité morale – sans oublier, bien entendu, les importantes questions, effleurées ci-dessus, qu’une telle configuration psycho(patho)logique soulève en termes de responsabilité morale et juridique.

En quel sens, donc, et sur quelles bases empiriques, peut-on être amenés à relativiser la position en faveur d’une psychopathie conçue sous l’angle de l’« aliénation morale » ? Eh bien, tout d’abord parce que les résultats jusqu’ici obtenus demeurent soit contradictoires, soit inconsistants (Borg et Sinnott-Armstrong, 2013). En témoigne la méta-analyse récemment publiée par Marshall et ses collaborateurs (2018), qui concluent à l’existence d’une relation extrêmement faible (bien que significative, certes) entre psychopathie et altération du jugement moral (quelles que soient les mesures et/ou les épreuves expérimentales utilisées), mais également entre psychopathie et pauvreté des raisonnements moraux déployés. Ces résultats viennent par conséquent nuancer la conception voulant que les psychopathes n’aient pas accès à certains principes moraux. D’autant que la même étude révèle par ailleurs que l’écrasante majorité des travaux disponibles à ce jour (aussi bien en psychologie qu’en neurosciences) indique que ces individus, loin d’être moralement aveugles, possèdent et investissent un certain nombre d’intuitions morales organisées autour des principes de loyauté et de respect.

En 2012, déjà, Aharoni et son équipe venaient récuser l’idée selon laquelle les personnes exhibant un fonctionnement psychopathique seraient dans l’incapacité de distinguer les transgressions (et les normes) morales des transgressions (et des normes) conventionnelles. Le score total de psychopathie ne prédit, en effet, aucunement la performance aux tâches de jugement proposées, ce qui vient contester le point de vue d’après lequel les psychopathes ne comprennent pas ce qui est moralement blâmable, et pour quelle(s) raison(s) ça l’est. Des résultats similaires sont rapportés à la suite d’études expérimentales examinant les jugements et les prises de décision face à des dilemmes moraux (Blair, 1995; Glenn et al., 2009; Tassy et al., 2009). La présence d’un fonctionnement psychopathique ne prédit, là encore, aucunement la teneur des jugements moraux émis. Et lorsque certaines de ces études mettent en évidence que la psychopathie est reliée à une probabilité accrue de réponses inconditionnellement utilitaristes (Glenn et al., 2010; Bartels et Pizarro, 2011; Koenigs et al., 2012), il ressort que cela n’est pas dû à une lacune inhérente aux concepts moraux manipulés ni même à un manque de compréhension des enjeux moraux sous-jacents aux scénarios et situations proposés, ou encore à l’insuffisante discrimination de ce qui est bien ou de ce qui est mal, mais bien plutôt au fait que ces jugements, aussi adéquats et justes qu’ils puissent être, ne les affectent guère et n’engendrent pas la réponse verbale ou comportementale correspondante (Cima et al., 2010). En d’autres termes, et d’après ce qu’ont pu en dire les auteurs de ces études, les individus aux caractéristiques psychopathiques sauraient pertinemment ce qui est moralement interdit ou approprié, mais ne se soucient pas de ce savoir moral. Ils n’en tiennent pas compte. Ce qui apparait plutôt cohérent lorsque l’on sait que ces derniers présentent des niveaux standards – sinon élevés – d’intelligence, couplés à une certaine habileté quant aux raisonnements extra-moraux qu’ils peuvent mobiliser (Cleckley, 1941; Hare, 2003; Glenn et al., 2010).

Partant de cet écart qui sépare l’intégrité des capacités de jugement moral des comportements moraux effectivement adoptés, plusieurs auteurs font l’hypothèse de l’existence de processus indépendants à l’origine du jugement et du comportement concrètement privilégié. C’est par exemple ce que révèle le cas des patients atteints de lésions cérébrales ventromédiales préfrontales, qui présentent des comportements sociaux inappropriés en dépit d’une capacité de jugement préservée (Eslinger et Damasio, 1985). Il parait donc concevable, dans cette optique, de soutenir que le choix moral de l'action tel qu’il est reflété ou exprimé dans le comportement réel puisse être indépendant du jugement moral. De récentes recherches vont d’ailleurs dans le sens de cette apparente dissociation entre jugement moral et action morale, avec des preuves expérimentales en faveur d'une divergence – parfois massive – entre le jugement et le choix de l’action lors d’une évaluation morale (Kurzban et al., 2012; Tassy et al., 2013b). Le jugement ne présage pas du choix, et, réciproquement, le choix ne dit rien du jugement. Tassy et son équipe (2013a) ont pu à cet égard montrer qu'un niveau élevé de traits psychopathiques prédisait une plus grande proportion de réponses utilitaires pour le choix, mais pas pour le jugement moral. Ce qui pourrait expliquer les résultats contradictoires des études susmentionnées, où ces deux processus n'étaient pas différenciés et analysés de manière isolée.

On entrevoit donc, avec ces quelques travaux, que la présence, si fréquemment invoquée, d’un déficit moral, est loin d’aller de soi. Il se pourrait même que l’activité morale judicative du sujet psychopathe soit tout à fait opérante, sans pour autant que cela se traduise par des décisions morales pertinentes ou ajustées. Mais comment, dès lors, interpréter ce décalage entre jugement moral et choix moral ?

LE PSYCHOPATHE EST-IL ACRATIQUE ?

Un premier type de réponse pourrait consister à dire qu’il est la marque d’un conflit entre ce que l’appétit recherche et ce que la raison reconnait comme le meilleur. Or, on le sait, cela ferait du psychopathe un acratique par excellence, puisque chez l’acratique, en effet, l’appétit lutte et s’oppose à la raison (Aristote, Éthique à Nicomaque [EN], I, 13, 1102b 17-18), en tant que leurs impulsions respectives vont en sens contraire (1102b 21). On devient acratique, écrit Aristote dans l’Éthique à Eudème, lorsque l’on passe à l’acte en fonction de l’appétit (II, 7, 1223a 38-39) contre ce que dicte la raison. L’appétit prend donc le dessus sur cette raison et sort vainqueur du combat. Il n’est donc pas question, ici, a priori, d’un déficit de rationalité, qui s’exprimerait à travers des jugements moraux répétitivement erronés, mais bien d’un conflit d’où la raison sort perdante, privée de son efficace, supplantée par un désir écrasant. Aristote nous l’enseigne : « quand bien même l’intellect ordonne et que la pensée prescrit de fuir ou de rechercher telle chose, on ne se meut pas pour autant, mais on agit selon l’appétit, comme le font les acratiques » (De l’âme, III, 9, 433a 1-3). C’est dire que le principe de réflexion morale est ici, comme cela s’observe dans la psychopathie, préservé, bien qu’il soit ensuite « étourdi ». L’acratique – ou l’incontinent – se retrouve « égaré par l’affection qui tend à le mettre hors de lui-même » (EN, VII, 9, 1151a 15-26), écarté de « la raison droite » (EN, VII, 9, 1151a 15-26), dominé par le poids de cette affection qui le détourne de la voie que lui avait indiquée sa raison à l’issue d’une délibération, qui est bonne, mais dont il n’use pas. Reste à savoir, à ce stade de notre enquête, pourquoi le psychopathe n’use pas de cette délibération. Pourquoi, autrement dit, cède-t-il ainsi par acrasie ? Pour quelle(s) raison(s) son « âme » ne s’en tient-elle pas à sa droite raison ?

D’aucuns diront probablement qu’il convient, pour répondre convenablement, d’aller chercher du côté de la maitrise de soi (self-control), ou d’une faiblesse de la volonté débouchant sur une impulsivité cognitive et comportementale. La psychopathie serait l’indice d’une sorte de folie de la volonté réductible au dysfonctionnement des mécanismes volitifs déterminant et régulant l’action. À l’instar du kleptomane qui ne peut se retenir d’assouvir l’impérieux désir qu’il a de voler tout en sachant qu’il ne devrait pas voler, le psychopathe serait tout bonnement incapable de résister à certains de ses désirs les plus pressants. Jouet d’une pulsionnalité qu’il ne maitrise pas, ou rarement, il finit (parfois) par être terrassé par les désirs que sa raison lui avait pourtant proscrits.

Cette première hypothèse, si elle est séduisante, se heurte toutefois à au moins deux obstacles. D’une part, il est très difficile d’établir une ligne de démarcation nette permettant de distinguer l’incapacité à se contrôler du manque d’effort mis en oeuvre pour se contrôler. Par exemple, nous n’avons pour l’heure aucun moyen de savoir pourquoi un psychopathe qui échoue à un test d’autocontrôle échoue. Est-ce parce qu’il ne peut pas se contrôler, ou bien parce qu’il n’a pas déployé les efforts nécessaires pour se contrôler comme il l’aurait pu ? D’autre part, même lorsque nous sommes capables de trancher pour l’une ou l’autre de ces deux options, notamment en faveur d’un authentique déficit sur le plan des capacités d’inhibition, c’est à chaque fois, comme dans le cas des crises d’épilepsie, sur la base d’une identification d’anomalies cérébrales clairement objectivables. Or, dans la mesure où il n’y a, jusqu’à preuve du contraire, aucune anomalie de ce genre dans la psychopathie, la charge de la preuve se situe du côté des tenants de cette position. Ces derniers doivent nous expliquer en quoi il serait plausible de considérer que c’est parce qu’ils sont incapables d’exercer un contrôle suffisant sur leurs désirs que les psychopathes n’agissent pas en conformité avec les prescriptions de leur intellect. Et même en supposant que nous découvrions un jour suffisamment d’éléments cliniques militant en faveur d’une espèce d’impuissance de la volonté, il resterait à affronter, de nouveau, deux problèmes qui, là encore, sont loin d’être négligeables.

D’abord, on fera remarquer que les conclusions qui s’ensuivraient supposeraient de dissocier purement et simplement la raison de la volonté, comme si la seconde – qui serait alors purement arbitraire – était indépendante de la première. Or, on s’en doute, cela parait, au moins dans les cas non neurologiques, difficile à soutenir. Un acte voulu n’est-il pas en effet nécessairement un acte guidé par la raison ? Le vouloir n’est-il pas un phénomène qui, d’une façon ou d’une autre, est obligatoirement déterminé dans et par l’acte de penser ? Ensuite, on attirera l’attention sur les implications que comporte le fait de conclure à une abolition (ou même à une altération) du libre arbitre fondée sur la mise en évidence d’un cerveau défectueux. On notera ainsi, dans le sillage de Joëlle Proust (2005, p. 240), que si des dysfonctionnements neurocognitifs tendent effectivement à déterminer nos comportements (par exemple en nous dépossédant, de temps à autre, de notre pouvoir de veto), le fonctionnement neurocognitif d’un « cerveau sain » le fera tout aussi surement (et implacablement) – de la même façon, d’ailleurs, que si les gènes expliquent les comportements dits « anormaux », ils expliquent aussi les comportements dits « normaux ».

AFFECTIVITÉ ET MORALITÉ DANS LA PSYCHOPATHIE

Face à ces difficultés, nous pourrions être tentés de nous diriger vers une explication que nous taxerons, pour aller vite, de néosentimentaliste. Ses partisans sont les héritiers du philosophe des lumières écossais David Hume (2002 [1751]), pour qui « la moralité est déterminée par le sentiment » (p. 144). Leur thèse est que ce sont nos états affectifs qui conditionnent la teneur de nos jugements de valeur, et en particulier nos jugements moraux. Ils soutiennent à cet égard que les choix acratiques relevés dans la psychopathie résultent d’un déficit affectif, avec des émotions nettement émoussées, voire quasiment annihilées. Or, cela peut vouloir dire plusieurs choses.

Premièrement, que le fait de raisonner totalement de sang-froid, sans le « secours du sentiment », ne met pas en branle l’action. La simple connaissance des principes moraux, mécaniquement investis, ne suffit pas. Il manque « l’étincelle (spark) » (Hoffman, 2008) affective qui pousse à la prosocialité. C’est que, comme le disait Hume, la raison est, en elle-même, « inerte ». Elle ne peut rien sans les passions. Ce sont les ressentis émotionnels distinctifs qui constituent les véritables éléments moteurs de nos inclinations et de nos agirs moraux. En somme, une compréhension purement cognitive, déconnectée de tout vécu affectif, n’est pas à elle seule motivante, puisque notre conscience morale ne nous interpelle que si nous nous sentons émotionnellement concernés. Deuxièmement, et plus fondamentalement encore, il faut comprendre qu’il n’y aurait pas de comportements éthiques si les émotions et les qualités phénoménales qui les accompagnent n’existaient pas. Notre vie affective endosse en réalité un rôle non seulement conatif (une portée motivationnelle), mais aussi, et, avant tout, cognitif. Hume, encore lui, insistait ainsi sur le fait que les émotions nous permettent de tracer les « distinctions morales » qui sous-tendent nos choix. Ce sont précisément, d’après cette conception, nos états affectifs qui conditionnent (au moins partiellement) la valence de nos jugements moraux. Ils fondent littéralement la morale, en édifient les principes. Nos appréciations éthico-morales ne reposent finalement jamais sur des raisonnements froidement rationnels, mais plutôt, si l’on nous permet de citer une nouvelle fois (et une dernière fois) Hume, sur des sentiments d’approbation ou de désapprobation, de complaisance ou de dégout (2002 [1751]). Au fond, pourrait-on résumer avec Deonna et Teroni (2008), les valeurs morales sont pour nous ce qu’elles sont « en vertu de leurs liens effectifs avec nos vies affectives » (p. 106), de telle sorte que toute personne affectivement émoussée finira par avoir du mal à valoriser, c’est-à-dire à percevoir et à attribuer des valeurs (Tappolet, 2000; de Sousa, 1987, p. 45).

On l’aura compris, l’idée que défendent ces psychologues et philosophes humiens n’est autre que celle consistant à avancer que « c’est le centre indispensable de l’aptitude à valoriser » (Jaworska, 2004, p. 95) qui, dans la psychopathie, serait perturbé. Il manquerait cette forme « d’engagement émotionnel » (Jaworska, 2004, p. 95) qui confère des « poids différents » (Damasio, 1994, p. 81) aux différentes situations perçues, aux diverses possibilités qui s’offrent à nous. Et il s’ensuivrait donc finalement que le psychopathe sait qu’il est mal de faire x sans être pour autant motivé à agir en conséquence, et donc à modeler son choix à la lumière de ce qu’il sait, puisque ce savoir reste purement abstrait, théorique, seulement indicatif (voire anecdotique), désincarné, non affecté par le vécu émotionnel tapissant d’une certaine valeur les contenus idéiques. On pourrait même dire, pour reprendre une nuance souvent rappelée (voir par exemple Blair, Mitchell et Blair, 2005), que si le psychopathe sait qu’il est mal de faire x, il ne le sent pas pour autant, si bien que le problème ne serait pas tant celui d’une incompétence morale que celui d’une indifférence morale.

Quoi qu’il en soit, on saisit, pour récapituler, que l’acrasie proprement psychopathique – si tant est que l’on puisse effectivement parler d’acrasie – ne résulte pas de la non-résistance à une passion qui déborderait la raison et ses conclusions, mais bien, en un certain sens, d’une absence de « passion », d’une anesthésie émotionnelle qui permet, ou qui autorise l’élan irrationnel. La passion ne désobéit pas à la raison ; elle ne l’épaule pas assez. Et en des termes plotiniens, nous pourrions même déclarer que ce n’est pas parce que « l’âme » du psychopathe n’est pas assezimpassible que ce dernier est intempérant, mais c’est au contraire parce que cette dernière est tropimpassible, insuffisamment affectée.

PSYCHOPATHIE ET RAISON PRATIQUE

Il existe une autre manière de résoudre ce décalage entre ce que le sujet atteint de psychopathie (re)connait et ce qu’il fait. Celle-ci passe par un rejet de la thèse – tacitement admise dans l’approche antirationaliste esquissée à l’instant – voulant que le psychopathe délibère « bien ». Il s’agit plus précisément de remettre en cause l’idée d’une raison qui accèderait suffisamment régulièrement à la conclusion (je ne dois pas faire x) qui s’impose. On s’en doute, une telle grille de lecture repose sur l’invocation de dysfonctionnements cognitifs censés influer sur la rationalité pratique des décisions que peuvent prendre les psychopathes. Elle attire notre attention sur le fait qu’un regard plus circonspect révèle que sous l’apparente rationalité de ces derniers se cache une rationalité pratique au minimum altérée. Différentes études sont généralement citées pour assoir cette conception. Il est notamment fait mention des liens avérés, systématiquement retrouvés, entre la présence d’une personnalité psychopathique et la présence de « mauvaises décisions », ainsi que de capacités mnésiques et attentionnelles nettement plus faibles (voir par exemple Hiatt et Newman, 2006) qui rendraient notamment difficile, pour les individus concernés, la détection, dans certaines situations, de paramètres susceptibles de les inciter à entreprendre des changements par rapport à l’action qu’ils envisagent (Lykken, 1957; Schmauk, 1990; Jurjako et Malatesti, 2016). Mais ces déficits dits « cognitifs » viendraient surtout contrarier les compétences morales des psychopathes (Kennett, 2002; 2006; voir aussi Maibom, 2005; 2010). L’une des hypothèses phares suggère ainsi que ces derniers ne seraient plus capables, lorsqu’ils se trouvent pour ainsi dire plongés dans le feu de l’action, de maintenir dans leur espace cognitif de travail les informations nécessaires à la production de décisions pertinentes, raisonnables. Leurs facultés attentionnelles amoindries les handicaperaient à vrai dire non seulement dans la conservation et l’intégration effectives des informations pertinentes pour l’action, mais elles perturberaient également le processus de sélection et de hiérarchisation des stimuli permettant la lecture efficiente des situations (que celles-ci soient ou non morales). Il s’ensuit, rapporte-t-on habituellement, qu’ils n'associent pas suffisamment leurs choix à des raisons morales qui ne sont pas directement et explicitement liées à l'objectif sur lequel ils sont cyclopiquement – et momentanément – fixés (Koenigs et Newman 2013). Aussi serait-il faux de dire qu’ils ont du mal à ajuster leurs comportements à la lumière des résultats négatifs de ces comportements, dans la mesure où ces résultats ne sont pas – ou plus – véritablement appréhendés, perçus, captés sur le plan attentionnel. L’individu sait d’une manière générale qu’il est mal de faire x, qu’il ne devrait pas le faire, mais lors de la prise de décision, il n’a finalement plus « en tête » ce principe (qui ne peut donc pas faire office de principe à l’action), de sorte que l’on peut dire qu’il n’a pas conscience, au moment de décider, de toutes les variables à prendre en considération ; il n’a pas à l’esprit la variété des raisons concurrentes susceptibles d’être intégrées au processus délibératif (lequel apparait donc nécessairement bancal, et débouche sur un mauvais choix).

Pour bien comprendre ce qui se joue ici au niveau cognitif, et en guise d’illustration, intéressons-nous, au risque d’être inutilement didactique, à la structure du syllogisme pratique telle que l’a définie Aristote. Prenons deux prémisses : il ne faut pas faire de mal à autrui (majeure) et je suis en train de faire du mal à autrui (mineure). L’agent – atteint de psychopathie – doit par conséquent arrêter ce qu’il est en train de faire à autrui. Imaginons néanmoins qu’il poursuive malgré tout son action préjudiciable pour autrui, malgré l’interdiction édictée par la (sa) raison ; bien qu’il n’agisse pas par ignorance, il agit toutefois en état d’ignorance, et son ignorance semble porter sur la conclusion du syllogisme. Pourquoi ? Eh bien, parce que si l’agent ignorait la majeure, alors il ignorerait précisément ce qui constitue l’objet de la science morale. Ce qui nous conduirait tout droit vers l’intellectualisme moral socratique, en ceci qu’il serait, dans ce cas, postulé que le sujet ne sait pas qu’il ne faut pas faire de mal à autrui. Or, nous l’avons vu, rien, ou quasiment rien, n’indique qu’il y ait, dans la psychopathie, ce genre d’ignorance morale. Cependant, en déduire que notre agent ignore la mineure n’est pas non plus tenable. Aristote, dans son Éthique à Nicomaque, nous dit bien que la mineure est en acte, et cela parait bien nécessaire s’il doit y avoir une action : pour cause, si l’individu ne reconnait pas qu’il est en train de faire du mal à autrui, il n’agira ni de manière encratique (comme il le ferait en respectant l’interdiction morale), ni de manière acratique (comme il le ferait en cédant à la passion), pour la simple et bonne raison qu’il ne fera rien, puisque rien ne se passe si la mineure n’est pas en place (l’acratique a, de fait, besoin de la mineure, qu’il lie à la majeure stipulant qu’il ne faut pas faire de mal à autrui [EN, 1147a 31-35]). Reste donc, comme nous l’avons dit, qu’il ignore, en un certain sens, la conclusion. Peut-être faudrait-il plutôt dire qu’il n’aboutit pas à la conclusion parce qu’il perd de vue la prémisse (en l’occurrence, ici, morale) qui y conduit. Il peut certes parfaitement énoncer la conclusion, de même que l’ivrogne – pour reprendre une figure qu’affectionne Aristote – peut citer les thèses kantiennes des Fondements de la métaphysique des moeurs en tant qu’il n’est pas dépourvu des facultés cognitives et de raisonnement nécessaires. Malgré tout, il n’en demeure pas moins qu’il n’agit pas en conséquence, étant entendu que dès lors qu’il sort d’un contexte théorique, du cadre de la récitation abstraite ou de l’expérimentation en situation de laboratoire, il ne parvient pas à utiliser à bon escient cette connaissance, à la garder sur le devant de la scène mentale, et donc à s’en servir pour agir adéquatement, conformément à ce que cette connaissance par ailleurs acquise et théoriquement maitrisée lui suggère.

L’intérêt de cette perspective cognitiviste, on le voit, c’est qu’elle permet, à l’instar de l’approche émotiviste, de préserver l’idée (empiriquement fondée) selon laquelle la psychopathie n’est pas associée à une connaissance morale lacunaire, sans pour autant concéder que cette connaissance morale implique un choix moral solidaire de la connaissance qui le sous-tend. Le fait est que l’on peut donc dire que l’individu avec un diagnostic de psychopathie possède, à un moment donné, un certain discernement (il sait, de manière générale, qu’il est mal de faire x). Mais ce discernement disparait au moment de la prise de décision : le sujet ayant, en quelque sorte, dans le feu de l’action et des multiples signaux à traiter, ou de la multitude des variables à considérer, oublié qu’il est mal de faire du mal à autrui. Son savoir serait d’une certaine façon suspendu.

Aussi intéressante et subtile soit-elle, cette théorie présuppose, tout comme les deux autres examinées juste avant, que le fonctionnement psychopathique laisse place à une activité de délibération entreprise en amont des actions privilégiées. Nous avons vu en effet que, dans le cadre de la thèse faisant du psychopathe un « incontinent », il y a bel et bien délibération, le problème étant que l’action ne suit pas les conclusions auxquelles elle donne lieu. Concernant la thèse accordant un rôle déterminant aux déficits émotionnels venant banaliser la conclusion (pertinente) issue du raisonnement pratique, il y a bien, là aussi, délibération, et ce, quand bien même si le sujet ne s’en tient pas à ce vers quoi sa délibération l’a conduit. Enfin, dans le cas de la thèse faisant des choix immoraux du psychopathe le produit de lacunes attentionnelles parasitant l’émergence d’une décision morale appropriée, il y a, là encore, quelque chose qui correspond précisément à une délibération. Celle-ci apparait certes biaisée, et elle échoue dans la formation d’une opinion morale raisonnée, mais il n’en demeure pas moins que le sujet délibère. Or, et c’est là un point qu’il nous faut à présent traiter, la plupart des descriptions cliniques de la personnalité psychopathique laissent envisager qu’il n’est pas évident d’attribuer aux personnes qui en présentent les principales caractéristiques une telle tendance à la délibération.

PSYCHOPATHIE ET DÉFICIT PRUDENTIEL

Il n’est qu’à se référer à la Psychopathy Checklist Revised (PCL-R) (Hare et Neumann, 2006), l’outil diagnostic le plus usité tant dans le champ psychiatrique que dans le domaine médico-légal, à partir duquel nous pouvons extraire deux éléments symptomatologiques centraux susceptibles d’étayer l’idée d’une faible inclination à la délibération pratique, et corrélativement d’un probable déficit prudentiel propre à la psychopathie, tel qu’a pu le proposer Watson (2013). Mentionnons premièrement l’item 13 de cet entretien semi-structuré, dénotant « l’incapacité à planifier à long terme et de façon réaliste », et renvoyant ainsi aux difficultés, éprouvées par l’individu, à formuler et à mettre en oeuvre des plans et des objectifs réalistes à long terme. Il est en effet établi que le fonctionnement psychopathique tend à être marqué par un certain présentisme associé à une versatilité importante en matière de planifications et de comportements adoptés. L’anticipation vis-à-vis de l’avenir et des conséquences éventuelles des actions entreprises est rare, voire quasi inexistante (Hare, 2003). L’item qui suit porte quant à lui directement la focale sur le concept d’impulsivité, soulignant le caractère impulsif, non prémédité, irréfléchi et irréflexif des conduites dans lesquelles s’engage le sujet présentant une psychopathie. Celui-ci, nous explique-t-on, fait généralement les choses « selon l'impulsion du moment », parce qu'il « en a envie » ou parce qu'une occasion particulière s’offre à lui. Le recours à la mentalisation, mais aussi à l’analyse coûts-bénéfices, est rare (Hare, 2003, p. 43). Cela a pu faire dire à certains (voir notamment Watson, 2013, ou McIlwain, 2010) que les individus aux traits psychopathiques se distinguent des autres criminels par leur manque de prudence : ils commettent des crimes même lorsque le risque de se faire prendre est particulièrement élevé, privilégiant généralement les gros gains difficilement accessibles (ou risqués) aux petits gains sans risques. Les patterns décisionnels et comportementaux dont ils font preuve au fameux jeu de l’Iowa (Bechara et al., 1994; Blair et al., 2001; Mitchell et al., 2002) sont à ce titre instructifs (voir Blair, 2013; Jurjako et Malatesti 2016; Koenigs et Newman 2013; Maibom, 2005). Dans cette tâche dite d’apprentissage instrumental (fréquemment convoquée pour illustrer le manque d’inhibition comportemental et de projection dont font preuve les personnes diagnostiquées avec une psychopathie), les participants doivent déployer un ensemble de stratégies pour gagner autant d'argent que possible, sachant que tous peuvent bénéficier de récompenses sous forme de sommes d’argent, ou au contraire subir des pertes financières, en fonction des jeux de cartes pour lesquels ils optent. Le choix d’une carte rapidement lucrative peut ainsi engendrer des pertes à long terme, alors qu’une autre carte entrainera plus tard davantage de gains. De façon intéressante, par rapport aux groupes témoins, les participants avec psychopathie adoptent plus de « comportements à risques » lors de la sélection des cartes, subissant par conséquent de lourdes pertes en raison de leur tendance à privilégier une main venant immédiatement les enrichir, en dépit de la valeur marchande moindre, sur le long terme, des cartes qu’ils choisissent.

Nous pourrions alors, face à ce genre de résultat, être tentés de mobiliser la thèse voulant que de tels choix, qui desservent l’individu et finissent par le léser sur le long terme, découlent d’une absence de génération des émotions aversives normalement reliées aux conséquences négatives de son choix (c’est-à-dire la perte d’argent). Il parait également, a priori, justifié de partir du principe que lorsqu’il s’agit de décider de la mise à privilégier, l’attention des sujets avec psychopathie n’est pas (ou plus) dirigée vers les conséquences néfastes associées à telle mise. Une troisième voie d’interprétation consiste néanmoins, comme on l’aura compris, à invoquer l’idée d’une carence significative en matière de préoccupation « prudentielle » (Watson, 2013).

Cleckley et Hare ne cessent de le répéter : les psychopathes sont susceptibles de se retrouver dans des problèmes facilement prévisibles et évitables et sont notoirement inconstants dans leurs plans et projets déclarés. Ce « manque de contrôle » et cette « irresponsabilité » sont d’ailleurs corroborés par nombre de travaux usant d’échelles de mesure autorapportées et de batteries d’évaluation neuropsychologiques démontrant les relations étroites entre psychopathie et niveau élevé d’impulsivité – que l’on parle d’impulsivité cognitive ou comportementale (Fox et Hammond, 2017; Hart et Dempster, 1997; Morgan, Gray et Snowden, 2011; Ray, Poythress, Weir et Rickelm, 2009).

Dépeignant les caractéristiques prudentielles des psychopathes, Watson (2013) souligne à juste titre que ces derniers ont le désir de vivre confortablement, et plus spécifiquement de ne pas être incarcérés. Mais, étrangement, cette préoccupation ne parvient pas à entraver les impulsions criminelles, même minimes (c’est-à-dire même lorsque rien de particulièrement tentant ou d’excitant n’est en jeu) (Hare, 2003), qui mettent en danger leur liberté. Et ces mésaventures prudentielles ne suscitent pas davantage de regrets ou d'autoreproches lorsque c’est autrui qui souffre de leurs actions, de sorte qu’il semblerait que le sujet au fonctionnement psychopathique soit aussi « négligeant » envers lui-même qu’envers les autres. Il n’y aurait donc, chez lui, selon ce point de vue, ni une faiblesse de la volonté raisonnée, ni une indifférence (spécifiquement) morale, ni même une irrationalité pratique, mais tout simplement une espèce d’indifférence généralisée pour ce qui peut advenir (pour lui ou pour autrui).

Soit. Mais comment expliquer une telle indifférence ? Et s’agit-il d’ailleurs réellement, à proprement parler, d’une indifférence ? Ne sommes-nous pas plutôt face à ce qui ressemble à une sorte d’insouciance ? C’est en tous cas ce qu’a l’air de penser Watson (2013, p. 279), bien qu’il ne nomme pas les choses telles quelles. Les psychopathes, selon lui, ne se soucient « pas plus de leur présent que de leur avenir », et ce, parce qu’ils sont, pour reprendre ses termes, « insuffisamment diachroniques ». Leur incapacité – ou leur grande difficulté – à « prendre soin d'eux-mêmes » proviendrait ainsi plus ou moins directement de difficultés plus profondes à se distancier de leurs désirs et impulsions momentanés pour viser des objectifs à long terme, pour se projeter dans l’avenir, se le représenter, en simuler psychiquement les possibilités, mais aussi pour puiser dans le passé, de façon à réactiver certains vécus et à (re)trouver les engagements (commitments) – normatifs ou autres – qui façonnent l’identité personnelle et orientent les choix de chacun. Watson parait ici rejoindre l’idée voulant que les individus caractérisés par un fonctionnement de type psychopathique souffrent d’une altération de leur capacité à voyager mentalement dans le temps (Kennett et Matthews, 2009 ; Levy, 2014 ; Vierra, 2016). Il va même jusqu’à parler, en ce sens, d’un manque « d’orientation normative réflexive », vecteur d’importantes difficultés à produire ce que nous pourrions appeler, avec Kennett (2002, p. 234), une « conception étendue et cohérente de nos propres fins ». Pour autant, et même si certaines personnes rapportant des niveaux élevés de traits psychopathiques disent aussi se sentir piégées (trapped), emprisonnées dans un indépassable « présent psychologique » (Fraisse, 1978, p. 205), la question de cette supposée « inefficacité temporelle » signalant un éventuel déficit en matière de « mental time travel » (orienté vers l’avenir et vers le passé) requiert de plus amples investigations. Par ailleurs, et sans qu’il ne soit nécessaire de recourir à l’existence encore largement incertaine (quoique tout à fait plausible) de ce genre de dysfonctionnement, on peut faire l’hypothèse que les égarements prudentiels dont font généralement preuve les psychopathes ne sont pas tant – ou prioritairement – la résultante d’une épisodicité permanente de l’expérience consciente que celle d’une absence (préalable) d’inclinations à la réflexivité. Nous entendons par là défendre l’idée que la source de cette insouciance avérée est moins à chercher dans l’affaiblissement de cette dynamique mentale à la fois prospective et rétrospective que dans une dégradation ou un effacement de la dynamique réflexive. D’une certaine façon, cela ferait du psychopathe l’incarnation même du personnage irréflexif (wanton) que décrit Frankfurt (1971).

PSYCHOPATHIE, RÉFLEXIVITÉ ET IDENTIFICATION

Le terme irréflexif est ici important. Car il ne s’agit pas, comme le rappelle Neuberg (1991), qui est à l’origine de ce néologisme visant à traduire ce que Frankfurt signifiait par « wanton », d’employer le terme irréfléchi, comme le veut une certaine tradition, ou encore le terme incontinent. Le premier tend en effet à reconduire une opposition tranchée, et ici impertinente, entre passion et raison. Or, et comme le spécifie Frankfurt, le wanton, à l’instar, manifestement, du psychopathe, n’est pas dépourvu de capacités rationnelles, et peut au contraire parfaitement en faire usage. Mais le wanton n’est pas non plus un incontinent (ou un acratique), puisqu’il est, par définition, indifférent à ses désirs et n’a de préférence pour aucun d’eux. Il ne saurait donc agir à l’encontre de son meilleur jugement et faire ainsi preuve de faiblesse de volonté. Rappelons à ce propos, pour clarifier les choses, que « la caractéristique essentielle de l’individu irréflexif est que sa volonté l’indiffère. Ses désirs le poussent à faire certaines choses sans que l’on puisse dire de lui ni qu’il désire être mû par ces désirs ni qu’il préfère être mû par des désirs différents. » (Frankfurt, 1971, p. 13) Il n’a pas de « volitions et de désirs de second ordre » ; il ne se demande pas, autrement dit, quelle devrait être sa volonté ou son désir, dans la mesure où il ne se questionne pas sur la « désirabilité » de ses désirs spontanés. De sorte que la question « comment dois-je vivre (ou me comporter) ? » ne le traverse pas.

À partir de là, il apparait effectivement tout à fait légitime de considérer l’individu avec différents traits psychopathiques comme un individu manifestant des difficultés à évaluer les situations (morales ou autres) qui s’offrent à lui, puisque pour évaluer convenablement une situation quelconque, encore faut-il déjà soi-même se demander ce qu’il est convenable de faire dans une telle situation – et donc adopter un point de vue réflexif sur sa propre manière de se positionner dans cette situation. Il semble également, et corolairement, justifié de soutenir, comme cela a pu être proposé, que les difficultés du psychopathe à planifier et à se projeter dans le futur peuvent s’expliquer par cette absence – ou cette quasi-absence – de réflexivité. Il semblerait en effet que pour se préoccuper de l’avenir, pour s’interroger à son sujet, il faille déjà s’intéresser minimalement à ce que l’on veut comme avenir, et donc se préoccuper de ses désirs et de ses volitions. Il en est de même pour ce qui est de la présence d’un déficit prudentiel : celui qui manque de prudence ne se soucie guère des conséquences de ses choix ou de ses actions, tandis que le « prudent » est nécessairement amené à s’interroger sur ce qu’il prévoit de faire – ou sur ce qu’il fait, et donc, en un certain sens, sur ce qu’il veut faire, ou sur ce qu’il désire. Pour délibérer sur le caractère risqué ou non d’une action que j’envisage d’effectuer, il a fallu, en amont, que je m’interroge sur ce que j’envisage de faire. Or, si l’on suppose que le psychopathe est un irréflexif au sens où Frankfurt l’entend et le développe, alors ce dernier, dans « son insouciante indifférence à l’égard de la tâche qui consiste à évaluer ses propres désirs » (Frankfurt, 1971, p. 16), n’est aucunement engagé dans ce type d’interrogation réflexive. Déficit prudentiel et déficit réflexif apparaissent donc, sous cet angle, intimement liés. Enfin, et pour aller vers un terrain non encore exploré jusqu’à présent, on peut tout à fait concevoir la psychopathie à travers le prisme de l’irréflexivité tout en argumentant en faveur de l’existence associée – consécutive – d’une identité pratique altérée. Nous avons en effet besoin de désirs concurrents pour former quelque chose s’apparentant à ce que Korsgaard (1996) nomme une unité pratique de soi, laquelle découle de la « nécessité d'éliminer les conflits entre les divers motifs » qui nous animent (p. 169). La formation de cette unité pratique requiert que nous nous identifions à certaines de nos volitions, ce qui s’avère indispensable dans la construction d’une certaine forme d’identité volitive. Mais tout cela présuppose de pouvoir comparer ses désirs divergents, de les juger et de peser leur valeur respective, de mettre en perspective leurs effets, de façon à pouvoir décider avec lequel nous nous identifierons, à partir duquel nous prévoyons de prendre un engagement décisif en acceptant ce désir comme le nôtre et en nous y pliant. En somme, cela présuppose l’exercice effectif de ce pouvoir d’autoévaluation réflexive qui fait, selon nous, précisément défaut dans la psychopathie. Et c’est pourtant bien cette propension que nous avons de nous rapporter évaluativement à nos désirs de premier ordre, cette manière dont notre volonté est engagée à leur égard, cet intérêt que nous accordons – au sens où nous nous y intéressons – à de tels désirs qui fait que nous sommes susceptibles de nous engager dans des délibérations morales portant sur ce qu’il convient de faire. Et c’est justement l’absence (ou, comme nous le disions déjà plus haut, la quasi-absence) de cette activité réflexive impliquée dans la délibération pratique qui fait que le psychopathe irréflexif se laisse vivre au gré de ses envies – aussi immorales, et parfois autodestructrices, soient-elles – en manifestant une indifférence généralisée à l’égard de sa structure motivationnelle.

DÉFICITS ÉMOTIONNELS ET IRRÉFLEXIVITÉ

Néanmoins, il reste à clarifier ce qui sous-tend cette irréflexivité criminogène que nous présumons. Or, sur cette question, il nous semble que le plus pertinent est de revenir au paradigme sentimentaliste. Si celui-ci semble à première vue devoir être abandonné au profit d’une position en faveur du rôle prépondérant accordé aux aspects volitifs (et plus précisément en faveur de l’absence de volitions de second ordre), un examen approfondi indique cependant qu’elle apparait conciliable avec un positionnement volitionniste. On peut ainsi arguer, en premier lieu, que la difficile génération d'émotions aversives dissuasives accompagnant, dans la psychopathie, la réponse punitive peut étouffer cet intérêt que nous tendons à accorder à nos désirs et volitions de premier ordre. À quoi bon, en effet, s’intéresser à ce que nous voulons ou à ce que nous désirons – en adoptant une attitude évaluative réflexive à l’égard de ces volitions ou de ces désirs – lorsque les conséquences négatives de nos actions passées ne suscitent aucun émoi ? N’est-ce pas d’ailleurs en ce sens que nous disons ne pas éprouver le besoin – ou la nécessité – de se questionner sur telle ou telle chose ? Par ailleurs, on ajoutera, pour reprendre le fil de nos réflexions sur la question de la rationalité spécifiquement morale du psychopathe, que si les considérations d’ordre éthico-moral ne pèsent pas dans ses décisions finales, ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas perçues ou non émotionnellement investies une fois aperçues, ou encore parce qu’elles seraient en dernière instance balayées par un désir soudain irrépressible, mais bien parce qu’elles ne sont pas même recherchées, explorées, ou convoquées, et encore moins examinées, évaluées. Le fait est, en réalité, que lorsqu’elles le sont, la neutralité axiologique qui les caractérise rend tout simplement inutile, ou plutôt vide de sens, leur mise en perspective et en concurrence. La cause en est, doit-on le rappeler, que tout se vaut plus ou moins pour le psychopathe. Les troubles émotionnels, qui, d’après de récentes recherches (Bronchain et al., 2019, 2020; Preszler et al., 2018; Tsang et Salekin, 2019; Verschuere et al., 2018), semblent être au coeur du réseau de symptômes et en organiser les interactions mutuelles, le plongent dans un monde désaffecté, décoloré, dépourvu des « significations remplissantes » (Husserl) susceptibles de permettre la hiérarchisation des raisons (prudentielles et morales) appréhendées. Dans un univers le plus souvent « morne » (Sartre, 2000 [1939], p. 87), structurellement indifférencié, dénué des « atmosphères affectives » (Bégout, 2020) dispersant les « ondes significatives » (Bégout, 2020) octroyant aux situations rencontrées et aux raisons motivant l’agir les nuances qualitatives qui leur assignent une valeur, les sujets atteints de psychopathie perdent de vue le sens, l’intérêt de jauger leurs volitions, de juger leurs désirs à l’aune de principes normatifs et/ou prudentiels passivement mis sur le même piédestal. À quoi bon, finalement, ébaucher un quelconque mouvement délibératif, « entamer un dialogue de l’âme avec elle-même » (Aubenque, 1963, p. 116), quand toutes les pensées et les « variables » contextuelles se valent, et donc quand rien n’a véritablement de valeur ?

CONCLUSION

Nous sommes partis d’un constat empirique : celui de l’existence d’un fossé, particulièrement marqué dans la psychopathie, et paradoxalement peu discuté, entre jugement moral et choix moral ; un fossé qui, d’une part, tend à remettre en cause l’idée selon laquelle les sujets atteints de psychopathie ne disposent pas des concepts moraux – ainsi que des capacités de raisonnement moral – nécessaires à toute imputabilité morale, et suggère d’autre part de sortir des débats majoritairement polarisés autour des critères strictement épistémiques, au détriment des déterminants volitifs de l’action morale. Il fut donc ensuite question de discuter le bien-fondé de chacun des trois principaux types de réponse traditionnellement privilégiés pour élucider le fossé existant entre ce que le psychopathe sait (ou peut en principe, et dans certaines situations, reconnaitre) et ce qu’il décide effectivement de faire. Après avoir examiné tour à tour l’hypothèse acratique, l’hypothèse néosentimentaliste et l’hypothèse cognitiviste, nous avons indiqué qu’examiner de cette manière l’origine du fossé susmentionné présuppose d’attribuer au psychopathe un usage délibératif de son « intelligence » morale. Et comme ce présupposé s’avère, au regard des données cliniques et de recherches présentées, peu plausible, ou tout du moins difficilement défendable, nous en sommes venus, dans un deuxième temps, à montrer en quel sens il peut être judicieux de penser, comme le fait Watson (2013), la psychopathie à l’aune de déficits prudentiels qui, en déplaçant la focale sur la manière dont les psychopathes font des choix en général, nous invite à concevoir leurs choix immoraux – qui ne sont en vérité pas vraiment, au sens strict, « immoraux » – comme l’expression d’un manque global de prudence plus que d’une indifférence affective, que d’une irrationalité pratique, ou que d’une faiblesse de la volonté par ailleurs convenablement informée. Il restait cependant à préciser ce qui pouvait expliquer un tel déficit prudentiel ; ce qui pouvait rendre compte de cette insouciance, aussi délétère pour autrui que pour le psychopathe lui-même. Aussi avons-nous soutenu, après avoir évoqué la possibilité, pointée par certains auteurs, d’une altération de la faculté de voyage mental dans le temps, qu’il y a de bonnes raisons d’attribuer au psychopathe une forme de déficit sur le plan de l’autoévaluation réflexive. C’est ici que les travaux de Frankfurt (1971) et sa description de la « créature rationnelle » irréflexive se sont révélés être d’une grande fécondité. Ils nous ont conduit à argumenter que cette apparente irréflexivité jouit d’une portée explicative supérieure par rapport à la quasi-totalité des théories concurrentes qui s’affrontent sur l’échiquier des positions concernant la vie (im)morale du psychopathe. À vrai dire, nous avons essayé de montrer que dans la mesure où chacune de ces théories repose sur le postulat, souvent implicite, d’une capacité d’autoévaluation réflexive intacte, il devient possible de comprendre plusieurs caractéristiques propres à la psychopathie en convoquant simplement, en tant que facteur pathogène primitif, ce manque supposé de réflexivité. Cela n’enlève toutefois absolument rien à la justesse et à l’intérêt de ces théories. Elles peuvent tout à fait coexister avec une conception du psychopathe comme sujet irréflexif, si tant est que soit admise cette idée selon laquelle c’est précisément, comme nous le soutenons, cette irréflexivité qui constitue la base – ou qui permet justement de rendre globalement compte – des déficits jusque-là convoqués pour éclairer les agissements (im)moraux relevés dans cette affection psychopathique. Un type de déficit nous semblait malgré tout résister à cette conception et échapper au pouvoir explicatif de ce critère réflexif. Il s’agissait, nous l’avons vu, du déficit d’ordre émotionnel, que nous avons en réalité, et pour terminer, convoqué pour comprendre d’où pouvait provenir cette absence (ou cette quasi-absence) d’autoévaluation réflexive.

Et c’est, en l’occurrence, sur cette affectivité sinon évanouie, du moins restreinte, qu’il nous semble opportun de finir pour clôturer notre propos. Car c’est en effet cette question de l’expérience émotionnelle (pathologique) du psychopathe qui nous semble devoir être approfondie lorsqu’il s’agit de rechercher ce qui peut distinguer les psychopathes judiciarisés (unsuccessful psychopaths,) des psychopathes non juridiciarisés (successful psychopaths) – distinction sur laquelle nous n’avons pu, faute de place et étant donné la complexité du sujet, nous appesantir. Notons en tous cas que plusieurs auteurs, à l’instar de Varga (2015), qui s’inspire des travaux de Watson (2013), stipulent que la différence, loin d’être rattachée à des dysfonctionnements émotionnels, se logerait avant tout sur le plan des capacités d’autocontrôle réflexif. Les unsuccessful psychopaths, à la différence de leurs homologues non judiciarisés (et parfois parfaitement intégrés), se caractériseraient ainsi par une incapacité relative à contrôler l’assouvissement de leurs désirs immédiats (Elliott, 1992; McIlwain, 2010). Et cette spécificité résulterait, toujours selon Varga (2015), qui, là encore, s’inscrit dans le sillage de Watson (2013), d’un manque d’orientation normative réflexive. Ce manque entraverait d’une part la consolidation, voire, tout simplement, et plus radicalement encore, la formation d’une identité diachronique suffisamment consistante, et favoriserait d’autre part l’engagement dans les conduites impulsives/irréfléchies propulsant ces « types » de psychopathes en prison. Quant à nous, nous posons plutôt l’hypothèse que toute la différence, ou du moins l’origine commune des différences observées entre les « formes » de psychopathie, se situe, au niveau le plus fondamental, sur un plan purement affectif. Notre hypothèse, qui a le mérite de s’accorder avec les caractérisations aujourd’hui majoritairement dimensionnelles – et non pas catégorielles – de la psychopathie, consiste plus précisément à penser ce mode de fonctionnement et ses diverses expressions comportementales et adaptatives le long d’un continuum de difficultés émotionnelles dont les degrés sont susceptibles de prédire, dans une certaine mesure, les choix (im)moraux de ceux dont les tableaux cliniques sont inclus dans ce spectre psychopathique. C’est dire que la structure dimensionnelle – que l’on peut, si l’on veut, décomposer en « profils » – de la psychopathie se superpose à celle de l’intensité des niveaux d’expérience émotionnelle, et donc, à la profondeur ou l’ampleur de la déficience émotionnelle, dont la graduation peut également permettre la formalisation de paliers ou de classes typologiques plus ou moins associés à certains niveaux de réflexivité et, par conséquent, à certains profils comportementaux (prudentiels et moraux) plus ou moins criminogènes.