Article body

Dans l’univers primitif de Sitjaq, espace hostile entre mer et forêt où sont érigés une cabane sur la plage et un phare au bout de la péninsule, Sevastian-Benedikt et Osip se partagent tous les deux la femme du premier. Seule Mie, l’aînée des enfants du clan Borya, sait lequel des frères est son père :

Elle refait l’arbre en pensée. Sevastian-Benedikt est son père, Noé, sa mère. La Vieille est la mère de son père et d’Osip. Abel, Seth et Dé sont peut-être ses frères, peut-être juste des moitiés de frères. Ils ont deux pères, autant dire aucun, parce que c’est impossible de deviner lequel, de Sevastian ou d’Osip, les a plantés dans le corps de Noé. Ensuite, il faut déduire qu’Osip est devenu l’homme de Noé seulement après Sevastian, sans quoi Mie serait comme ses frères, sans père

Wilhelmy, 2017a : 43

Couchée sur un lit dans une chambre du phare, Mie attend; sa mère vient de déserter la cabane et ne reviendra pas. Son tour est venu : Noé est partie, et Mie devra la remplacer. Or le corps de Mie lui est encore étranger. En attendant qu’Osip vienne faire d’elle une femme, elle emprunte le « corps des bêtes » (grue, loutre, ours) afin d’apprivoiser la sexualité.

Campé dans un lieu improbable, à une époque qui n’est pas précisée[1], le roman Le corps des bêtes de la Québécoise Audrée Wilhelmy a, à première vue, une étroite parenté avec le genre du conte traditionnel[2]. Or là où l’« univers romanesque […] flirte avec le conte » (Giguère, 2017 : 18), le récit qui y est raconté s’en éloigne : « Le conte traditionnel, lui, n’a que faire de la psychologie, porté qu’il est par le dénouement d’une quête » (Larochelle, 2017 : 11). Ce n’est pas aussi simple dans Le corps des bêtes, où les considérations éthiques sont résolument plus développées. Ainsi, pour Marie-Hélène Larochelle, il est clair qu’Audrée Wilhelmy « ne pervertit pas les contes traditionnels » (2017 : 11), comme certains ont pu le dire, autant qu’elle se révolte contre leurs motifs et contre le discours normatif qu’ils sous-tendent[3]. Autrement dit, « [e]lle dispose d’une forme » (2017 : 11). Cette idée selon laquelle Audrée Wilhelmy « s’inspir[e] des codes du conte pour mieux marquer le moment où ils sont fracassés » (Larochelle, 2019 : 58) est par ailleurs en phase avec la façon qu’a l’autrice elle-même de concevoir les possibilités offertes par le conte au roman :

Structure à la fois contraignante et flexible, la trame narrative du conte peut facilement être modifiée, et ce, même si elle répond à une formule fixe. […] C’est plutôt lorsqu’il joue avec les conventions inhérentes au genre que l’écrivain s’éloigne du Il était une fois originel et approche le romanesque. De fait, lorsqu’il est envisagé comme un matériau brut que l’auteur peut manier à sa guise, le conte gagne en richesse, il devient un outil plutôt qu’une fin en soi

Wilhelmy, 2017b

Dans Le corps des bêtes, l’emprunt au conte se met donc au service d’une entreprise résolument romanesque qui prend les airs d’un récit de passation – de Noé à Mie – appuyé sur la quête identitaire menée par Mie. Ainsi, l’emprunt au règne animal est vécu sur le mode du voyage à la recherche de soi et sert, finalement, de médiation entre l’enfance – passée et actuelle – et la nubilité – espérée et à venir. Par ses « emprunts » du « corps des bêtes », Mie part en fait à la recherche d’elle-même en tant que femme, d’une part issue d’une lignée de femmes libres et d’autre part, future reine du clan Borya[4], à la fois héritière et remplaçante de Noé. Ce détour par le corps autre, en l’espèce animal, est aussi une façon, sur le plan narratif, de questionner certains tabous dont l’inceste, le roman s’inspirant de la figure biblique de Salomé (Bornais, 2018), mais aussi la question de la filiation et de l’héritage, tout en mettant en scène le passage entre l’enfance et l’âge adulte de Mie.

Le corps des possibles de l’identité narrative

Le corps des bêtes est donc le récit d’un passage, une narration des expériences vécues constitutives de la quête identitaire de la jeune protagoniste, une recherche de soi-même au-travers de la dialectique millénaire entre le soi et l’autre. Cette façon de penser l’identité, d’une part, sous la forme narrative et d’autre part, selon les polarités du soi et de l’autre, fait écho à nos yeux à la théorie narrative de Paul Ricoeur (1991; 2015). Pour le philosophe, toute identité est narrative en ce sens que la question « qui? » ne trouve pas de réponse adéquate sans le secours de la narration : « Répondre à la question « qui? », […], c’est raconter l’histoire d’une vie. L’histoire racontée dit le qui de l’action. L’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative » (Ricoeur, 1991 : 442-443; l’auteur souligne). Mais aussi, pour Ricoeur, l’identité ne peut en finalité se penser autrement que dans la dialectique entre l’ipséité – le soi – et l’altérité, en ce que « l’ipséité du soi-même implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre » (Ricoeur, 2015 : 14). Dans cette réflexion sur la configuration du soi « en tant qu’autre », qu’il nomme passivité-altérité, Ricoeur examine par la suite trois figures, empruntées à la phénoménologie d’inspiration husserlienne, qu’il qualifie de « trépied de la passivité, et donc de l’altérité » (2015 : 368; l’auteur souligne). Alors qu’il en viendra à s’intéresser au rapport d’intersubjectivité, auquel a réfléchi Emmanuel Lévinas, ainsi qu’à l’appel de la conscience chez Martin Heidegger en tant que deuxième et troisième formes de passivité, c’est à la question du rapport entre soi et le monde par l’« expérience du corps propre, ou […] de la chair » (2015 : 369), empruntée à Edmund Husserl, que Ricoeur s’intéresse d’abord. Comme il l’explique, le corps propre, par sa « double appartenance […] au règne des choses et à celui du soi » (2015 : 370) – à la fois « chair » pour soi et « corps » pour et dans le monde –, joue le rôle de « médiateur entre l’intimité du moi et l’extériorité du monde » (2015 : 372). C’est par son corps que l’individu existe au monde et qu’il entre en contact avec les autres, ou plutôt avec les corps des autres. Or le philosophe souligne que, si Husserl a pu, par cette réflexion, penser « l’autre que moi comme un autre moi », jamais il n’est allé jusqu’à imaginer « le soi comme un autre » (2015 : 377). C’est là où la pensée de Ricoeur, bénéficiant de l’éclairage apporté par les travaux de Lévinas et de Heidegger, questionne et prolonge celle de Husserl : pourtant, écrit-il, « ma chair n’apparaît comme un corps parmi les corps que dans la mesure où je suis moi-même un autre parmi tous les autres » (2015 : 377). Le soi est donc autre parce que – ou lorsque – la chair existe au monde en tant que corps : exister dans le monde, avoir un corps qui rencontre d’autres corps, c’est aussi être soi-même aperçu en tant qu’autre par ces autres. Ainsi, l’identité – ou ipséité – se construit à même cette dialectique entre le soi qu’est la chair et sa mondanéisation sous forme de corps. En ce sens, que penser de ce fantasme du voyage dans l’autre et de ces « emprunts » que fait Mie du « corps des bêtes »? Ne se pourrait-il pas que l’identité – actuelle et à venir – de la jeune fille se construise et se cristallise à partir de son expérience de son propre corps et de ceux qu’elle occupe?

À cet effet, si l’animal a historiquement toujours été considéré en tant qu’« autre » de l’humain (Huchard, 2013 : 90), l’espace fictionnel ouvert par la littérature propose un lieu tout indiqué pour faire éclater cette mise en tension binaire de l’humain et de la bête. Il y est possible, parfois même souhaité, notamment dans le folklore, d’établir un jeu sur l’entre-deux entre l’humain et l’animal, par le biais de la métamorphose (le loup-garou), de l’hybridation (le centaure ou la sirène), de l’animalisation ou de l’anthropomorphisation. La fiction fonctionne de façon similaire : plutôt que de construire l’identité sur la base d’une identification, à la façon d’une ou de plusieurs étiquettes marquant une identité figée dans le temps (par exemple, le nom) ou certaines caractéristiques durables (l’appartenance à une catégorie ethnique, sociale ou autre), elle permet de déployer, par le texte, l’identité entre les pôles d’une même dialectique (Ricoeur, 1991 : 443). Ainsi, souligne Ricoeur, la fiction se pose en tant que lieu de tous les possibles quant aux identités créées, sorte de « vaste laboratoire pour des expériences de pensée où sont mises à l’épreuve du récit les ressources de variation de l’identité narrative » (Ricoeur, 2015 : 176). Ce sont donc ces « variations imaginatives de l’identité entre les pôles de la mêmeté et de l’ipséité » (2015 : 176; l’auteur souligne), notamment par l’expression et par la transformation du rapport aux corps – le sien, mais aussi ceux des animaux –, qui sont constitutives de l’identité de Mie. Par ses emprunts à l’autre qu’est l’animal, Mie apprivoisera et accompagnera la transformation de son propre corps et de son propre rôle au sein du clan et de la lignée féminine dont elle est issue, pour passer de la fille de Noé à sa remplaçante.

Le récit d’appréhension : le malaise du corps

Mie ne maîtrise pas son corps. Bien qu’elle en connaisse les détails anatomiques – lèvres, fente, poils, peau, qu’elle a explorés avec ses doigts –, la jeune fille n’est pas familière avec sa propre corporalité, à savoir son existence sous forme de chair propre, à soi, par ce support physique – et au monde – qu’est le corps. Contrairement aux animaux, dont les petits « croissent semblables au parent du même sexe qu’eux » jusqu’à les remplacer, « la ressemblance » chez l’humain « se limite aux organes cachés » (Wilhelmy, 2017a : 45). Elle peut donc observer sa mère et « apprendre les mécanismes de son corps pour deviner l’avenir du sien » (2017a : 44), c’est-à-dire le développement de ses attributs sexuels, mais une chose est certaine : « Mie ne grandira pas pour devenir Noé » (2017a : 45). C’est d’autant plus vrai qu’il est dit qu’elle ressemble très peu à sa mère et que les traits de son visage sont décrits comme étant identiques à ceux de Sevastian-Benedikt (2017a : 44). En conséquence, l’expérience corporelle vécue par Mie se trouve en quelque sorte prise en souricière entre ces deux filiations : celle du père, par l’inscription dans sa physionomie de son appartenance au clan Borya, et celle de la mère, femme dont l’origine n’est pas explicitée[5], par l’appartenance à un même sexe et l’inscription du corps dans une certaine sensualité. Mie n’est donc pas comme Noé et ne deviendra pas comme elle. Ce corps bourgeonnant est le sien; elle existe, au monde et pour le monde, par ce support physique, cette chair qui, en tant que corps du soi, en tant que médium qui permet de passer de l’intime vers le monde, fait partie de son identité et définit sa place à Sitjaq.

Toutefois, cette enveloppe corporelle est, pour Mie, source de malaise. Contrairement à sa grand-mère Daã qui communiait avec la forêt jusqu’à ne plus savoir si elle était « femelle humaine ou arbre habité » (Wilhelmy, 2019 : 131) et qui revenait de la forêt chaque fois plus grande, contrairement à sa mère Noé qui « enfle dans l’espace et le déborde » (Wilhelmy, 2017a : 138) au point où sa cabane demeure impénétrable pour la jeune fille, Mie n’est pas encore grande. En attendant Osip, « nue sous les draps », elle découvre « la petitesse de son corps dans l’espace de la pièce » (2017a : 146) et constate qu’il n’est plus celui d’une enfant, mais qu’il n’est pas encore celui d’une femme : « Ses formes de douze ans paraissent sous le drap : même couverte, elle se sent exposée. Elle ne sait pas comment apprivoiser sa nudité, c’est une sorte d’animal à l’intérieur duquel elle ne peut pas entrer […] » (2017a : 11). En fait, Mie ne connaît véritablement son corps qu’habillé : « Elle l’a fouillé sous les vêtements, sous les laines; elle l’a exploré malgré les obstacles du linge (main bloquée par la couture des culottes, tissu rêche contre les phalanges) » (2017a : 146). Si bien que dans l’attente d’Osip et de sa première expérience sexuelle, le corps de Mie demeure pour elle une enveloppe charnelle peu hospitalière qu’elle ne contrôle guère :

Toujours, elle a emprunté le corps des bêtes – oiseaux et poissons, mammifères, insectes minuscules. Elle peut sentir les courants chauds et froids sous les ailes des cormorans, le travail de l’eau dans les branchies des requins; ses doigts et ses orteils devinent le relief des pierres sous les coussinets des renards, mais en dehors des animaux, elle ne marche pas très bien, nage à peine mieux. Ses pieds butent contre les obstacles […]. Dix, quinze fois, elle s’arrête sur le chemin entre la mer et la forêt pour avaler l’air en gorgées, à bout de souffle […]

2017a : 39-40

C’est d’ailleurs pour cela, pour remédier à cette maladresse et parce qu’elle ne se sent bien que dans le corps des bêtes dans lesquelles elle enfouit sa conscience, que Mie « le » fait : « [Q]uand elle enfonce son esprit dans un animal, sa propre respiration redevient normale. Le reste du temps, le corps d’enfant – de jeune fille – est une entrave. Mie ne le maîtrise pas » (2017a : 40). En empruntant celui des bêtes, elle se trouve donc à vivre les expériences auxquelles elle aspire – l’acte sexuel, mais aussi la mort – sans avoir à en maîtriser les mouvements, ce qui limite son inconfort devant sa propre maladresse.

Le récit d’exploration : emprunter le corps des bêtes

Mie emprunte donc régulièrement le corps des animaux pour faire l’expérience de diverses sensations comme le froid, le chaud, le vent et, surtout, la sexualité :

Mie le fait encore. Elle chiffonne son esprit, elle imagine qu’elle tire une ficelle et qu’alors il sort par son oreille, il châtoie devant elle, malléable comme une retaille de tissu, elle le roule serré et le glisse dans un autre cerveau, celui du poisson qui va périr, celui d’une fourmi ou de l’un des très grands cerfs qui brament à l’orée de la forêt

2017a : 11

Si c’est pour remédier à son malaise envers son propre corps qu’elle voyage dans ceux des bêtes, il semblerait toutefois que Mie ne maîtrise pas davantage que le sien les corps des animaux qu’elle emprunte : survolant la plage et la cabane de Noé avec le grand héron auquel elle a confié sa conscience, « Mie voudrait rester près d’elle [sa mère], mais l’oiseau ne s’arrête pas » (2017a : 12). Il est clair ici qu’elle ne devient pas l’animal, pas plus qu’elle n’en prend possession : si elle emprunte la matérialité corporelle des animaux pour y faire voyager son esprit, c’est en tant qu’invitée – forme d’altérité passive – qu’elle le fait, se conformant aux pulsions et aux comportements naturels des animaux qu’elle occupe et ne disposant d’aucune agentivité à l’intérieur d’eux. Ainsi, on ne pourrait pas qualifier les « emprunts » de Mie de transformations ou de métamorphoses, pas plus qu’il n’y a de volonté d’anthropomorphiser les bêtes dont Mie fait l’expérience. Il s’agit plutôt de voyages, de déplacements : elle n’est pas l’animal, ni ne le devient, mais elle y va, voyage en lui. Tout au plus emprunte-t-elle sa matérialité corporelle pour y faire voyager son esprit.

Or les expériences que recherche Mie par ces voyages ne sont pas anodines, puisqu’elle cherche tout particulièrement à s’initier à la sexualité. C’est ainsi qu’elle prend le corps de la grue qui fait la cour, puis qui s’accouple :

La grue n’a jamais rien connu de semblable. Mie non plus. Quand le mâle la monte, elle hésite, elle pense un instant à quitter l’esprit de l’animal, mais elle reste là […]. Elle se laisse saillir. C’est rapide. Ça apaise. Quand le mâle s’éloigne, Mie retrouve son propre corps […]

2017a : 51

Jusqu’au départ des oiseaux migrateurs, Mie répète l’expérience et « emprunte le corps de la grue : chaque jour elle se laisse servir » (2017a : 53). Quand les oiseaux quittent Sitjaq pour de bon, elle emprunte les corps d’autres animaux, oiseaux autant que mammifères, petits autant que grands : « loup, campagnol, colvert, lapin, rat musqué, buse, carcajou; tous en rut ou en pariade » (2017a : 53). Elle devient une loutre, « retenue sous l’eau par un mâle qui a fermé sa mâchoire sur son cou » (2017a : 53) et prend plaisir aux jeux de séduction typiques de l’espèce, à être pourchassée et à fuir, puis à pourchasser à son tour :

Elle se débat, ses jambes battent l’onde, sa fourrure glisse sur celle mouillée du mâle. Parfois, elle regagne la surface et inspire, elle crie, elle siffle, puis elle est happée vers le fond, encore, l’autre bête la tient au col, ses gros doigts noués à son bassin. Il ne la lâche pas. […] Mie écarte sa queue et dévoile ses nymphes. Le mâle est prêt, il s’introduit, elle le laisse faire, l’air lui manque mais elle ne lutte plus, les gestes de l’autre sont rapides, elle se laisse couler

2017a : 53-54

Puis, un jour Mie choisit de devenir un ours mâle : « Avec lui, elle a pisté une femelle pendant des jours, nids et toilette; elle a analysé les odeurs, combattu les rivaux, éloigné les rejetons de la dernière ventrée » (2017a : 55). Elle s’est faite pourvoyeur, pêchant le saumon à même la rivière pour impressionner la femelle (2017a : 55-56). Jusqu’au moment où, après avoir senti monter en elle le désir, Mie s’accouple enfin avec l’ourse :

L’animal ne perçoit pas l’ampleur de ce qu’il tient sous lui, mais Mie, oui. Et quand il s’enfonce, quand il creuse le ventre de l’ourse, la fillette s’émerveille de cette plongée dans un être vivant et chaud : contre le vit, des organes palpitent; elle sent le coeur du mâle qui martèle dans sa verge et le coeur de l’autre qui bat tout autour. Avec lui, elle s’enfouit, fore, s’élance, la semence monte et gonfle son sexe, elle pense mourir là, à l’intérieur de l’ours – désir foudroyant qui pourrait la tuer –, mais l’explosion apaise le corps de la bête; Mie retrouve le sien, jambes, et bras, et mains; elle touche la terre comme si Sitjaq lui appartenait désormais

2017a : 56

À présent, après avoir « passé l’été à voler l’esprit des grues et des ours » et avoir « appris le sexe avec eux », Mie « sait les corps des animaux » (2017a : 58), ceux-là même que sa grand-mère Daã, « dite graine d’ourse » (Wilhelmy, 2019 : 159), appelait « [s]a fratrie mammifère » (2019 : 13, 17, 26 et 336). On peut d’ailleurs souligner que la première fille de cette dernière « invent[ait] souvent des chansons où Daã emprunte les traits d’animaux –un cygne ou une loutre ou un ours ou un aigle […] » (2019 : 262). Ces emprunts, même s’ils n’étaient qu’imaginés, s’inscrivent tout de même dans le récit familial dont a hérité Mie, ce qui confirme d’ailleurs l’affirmation de Larochelle quant à la portée résolument éthique de l’emprunt à la forme du conte. En effet, en faisant d’elle la dépositaire des histoires de ses mère et grand-mère, mais aussi des mythes et des légendes les entourant, l’identité narrative de Mie se construit non seulement autour du récit de ses expériences d’emprunts aux animaux, mais convoque également en son sein tout un rapport intertextuel avec les récits de ses ancêtres. Le motif de l’ours mâle, par exemple, est repris dans Plie la rivière alors que Noé et l’animal font en alternance office de prédateur et de proie, Noé nourrissant l’animal pour l’engraisser (Wilhelmy, 2021 : 57) et ce dernier s’empêchant d’attaquer la femme qui le soigne et le nourrit (2021 : 64). Mie hérite donc, dans une transmission qui n’est pas sans rappeler la littérature orale à laquelle appartenait d’ailleurs initialement le genre du conte et qui voyait au partage intergénérationnel du folklore, de tous les récits de liberté, mais aussi de ceux portant les violences subies par ses ancêtres féminines, au bout desquels et à partir desquels elle se trouve à configurer à son tour le récit de sa vie.

À force de la parcourir, Mie connaît aussi mieux la contrée ancestrale, « flanc large » de Daã, devenue « Ina Maka » (Wilhelmy, 2019 : 340), des mots mère et terre en lakota, nous indique le lexique (2019 : 343). Cette mère nourricière plus grande que nature porte sur son corps-territoire « la longue lignée de [s]a fille [Noé], […] les enfants qu’elle essaime et ceux-là encore qu’ils sèmeront à leur tour » (2019 : 339), de la même façon que la cabane de Noé abrite des créatures empaillées – « faon, avec des ailes de chauves-souris géantes », « loup gris » ayant la « queue d’un phoque », lapin à panache, « buffle au plumage de corbeau », « oie à gueule de renard » ainsi que « loutre-saumon » (Wilhelmy, 2017a : 134) – représentant sa progéniture et leurs géniteurs (2017a : 135). Avec ses murs portant en dessin les cartes de ses lieux et de sa vie (2017a : 75-78), la maison devient en quelque sorte le prolongement du corps de Noé et de son expérience vécue (Bouvet et Dubé, 2021 : 127), comme la forêt l’était pour Daã (2021 : 130). Pourtant, alors même qu’elle explore et « sillonn[e] » le corps, la « chair d’humus, de lichens et de racines » (Wilhelmy, 2019 : 339) de son ancêtre Daã, Mie « ignore » encore « tout du sien » (Wilhelmy, 2017a : 58), du corps et de la sexualité des humains. Elle n’a effectivement jamais pensé à emprunter le corps de Noé lorsque cette dernière se faisait prendre par l’un ou l’autre des frères Borya, bien qu’elle ait vu comment faisaient son père et son oncle, Sevastian-Benedikt « pistant Noé comme les chiens la biche » (2017a : 88), puis la prenant « d’un seul coup, en troussant ses jupes, en la plaquant contre les murs, contre un arbre ou sur le sol » (2017a : 43) et Osip « la déshabill[ant], morceau par morceau » et observant longuement « les tissus d’abord, puis la peau » avant de remuer rapidement contre Noé (2017a : 42) qui, amollie et sans résistance, « n’est pas autre chose qu’un corps » (2017a : 79). Malgré tout, par sa découverte de la sexualité animale, Mie s’est préparée tant bien que mal à expérimenter le sexe des humains à son tour. En empruntant les corps des bêtes, la jeune fille est parvenue à se familiariser avec son propre corps au-delà de la simple connaissance anatomique, technique, et jusque dans l’expérience sensorielle vécue du corps. En témoigne notamment le fait qu’après chaque saillie, Mie se caresse, « par-dessus le chandail, d’abord, puis dessous » (2017a : 52), touchant « son ventre, ses bras, la pointe dure de ses seins; elle reste dans la douceur de ses mains à elle » (2017a : 53). En somme, les emprunts de corps autres auront finalement été, pour Mie, l’occasion de développer et d’affermir sa propre identité quant à elle-même, à la sexualité et au rapport aux autres : Mie ne deviendra pas Noé, mais elle pourra la remplacer.

Le récit de passation : la reine des abeilles

Par une fenêtre du phare, alors qu’elle attend Osip, Mie aperçoit une abeille, empêtrée dans une toile d’araignée, qui lutte pour se libérer, puis qui semble abdiquer (Wilhelmy, 2017a : 156). Elle se rappelle alors la reine abeille dont elle avait déjà emprunté le corps; cette dernière quittait sa ruche après avoir pondu une future reine, « abandonna[n]t sa maison et laissa[n]t à une fille à peine née la ruche et l’autre moitié de sa descendance » (2017a : 157). Mie l’associa symboliquement à Noé, chez qui elle avait d’ailleurs déjà trouvé une reine abeille séchée, cachée à l’intérieur d’une tabatière dont elle s’était approprié le contenu (2017a : 139) : « Mie avait pensé à sa mère, pondeuse qui fabrique des enfants mais qui ne s’en occupe pas » (2017a : 157). Car Noé, femme aux « manières de sauvageonne » (2017a : 19), n’habitait pas le phare avec les autres membres du clan Borya. Réalisant la prophétie émise à son endroit lors de sa naissance par une des filles Siu, elle était « mère sans attache » (Wilhelmy, 2019 : 274), refusant d’endosser le rôle de la mère qui prodigue des soins[6],  tel que conçu par le système patriarcal, et laissant les enfants qu’elle avait mis au monde à leur grand-mère, aux pères et à eux-mêmes. Dans son refus d’endosser le rôle de mère, Noé confiait sans s’en soucier sa progéniture aux soins de la lignée paternelle des Borya. Au contraire de Daã qui, après avoir mené pour les mêmes raisons ses deux enfants aînés vers une mort tragique et accidentelle, avait abandonné sa Petite dans un panier sur la rivière (2019 : 328) pour la soustraire aux ambitions qu’aurait pu avoir pour elle son père Laure, qui avait lui-même subi de telles pressions de la part de son propre père. Ainsi, tandis que Daã a quitté son mari, abandonné sa fille et regagné le Nord qui l’avait vue naître (2019 : 336), Noé occupe seule une cabane sur la plage tout près du phare des Borya, bicoque qui « tient debout par sa seule volonté » (Wilhelmy, 2017a : 138) et que Mie convoite : « Elle rêve d’habiter la cabane, de s’approprier ses trésors, ses fenêtres, son toit. Elle voudrait que la maison se livre à elle » (2017a : 146-147). Elle a bien tenté, un jour, de « dev[enir] la cabane » (2017a : 137), mais comme Noé refuse de se livrer, « [c]ette maison-là refuse d’être observée » (2017a : 138).

Ainsi, au moment où elle annonce à sa mère qu’elle a « demandé à Osip de [la] prendre comme une femme » (2017a : 136) et de lui « appren[dre] le sexe des humains » (2017a : 121), Mie se retrouve finalement à recevoir, de la part de Noé, le flambeau du féminin au sein du clan Borya. La transmission est brève, limitée et concerne surtout les savoirs matériels quant au maintien de la maison : l’embobinage des fils d’araignées, l’entreposage des méduses après la pêche, la cuisson du gras de lard (2017a : 136-137). La passation est partielle, portant en réalité uniquement sur le rôle de maîtresse de maison du clan Borya. Malgré tout, Mie est persuadée que la maison sera enfin sienne quand Osip l’aura enfin initiée à la sexualité : « La prochaine fois qu’elle y mettra les pieds, elle sera femme. Les murs ne lui résisteront plus » (2017a : 147). Elle aura alors achevé la transition depuis l’enfance. Toutefois, dans l’attente d’Osip, Mie hésite encore quant au positionnement de son corps dans le lit et cherche maladroitement à reproduire les gestes et la posture qu’elle a vus autrefois :

Mie tremble un peu quand elle tente de replacer son corps sous le voile. Elle ne se souvient plus de la position exacte des mains, du tronc […]. Les mollets, donc, sont déliés et les chevilles fines; des hanches à la tête, c’est un brouillon improvisé. Elle frissonne, il faudrait que son coeur cesse de palpiter comme un papillon malade, elle ne sera pas désirable si elle tousse et tressaille

2017a : 155-156

C’est que l’enseignement du savoir-être féminin a achoppé entre Noé et Mie. De même, on n’a pas enseigné à la jeune fille « dans quel ordre les femmes se déshabillent habituellement » (2017a : 130) :

Est-ce que c’est une chose que son arrière-grand-mère a apprise à la Vieille avant qu’elle couche avec son Vieux? « D’abord la chemise, ensuite la jupe »? Ou alors « D’abord la jupe, ensuite la chemise ». Et les dessous, on les range comment? On les plie, on les étend, on les cache?

2017a : 130

Si bien que Mie, ayant observé combien « Osip aime classer les vêtements de Noé et contempler les jeux de couleurs, les textures » (2017a : 130), tente de plier ses vêtements de façon bien ordonnée, mais n’y parvient pas tout à fait, et se drape comme elle le peut dans un voilage dont elle « mesure la transparence » en tentant de voir les traits de son corps au travers (2017a : 132).

Pendant que Mie attend ainsi Osip sur le matelas du phare, l’abeille prise dans la toile parvient à s’en échapper et à s’envoler : « L’abeille brise la toile, ses ailes vrombissent, l’araignée chute et se glisse derrière un meuble; l’évadée, elle, erre un peu puis disparaît par la fenêtre » (2017a : 157). Le motif repique la scène, dans Oss, où la Petite libère une abeille sur le point de se noyer dans le cidre (Wilhelmy, 2011 : 15-16). Au phare, l’abeille est cette fois-ci le symbole de Noé, laquelle avait toujours voulu s’en aller, tandis que l’araignée sert de rappel du temps passé à Sitjaq avec les Borya. En effet, de la même façon que l’araignée tisse sa toile autour d’une proie, Osip a peu après la naissance de Mie empêché le départ de Noé en jetant l’enfant à la mer, forçant la mère à abandonner sa barque de fortune et son projet de fuite pour la repêcher (2017a : 66). Alors, au moment où Mie lui annonce qu’elle s’est offerte à Osip, les joues de Noé rosissent, s’enluminent (2017a : 136). Elle est soulagée « [c]omme un animal qu’on pensait mort et qui, soudain, décide de respirer encore » (2017a : 136). Par sa volonté de prendre sa place en tant que femme sexuée, Mie l’a affranchie de son rôle auprès du clan Borya. Comme Daã avait pu le faire après avoir confié son enfant au courant de la rivière, elle est enfin libre de quitter Sitjaq, ce qu’elle ne tarde pas à faire. Noé part donc et laisse, à la façon des reines abeilles, sa place à son héritière :

Noé est reine des abeilles.

Ces reines qui partent sans attendre de voir si la nouvelle souveraine sera assez forte pour les remplacer

2017a : 157

À présent, Mie est « [c]ouchée dans sa posture de femme » (2017a : 158), dans l’attente d’Osip. Maintenant que Noé est partie, elle n’est plus une enfant. Après la visite d’Osip, elle devra prendre sa place, « dompter la bicoque, la faire tenir seule sur ses fondations de pierres molles » (2017a : 158).

Motif déjà riche sur le plan romanesque parce qu’il renforce l’arrimage du texte aux codes du conte traditionnel pour mieux s’en jouer et les détourner, l’emprunt au règne animal est un élément central dans la quête identitaire menée par Mie ainsi que dans le récit de passation entre Noé et sa fille. Par les emprunts du corps des bêtes, le roman d’Audrée Wilhelmy fait d’abord de la question du corps un moteur de l’identité narrative de Mie. L’accumulation de ces expériences d’« emprunts » permet de faire progresser la quête identitaire de la protagoniste, de son appréhension de la sexualité à l’étape de la passation. Ainsi, si l’on considère la trame narrative du roman – en son résumé le plus simple : Mie se prépare à devenir une femme –, il semble que la question du corps est exactement ce qui permet à Mie d’explorer et de découvrir son identité ou, plus précisément, la trajectoire que prend son identité : elle est d’abord fille, puis femme du clan Borya, d’un côté et elle est fille, héritière puis remplaçante de Noé, de l’autre. Descendante d’une longue lignée de femmes libres par sa mère, Mie est en même temps le rouage féminin essentiel à la perpétuation du clan du père.